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FASSIN (Didier) et MEMMI (Dominique) dir.

[2004] – Le
gouvernement des corps. Paris : Editions de l'EHESS, 266 p.

Fiche de lecture réalisée par Jacobo GRAJALES


Séminaire « Politiques Publiques » du Professeur Yves Surel

Sciences Po Paris, 2009

Ouvrage collectif dirigé par Didier Fassin et Dominique Memmi avec des contributions de
Luc Berlivet, Alain Gianni, Martine Burgener, Lilian Mathieu, Daniel Borrillo, Marc Bessin et
Marie-Hélène Lechien

Ce travail collectif est l'un des nombreux chantiers ouverts


récemment qui témoignent de l'actualité de la pensée de Michel
Foucault1. Au carrefour entre la sociologie des politiques
publiques, la sociologie du corps et celle du pouvoir, l'ouvrage
dirigé par D. Fassin et D. Memmi est une relecture intéressante de
certains des textes de Foucault. Or, les textes rassemblés ici ne se
limitent pas au commentaire ou à la réflexion épistémologique.
Ce sont au contraire des mises en application de la pensée
foucauldienne. Nous verrons ainsi comment les auteurs se
nourrissent des concepts développés par le philosophe tout en les
nourrissant avec des opérationnalisations empiriques. Il est alors
intéressant de noter qu'aujourd'hui les analyses du politique qui se
nourrissent des travaux de M. Foucault trouvent dans ses textes
des perspectives de recherche très variées. On pense ici par
exemple à l'utilisation que Béatrice Hibou2 a pu faire du concept
de gouvernementalité pour questionner le dogme de
l'affaiblissement de l'État. Dans ce cas, les auteurs partent des
idées d'anatomo-politique et de biopouvoir pour se concentrer sur
la mise en fonctionnement concrète des dispositifs de pouvoir et
de savoir qui norment le rapport de l'individu à l'État. L'intérêt
que les auteurs prêtent aux débats méthodologiques de la
sociologie de l'action publique, notamment en ce qui concerne l'importance de la prise en compte
des profanes et du fonctionnement hétérogène de l'État, permettent ici d'ouvrir des perspectives
futures pour l'utilisation que la sociologie politique peut faire des travaux de Michel Foucault.

Le gouvernement des corps est défini par les auteurs comme « une relation à soi et aux
autres dans un cadre défini par des codes et des règlements, des normes et des valeurs, des rapports
d'autorité et des légitimité, des interactions avec l'État et avec la loi » (p. 10). Ce travail collectif

1 Voir par exemple Sylvain Meyet, Marie-Cécile Naves & Thomas Ribemont (dir.), Travailler avec Foucault. Retours
sur le politique, Paris, L’Harmattan, Coll. « Cahiers politiques », 2005 ou bien Marie-Christine Granjon (dir.)
Penser avec Michel Foucault - Théorie critique et pratiques politiques. Paris, Karthala, 2005

2 Béatrice Hibou (dir.), La privatisation des États, Paris, Karthala, 2000


part du constat de l'emprise de l'État sur les corps exerce avant tout dans le cadre – moins visible et
spectaculaire, mais plus constant – de la vie quotidienne. Les auteurs ne s'occuperont donc pas
d'événements marquants, des affaires qui de manière éclatante mettent en lumière le pouvoir d'État,
mais des dispositifs concrets par lesquels se pouvoir s'exerce. En effet, si ces dispositifs paraissent
banals, diffus ou familiers, et sont donc plus difficilement énoncés en termes de politiques, ils sont
néanmoins au coeur même de ce qu'est le politique aujourd'hui. Le livre se place clairement dans
une perspective de la sociologie des pratiques, une manière de saisir « l'Etat en action » dans son
rapport aux corps. Il s'agit de plus, pour la plupart des contributions, d'une perspective sociologique
« par le bas », s'intéressant aux agents qui mettent en œuvre les politiques. Les auteurs s'interrogent
également sur les institutions qui interviennent dans ce gouvernement de corps, aux rapports de
force qui déterminent leur intervention et aux cultures institutionnelles qui sont alors mobilisées
dans l'action. L'idée transversale au texte est alors que ces institutions et ces agents, parfois
apparemment étrangères aux questions sanitaires « définissent, pensent , mesurent et régulent les
conduites corporelles, les représentations et les usages de soi concernant sa propre existence à la
fois biologique et biographique » (p.11, souligné par l'auteur).

Il existe un double enjeu à la compréhension de ces politiques qui participent au


gouvernement des corps. D'une part, il s'y joue la définition même de l'objet de l'action publique :
définition du corps, du vivant, exprimé tantôt dans les termes de la pathologie médicale tantôt dans
ceux de la déviance sociale. D'autre part, l'intervention de l'État sur les corps produit des nouvelles
formes de biopolitiques; c'est-à-dire qu'elle recompose le champ de ce qui constitue un domaine
légitime d'intervention publique. Nous examinerons successivement ces deux enjeux qui sont autant
des problèmes que l'ouvrage cherche à ressoudre.

En ce qui concerne la définition du corps les auteurs parlent d'un « triple obstacle
épistémologique » (p. 17). En effet, « trop évidemment présent, il apparaît souvent comme un
impensé de la théorie sociale qui tend à l'abandonner du côte de la nature ou de la biologie, de la
matière et de l'émotion, autrement dit, à en faire un objet pré-social au sens où il précéderait en
quelque sorte toute mise en forme de la société et relèverait plutôt des sciences du vivant, domaine
commun à l'homme et à l'animal » (p. 12). Le premier obstacle épistémologique advient avec la
naturalisation de l'objet par les sciences sociales. Naturalisation qui rejette hors du terrain de la
pensée sociologique le corps comme objet d'un savoir, mais qui tend également à défendre un ordre
moral comme répondant à des règles naturelles. Le caractère genderblind de nombreuses analyses
sociologiques dénoncé par des sociologues féministes doit en partie être imputé à cette
naturalisation. Le deuxième obstacle épistémologique est lié à la polysémie de l'objet. Ainsi, à la
diversité des manifestations des corps répond une diversité des techniques qui le prennent pour
objet. Si l'anthropologie oscille entre une unicité du corps manifesté parle processus d'individuation,
et la conception d'un corps pluriel – individuel, social et politique à la fois – la sociologie divise le
corps en autant de sous-disciplines qui s'en occupent – sociologie du sport, médicale, de l'art... Le
troisième obstacle épistémologique découle de la construction socio-historique du corps dans la
pensée occidentale, autour de la séparation du corps et de l'esprit, qui refoule le premier et valorise
le second. Formalisée par la philosophie cartésienne et par celle des lumières, elle est reprise par les
premiers sociologues qui tendent à valoriser les œuvre de l'esprit et à se désintéresser de l'activité
physique des hommes.

Les auteurs proposent un « triple retournement » (p. 17) pour faire face à ce triple obstacle.
Premièrement, pour dépasse l'obstacle de la naturalisation, il convient de s'intéresser au corps
comme construit social, ce qui implique de s'intéresser également à la définition sociale su corps et
aux rapports de force qui en sont à l'origine. Deuxièmement, devant la polysémie de l'objet, les
auteurs mettent l'accent sur sa dimension politique, sur la construction du corps comme objet de
gouvernement, considérant ainsi que « l'investissement du corps par le politique représente un trait
essentiel des sociétés contemporaines, justifiant une étude particulière » (p. 17). Troisièmement,
cette perspective rend caduque la division occidentale du corps et de l'esprit, dans la mesure où le
pouvoir social et étatique s'exerce tout à la fois sur les deux, ils constituent un même objet du
pouvoir.

Après la question de la définition du corps, une deuxième série d'enjeux concerne la


définition du gouvernement, de la recomposition de la biopolitique. En effet, les auteurs considèrent
que « plusieurs déplacements théoriques se dessinent par rapport aux conceptions servant
habituellement à rendre compte des politiques de santé en particulier, voire des politiques publiques
en général » (p. 23). Tout d'abord, s'il est vrai que l'État apparaît comme un acteur important dans
toutes les contributions à l'ouvrage, elles mettent également l'accent sur l'importance d'autres
acteurs sociaux, appartenant aux professions médicales, paramédicales, à l'industrie
pharmaceutique, aux associations... Cette multiplicité des acteurs intervenant dans l'action publique
oblige à reconsidérer la place de l'État, à reconsidérer sa place centrale dans la formulation des
règles et de la mise en œuvre et à l'appréhender plutôt comme un metteur en scène « un
interlocuteur obligé plutôt qu'un ordonnateur exclusif ».

Cette conception de l'État conduit également à reconsidérer les technologies de


gouvernement, qui apparaissent alors comme procédant par des logiques multiples et de manière
diffuse. Cela oppose explicitement l'ouvrage à une lecture téléologique du pouvoir, conduisant au
contraire les auteurs à saisir la complexité des technologies de gouvernement. Celles-ci sont
traversées par deux processus repérables : D'abord un déplacement des formes de surveillance des
corps, qui loin de s'actualiser dans un rapport d'autorité opèrent par l'intermédiaire d'une
« normalisation douce », le surveillé devenant ainsi surveillant : « gouverner, c'est faire que chacun
se gouverne au mieux lui-même ». Ensuite, une seconde transformation consiste en la généralisation
d'un traitement « au cas par cas »; parallèlement à une régulation des populations qui se maintient,
les auteurs répérent des processus d'adaptation de l'action publique aux particularités de chaque
individu. L'individualisation et la psychologisation des dispositifs de l'action publique sont le
corollaire de cette logique.

Enfin, les auteurs – dans une claire démarche foucauldienne – nous invitent à s'intéresser à
ceux qui sont gouvernés du point de vue de la formation des subjectivités. Ainsi, l'intervention
publique sur le corps génère à la fois des processus de subjectivation et d'assujettissement qu'il
faudra expliciter. Les sujets se construisent dans leur rapport à l'Etat et aux agents qui implémentent
l'action publique. La reconnaissance comme sujet d'intervention publique construit l'individu
comme sujet politique. Les catégories utilisées dans l'action publique, qui servent à identifier la
population qui fera l'objet d'une intervention, deviennent par là même constitutives de l'identité du
sujet. On voit alors se dessiner les contours de l'action publique non seulement comme action sur les
pratiques mais aussi comme action sur les identités. Cependant, une prise en compte du point de vue
des gouvernés mène également à s'éloigner d'une vision des individus comme sujets passifs de
l'action publique pour s'intéresser aux formes de résistance et de négociation. Or, celles-ci doivent
être saisies dans leur ambigüité, qui tient à leur inscription à l'intérieur des rapports de pouvoir. Ce
raisonnement appelle de manière implicite les réflexions de M. Foucault quand il affirme que les
rapports de pouvoir « ne peuvent exister qu'en fonction d'une multiplicité de points de résistance :
ceux-ci jouent, dans les relations de pouvoir, le rôle d'adversaire, de cible, de prise, d'appui, de
saillie pour une prise. Ces points de résistance sont présents partout dans le réseau du pouvoir »3.

C'est en effet dans la pensée de M. Foucault que les auteurs puisent le cadre théorique de
leurs recherches. Celles-ci sont ainsi définies comme orientées vers une « meilleure compréhension
(...) des transformations contemporaines des biopolitiques » (p. 20, souligné par l'auteur). Les
travaux du philosophe, traversés par la question du gouvernement des corps (L'histoire de la folie,
Surveiller et punir, Le souci de soi) se placent ainsi au carrefour entre une « anatomo-politique » qui

3 Foucault (Michel) - [1976]. La volonté de savoir. Paris : Gallimard. p. 126


discipline les individus et une « biopolitique » qui administre les populations. Cette double
perspective offre ainsi prise à une postérité importante de textes d'inspiration foucauldienne qui
privilégient la critique du pouvoir médical et de la médicalisation de la société. S'il s'agit là de
travaux riches empiriquement, les auteurs nous mettent en garde contre une « double réduction de la
question du biopouvoir à la seule dimension médicale, et plus largement anatomo-biologique, et à
une visée exclusivement normalisatrice, au demeurant bien réelle » (p. 21). Ils proposent alors un
retour sur le cheminement intellectuel du philosophe qui, aux prises à des critiques de sa conception
du pouvoir, dans son caractère « monolithique et unilatéral » (Ibid.) lui substitue la notion de
gouvernement avant de systématiser le concept de gouvernementalité. Le but étant alors de « rendre
compte du caractère multicentrique, diffus, intime tant du pouvoir lui-même que des objets sur
lesquels il s'exerce, ce qui lui permet notamment de donner ses aux formes de résistance à l'autorité
et aux espaces de liberté de l'individu » (Ibid.). L'étude de la gouvernementalité le conduit alors à
s'intéresser à la subjectivité comme produit de celle-ci. Pour M. Foucault, l'histoire de la subjectivité
met en oeuvre deux processus parallèles et largement interdépendants : l'assujettissement et la
formation du sujet dans le rapport à soi-même. Ce processus de formation du sujet s'entrecroise
avec l'évolution des modalités de la gouvernementalité dans la mesure où il aboutit au
gouvernement de soi par soi. Les auteurs soulignent alors ces éléments de l'oeuvre tardive de M.
Foucault comme particulièrement utiles pour nourrir l'analyse de leurs travaux empiriques :
« multiplicité des formes d'exercice du pouvoir et des lieux de son application, diversité des voies
de production des sujets à travers les multiples procédures de régulation des populations » (p.22).

S'il importe de s'intéresser aux questions du gouvernement des corps, c'est bien parce qu'il
s'y joue notre conception de l'action publique et plus largement du politique. Les différentes
contributions à l'ouvrage permettent de saisir empiriquement cette transformation de l'action
publique qui déborde désormais su domaine traditionnel de la santé publique et qui implique des
nouveaux acteurs, des nouveaux types de regulations des nouvelles formes d'intervention et plus
largement des nouvelles conceptions du rôle de l'Etat. Ces textes soulignent également la
transformation que s'opère dans la matière même du politique, car au fil des interventions de l'Etat
les frontières de l'espace public se trouvent redéfinies.

Le pari théorique des auteurs de l'ouvrage se retrouve dans le plan de celui-ci. Ainsi, dans
une première partie consacrée à « La regulation médicale des corps », les auteurs s'intéressent aux
transformations de la gouvernementalité et du champ d'intervention des politiques publiques qui
s'occupent des corps et du vivant. Dans une seconde partie de l'ouvrage, les contributions
s'interrogent sur « La production sociale des corps », avec des recherches qui font le lien entre les
catégories de l'action publique et la construction des identités.

La première partie compte quatre contributions qui analysent successivement les politiques de lutte
contre le tabagisme et l'alcoolisme, la médicalisation de la dysfonction érectile, le transfert de la
gestion das corps malades et vieillissants vers les familles et la gestion des procréateurs et des corps
mourants.

Luc Berlivet s'interroge sur la problématique foucauldienne du couple pouvoir-savoir dans le cas de
l'articulation des outils de communication audiovisuelle et des outils de régulation mise en oeuvre
par les campagnes de prévention du tabagisme et de l'alcoolisme. Il démontre ainsi que les critères
d'acceptabilité sociale et de faisabilité politique orientent, par delà les variations historiques, les
dispositifs politiques qui visent à conduire une population vers des usages du corps perçus comme
bénéfiques pour la santé; la particularité de ces dispositifs étant qu'ils demandent une forte
participation des individus qui font l'objet d'une politique.
Si l'utilisation de dispositifs de communication afin de promouvoir des bonnes pratiques
sanitaires date des XVIIIe et XIXe siècles et les croisades contre les microbes et l'alcoolisme, ils
s'orientent – en Occident – à partir des années 1950 vers la lutte contre les « maladies chroniques
dégénératives », perçues comme pouvant être prévenues par une transformation des
« comportements à risque ». Cette évolution des enjeux de santé publique advient au moment de
plein développement des médias de masse et de la croyance dans leur potentialité de transformation
sociale. Les années 1970 voient alors l'apparition d'une nouvelle forme d'action publique appelée
« éducation par la santé » dont les campagnes de lutte contre le tabagisme, contre l'alcoolisme et
celles de promotion de l'usage du préservatif sont des exemples paradigmatiques.

« L'analyse des campagnes de prévention organisées en France depuis la seconde moitié des
années 1970 éclaire singulièrement plusieurs dimensions essentielles de la biopolitique
contemporaine » (p. 39). Ces campagnes véhiculent en effet une conception de la psychologie
humaine forme le référentiel des dispositifs de communication qui visent à lutter contre des
comportements à risque. L'auteur propose alors, « en pratiquant une sociologie compréhensive,
suivre l'évolution des catégories de pensée des acteurs de cette histoire, saisir la manière dont (à
différentes périodes) ils ont appréhendé les difficultés et limites de l'entreprise qui leur était
assignée et, parallèlement, retracer l'évolution des campagnes faisant appel aux mass media »
(Idem.). Il convient alors de souligner le fait que ces acteurs utilisent des savoirs issus des sciences
sociales afin de rendre plus efficace leur message. L'auteur identifie alors dans l'usage de ce savoir
en relation des « dispositifs de sécurité » évoqués par M. Foucault. Ceux-là, à l'opposé des
dispositifs disciplinaires, ne peuvent fonctionner qu'à condition d'utiliser « " de l'intérieur ",
certains aspects du phénomène considéré de manière à neutraliser ses effets les plus délétères » (p.
44, souligné par l'auteur). Le savoir scientifique permet justement cette utilisation en l'orientent et la
renseignant sur les mécanismes du comportement à réguler.

La démarche choisie par l'auteur, d'une sociologie des acteurs de la politique, le mène à
effectuer une socio-histoire du Comité Français d'Éducation pour la Santé (CFES), institution qui,
de 1974 à 2002, pilote les politiques de prévention du tabagisme et de lutte contre l'alcoolisme.
Deux causes expliquent la création de cet organisme et le choix de la communication audiovisuelle
comme principal dispositif d'action publique : la transformation des Etats providence et des
mobilisations politiques conjoncturelles. Aux prises avec l'augmentation de la part des maladies
chroniques dans le budget de la sécurité sociale, perçues comme menaçant l'équilibre budgétaire de
celle-ci, les commissions préparatoires du plan font valoir la prévention comme outil de maîtrise
des dépenses de santé. Dans ce contexte de pression budgétaire, la ministre de la Santé Simone Veil
inscrit à l'agenda le problème du cancer du poumon. La création d'un nouveau « problème public »
se matérialise alors par la création du CFES, association loi 1901 reconnue comme accomplissant
une mission d'intérêt publique et dont les directifs doivent être agréés par le ministre. Ce statut
précaire et l'ampleur du pouvoir discrétionnaire du ministre sur la structure rendent celle-ci
particulièrement sensible aux changements politiques, avec des périodes de forte croissance
budgétaire et des périodes de stagnation. Ce manque d'indépendance vis-à-vis du ministre et de son
cabinet expliquent d'ailleurs la nécessité qu'éprouvent les « entrepreneurs de la prévention » à être
reconnus comme des professionnels de la communication publique; ils mobilisent pour ce faire la
maîtrise d'un savoir sur les « motivations humaines » fondé sur la légitimité des sciences sociales.

Cela est clairement perceptible dans les choix des messages : tandis qu'avant la création du
CFES la médecine préventive est présentée comme inculcation d'une discipline de vie, les
entrepreneurs de la prévention véhiculent une vision positive de la santé en évitant de la confiner à
la peur de la maladie : l'objectif du CFES est alors présenté comme d'aider les français à se libérer
des pratiques à risque. On retrouve alors l'opposition entre les dispositifs disciplinaires qui agissent
de l'extérieur et les dispositifs de sécurité qui agissent de l'intérieur. L'éloignement des thèses
hygiénistes est concomitant à un moment de critique généralisé de l'autorité et dans ce cas de
l'institution médicale. Symptomatique de cela est la faible représentation des médecins dans le
Comité; lorsqu'ils y sont présents, il s'agit d'adhérents de l'approche de « santé communautaire »,
d'origine canadienne et aux antipodes des conceptions véhiculées par la médecine libérale française.
Il y a en revanche des professionnels apparemment atypiques pour ces postes : sociologues,
psychologues et démographes. Ces recrutements répondent à l'utilisation des médias de masse en
lien avec des enquêtes quantitatives et qualitatives sur les comportements de santé et avec des
« études de motivation » qui visent à accroître l'efficacité du message. Ces entrepreneurs s'entourent
en plus de consultants issus du même champ de connaissances : professionnels de la communication
chargés de la définition des « stratégies de campagne » et proches des sciences sociales.

Ainsi, sur la base de travaux de psycho-sociologie, les premières campagnes, fondées sur une
dramatisation des conséquences des comportements à risque sont remplacées par des campagnes
promouvant des « contre-représentations sociales ». Lorsque celles-ci sont analysées comme étant
associées à des formes de sociabilité particulières (culture adolescente) et à des images de soi, les
campagnes visent à « inverser la valence symbolique des comportements à risque » (p. 55). Elles
prennent alors appui « sur ces formes mêmes de sociabilité réputées dangereuses, au lieu de
s'épuiser à les stigmatiser sans succès » (Ibid.). L'objectif de l'intervention est alors identifié comme
la création d'une « conscience de soi » des individus. Le spectateur est alors invité à « résister » aux
pressions symboliques dans un mouvement de « subjectivation ».

Les directifs du CFES perdent cependant rapidement la foi dans l'efficacité de ces dispositifs. On
introduit alors les analyses de psychosociologie visant à « sonder la psychologie humaine pour y
rechercher des prises qui pourraient permettre de retourner le regard que la population cible porte
sur tel ou tel " comportement à risque " et l'aider ainsi à acquérir un plus haut niveau
d'autocontrôle » (p. 59). Les campagnes visent alors à donner aux individus une confiance dans leur
capacité à résister à la pression sociale. Pour cela, elles construisent l'image positive d'un individu
« non-fumeur, buveur modéré ». Cette sophistication des dispositifs d'action publique répond à une
professionnalisation des entrepreneurs de prévention associée à une évolution des théories
sociologiques et psycho-sociologiques. Ils en viennent alors à systématiser le modèle d'un mode de
vie sain, en opposition à des « comportements à risque » qui sont à la fois dangereux pour la santé
et aliénants. On se rapproche alors de la notion de dispositifs de sécurité foucauldiens, où les les
personnes à risque se « subjectivent » « dans un mouvement d'affirmation de l'individualité les
conduisant à rompre avec des comportement mimétiques préjudiciables pour leur santé » (p. 65).

Alain Giani s'intéresse à la question de la médicalisation de la sexualité, à travers la « construction


médicalisée de l'impuissance masculine » (p. 77). L'objectif est alors de mettre en évidence le rôle
des divers acteurs et institutions qui jouent un rôle dans ce processus de médicalisation; ceux-ci
n'appartiennent pas uniquement au champ médical. Ainsi « l'analyse de ce processus met en (...)
évidence comment la construction de la nouvelle entité clinique désignée comme " dysfonction
érectile " a été liée, à partir d'un certain moment, à l'élaboration et la commercialisation d'un
nouveau médicament, le Viagra ou citrate de sidelnafil » (p. 77 et 78, souligné par l'auteur). Dans le
but d'étudier les formes récentes de la médicalisation, mises en œuvre depuis le début des années
1980, l'auteur se réfère au modèle séquentiel de médicalisation de P. Conrad et J. Schneider4. Celui-
ci comprend cinq phases : définition d'un comportement comme déviant et extérieur au champ de la
médecine, transfert du registre criminel au registre médical suite à des découvertes scientifiques,
promotion de la désignation médicale en dehors du simple registre scientifique par l'expression des
intérêts médicaux et non-médicaux menés par des nouveaux acteurs (des entrepreneurs
scientifiques), légitimation de la désignation médicale via une négociation avec les institutions de
l'État et enfin institutionnalisation de la désignation médicale. Celle-ci peut prendre la forme d'une

4 Conrad (Peter) et Schneider (Joseph) – [1980]. Deviance and medicalisation, from badness to sickness. St Louis :
Mosby Company
codification de la déviance dans des catégories médicales ou d'une bureaucratisation qui soutient la
prise en charge médicale de la déviance. La légitimité et l'institutionnalisation de la déviance ne
sont pas acquises une fois pour toutes, elles doivent être en permanence défendues contre un retour
à la situation précédente ou une démédicalisation dont la cause est souvent le scepticisme du public.

Le traitement médical de l'impuissance masculine remonte au XIXe siècle et au début du


XXe, quand elle intéresse des psychiatres et des psychanalystes. Les travaux de Masters et Johnson,
publiés au cours des années 1960 et 1970, se situent à la charnière entre la psychologisation et la
médicalisation. Ils conçoivent alors un modèle « psychophysiologique » de la réponse sexuelle
humaine qui s'éloigne du modèle psychanalytique. Les « dysfonctionnements de la fonction
érotique » sont alors compris comme directement liés aux dysfonctionnement du couple; ce qui a
pour conséquence l'orientation vers des traitements comportementaux et un rejet des traitements
pharmacologiques.

Les expériences scientifiques des années 1970 et 1980 aboutissent à des découvertes
pharmaceutiques. Elles permettent aux urologues de s'emparer de la question du dysfonctionnement
érectile. L'inclusion du dysfonctionnement érectile dans le programme de recherche de l'urologie
rentre dans le cadre du processus d'autonomisation de celle-ci comme une discipline médicale à part
entière. Cette stratégie « médico-scientifique » est mise en œuvre par les urologues dits du « groupe
de Boston. Une nouvelle définition médicale de la dysfonction érectile est alors construite par les
urologues; celle-ci écarte les éléments psychologiques des travaux de Masters et Johnson pour
appliquer une conception de trouble organique. « L'évolution majeure réside ainsi dans
l'établissement d'une étiologie organique, fondement des traitements pharmacologiques (...).
L'érection en tant que processus physiologique est isolée du reste du fonctionnement et de la
relation sexuelle » (p.84). Ces choix ne sont pas étrangers à la conception du sens commun qui
comprend la sexualité masculine dans les termes de l'urgence biologique et sans référence aux
sentiments qui unissent les partenaires. L'application d'une telle conception à la sexualité féminine
soulève beaucoup plus de controverse et sera finalement mise en échec par le refus des féministes.

La construction du Viagra comme médicament nécessite bien évidemment de répondre aux


standards scientifiques en termes d'efficacité et de toxicité. Mais il s'agit en plus d'une construction
sociale : les essais cliniques contribuent à définir le Viagra comme le traitement pharmaceutique à
une maladie spécifique, et non pas comme un aphrodisiaque. Une évolution normative est
également à l'œuvre dans la mesure de l'efficacité : alors que dans un premier moment ils évaluaient
celle-ci du seul point de vue de l'amélioration de la fonction érectile, ils vont ensuite prendre
progressivement en compte l'ensemble de la « fonction sexuelle » par une évaluation de la
satisfaction de la partenaire. Le traitement de la dysfonction érectile est ainsi recadré en traitement
de l'activité sexuelle.

La médicalisation de l'impuissance est légitimée par l'institutionnalisation d'une


communauté scientifique et une diffusion des idées des urologues. Ce processus se déroule en trois
moments : premièrement, création de sociétés savantes, avec l'ISIR (International Society for
Impotence Research) en 1989, qui devient l'ISSIR (International Society for Sexual and Impotence
Research) en 2000; deuxièmement, organisation d'une « conférence de conscensus » en 1992 par le
NIH (National Institute of Health) qui « marque le recours des entrepreneurs du domaine de
l'impuissance aux institutions publiques de légitimation de la science et de la médecine » (p. 90) et
la diffusion des idées du groupe de Boston en dehors du cercle restreint de l'ISIR, contribuant à
légitimer la médicalisation de l'impuissance; troisièmement, ouverture aux professionnels et
soutient de l'industrie, avec des conférences internationales qui attirent des médecins, des
sexologues et des représentants de l'industrie. Ainsi, les médicaments des troubles sexuels
« résultent d'un intense soutien financier et politique de l'industrie pharmaceutique à des chercheurs
engagés depuis longtemps dans la recherche en ce domaine » (p. 92).
Le déplacement du débat du champ scientifique vers l'espace public change la nature de
celui-ci et les enjeux qui le structurent. L'auteur étudie ici le cas français, où ce déplacement a lieu
par un processus de confrontation à l'État sur la question du remboursement du médicament. L'étude
de cette confrontation permet d'expliciter les positions divergentes des différents acteurs. Si les
pouvoirs publiques expriment la crainte d'un coût excessif de l'implémentation du traitement pour la
Sécurité Sociale, les médecins perçoivent alors le débat comme une tentative de limiter le volume
des prescriptions qu'ils considèrent comme légitimes. Cette confrontation modifie donc la
« construction sociale de l'impuissance masculine » en introduisant des nouveaux critères : la
définition du patient légitime a un contenu politique dès lors que les pouvoirs publics craignent que
le traitement soit utilisé par des hommes ne souffrant pas de troubles réels de l'érection. En outre, la
définition du Viagra comme un médicament à part entière est renforcée par l'autorisation de mise
sur le marché qui interdit toute vente sans prescription médicale.

Si le principe du remboursement du médicament est accepté, le débat se centre sur les


critères de celui-ci, qui sont définis par une étiologie de la dysfonction érectile. Ainsi la conception
extensive des experts, fondée sur la souffrance subjective du patient, s'oppose à la conception
restrictive du comité d'éthique, fondée sur un trouble organique objectivement mesurable. Les
conclusion du comité d'étique mettent en cause les stratégies de l'industrie pharmaceutique, accusée
de créer une pathologie nouvelle en étendant la dysfonction érectile à des formes purement
subjectives. La dénonciation par le comité d'éthique des risques de remboursement par la
collectivité d'un « médicament de confort » aboutissent à la définition du Viagra comme un
« médicament d'exception ». D'une manière paradoxale, ce conflit contribue au processus de
légitimation de la médicalisation du traitement de la dysfonction érectile ; en effet, les conclusions
du comité d'éthique renforcent la conception de celle-ci en termes de trouble organique.

Suite à l'autorisation de mise sur le marché du Viagra, la firme pharmaceutique Pfizer lance
des campagnes publicitaires à l'attention des patients et des médecins. Celles-ci visent à augmenter
la visibilité du produit, à rappeller le caractère obligatoire de la prescription médicale et à alimenter
une image de l'entreprise comme répondant à des besoins sociaux qui n'étaient pas exprimés
auparavant. Or, la vulgarisation de l'information dans la presse introduit un nouvel acteur dans la
définition du médicament, ce qui complexifie l'image de l'impuissance et du Viagra. La
communication dans les médias de masse transmet l'image d'une « révolution sexuelle » et du
Viagra comme un « médicament de confort ». Le thème de la sexualité récréative l'emporte sur celui
du traitement d'une maladie, le thème de l'aphrodisiaque sur celui du médicament. Tout cela n'est
évidemment pas étranger aux intérêts de l'industrie pharmaceutique, première bénéficiaire de la
vulgarisation de l'usage du Viagra. Enfin, cette redéfinition de l'image du Viagra est également
favorisée par la commercialisation sans prescription du médicament par Internet. « Ainsi,
paradoxalement, la médicalisation de l'impuissance masculine ouvre-t-elle la voie à la
démédicalisation de la sexualité en excluant progressivement les médecins de la prescription et en
plaçant l'élaboration des normes de santé et de sexualité sous le contrôle de l'industrie
pharmaceutique » (p. 103).

Dans son étude sur la « gestion des corps malades malades et vieillissants », Martine Bungener
s'interroge sur la manière dont « le rôle aujourd'hui incontournable et largement croissant de
personnes profanes aux côtés des professionnels du soin reste toujours aussi peu visible et
largement négligé tant dans ses aspects concrets et quotidiens et concrets que dans ses effets
collectifs et sociaux » (p. 109 et 110). S'il est clair que la gestion des corps malades et vieillissants
est dominé par une logique du type professionnel, force est de constater que cette gestion pèse d'un
poids de plus en plus important sur les familles. Or, le rôle familial est invisibilisé par
l'omniprésence de la logique médicale et de ce fait ne reçoit aucune reconnaissance sociale. Le
transfert de responsabilités ne s'accompagne alors pas d'aides publiques supplémentaires.

Si la prise en charge des corps malades et vieillissants se compte parmi les plus anciens rôles
dévolus à la famille, celle-ci se trouve confrontée à une professionnalisation massive des soins
depuis la fin du XIXe siècle. C'est surtout après 1945 que l'État Providence obtient le monopole, à
travers les acteurs professionnels que sont les médecins, de la gestion de la maladie et la vieillesse.
Le patient disparaît alors derrière la partie malade de son corps, il n'a pas de voix dans le traitement
car c'est le médecin – possédant le savoir technique – qui sait ce qui est bon pour lui. « S'organise
ainsi la trame d'une forme profondément médicalisée du gouvernement des corps, dotée d'une forte
aura d'avancée sociale et d'efficacité technique » (p. 112).

Le rôle de la famille n'est cependant pas éliminé, mais il fait alors l'objet d'une perte de
reconnaissance technique, médicale et sociale. C'est alors la famille retrouve un rôle centrale dans la
gestion des corps; ce transfert est dû à la transformation des sociétés occidentales contemporaines,
aux prises avec le vieillissement de la population et avec l'importance des maladies chroniques. Il
répond également aux préoccupations budgétaires nouvelles qui pèsent sur les systèmes de santé et
à l'impératif d'efficacité qui détermine les choix faits en matière de dispositifs de prise en charge. La
réduction du temps passé à l'hôpital et dans les établissements de soins conduit à l'élargissement de
la participation demandée aux familles et aux malades.

Dominique Memmi s'intéresse à la manière comment les institutions publiques pensent le corps
mourant et le corps procréateur. Elle questionne ainsi la définition du sujet contemporain de la
biopolitique. Elle dégage également quelles les exigences de conformité et les rôles prescrits qui
sont au fondement des attentes auxquelles les individus sont confrontés dans le rapport à l'État en
matière de procréation et de fin de vie. L'auteure part du constat de la substitution d'une logique de
régulation à l'ancienne logique d'interdiction qui réglait le rapport qu corps. Lorsqu'il s'agit de
« contraception, avortement volontaire procréation assistée, avortement pour des raisons médicales,
stérilisation et soins palliatifs », l'État met en place un « mode de régulation des excès qui délègue
fortement aux sujets le soin de contrôler leurs conduites » (p. 136). Ce mode de régulation prend la
forme d'une « surveillance discursive », c'est à dire un échange de paroles lors duquel les individus
évaluent « eux-mêmes l'évolution probable de leurs données corporelles et (font) le calcul des
risques et des coûts financiers de leur correction » (p. 137). L'auteure donne alors à ce
gouvernement des conduites le nom de « biopolitique déléguée ».

Ce gouvernement par la parole comporte l'échange entre une commission médicale et le patient, lors
de laquelle les « motivations » des décisions du patient doivent être évaluées. Or, celles-ci sont
formulées par la loi de manière suffisamment floue pour laisser une large marge de manœuvre à
l'interprétation. Celle-ci est alors confié par l'État aux médecins et au personnel soignant. Or, que ce
soit dans le cas de l'interruption médicale de la grossesse ou de l'organisation des soins palliatifs, les
dispositifs institutionnels ont un commun souci de se mettre à l'écoute non pas du pouvoir médical
mais du patient, comme l'atteste la présence de profanes dans les commissions médicales et
l'insistance des textes sur le besoin de « faire parler » le patient. Cet échange entre médecin et
patient laisse alors entrevoir une même conception du premier comme être doué de raison et de
réflexivité, capable de mettre à distance ses premières impulsions et ses émotions. Cette image de
sujet raisonnable est cependant atténuée par l'importance donnée au face à face entre le patient et le
médecin; il s'agit alors d'un moment « concentré et dramatisé », qui ne se limite pas à solliciter les
« fonctions supérieures » de l'esprit. Il se trouve encore modifié par les modalités d'échange
discursif entre le médecin et le patient. Toute la tâche du médecin est en effet de vulgariser ses
attentes professionnellement construites, c'est-à-dire ramener le patient vers la conduite considérée
comme raisonnable par le corps médical. Le rôle du médecin consiste alors en une « quasi-enquête
biographique » dans la quelle il n'est pas un acteur neutre; il tend au contraire à réguler le désir du
patient en s'attachant à montrer « ce que peut le corps indépendamment de ce que veut son porteur »
(p. 150).

In fine, l'auteure nous invite à redécouvrir « l'importance (...) de la connaissance par corps
réels et imaginaires, dans l'apprentissage du monde social et de ses interdits, et dans la pédagogie
institutionnelle » (p. 152) ce qui conduit alors à éviter de « désincarner » le monde social. Dans ce
cas particulier cela implique de noter que la matière régulée – le corps procréateur ou mourant –
influence les procédures de regulation.

La seconde partie de l'ouvrage, intitulée « La production sociale des corps », compte quatre
contributions qui analysent successivement le rapport entre l'État et la prostitution, las surveillance
juridique des pratiques sexuelles, la participation des détenus aux soins en prison et l'utilisation
politique du corps souffrant.

Dans son étude sur les politiques de la prostitution, Lilian Mathieu soulève trois enjeux des débats
sur la sexualité vénale : ils participent à la définition du « bon » exercice de a sexualité; ils mettent
en contradiction des représentations contrastées de ce que sont les individus qui se prostituent;
enfin, ils contribuent à fixer les limites du domaine légitime de compétence de l'État, dans la mesure
où la législation en matière de prostitution nécessite de considérer que le commerce du sexe ne
relève pas de la sphère privée mais s'inscrit au contraire dans un registre public.

Une des principales particularités de la loi française en matière de prostitution est l'absence
de définition de cette activité. En effet, seules les activités liées sont définies par la loi et par
conséquence peuvent être punies; il s'agit du racolage et du proxénétisme. Parallèlement, se dessine
un mode de gouvernement composite où cette répression coexiste avec des organismes spécialisés
sont mandatés par la loi pour assister les prostitué(e)s.

L'auteur identifie deux positions qui s'opposent et autour desquelles des coalitions de cause
se forment : d'une part, il y a le « règlementarisme », qui est fondé sur la prévention des expressions
publiques les plus scandaleuses de la prostitution et par une visée sanitaire. Or, cette position a
échoué a enrayer le développement des maladies sexuellement transmissibles et a contribué à
enfermer les prostituées dans un statut dégradant et diffamant; ce qui pouvait auparavant être une
activité intermittente et d'appoint est alors devenue une activité durable et labellisante. D'autre part,
le courant abolitionniste s'oppose à toute réglementation de la prostitution. En son sein cohabitent
en fait deux courant différents : un courant féministe qui milite pour le respect des libertés
individuelles des prostituées et s'oppose à leur répression et un courant puritain qui voit dans la
réglementation une caution donnée par l'État à ce qu'ils perçoivent comme un vice et une débauche.

La cause abolitionniste trouve cependant une certaine unité dans sa lutte contre la « traite
des blanches », dont la Convention internationale pour la répression de la traite des blanches (1910)
marque l'internationalisation. Le triomphe mondiale des positions abolitionnistes advient avec la
signature à l'ONU de la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de
l'exploitation de la prostitution d'autrui en 1949. En France elle est entérinée seulement en 1960
lorsque les mesures d'enregistrement des prostituées sont abandonnées. La position française, qui
consiste à rejeter également l'interdiction et la réglementation de la prostitution, revient à définir
celle-ci comme une activité privée dans laquelle l'État n'a pas à intervenir.

Cela dit, puisque les manifestations extérieures de la prostitution et le proxénétisme


continuent à être réprimés, et que l'État affiche une volonté de prévenir l'entrée des personnes dans
la prostitution et de favoriser la réinsertion de ceux qui se prostituent déjà, la sexualité vénale
continue, de facto, à être encadrée. Cet encadrement relève de trois grands secteurs : en premier lieu
la police, qui se charge de la répression du racolage et du proxénétisme; en second lieu les
travailleurs sociaux, qui partagent la représentation négative de la prostitution de l'abolitionnisme
qui les conduit à émettre le postulat « d'une irrationalité de la conduite des prostituées (qui) les
légitime à prétendre à être mieux à même que les prostituées elles-mêmes d'identifier la manière
souhaitable de conduire leur existence » (p. 166); ils mobilisent alors un « cadre d'interprétation
psychologique ou psychanalytique (...) et appréhendent la prostitution avant tout comme un
symptôme, conséquence de carences affectives ou de traumatismes vécus dans la petite enfance »
(p. 165); le but est alors la réinsertion des prostituées. En troisième lieu se trouvent les association
de prévention du Sida et des maladies sexuellement transmissibles; cette mission sanitaire,
s'occupant des besoins les plus urgents des prostituées, et la présence d'animatrices prostituées ou
ex-prostituées en leur sein provoque un certain désintérêt pour la question de la réinsertion; cela les
oppose bien sûr aux organisations abolitionnistes.

Se dessine alors une nouvelle opposition entre partisans de la reconnaissance de la sexualité


vénale comme « métier » et nouvelles tendances prohibitionnistes. Ces premiers se retrouvent
autour de la mouvance de la « santé communautaire », de laquelle se réclament la plupart des
associations de santé publique. Elles entreprennent alors un travail de redéfinition de la prostitution;
plutôt que d'envisager celle-ci dans des termes d'inadaptation psychosociale ces association
promeuvent une définition en termes « d'exclusion », qui met l'accent sur la précarité dans laquelle
les prostituées vivent. La conception de la prostitution comme un métier les conduit considérer que
ce qui pose problème n'est pas la prostitution en elle-même mais la stigmatisation dont elle fait
l'objet. La vision de l'individu qui fonde cette position est donc celle d'une personne autonome à qui
doit être reconnue « l'aptitude et le droit de décider en toute indépendance de poursuivre ou de
cesser (son) activité » (p. 170). Ces associations mettent alors en avant l'expérience hollandaise qui
normalise le « travail du sexe ». La nouvelle loi hollandaise, datant de 2000, donne en effet à la
prostitution le statut d'un métier et aux prostituées les droits de tout salarié (salaire, congés payés,
organisation syndicale, protection sociale...). Les promoteurs de la loi la justifient par l'amélioration
des conditions de vie et de travail des prostituées, par la lutte contre le trafic des êtres humains, et
par la possibilité qu'elle donne à l'État d'exercer un contrôle étroit sur le marché du sexe. Le
fondement de la légitimité de cette loi est la distinction entre deux types de prostitution : libre et
forcée.

Cette distinction est rejetée par les partisans de la prohibition. Pour ceux-là – fortement
influencés par le féminisme – la prostitution est toujours une violence faite aux femmes, une forme
d'esclavage et ne peut donc pas faire l'objet d'un choix. Le discours des prostituées affirmant avoir
« choisi » cette activité est alors invalidé, qualifié de conséquence d'une manipulation. Ce discours
met en avant l'expérience suédoise, qui innove en criminalisant les clients. Ainsi, « plus qu'une
inadaptation sociale, la prostitution devient dans cette perspective une expression paradigmatique de
la domination masculine, exigeant une intervention à l'encontre des hommes » (p. 176). La
mobilisation prohibitionniste trouve aussi son origine dans l'inscription à l'agenda public de la
question de la traite des êtres humains. L'arrivée des « filles de l'Est » dans les pays d'Europe
Occidentale se révèle particulièrement délicate à gérer pour les États d'accueil, démunis
juridiquement contre ce type de criminalité.

Les conflits entre les différents acteurs engagés autour de la question de la prostitution
invite, selon l'auteur « à répudier les interprétations univoques, et volontiers normatives, en termes
de contrainte oui de contrôle social pour davantage s'intéresser aux modalités concrètes – et
fréquemment mouvantes et ambivalentes – de la régulation des conduites corporelles » (p. 182).

Dans son texte sur « la surveillance juridique des pratiques sexuelles juridiques », Daniel Borrilo
relève le paradoxe « d'un droit qui se pense respectueux de la volonté individuelle, habité par la
notion de consentement, essentiellement laïc, et qui pourtant, laisse une place si étroite aux
individus pour organiser leurs vies intimes » (p. 202-203). L'auteur montre en effet que la hiérarchie
des sexualités s'organise autour du rapport sexuel vaginal à fins reproductifs à l'intérieur du mariage
hétérosexuel. Cette sexualité légitime sert alors à définir des sexualités périphériques, rejetées par le
droit comme allant contre la norme morale. Se servant d'un commentaire de la doctrine juridique et
de la jurisprudence, l'auteur montre comment le droit établit des normes en matière de sexualité.

Le modèle officiel de la sexualité est le mariage hétérosexuel. Au sein de celui-ci, le droit


définit le rapport sexuel par rapport à son objectif reproductif. C'est dans cette finalité que le sexe
entre les époux prend sens. La recherche du plaisir n'a, dans cette conception, aucune place. Les
rapports sexuels sont alors définis par le droit comme un devoir conjugal, réglés alors dans leur
fréquence et leur forme. En effet, la jurisprudence pose comme motif valide de divorce le refus
d'entretenir des rapports sexuels avec son conjoint ou bien la contrainte de relations trop fréquentes.
Elle norme également les gestes sexuels, telle une véritable « police des corps des conjoints » (p.
193). Ainsi la jurisprudence fait encore mention de « pratiques injustifiées » pour condamner la
sodomie et le sexe oral. En effet, le seul sens du sexe entre conjoints étant la reproduction tout
rapport en dehors de la pénétration vaginale peut être qualifiée « d'emballement de la nature ».« En
quelque sorte, il n'est pas seulement question de fabriquer des corps mais aussi subjectiver des
consciences et d'encourager un certain type de représentation de l'activité sexuelle » (p. 191)

Cette identification du mariage hétérosexuel avec la seule sexualité légitime a pour


conséquence la condamnation de l'homosexualité. D'une part par la négative donnée aux
homosexuels de leur reconnaître un droit au mariage. En effet, celui-ci est défini comme pouvant
avoir lieu uniquement entre individus du sexe opposé, toute entorse à cette règle étant un contre
sens parce que le mariage se définit justement par rapport à sa mission reproductive. Une telle
entourse serait en plus un bouleversement de l'ordre symbolique et naturel, toujours selon la
jurisprudence et la doctrine.

Le PACS apparaît dans cette hiérarchie des institutions conjugales comme étant inférieure au
mariage. Puisqu'il peut advenir entre individus du même sexe il ne peut donc être autre chose qu'un
contrat. Il convient alors de rappeler que la jurisprudence a une vision particulièrement négative de
l'homosexualité. Preuve de cela est le fait que le droit considère le fait de traiter quelqu'un
d'homosexuel est une injure et que l'adultère avec une personne du même sexe est plus grâve que
l'adultère hétérosexuel. Le droit du mariage se positionne ainsi véritablement en position répressive
contre l'homosexualité : « ce n'est donc pas autour de la pénalisation directe de l'homosexualité que
s'organise le gouvernement des sexualités, mais au moyen du contrôle d'accès aux prérogatives
disponibles dans l'univers des conjugalités. Autrement dit, ce n'est plus la loi pénale qui fonctionne
comme instrument de régulation mais la loi civile » (p. 200)

Cette étude est ainsi une preuve particulièrement claire de l'actualité de la problématique des
corps. En effet, « l'érotisme, aussi bien dans sa matérialité que dans ses représentations, ne relève
nullement de la notion de " vie privée ", soustraite donc à la sphère publique. L'État devient le
principal promoteur d'un comportement autour duquel les autres pratiques s'articulent et s'agencent
dans un ordre des sexualités » (p. 185). La figure juridique du mariage apparaît donc comme un
véritable dispositif de régulation des comportements des individus, par la formulation de sa forme
légitime et par l'exclusion d'une partie de la population de la possibilité d'accéder à une institution à
laquelle le droit attache une importance symbolique particulière.

Marc Bessin et Marie-Hélène Lechien exposent ici les résultats d'une étude sur les conséquences du
transfert de l'organisation et la mise en œuvre du dispositif de soins en prison de l'administration
pénitentiaire au service public hospitalier. Les auteurs mettent en avant l'utilisation d'une méthode
socio-ethnographique, plus à même selon eux d'appréhender « les enjeux du changement dans les
politiques du corps des détenus » (p. 208).

La loi de janvier 1994 produit une nette amélioration dans la qualité de l'offre soignante. En
introduisant un personnel hospitalier dans le milieu carcéral, le nouveau dispositif importe
également des outils et des postures soignantes étrangères à ce milieu. Ces professionnels travaillent
en effet, de leur arrivée, à construire l'autonomie de leur intervention par la délimitation physique de
l'espace sanitaire par rapport à l'espace pénitentiaire. Les infirmières hospitalières qui viennent
travailler dan les UCSA (Unités de consultation et de soins ambulatoires) des prisons se sont portées
volontaires pour ce poste. Or, elles sont mal informées des conditions de travail, comme le montre
les témoignages qui décrivent les infirmeries à travers les termes de « manque », « retard » et
« anarchie ». Si les avancées sont donc notables, il convient néanmoins de souligner le fait que les
soins en milieu carcéral demeures dérogatoires du système pénitencier; on demande ainsi par
exemple aux détenus de justifier toute demande d'accès aux soins, ce qui est vu comme une sanction
supplémentaire. L'administration pénitentiaire des corps apparaît ainsi comme une négation des
frontières entre le public et le privé, la « chasse à l'intimité » étant érigée en mission de
l'administration. Cela pousse les détenus à se construire des « niches protectrices », lieux qui
servent à déverser cette intimité. L 'investissement des détenus dans les soins de leurs co-détenus
peut avoir cette fonction protectrice contre l'institution.

Les situations de délégation des soins constituent d'une part une confrontation entre les
groupes sociaux – soignants, surveillants, détenus – pour définir la répartition des tâches dans les
soins des détenus en situation de handicap ou maladie grave; chacun rejetant alors la responsabilité
sur autrui. Elles constituent en outre un enjeu pour les prisonniers dans leur relation à l'institution
carcérale. Pour les surveillants, le contact proche avec les détenus brouille les limites qui séparent
les deux groupes; il est ainsi vécu comme extrêmement gênant de rentrer en contact avec les corps
des détenus, de rentrer en contact avec le sale et avec la dépendance physique, d'imposer donc un
travail hygiénique – vu comme féminin – aux surveillants. Ceux-ci tendent alors à déléguer le
travail au personnel soignant, particulièrement aux infirmières, dont la féminité semble à leurs yeux
mieux préparer à ce genre de tâche. Or, celles-ci ont une conscience de leur profession valorisant un
savoir-faire technique et rejettent les tâches disqualifiantes liées à la gestion de l'inconfort des
détenus. Elles refusent alors d'être accaparées par des tâches peu valorisantes, telles la toilette des
handicapés.

Les logiques de délimitation professionnelle dans ce deux corps professionnels tendent donc
à déléguer les soins aux détenus. Or, même lorsque ceux-ci montrent un dégoût et un rejet pour ce
type de tâches, force est de constater qu'ils se trouvent dans la position la plus fragile. Si la
participation aux soins des handicapés et des toxicomanes peut apparaître pour les détenus comme
unne délégation du « sale boulot », les auteurs observent également un retournement du stigmate.
« Non seulement ce sale boulot n'est plus perçu comme tel, mais il participe d'une résistance à
l'ordre carcéral et d'une " stratégie de dignité " dans un univers où l'humanité des détenus est
déniée. » (p. 224)

Pour certains détenus, la participation au travail de soins est investie d'un sens positif et
revendiqué comme un attribut d'humanité. Ils manifestent alors un sentiment de « victoire » sur
l'institution carcérale. Le détenu tire ainsi des bénéfices de la participation aux soins :
« reconnaissance du personnel soignant sollicité pour des conseils, structuration du temps autour de
cette " expérience " qui crée de nouvelles occasions d'apprentissage »(p. 229).

Somme toute, l'activité de soins est le résultat de négociations entre des acteurs différents
aux intérêts divergents qui élaborent alors des compromis, des arrangements et des accords. « Des
recompositions de pratiques et des redéfinitions de l'éthique professionnelle se mettent en place,
chacun tentant de légitimer son travail, menacé par la dévalorisation liée au cadre d'exercice » (p.
232)

Le dernier texte de l'ouvrage, écrit par Didier Fassin, traite des usages politiques du corps. Il est issu
de deux études « dans les quelles les agents se servent de leurs corps, des malheurs dont il témoigne
et des histoires qu'il atteste, pour faire une demande qui a pour enjeu leur existence » (p. 237).
Premièrement, il s'agit des « suppliques » envoyées à la Direction des Affaires Sanitaires et Sociales
de la Seine-Saint-Denis dans le cadre de la mise en place parle gouvernement d'un fonds d'urgence
destiné à porter assistance aux chômeurs. Deuxièmement, l'auteur traite des suppliques envoyés au
préfet par des étrangers dans le cadre d'une procédure d'obtention d'une carte de séjour pour
« motifs humanitaires ». Plutôt que d'y voir une imposition d'une bio-pouvoir, l'auteur propose de
traiter ces cas dans les termes de la « bio-légitimité », dans la mesure où ici c'est le corps qui donne
droit à une allocation d'urgence ou à une carte de séjour. « Le corps, malade ou souffrant, est (...)
investi dans ces situations d'une sorte de reconnaissance sociale en dernière instance que l'on tente
de faire valoir lorsque tous les autres fondements d'une légitimité semblent avoir été épuisés » (p.
240, souligné par l'auteur). C'est donc une politique des dominés, dans laquelle ils en viennent à
utiliser le corps comme source de droits. L'exposition fait l'objet d'un récit autobiographique qui
cherche alors à mobiliser des arguments légitimes en vue de la reconnaissance de la souffrance » et
la « détresse ». Ce récit ne tend pas vers la linéarité, il est au contraire fragmenté et sélectif, il vise à
apporter des bribes vues comme autant d'arguments en faveur du suppliant. Il est en outre soutenu
par des documents officiels qui attestent la véracité des événements racontés. Dans cette articulation
entre un récit subjectif d'une part et un dossier objectif de l'autre (on pourrait croire que ce dernier
suffirait largement) l'auteur voit une « politique de l'obligation » : « le récit enrichit la demande
d'une perspective plus globale et en même temps plus individuelle sur celui ou celle qui la formule.
Il prouve la bonne foi et la bonne volonté du requérant qui accepte ainsi de se dévoiler, il fournit la
contrepartie nécessaire de l'échange de prestations entre l'État et ses sujets » (p. 248).

Dans l'analyse des récit des requérants, l'auteur identifie quatre topiques du malheur : la
nécessite, où le corps se pose en témoignage vivant à travers les privations et les symptômes qu'il
manifeste; la compassion, où le requérant tente d'établir une relation concrète et immédiate avec son
juge; le mérite, où le corps résistant à la déchéance demande du secours pour « s'en sortir »;
finalement, la justice, qui apparaît très rarement, comme si la position de requérant se prêtait mal à
la revendication d'un droit. Le point commun de ces topiques est de chercher « à construire, dans le
cadre d'une rhétorique se voulant à la fois fondée et convaincante, un lien entre leur situation et les
altérations de leurs corps » (p. 251).

Du côté des commissions d'attribution, l'auteur remarque que les marges de manœuvre
laissées par l'État aux fonctionnaires chargés de décider le sort des différents dossiers est très large.
Au non de l'individualisation des politiques publiques, l'État confie à chacun de ses agents le soin de
prendre en compte les éléments singuliers de chaque histoire et de chaque cas. Or, le choix dans ces
cas n'est pas anodin; l'auteur le qualifie de « choix pathétique », produit d'une « association entre
rareté des ressources, enjeu de vie et de mort et confrontation directe à la souffrance d'autrui. D'où
donc, selon l'auteur, un déplacement des limites entre politiques de la justice et politiques de la pitié.
En effet, la mise en exergue du malheur d'autrui place la pitié au centre de la justice, la première
remplace la dernière dans la perception des histoires individuelles. Or, cette individualisation
voulue par la politique déplace le traitement de la pitié vers la compassion. C'est-à-dire que de
sentiment abstrait devant les souffrances on passe à une émotion concrète ressentie à la perception
de l'être souffrant.

Or, l'auteur constate que très vite advient une certaine « banalisation de la souffrance » qui
se traduit par la baisse d'avis favorables donnés par les fonctionnaires chargés d'évaluer les dossiers.
Les transferts de sympathie deviennent alors plus rares et la suspicion se développe à l'encontre des
demandeurs. L'auteur y voit un paradoxe qui le mène alors à s'interroger sur le sens de la procédure.
Finalement, au lieu de considérer que les biens sont attribués sur la base du contenu d'un récit,
l'auteur affirme que le sens de la politique est d'obliger les individus à se soumettre à une procédure
d'exposition d'eux mêmes. En effet, l'analyse de la procédure d'attribution semble indiquer que le
récit pathétique est secondaire dans le jugement émis. « Dès lors, plutôt qu'une vérité du corps
souffrant, ce que chercherait à réaliser cette forme de gouvernement serait une véridiction par le
récit : l'accomplissement d'une épreuve consistant à témoigner de la propre vérité ». (p. 260). C'est
donc en termes foucauldiens d'un double processus de subjectivation et d'assujettissement de
l'individu, c'est-à-dire de construction de soi et de soumission à l'État. L'intérêt du texte est alors de
s'intéresser à la production de sujets comme réalité politique.

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