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Contes: Tome III
Contes: Tome III
Contes: Tome III
Ebook304 pages4 hours

Contes: Tome III

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Les contes de Mirbeau, farcis d'allusions polémiques à l'actualité, sont le complément de ses chroniques journalistiques.
LanguageFrançais
Release dateNov 16, 2022
ISBN9782322453917
Contes: Tome III
Author

Octave Mirbeau

Octave Mirbeau (1848-1917) war ein französischer Journalist, Kunstkritiker, Romanautor und eine der bedeutendsten Persönlichkeiten der französischen Belle Epoque.Als anarchistischer Schriftsteller lehnte er Naturalismus und Symbolismus ab. Seine Komödie Geschäft ist Geschäft gehörte nach 1903 zu den meistgespielten Stücken an deutschen Theatern. Zitat von Leo Tolstoi: Octave Mirbeau ist der grösste französische Schriftsteller unserer Zeit und derjenige, der in Frankreich den Geist des Jahrhunderts am besten repräsentiert.

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    Contes - Octave Mirbeau

    Contes

    Contes

    Le numéro 24

    Paysages d’automne

    Piédanat

    Pauvre Tom !

    Histoire de chasse

    La belle sabotière

    Le bain

    Le pauvre sourd

    Vieux pochard

    En promenade

    Mémoires pour un avocat

    Le pont

    Pauvre voisin

    Précocité

    La villa hantée

    Veuve

    La bague

    Clotilde et moi

    La bonne

    Le petit mendiant

    La guerre et l’homme

    L’enfant

    Agronomie

    Conte

    Le rebouteux

    Croquis bretons

    Le rat de cave

    Monsieur le recteur

    Paysage d’hiver

    Les abandonnés

    Un baptême

    La folle

    Colonisons

    L’oiseau sacré

    Une perquisition en 1894

    Le mur

    Page de copyright

    Contes

     Octave Mirbeau

    Le numéro 24

    De Jean de Raimbert à Mme veuve de Raimbert.

    Ma chère maman,

    Il faut sécher tes larmes bien vite, ces vilaines larmes qui depuis si longtemps coulent de tes chers yeux ; il faut rire, il faut chanter, danser, être heureuse. Pavoise le château, illumine le parc, et fais dire à la chapelle une messe d’actions de grâces. J’ai une joie, une grande joie à t’annoncer. Mais il faut, vois-tu, que je te raconte tout cela par le menu et depuis le commencement. Je le peux, maintenant que le mauvais rêve s’en est allé, que la vie, que le bonheur me reviennent, que je vais aimer, que je vais être aimé. Oui, chère maman, être aimé ! Tu ne savais pas pourquoi je désespérais, pourquoi je dépérissais, pourquoi j’ai voulu me tuer, car j’ai voulu me tuer… Dieu et toi, me pardonnerez-vous ? Hélas ! il te suffisait de me voir malheureux pour devenir malheureuse avec moi, te faire la tendre berceuse des chagrins que tu ignorais et, sans les connaître, la maternelle et sublime endormeuse de mes agonies – de mes agonies ! Oh oui le mot n’est pas trop fort. Mais aujourd’hui, ce secret que je t’avais caché, je vais le dévoiler, et tu apprendras en même temps mes souffrances passées et mon bonheur revenu.

    Tu sais avec quelles croyances, avec quels enthousiasmes, avec quelles ardeurs folles et pieuses, jcaimai Marcelle. De cet amour, j’avais fait toute ma vie. Tu me disais bien quelquefois : « Prends garde, mon enfant. Es-tu sûr que Marcelle réponde à ton grand amour ? Je la trouve inquiète, distraite, rêveuse et triste. Hier encore, je l’ai surprise, les yeux rouges et pleurant. Si elle allait ne pas t’aimer ». Et moi je répliquais : « Ne pas m’aimer ! Ah ! je suis sûr d’elle. Marcelle est une réfléchie, elle ne se livre pas. Mais elle est bonne et elle m’aime. » Et je l’épousai.

    Le soir de notre mariage, quand nous fûmes seuls dans notre chambre, Marcelle brusquement me dit :

    — Monsieur, j’ai à vous parler… sérieusement.

    Monsieur ! Elle m’appelait monsieur maintenant ! Monsieur ! à cette heure bénie, dans ce lieu tant désiré ! Monsieur ! elle qui toujours m’avait dit : mon ami, et m’avait appelé par mon petit nom ! Et puis, en disant cela, elle était toute grave et sombre, avec je ne sais quoi de méchant sur les lèvres.

    — Marcelle, lui dis-je, ma chère Marcelle, vous m’épouvantez… Pourquoi, tout à coup, cette voix dure, cet air de colère ! Vous ai-je fait quelque chose ?

    Timidement, je m’approchai d’elle. Mais elle me repoussa presque indignée, avec dégoût.

    — Laissez-moi, monsieur, et veuillez m’écouter.

    Elle s’assit au bord de la chaise longue, s’accouda sur une table basse où la lampe, doucement, brûlait. Ses bras sortaient droits et nus des dentelles du peignoir. Les mèches de ses cheveux se tordaient effarées et toutes noires, sur son front bas, un front d’enfant volontaire. Elle avait baissé les yeux, et ses lèvres, d’un rouge vif, à peine se voyaient, si pâles qu’on les eût dites seulement tracées par une mince ligne grise.

    J’attendais, anxieux. Mon cœur battait à se rompre. Ma gorge se serrait, comme étouffée dans les griffes d’une bête géante.

    Il me sembla que tout, dans la chambre, tournait, tournait, puis défaillait dans une nuit dansante de cauchemar. Je voulus crier : « Marcelle ! » mais la voix s’arrêta, ne monta pas à mes lèvres. Je dus m’appuyer contre un meuble pour ne pas tomber.

    Marcelle, enfin, rompit le silence, ce silence d’une minute qui me parut longue d’un siècle. Sa voix était nette, précise, implacable.

    — Monsieur, dit-elle, je vous ai épousé parce que ma famille le voulait, parce que je n’ai pu faire autrement, parce qu’il le fallait, enfin ! Autrefois, vous m’étiez parfaitement indifférent ; aujourd’hui que vous êtes venu vous jeter dans ma vie, vous m’êtes odieux… Aux yeux du monde, je suis votre femme ; aux miens, vous n’êtes pas mon mari… et vous ne le serez jamais, jamais, entendez-le bien. Mais ceci ne regarde que vous et moi. Le monde n’a que faire dans nos querelles intérieures. Voici donc ce que je vais vous proposer. Nous vivrons sous le même toit, je sortirai avec vous, pour tous je serai votre femme. Ne me demandez pas autre chose. En vous épousant, monsieur, j’ai tué ma vie. Je n’attends plus rien, je n’espère plus rien. Par conséquent, si je vous rends malheureux, je ne vous rendrai pas ridicule. La tristesse est entrée avec moi dans votre foyer, mais non point le déshonneur.

    Ma chère mère, en entendant ces paroles qui, malgré leur précision, m’arrivaient confuses et bourdonnantes, je ne pourrais dire ce qui se passa en moi. Je crus tout d’abord que cela n’était pas vrai, que j’étais le jouet d’un rêve. Je pensais ensuite que Marcelle voulait m’effrayer, m’éprouver, et que me voyant de la sorte bouleversé, elle allait bien vite m’ouvrir ses bras et m’attirer et me prendre.

    J’essayais de parler, mais ma langue s’embarrassa. Je ne trouvai plus les mots. Les idées mêmes m’échappaient. Je balbutiai.

    — Marcelle, mais c’est infâme… oui… infâme ! Pourquoi ? que t’ai-je fait ? Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

    Et les yeux pleins de larmes, la gorge secouée de sanglots, je l’implorai, me traînant à genoux jusqu’à elle, les mains jointes.

    Elle restait impassible.

    — Tu ne sais donc pas que j’en mourrais ? Marcelle, tu me tues, je te dis que tu me tues. Aie pitié, par grâce, aie pitié !

    Elle se leva brusquement.

    — Allons, finissez, cria-t-elle, vos prières et vos pleurs sont inutiles. Je vous ai dit ce que j’avais à vous dire. Ma résolution est irrévocable. Et remarquez que c’est un sentiment de pitié pour vous qui me fait agir ainsi, car pour moi…

    Elle acheva sa pensée par un geste large de la main.

    — Et maintenant, monsieur, faites-moi le plaisir de vous retirer dans votre appartement.

    — Marcelle, voyons, c’est impossible ! m’écriai-je suppliant. Non, tu ne peux pas, tu ne peux pas me faire souffrir…

    — Vous faire souffrir ! interrompt-elle violemment, vous souffrir ? Ah ça ! croyez-vous donc que je m’amuse, moi ?

    * * *

    Comment je ne suis pas mort, toi seule le sais, ma mère chérie.

    Tu sais aussi avec quel dévouement Marcelle me soigna, passa les nuits à mon chevet, attentive, prenant à peine, de temps en temps, une heure de repos, toujours triste et toujours sombre. Aussi quand la santé me revint, me revint aussi l’espérance.

    Je me dis qu’il fallait ne rien brusquer, attendre tout du temps, qu’il n’était pas possible qu’à force de tendresses, de soumission et de douleurs, silencieusement supportées, je ne parvinsse un jour à conquérir ma femme, à me faire aimer d’elle.

    Pendant deux années, ma chère maman, pendant deux lentes éternelles années, j’ai connu ce supplice de vivre aux côtés de ma femme, sans lui dire un mot d’amour, sans lui adresser une prière, sans lui exhaler une plainte. Je me faisais doux et humble et résigné, à l’affût de ses moindres désirs et de ses moindres caprices. Point exigeante, d’ailleurs, ni fantasque, contente de tout, ne prenant de plaisir à rien, sans coquetterie, et préférant la solitude navrée de notre intérieur aux joies bruyantes du monde, elle semblait une pauvre malade, atteinte d’un mal inguérissable et inconnu, qui s’en allait à la mort, sans résistance et sans terreur.

    Durant de longues journées, elle restait étendue sur un divan, les yeux vagues, la pensée errante, immobile. Quelquefois, nous sortions ensemble – car elle ne sortait qu’avec moi. Et c’étaient de poignantes douleurs et des larmes prêtes à venir quand je rencontrais, par les rues et par les promenades, des couples qui marchaient l’un près de l’autre, heureux et gais, avec des babys, les cheveux au vent, et les bras potelés, trottinant et gambadant devant eux. Elle ne regardait rien, ne s’émouvait de rien, semblait ne pas envier toutes ces joies sereines, traversait d’un air indifférent tous ces bonheurs tranquilles.

    — Voyez, lui disais-je, voyez la jolie petite fille, ma chère Marcelle. Ah ! ces gens sont bien heureux d’avoir, dans leur maison, un sourire du bon Dieu.

    Et elle, lasse et dolente, répondait : « Oui », comme elle eût répondu : « Non », comme elle n’eût rien répondu.

    Je me demande, ma chère maman, comment j’ai pu résister à tant de tortures, comment j’ai pu survivre aux épouvantes de mes nuits. Car, toutes ces souffrances à grands efforts comprimées me remontaient et éclataient librement, quand je me retrouvais seul, dans ma chambre. Bien des fois, j’ai appuyé contre ma tempe le canon d’un pistolet : bien des fois aussi, à bout de patience, je voulais entrer chez ma femme, la tuer… que sais-je ? Et au milieu de ces crises, de ces exaltations furieuses, j’écoutais, prêtant l’oreille au moindre bruit, espérant toujours, comme on espère un miracle, que Marcelle, soudain, apparaîtrait, et que cet affreux cauchemar, qui pesait sur ma vie, s’évanouirait dans un baiser, dans une étreinte…

    Je voulus savoir, tu le penses bien, la cause de cette étrange et cruelle situation. Je m’informai, et j’appris que Marcelle, avant notre mariage, aimait un jeune homme, M. Lucien Verdet, assez pauvre diable, d’une réputation détestable, compromis dans des affaires véreuses. Comment s’étaient-ils rencontrés ? Je l’ignore, je sais seulement que M. Verdet demanda la main de Marcelle et fut éconduit. Ainsi donc, c’était ce M. Verdet qu’elle aimait toujours, et avec quelle violence, tu le vois ma chère mère ; c’était ce drôle dont le souvenir se dressait constamment entre ma femme et moi ! Ma première pensée fut d’aller lui brûler la cervelle. Mais je réfléchis. Si je le tuais, j’éternisais cet amour dans le cœur de Marcelle ; il n’y avait plus d’espoir qu’un jour elle me revînt.

    Et puis, chose singulière, peu à peu une transformation s’opéra en moi.

    Qu’étais-je venu faire dans la vie de cette jeune fille ? Elle aimait, et je lui avais volé son amour. Son cœur, c’était moi qui brutalement l’avais brisé. J’étais coupable de son malheur, de ses espérances mortes, de ses larmes éternelles. Et je l’accusais, cette victime, ma victime ! Et j’avais voulu la tuer ! J’aurais pu me rendre compte, l’interroger, savoir enfin. Je me considérai comme une odieuse brute. Alors une immense pitié m’envahit. J’eus comme un besoin fervent de me faire pardonner. Il me semblait que mon devoir était de me sacrifier tout entier, de la consoler, de la bercer doucement avec des tendresses infinies, de panser les blessures portées par moi ! Et je résolus de redoubler de soins, d’ingéniosités délicates, de l’envelopper de mon repentir, de lui créer une vie si douce et si bonne, que ses tristesses peu à peu s’évanouiraient dans une paix bienheureuse ! Pauvre, pauvre Marcelle !

    * * *

    Le printemps revenu, nous sortions beaucoup, Marcelle et moi. Désirant l’arracher à ses obsédantes pensées et dans l’espoir que le bruit, le mouvement la distrairaient un peu, chaque jour je la conduisais au Bois. Nous passions régulièrement par la rue de Londres.

    J’observai que, devant le n° 24, Marcelle éprouvait toujours un petit frémissement. Elle se penchait vivement à la portière, regardait les fenêtres, puis pâlissait, puis devenait plus triste, puis tombait en de longs silences.

    Même, une fois, elle porta vivement son mouchoir à sa bouche comme pour étouffer un sanglot prêt à s’échapper, le mordilla avec rage, et se rencogna au fond du coupé. Cela m’intrigua. Je pris des renseignements. On me dit que, dans cette maison, habitait M. Lucien Verdet.

    Ne vas-tu te moquer de moi, ma mère chérie ? En ces moments, je me faisais tout petit et tout humble. Je respectais ses silences, je m’effaçais, m’annihilais, je veillais à ce que rien ne vint troubler sa sommeillante rêverie. Et je l’entourais de tendresses muettes, doucement frôleuses, comme dans un songe l’ange gardien. Ma pitié avait des bercements de mère penchée au lit de son enfant malade. Cela dura deux mois.

    Hier enfin, Marcelle sortit après le déjeuner, disant qu’elle avait des courses à faire. Quand elle revint, le soir, à sept heures, je fus étonné de la trouver presque gaie. Ses yeux brillaient, humides de langueur, dans un grand cerne bleu. Sa démarche était plus vive, et dans l’inflexion de sa taille, il y avait un charme nouveau, une volonté charnelle que je ne lui connaissais pas. Comme elle se décoiffait, je remarquai que ses bandeaux étaient un peu défaits, ses pattes froissées. Un bout de fil blanc se tordait bizarrement à la pointe d’un cheveu.

    Un cruel soupçon me traversa le cœur, un soupçon aussitôt calmé. Car Marcelle, d’une voix douce et me tendant la main, cette main que je n’avais jamais touchée :

    — Mon ami, me dit-elle, si vous voulez, nous irons nous promener au bois après le dîner. La soirée sera délicieuse…

    Je crus rêver ; cette voix, ce sourire, cette promenade ! Était-ce possible !

    Oui, chère mère, nous partîmes.

    Dans la rue de Londres, Marcelle ne se pencha pas à la portière, ne regarda pas le numéro 24, ne devint pas triste. Et comme je levais les yeux devant cette maison maudite elle se rapprocha de moi, s’abandonna, et je sentis son souffle tout près de ma bouche.

    — Marcelle, m’écriai-je, Marcelle !

    Et elle, frissonnante et presque pâmée :

    — Oui, mon ami, c’est moi, moi qui te reviens, moi qui t’aime !

    Il faut sécher tes larmes, ma chère maman, ces vilaines larmes qui depuis si longtemps coulent de tes chers yeux. Il faut rire, il faut chanter, danser être heureuse. Pavoise le château, illumine le parc et fais dire à la chapelle une messe d’actions de grâces.

    Je t’embrasse, je t’embrasse, je t’embrasse encore.

    JEAN DE RAIMBERT.

    * * *

    De Lucien Verdet à Marcelle de Raimbert

    À peine es-tu partie, ma chère Marcelle, que je veux t’écrire. Ton odeur est là, dans ma chambre, qui me grise. Depuis trois ans, chérie, depuis trois ans que je t’attendais, que je t’appelais. Tu es enfin venue, tu es venue pour toujours, pour toujours, n’est-ce pas ? Nous nous aimons.

    C’est fini maintenant. Rien ne pourra nous séparer. Oui chère Marcelle, reviens, reviens bien vite.

    Quand tu es partie, il m’a semblé que c’était ma vie qui s’en allait. J’ai besoin de toi. Il me faut la présence ! car je crois que tout cela est un rêve. À demain, dis, chère, chère Marcelle.

    LUCIEN.

    Pour copie conforme !

    Octave Mirbeau

    Paysages d’automne

    Les chaumes s’attristent, les labourés sont tout roses, sous le soleil. De place en place, s’étendent les regains des luzernes au vert dur, et les carrés de betteraves, dont les fanes ont pris des tons bleus plus sombres. Sous les pommiers, des femmes courbées ramassent les pommes et en remplissent les paniers d’osier, et les sacs de toile bise. Deux chevaux blancs, énormes dans l’air, traînent lentement la charrue dont le soc chante comme les perdrix dispersées qui rappellent, et là-bas, un chasseur s’éloigne, grise silhouette. Dans les brumes délicates, les horizons ont des fuites plus douces, plus lointaines ; et du ciel, au-dessus, qui se colore comme les joues d’un fiévreux, tombent on ne sait quelle mélancolie magnifique, quel austère enivrement. Un épervier y plane, immobile, et des vols de corbeaux s’y succèdent, se hâtant vers les grands bois rouges.

    Les haies s’éclaircissent et sont redevenues muettes ; le jour troue de mille mailles leur épais manteau de feuillage roussi. Des bandes de passes et de verdiers, abattus sur les fruits de l’épine et de l’églantier, s’envolent silencieux, au moindre bruit, pareils dans l’espace, à des poignées de graines lancées par la main d’un invisible semeur… Les merles se taisent, morne est la fauvette ; seul le rouge-gorge maudit, à petits cris, le froid qui commence.

    * * *

    Dans un chemin.

    LE PASSANT. – Pourquoi es-tu affaissé dans la boue, et pourquoi pleures-tu ?

    L’OUVRIER. – Hélas ! voilà trois jours que je marche, et je n’ai rien mangé. Je suis brisé.

    LE PASSANT. – Où donc vas-tu ?

    L’OUVRIER. – Devant moi, toujours devant moi. Pendant la moisson, j’ai travaillé et j’ai chanté… Il était si bon, le bon pain bis ! Maintenant, les gerbes sont rentrées, les labours sont finis, les grandes machines battent le blé, vannent l’orge, dans les granges qui ne veulent plus du travail de l’homme, et mon maître m’a dit : « Va-t-en ! » Alors, je suis parti… J’ai frappé à toutes les portes, aucune ne s’est ouverte… Il n’y avait pas d’ouvrage pour moi… Hélas ! tu le vois, la terre est vide… Bientôt les dernières feuilles vont être emportées, la neige blanchira le sol, la neige belle et cruelle comme la femme, la neige qui tue les oiseaux et les vagabonds… Et je n’ai pas un manteau pour me couvrir, pas un foyer où me réchauffer, pas un morceau de pain dur pour apaiser mon ventre… Que veux-tu que je devienne ? Il faut donc que je meure ?… Tiens, ce matin, j’ai fait route avec un jeune seigneur… Il portait sur son dos un gros sac, et ce sac était plein d’or. Trouvant son fardeau trop lourd, il m’a dit : « Tu as les reins solides et ton épaule est habituée à ployer sous les faix écrasants, porte cet or. » Je butais contre les pierres ; trois fois je suis tombé… Et le jeune seigneur me donnait des coups : « Marche donc, imbécile ! » Il s’arrêta au bord de la rivière, à cet endroit où l’eau est noire et sans fond : « Il faut que je m’amuse, fit-il. Regarde, je vais jeter cet or dans la rivière. » – « Hélas ! lui dis-je, puisque vous voulez jeter cet or dans la rivière, vous m’en donnerez un peu. Oh ! bien peu, de quoi n’avoir pas trop faim. »

    Il m’a craché à la figure, m’a chassé à coups de pierres et ensuite, prenant l’or à poignées, il l’a lancé dans la rivière, à cet endroit où l’eau est noire et sans fond. Puis il est reparti en riant… Sur son passage, tous les gens, riches et pauvres, s’inclinaient très bas, tandis que moi, ils me battaient et me poursuivaient de leurs bâtons et de leurs fourches… Voyez, tout mon corps saigne…

    LE PASSANT. – Que vas-tu faire ?

    L’OUVRIER. – Je marcherai encore ; encore je frapperai aux portes des riches.

    LE PASSANT. – Si les portes des riches se ferment à ton approche ?

    L’OUVRIER. – Je demanderai l’aumône aux pauvres gens, sur les grand’routes.

    LE PASSANT. – Si l’on ne te donne rien ?

    L’OUVRIER. – Je m’embusquerai au détour des chemins, et je tuerai.

    LE PASSANT. – Dieu te défend de tuer.

    L’OUVRIER. – La loi m’ordonne de vivre.

    LE PASSANT. – Dieu te garde !

    * * *

    La forêt flamboie. Sur leur rose tapis de feuilles tombées, les allées étouffent le bruit des pas, et les clairières, dans les taillis qui se dépouillent, s’élargissent éclaboussés de lumières jaunes comme l’or, rouges comme le sang. Les rôdeuses de la forêt, aux yeux de hibou, aux doigts de harpie, les vieilles bûcheronnes de bois mort passent, disparaissent sous l’énorme bourrée qui semble marcher toute seule.

    Malgré les splendeurs éclatantes de sa parure automnale, le bois darde sur vous un regard de meurtrier qui fait frissonner. Les cépées que la serpe entaille ont des plaintes humaines, la chair, la hache arrache des sanglots d’enfant aux jeunes baliveaux des châtaigniers, et l’on entend, dans les sapaies, le vent enfler leurs orgues funèbres qui chantent le Miserere. Accroupis autour des brasiers qui fument, on dirait que les charbonniers président à quelque œuvre épouvantable et mystérieuse ; on se détourne, en se signant, du sabotier qui, farouche, sous son abri de branchages et d’écorces, évoque les terreurs des anciens bandits.

    Où donc va-t-il, ce braconnier qui se glisse comme un fauve dans les broussailles à travers lesquelles reluit le canon d’un fusil ? Quand la nuit sera venue, quand la lune balaiera de ses rayons le tronc des grands chênes que le soleil empourpre maintenant, deux coups de feu retentiront dans le silence, le silence plein de carnages et d’agonies de la forêt. Est-ce un chevreuil qui sera tué, ou bien est-ce un garde qui se tordra sur la bruyère pourprée, des chevrotines au flanc ?

    * * *

    Sur la place de village.

    — Bonnes gens qui m’entendez, riches et pauvres, honnêtes et voleurs, et vous aussi, sourds, bancroches, paralytiques, adultères et cocus, regardez-moi, écoutez-moi. Je suis le candidat, le bon candidat. C’est moi qui fais les récoltes grasses, qui transforme en palais les misérables chaumines, qui remplis d’or les vieux coffres vides, qui bourre de bonheur les cœurs ulcérés.

    Venez, bonnes gens, accourez, je suis la providence des femmes stériles, des fiévreux et des petits soldats. Je dis à la grêle : Ne tombe pas ; à la guerre : Ne tue pas ; à la mort : Ne viens pas. Je change en vin pur l’eau puante des mares, et des chardons que je touche coule un miel délicieux.

    Tandis que le candidat parlait, une grande foule arriva, se forma autour de lui.

    — Mon bon monsieur, dit une vieille femme, qui pleurait, j’avais un fils à la guerre, loin, bien loin, et il est mort.

    — Je te le rendrai vivant.

    — Moi, dit un estropié, vous voyez, je n’ai qu’une jambe.

    — Je t’en donnerai deux.

    — Regardez l’horrible plaie qui me ronge le flanc, dit, en poussant des cris de douleur, un misérable.

    — J’imposerai sur ta plaie la médaille parlementaire, et tu seras guéri.

    — J’ai quatre-vingt-dix ans, chevrota un vieillard.

    — Je t’en reprendrai cinquante.

    — Voilà trois jours que je n’ai mangé de pain, supplia un gueux.

    — Je te gaverai de brioches.

    Alors un assassin parut.

    — J’ai tué mon frère, et je pars pour le bagne, hurla-t-il.

    — Je raserai les bagnes, je tuerai la justice avec la guillotine, et je te ferai gendarme.

    — Le seigneur est trop riche, dit un paysan, et ses lapins dévorent mon blé, et ses renards emportent mes poules.

    — Je t’installerai dans ses terres ; et tu cloueras, comme des chouettes, ses enfants aux portes de la grange.

    — Le manant ne veut plus battre mes étangs, s’écria un seigneur.

    — Je le brancherai aux ormes de ton avenue.

    — Ah ! Monsieur, soupira une jeune fille, ces maudites colonies nous prennent tous nos galants !

    — Je supprimerai

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