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P. BOYANCE NOTE SUR LA TETRACTYS Extrait de L’Antiquité Classique T. XX (1951), fase. 2. BRUXELLES 1951 MELANGES — VARIA NOTE SUR LA TETRACTYS par Pierre Bovancé Il mest arrivé a plusieurs reprises de m’occuper en passant de la formule du catéchisme pythagoricien, qui concernait Voracle de Delphes (*) : « Qu’est-ce que V’oracle de Delphes? » disait la question et la réponse était : « La tétractys, ce qui est précisément I’harmonie dans laquelle sont les Sirénes. » (*) Ce fut toujours, a la suite de M. A. Delatte, pour confirmer l'intuition de ce dernier, qui rapprochait de Vénigmatique définition le mythe de la République et le rdle qu’y joue I’harmonie des sphéres placée sous le patronage des Sirtnes (*). J’ai_essayé d’asseoir plus solidement le symbolisme pythagoricien sur les réalités cultuelles de Delphes et en particulier sur la présence de trois « Muses », d’un type particulier, qui avaient les noms des cordes de la lyre et peut-étre certains caractéres des Sirénes. Une formule de Nicomaque de Gérasa indiquait que la premiere tétractys était en effet en rapport avec les quatre cordes de la lyre et les ac- cords entre celles-ci (4). La soutenance récente devant la Faculté des lettres de Paris d’une thése remarquable sur la tétrade, thése dont je souhaite vivement qu’elle soit bientét imprimée et publiée (5), m’a amené a revoir la (1) Notamment Revue des études anciennes, 1938, p. 314; Les Muses et UVharmonie des sphéres, Mélanges dédiés 4 la mémoire de Félix Grat, Paris, 1946, p. 3 et suiv. (@) Tl gore 18 av Ackgois pavteiov ; rergaxric neg éoriv H dg- novia, év # ai Leveivec (ap. Jamblique, V.P., 82, p. 47 Deubner). (3) Btudes sur ta littérature pythagoricienne, Paris, 1915, p. 259 et suiv. (A) Excerpt. ex Nicom. 7 Mus. Script. Jan. p. 279: ..., xdvtebOev 1 medty tergaxtds ty tv ovupomdy anyiy Exovoa dvapawvoperny TOY Q, 1 6, iB indens te xat wéons xai naganéons Eyovaa Adyor xai viv éxdy- So0v xegchaypdvovea. (5) I s’agit de la thése secondaire de Paul Kucharski, £tude sur la doctrine pythagoricienne de ta Tétrade, soutenue le 14 juin 1950. 422 P, BOYANCE question qui m’avait préoccupé et & me rendre compte que je pou- vais et devais étayer ma propre interprétation sur divers éléments, dont Vétude, si je ne m’abuse, est propre & la renforcer notablement. J'ai signalé déja quelque part, dans une note sommaire, que Phy- pothése de M. A. Delatte mettant en rapport oracle de Delphes et harmonie des sphéres pouvait étre illustrée par un texte antique, celui de Martianus Capella (?). Il me reste A en développer le sens et Aen souligner 'importance. Dans I'extraordinaire compilation qu’est le récit des Noces de Mercure et de 1a Philologie, nous sommes ame- nés A un moment donné & Delphes. La, dans les arbres de la forét, retentit une ¢ harmonie » qui nous est définie en des termes des plus précis comme correspondant aux quatre accords fondamentaux : oc- tave, quinte, quarte, ton (). Cette formule est celle méme de la pre- mire tétractys de Nicomaque de Gérasa. Done j’avais raison de me reporter & celle-ci pour illustrer Vakousma pythagoricien. Si nous continuons la lecture de Martianus Capella, nous y découvrons que cette harmonie, ceuvre d’Apollon dans le bois delphique, est Ia méme que celle qu’installé dans le soleil, ce dieu produit dans l’univers. Crest done bien, comme le supposait M. Delatte, ’harmonie pytha- goricienne, dans toute sa portée, secret de la musique et de univers. D’out vient A Martianus Capella cette singuliére doctrine? I n’y a pas & douter qu'il s’inspire de néoplatoniciens (*). Mais je crois que hous pouvons faire un pas de plus. Toutes ces spéculations chez ces auteurs sont accrochées d’ordinaire A des textes du maitre, A des textes de Platon et ici je ne mets pas en doute que le texte en cause soit le passage du Cralyle sur Apollon (*). Il peut s’agir soit spécia- (1) Reoue des études anciennes, 1938, p. 316, n. 1. (2) I, § IL (p. 10-11 Dick): Inter haee mira spectacula Fortunarumque cursus [motus] nemorum etiam susurrantibus flabris canora modulatio melico quodam erepitabat appulsu. Nam eminentiora protixarum arborum culmina perindeque distenta acuto sonitu resultabant: quiequid uero terrae confine ac propinquum ramis acctinibus fuerat, grauitas rauca quatiebat. At media ratis per anneza succentibus duplis (Octave) ac sesquialteris (Quinte) necnon etiam sesquitertiis (Quarte), sesquioctauis (Ton) etiam sine discretione iuncturis, Licet interuenirent Limmata, coneinebant. Ita fiebat, wt nemus illud harmoniam totam superumque carmen modutationum congruentia personaret. § 12 Quod quidem exponente Cyllenio Virtus edidicit etiam in caelo orbes farili ratione aut concentus edere aut succentibus conuenire. Nec mirum, quod Apollinis situa ita rata modifica- fione congrueret, cum caeli quoque orbes idem Delius moduletur in sole, elc.. (8) Sur influence des néoplatoniciens sur Martianus, voir Pierre Coun- crite, Les lettres grecques en Occident. De Macrobe & Cassiodore, Paris, 1943, p. 198 et suiv. (4) Cratyle, p. 404*-406, Cf. par exemple se référant a ce passage, Proclus, in Rem publicam, I, p. 57 15 G. Kroll. Dans le texte de Martianus les mots « cael quoque orbes idem Delius moduletur » font, je erois, directement écho dans le Cratyle aux mots + radra xdvra(les cercles du ciel et Ia musique terrestre)... NOTE SUR LA TETRACTYS 423, lement d’un commentaire de ce dialogue soit peut-étre du traité de Porphyre sur le Soleil (#). Ce passage du Cratyle est en tout cela fon- damental, parce que sur ce point essentiel Vexégese néoplatonicienne ne s'est pas égarée sur de fausses pistes : en y reconnaissant Vinspira- tion pythagoricienne, elle n’a fait qu’y lire ce qui s'y trouve dit plus clairement peut-étre qu’en aucun autre point de Platon (). Mais en ce qui concerne la formulation particuliére de l'akousma que suggére V'exégise de Martianus Capella, il pourrait y avoir quel- que doute chronologique (*). Il est certain que j’avais raison de rappro- cher de Voracle delphique la tétractys mentionnée par Nicomaque de Gérasa, puisque c’est par cette tétractys que les néoplatoniciens conjoignaient au Cratyle 1a formule de Vakousma. Mais on pourrait se demander si en cela ils étaient bien fidéles & un pythagorisme authentique, plus ancien que le tardif Nicomaque de Gérasa. Sur ce point aussi je puis apporter une réponse et un complément. Un premier indice pourrait étre tiré de Yemploi méme du mot d’ + har- monia» « dans le sens archaique de gamme limitée a I’étendue d'une octave » (Th. Reinach). Puis Vidée que ’ « harmonie » est un qua- ternaire constitué essentiellement par les quatre cordes, néte, mése, paramése, hypate et par les quatre accords fondamentaux, octave, quinte, quarte et ton est bien plus ancienne que Nicomaque de Gé- rasa : elle se retrouve dans une page du fameux dialogue d’Aristote, Sur la philosophie, laquelle page nous a été conservée par une ample citation du traité attribué A Plutarque, Sur la musique (#). Dés les premiers mots le caractére pythagoricien en est trés apparent. I nous importe peu ici de savoir dans quelle mesure ’Aristote de ce dialogue pouvait la prendre & son compte (*). On y lit done que Vc harmonie est céleste »— allusion claire 4 Vharmonie des sphéres — qu’elle a « une nature et belle et divine et démoniaque » (*). On y voit dguovig tii xodet dua... oi j'ai indiqué dans Le culte des Muses chez les phi- losophes grees, p. 101, n. 2 qu'il y a lieu de garder le zoAeZ des manuserits, cor- rigé par Ast et d'autres éditeurs en zodezeat et de donner & xodet Apollon comme sujet. (1) Cl. Councente, op. Laud. p. 200, n. 7. (2) Le passage essentiel est a cet égard p. 405d invoquant of xoppot eg povaweiy xal dargovopiay c'est-a-dire (cf. République, VIL, p. 530 a) indu- Ditablement les pythagoriciens. (3) «...C’est une fabulation bien tardive sur le théme de la tétractys, comme fon en trouve a foison dans les Theologouménes d’Arithmétique et dans Vou- vrage compilé par Théon de Smyrne. » (Kucharski). (A) Puorangue, De musiea, ¢. 23, p. 1139b = frag. 25 Walzer. (5) Le probleme des rapports entre Aristote, et le pythagorisme n'est guére envisagé dans Vanalyse excellente d’A. J. Festugiére, Le diew cosmique, Paris, 1949, p. 251 et suiv.; voir toutefois sa note 1. (6) 'H S'douovia eotiv odgavia, ti» paw Exovea Belay xa xahijy zai Sayoviay~ tergaueo)s 52 tH dvvduce xepvxvia xth. Th. Rel-

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