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{ L E S Pe t i t s ma ti ns}

03 Derek Munn Une fresque // 11 Françoise Cohen


Tempo // 17 François Claude-Félix QRZ Angélique //
27 Romina Doval L’homme de la voie ferrée // 37 Pierre
Favory Le 16 juin 1940 // 41 Philippe Di Maria Le
sablier // 45 Adriana Langer Boules Quiès // 51
Guillaume Vissac Les tics du cordon // 55 Chris Simon
La langue de Laura // 67 Philippe Turin Mille anges
divins, mille séraphins // 71 Marianne Brunschwig
Enfin ! // 77 Myrto Gondicas La vie continue // 81
Danielle Lambert Une voiture rouge // 95 Jorge Davila
Miguel La Messagère

Ce numéro a été publié avec le concours du


Centre national du livre et du Conseil régional d’Ile de France
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Derek Munn

Une fresque

Il crache, tourne, recule, passe les mains dans les cheveux, sur le
visage. Quand il lève les yeux, une petite saignée de lumière coule du
haut du mur. Un éclat doux, jaune orange, où le soleil s’infiltre. Une
tache sur le plâtre terne. Une tache qui sera difficile à enlever.
Pourquoi penser ça ?
Il pose la tête de la masse sur le sol, s’appuie sur le manche et
regarde. Ça lui fait quelque chose. Un souvenir ? La mémoire d’un
rêve ? Quelque chose. Comme si l’ombre de cette pièce l’enfermait
depuis longtemps.
Un filet de sable, de poussière tombe du bord du trou, il l’entend
grésiller au même moment où il prend conscience du silence. Pour un
instant il écoute.
Puis il s’approche du mur.
Il lève une main et la tourne, la rince dans la chaleur et la lumière,
faisant jouer son ombre devant la tache. Il y a un petit morceau de plâtre
prêt à tomber. Il le détache et le tient dans les rayons du soleil comme

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s’il examinait une pierre précieuse. Puis il le glisse dans sa poche.


De toute façon, il faut tout casser.

Le patron l’a déposé tôt, avec les outils et une première charge de
sable, avant de repartir pour un autre chantier.
Il faut démolir l’appentis et tout dégager pour créer une terrasse
au-dessus de la piscine. Du mur de la maison, une fois que tu l’auras
exposé, il faut enlever le plâtre, puis le nettoyer et l’égaliser le mieux
possible. Ils veulent qu’on construise un auvent qui avancera sur la
moitié de la terrasse. On crépira la partie du mur là-dessous. Après ils
vont y peindre une fresque.
Une fresque ?
Oui.
Ce sont des artistes ?
Artistes ? Non. Je ne sais pas.
Quel type de fresque ?
J’imagine que ça sera des palmiers, quelque chose comme ça.
Des palmiers ?
Des palmiers ou autre chose, des ruines peut-être, des statues
grecques, je n’en sais rien, mais tu vois le genre. Ça fera une ambiance
pour la piscine.
Faut garder les tuiles ?
Trie-les, s’il y en a qui peuvent encore servir on les amènera.
Mais pour l’auvent ils veulent du neuf. Je reviendrai en fin d’ après-midi
avec le camion.

Une fois le bruit du moteur éloigné, le calme était étonnant. Il a


mis l’échelle en place puis, perché sur le toit de l’appentis, il a fumé une
cigarette. C’était une maison isolée, le chant des oiseaux dans les arbres
autour semblait affûter le silence. En regardant du haut il avait l’impres-
sion d’avoir la charge de ce silence. Pour un instant il a ressenti une
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Une fresque

sorte de réticence en pensant à la violence que serait le bruit de son


travail. La cigarette terminée cependant et le mégot jeté, il n’y a plus
pensé.

Ça va ? Ça se passe bien ?
C’est une jeune femme, il ne l’a pas vue arriver.
Oui, oui, pas de problème.
Mais vous êtes seul ?
Oui.
Ça doit être dur non ?
On a l’habitude.
Il secoue la tête, dégage quelques morceaux de débris de ses
cheveux.
Elle lui semble frêle. Il suit son regard vers l’appentis qui a déjà
l’air d’une ruine avec sa charpente exposée et les ouvertures de la porte
et les fenêtres béantes. Le silence s’étire.
Là je suis obligée de sortir, mais je ne serai pas partie très
longtemps. Je ne sais pas si vous aurez besoin de quelque chose...
Non, non, j’ai tout ce qu’il me faut. Merci.
Je ne serai pas longue en tout cas. Après je serai là toute la
journée. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à deman-
der. Je serai dans la maison.
Quand elle est partie, il a eu l’impression de l’avoir imaginée. Il
allume une cigarette. Pendant qu’il la fume il pense au morceau de
plâtre. Il le sort de sa poche et le regarde dans la lumière intense du
soleil. La face lisse porte des traces d’un vieux badigeon rouge. Ça lui
semble comme un souvenir de quelque chose d’agréable.

À midi le travail est bien avancé. Il se lave les mains et le visage


sous un robinet sur le mur de la maison. Pour manger il s’assoit dans
l’herbe, sur une pente où il imagine qu’ils vont construire des marches.

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La piscine est en bas, protégée pasrune bâche et encore entourée de


terre nue. La margelle et la plage seront installées en même temps que
la terrasse en haut. Le jardin est enfermé par des arbres et une haie
sauvage. À la lumière du soleil, le feuillage renvoie le chatoiement d’un
infini de tons de vert.

Je vais faire du café, vous en voudriez ?


Volontiers. Je vous remercie.
Il vient juste d’allumer une cigarette, savourant les derniers
moments avant de réempoigner la masse.
Elle revient quelques minutes plus tard, portant un petit plateau
qu’elle pose à même le sol.
Vous prenez du sucre ?
Non, merci.
Elle lui tend une tasse puis prend l’autre et avance vers ce qui
reste de l’appentis.
Ça fait bizarre.
On dit toujours ça, mais très vite on oublie.
Et vous avancez vite, pourtant il avait l’air d’être bien solide.
Il l’était. Bien entretenu il aurait pu nous enterrer tous les deux
sans problème. Mais vous savez, avec les matériaux qu’ils utilisaient à
l’époque, une fois entamé, c’était assez friable aussi.
C’est dommage peut-être.
Il a servi, maintenant vos besoins sont différents. Il ne faut pas
regretter.
Il a l’impression, quand elle sourit, d’un sourire dilué. Elle lui
semble plus jeune qu’elle ne puisse l’être. Elle a quelque chose d’une
enfant, mais, en même temps, d’une enfant mûre avant son âge.
Le patron m’a dit que vous allez y peindre une fresque. Vous êtes
une artiste ?
Moi ! Pas du tout ! Non, nous avons une amie qui est peintre.
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Une fresque

Elle nous a proposé d’y faire quelque chose. Je ne sais pas ce qu’elle a
en tête, elle ne veut pas nous dire. Nous devons lui faire confiance.
D’habitude j’aime bien ce qu’elle fait, mais là, je ne sais pas ce que ça va
donner. Ce n’est pas comme une toile.
Avec le site, quand tout sera fini, je suis sûr que ça va être beau.
Vous croyez ?
Oui. Je suis certain.
Merci.
Il la regarde s’éloigner en s’étonnant de se sentir ému par la
silhouette délicate de son dos. Elle porte une robe, ocre rouge, d’un
tissu léger et d’une coupe simple, pure. Ses jambes sont pâles. Au
moment où elle arrive au coin de la maison, le soleil fait étinceler un
maillon de la petite chaîne entourant sa taille.

Il est blanc de poussière, en train de trier quelques pierres dans


le tas de gravats, quand le patron revient en fin d’après-midi accompa-
gné d’un autre ouvrier. Ils mettent quelques tuiles derrière le camion,
mais il reste peu de place car il a déjà été chargé sur l’autre chantier.
T’es bien avancé. Lundi on attaquera la dalle.
Avant de monter dans le camion il se secoue et se frotte les
cheveux, le visage.
Au dépôt, ils déchargent le camion, puis se serrent la main et
chacun part de son côté.
Bon week-end.
De nouveau il bat ses vêtements et se peigne les cheveux avec les
doigts avant de monter dans sa voiture.

Et alors, y es-tu allée, qu’est-ce qu’il t’a dit ?


Qu’est-ce que tu veux qu’il me dise. Pour l’instant il a juste
renouvelé l’ordonnance. Peut-être la prochaine fois, si les résultats des
tests sont toujours stables, on essayera un autre médicament, plus léger.

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Mais faut pas attendre des miracles. C’est l’âge aussi tu sais.
On n’est pas vieux.
Elle rit.
On n’est plus trop jeune non plus.
Il se sert un autre verre d’eau et le vide d’un trait.
J’avais soif.
Tu m’étonnes. Vu l’état de tes vêtements. Je les ai mis à laver. Il y
avait ça dans une poche.
Oui, je l’avais oublié.
Parce que tu l’avais gardé exprès ! Mon pauvre. Tu ramènes ton
travail à la maison maintenant. Tu aurais dû commencer avant. Si tu
avais apporté une pierre ou une brique chaque jour. Avec tous les
chantiers que tu as faits, on aurait pu construire notre propre maison.
Elle pose le petit bout de plâtre sur la table entre les assiettes
sales.
Il rit.
Oui, je ne sais pas ce qui m’a pris. Il y avait quelque chose sur le
moment. Un jeu de lumière. Et ces traces de rouge. Tu ne trouves pas
ça joli ?
Et tu dis qu’on n’est pas vieux.
Pour une fois que je t’amène un cadeau. On va se balader un
peu ?
Non, pas ce soir.
Ça te ferait du bien.
Non. Je sais. Mais je suis trop fatiguée. Vas-y toi. Va voir tes
copains.
Il se lève. En contournant la table il lui pose une main sur
l’épaule et elle penche la tête pour la coincer un instant avec sa joue.

Il descend la poubelle en même temps. Sur le trottoir devant la


porte d’entrée il allume une cigarette et regarde si une place s’est libérée
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Une fresque

pour rapprocher la voiture.


Non.
Au coin de la rue, la configuration des bâtiments laisse une
ouverture sur le ciel, une sorte de crevasse entre les murs où il voit les
teintes flamboyantes du coucher du soleil. Sur quelques mètres, les
murs réverbèrent une clarté étonnante. Il s’arrête un moment, comme
pour l’aspirer avec la fumée.

Rachid et Bruno sont déjà sur l’esplanade en train de regarder les


parties de pétanque. Il les rejoint sur le banc sous les arbres.
Ça va ?
Comment va ta femme ?
Comment va ton fils ?
J’ai deux pneus à changer.
Plus que les paroles, c’est le calme qu’ils partagent. Un calme qui
laisse sa place à la fatigue.
À un moment il regarde ses mains, il a l’impression qu’elles
serrent un vide pesant. Elles tremblent. Il ferme les yeux et se frotte le
visage. Il sent le savon de sa douche, mais dans sa peau il y a comme un
souvenir de sable, de poussière.
Je vais me coucher.

Il se faufile entre les jeux, les parterres.


Avant de traverser la route il décide d’allumer une dernière ciga-
rette. En sortant le briquet il sort aussi le morceau de plâtre. Il sourit.
Il le regarde, le retourne. Sous la lumière indifférente des lampadaires
il est terne, éteint. Il le lance dans l’air, le rattrape.
Tu es con.
Puis il le jette parmi les pierres au bord du chemin.
Sur ses doigts, quand il actionne le briquet, reste la sensation
d’un résidu poudreux.

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Françoise Cohen

Tempo

Elle – Ce doit être un peu comme se jeter à l’eau. Il y a d’abord l’idée, plutôt
désagréable, du frisson provoqué par le froid. Ensuite, la décision, difficile, de se jeter tout
de même. Puis la sensation bien réelle de l’eau froide.
Mais sauter de l’écran au monde, c’est différent, et, sans transition, elle se
retrouve en plein milieu d’une plaine sous un soleil ardent. Elle n’en a jamais connu
d’aussi fort. La chaleur et la lumière l’étourdissent et l’immobilisent à la fois. Qu’attend-
elle ? Que fait-elle là, au milieu de cette plaine ? Ne dirait-on pas qu’il lui manque
quelque chose ? Pas un détail, quelque chose d’essentiel. Peut-être un élan, oui, une sorte
de mouvement qui l’entraînerait et la ferait aller de l’avant, irrésistiblement.
Elle chantonne. Elle le fait sans s’en rendre compte. Peu à peu, elle en vient à
prêter attention à ce qu’elle chante, à s’écouter : c’est un air connu, la musique d’un film.
Qu’il faisait bon vivre au milieu des musiques de film ! Elle connaît si bien leurs
rythmes : le galop des chevauchées du Far West, les romances aux mélodies sucrées, les
accords graves et les silences annonciateurs de tragédies. Tout cela n’est plus que
souvenir… Car il y a un avant et un après le saut, de l’autre côté de l’écran. Alors, à
cet instant précis, seule, au milieu des champs, elle désire violemment que la musique
l’enveloppe à nouveau, la porte, la guide dans la direction à suivre, comme naguère.
Comme lorsqu’elle était l’image d’une autre sur une pellicule.

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Elle se souvient de Louise, dont elle n’était qu’un reflet, l’ombre, ou plutôt la
lumière.
Le soleil l’éblouit, elle ferme les yeux et avance droit devant elle, heureuse de
sentir sur ses joues, sur ses lèvres, le vent qui caresse et qui apaise. Les yeux fermés, ses
sens s’affinent peu à peu.
Il y a d’abord l’odeur des pins qu’apporte la brise. Il y a cette lumière persis-
tante au fond de sa rétine, qui se pose comme un voile brillant sous ses paupières et les
saupoudre de paillettes d’or. Il y a, sur son cou, les rayons verticaux du soleil, et le collier
de gouttelettes qu’ils ont fait naître. Elle ne se contente pas d’accueillir toutes les sensa-
tions nouvelles, elle paraît se dissoudre en elles : au chant d’un grillon, elle tressaille, puis
devient chant de grillon.
Elle rouvre les yeux et s’assoit sur le bord du chemin. Soudain, plus le moindre
bruit, plus le moindre son. Elle n’y est pas habituée et cela l’effraie. Elle en a même le
vertige. Le silence est-il aussi annonciateur de malheur dans ce monde-ci ?
La liberté, c’est donc cela ? Un vertige de silence qu’il faut combler, chacun à sa
manière, et des temps morts dont on ne sait que faire ? Elle habitait dans un monde de
lumières, un monde où la musique emplissait le temps et l’espace. Chaque geste comp-
tait alors, chaque sentiment, chaque action était suffisamment intense pour la soulever
d’enthousiasme. Tout avait un sens. Mais c’était un lieu parfait et clos dont elle croyait
ne pouvoir jamais s’échapper.
Là-bas, elle n’était qu’une empreinte lumineuse, simple projection de Louise.
Elle s’est affranchie de tout et ne sait pas si elle doit s’en réjouir.
*
En ce début janvier 2001, le laboratoire de la cinémathèque
évoque un îlot de lumières artificielles dans un jour d’orage à la tona-
lité sombre. Un homme vêtu d’une blouse blanche passe dans le couloir
en poussant devant lui un chariot rempli de pellicules. Il frappe à une
porte et l’ouvre sans attendre.
– Dernier arrivage de films anciens ! Marc, on m’a chargé d’un
message pour toi : prends bien soin de Soleil sur la plaine, s’il te plaît. Un
petit bijou en péril, à ce qu’il paraît. Il date de 1937. Il vaudrait mieux
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Tempo

que tu t’en occupes toi-même. La bande-son contient d’excellentes


interprétations de morceaux classiques.
La porte s’est refermée. Marc joue un moment avec l’une des
précieuses bobines qu’il fait rouler sur la table, puis regarde vers la
fenêtre, source d’obscurité, aujourd’hui.
*
Elle – Devant un terrain vague, elle imagine qu’elle se trouve au milieu d’un
champ de coquelicots : taches orange parsemant la prairie qu’elle traverserait, le corps à
moitié enfoui dans l’herbe haute. Elle fait mine de soutenir le manche d’une ombrelle.
Rien ni personne ne peut l’empêcher à présent d’exercer sa fantaisie. Comme
c’est exaltant ! Et maintenant : « Musique, maestro ! » Elle se met à chanter à pleine
voix les premiers mouvements de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak.
Elle voudrait, telle une héroïne, une Louise, s’élancer à la recherche de quelque
paradis, de quelque Amérique… Elle se lève et part en courant comme si elle connais-
sait le chemin. Elle rencontre l’odeur de la pluie, la fraîcheur du soir, le soleil ardent. Elle
découvre tous ces bruits inconnus, et cette vie qui étreint et qui surprend.
À ce moment-là, des voix de paysans qui travaillent dans les champs se font
entendre. En s’approchant, elle aperçoit un homme barbu, aux traits rudes. Plus loin,
c’est le contraste du visage fripé d’une vieille femme, encadré de deux bandeaux lisses,
qui retient son attention.
Je serais comblée, pense-t-elle, si la musique de Dvorak se mettait à résonner
maintenant, comme si elle fracassait le ciel d’été. Elle me prendrait la main pour me
conduire dans ce labyrinthe. Ou hors du labyrinthe, qui sait ?
*
Cinq ou six personnes vont et viennent, affairées, dans le labo-
ratoire. Marc, lui, sort de la salle de projection en titubant. Il s’arrête,
perplexe, pour examiner la bobine de film qu’il tient à la main. Il la
tourne dans tous les sens : « Soleil sur la plaine, 1937 », dit l’étiquette.
Cette pellicule est bien l’une de celles qu’on lui a confiées hier et qu’il
vient de traiter, un film au nitrate qu’il a transféré sur un support plus
moderne. Décidément, il n’y comprend rien. Il se frotte les yeux. Il a

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pourtant procédé comme de coutume, avec toute la minutie dont est


capable un spécialiste en restauration comme lui. Alors ? Alors, pour la
première fois, il se sent dépassé par un phénomène inconnu.
L’opération de sauvetage ne s’est pas du tout passée comme prévu.
Incompétent, lui ? Par la trouée rectangulaire de la fenêtre, ses pensées
tentent de s’accrocher à un point de fuite lointain. Le ciel bleu pâle que
la tourmente de la veille a allégé semble le narguer de sa transparence.
*
Elle – Le crépuscule, déjà : le feu se fait cendre. La prairie prend fin abrupte-
ment sur le rebord d’une falaise. En bas, les vagues avancent sur la plage pour se cogner
et se casser aussitôt contre le roc. Elle voit tout ça, l’invente ou s’en souvient. Peu importe.
Le sable qui s’imbibe d’eau, de sel et de tiédeur. À mesure qu’elle s’éloigne de son point
d’origine, de son enfermement, elle revit. Une symphonie de Mahler s’accorderait à
merveille avec la lumière crépusculaire qui s’éprend des vagues, des dunes et des mouettes,
avec les mouettes se posant sur les flaques d’eau miroitantes. Elle fredonne une symphonie
pour les mouettes.
Peut-être un voilier au loin, peut-être un marin qui revient. Elle a besoin d’une
histoire à tisser, la voilà maîtresse du scénario : elle l’attend, elle est sa femme, impatiente
et joyeuse, et la mer, avec sa respiration, son mouvement perpétuel l’accompagne. La mer
qui se donne et se reprend, la mer qui connaît le secret du temps et de l’harmonie.
*
Marc a revu le film plusieurs fois. Il n’en revient toujours pas.
C’est une obsession qui ne le quitte plus et qu’il se sent incapable de
partager avec qui que ce soit : hier, à la première projection, la parte-
naire du paysan barbu était une jeune femme blonde. Où est-elle donc
passée aujourd’hui ? Là, sur l’ancienne pellicule, il ne reste qu’une
ombre chinoise et sur la nouvelle, un paysan totalement seul qui
s’adresse au vide en gesticulant comme un dément. Marc fouille
nerveusement dans son fichier d’archives. Peu de renseignements.
Louise Langeais a joué dans deux autres films. En 1936 : Le retour du
marin et, en 1938, Les coquelicots, hommage à Claude Monet, dont les dernières
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Tempo

copies ont été perdues. « Pour des raisons inconnues, cette jeune étoile
du cinéma d’avant-guerre interrompt précocement sa carrière. » Il
scrute et scrute encore la pellicule comme si la clef du mystère y était
inscrite en filigrane. Le jour tombe. La lumière déserte aussi son
cerveau.
– Je peux partir ? demande son assistante, qui a passé la tête par
la porte entrebâillée.
– Attendez, juste une petite recherche, s’il vous plaît. Je voudrais
savoir si l’actrice Louise Langeais est encore en vie.
La tête disparaît avec un léger soupir.
Elle réapparaît cinq minutes plus tard :
– Décédée le 2 janvier 2001.
– 2 janvier 2001… Mais c’était hier ! s’exclame Marc.
– Oui, c’est vrai. C’est important ?
– Non, non, pas vraiment… Merci, à demain.
*
Elle – L’empreinte lumineuse est devenue source de lumière, elle a gagné son
autonomie. Elle ne dépend plus de Louise. Pourquoi se sent-elle aussi légère qu’une créa-
ture de rêve ? Quelque chose s’est délié, distendu, brisé. Quelque chose l’a quittée. La
corde qui la tenait attachée a été coupée et elle pourrait s’envoler maintenant comme un
ballon gonflé à l’hélium. Peut-être restera-t-elle à tout jamais dans cette sorte d’apesan-
teur.
Elle avancera droit devant elle sans connaître la suite de l’histoire, à la recherche
d’un tempo, le sien. Le soir est tombé, et la mousse, ce velours des forêts, se gonfle d’hu-
midité. Elle boit les senteurs à petites gorgées longuement savourées. Tout au long de la
journée, elle s’est laissé traverser par les couleurs, les images, les paysages. Elle s’est écorché
les mains contre d’imprévisibles sculptures : les troncs d’arbres.
Brusquement, à l’horizon, une ville. C’est une cité aux tours arrogantes, capi-
tale dans la nuit, striée en tous sens de rues luisantes sous les réverbères ; les gens pressés
et les voitures rugissantes y composent et décomposent à l’infini un tableau aux taches
de couleur mouvantes, un ballet à chorégraphie variable. Elle se souvient d’une autre

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ville, en carton pâte, plus opaque, sur fond de Rhapsody in blue, mais laisse le
souvenir s’envoler telle une bulle de savon. Le monde a l’air si vaste ! Il lui reste certaine-
ment des milliers de territoires à explorer. Elle se met à chanter une mélodie nouvelle,
un air qu’elle invente pour l’occasion et se déploie finement comme une dentelle sous la
lune.
*
Marc se retourne dans son lit, marmonne quelques mots, gémit,
puis rejette brutalement son drap. Quelque chose le tourmente. Peut-
être l’image d’une femme dans la nuit qui avance droit devant elle, à la
recherche d’un tempo, sans connaître la suite de l’histoire, une femme
qui traverse ses rêves et s’achemine en dansant vers une ville inconnue.
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François Claude-Félix

QRZ Angélique

Les champs de colza déroulaient un infini désert de dunes


jaunes. Leur odeur entêtante submergeait la cabine du Scania qui
progressait lourdement sur la nationale. La C.B. grésillait depuis des
heures, mélangeant ses sifflements à la musique ethnique que déversait
l’autoradio. Ibrahim était tenté d’interrompre ces bruits, pour se retrou-
ver dans le silence lénifiant de cette fin d’après-midi ; enfant, il avait
aimé traverser les grands ergs, où seul l’imperceptible bruissement du
vent sur le sable emplissaient le crépuscule – et cela lui semblait déjà
tout un vacarme. Mais il craignait de s’assoupir, et les informations
transmises par les collègues gardaient leur valeur. Il se résignait donc à
subir les plaisanteries douteuses et les banalités, comme chaque jour
depuis qu’il conduisait seul son trente tonnes sur les routes de France.
Lui-même parlait peu dans le micro ; juste le nécessaire pour
signaler sa présence ou retransmettre une information. Il reconnaissait
certaines voix, avant même que les utilisateurs n’aient décliné leur iden-
tification ; celles des routiers habitués des mêmes parcours, ou celles

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des émetteurs fixes égrenés tout au long de sa route, femmes de chauf-


feurs solitaires dans les cités, retraités désœuvrés ou gamins recherchant
sur la B.L.U. les contacts les plus lointains. Parmi tous ceux-ci, qui
aurait pu parler d’Ibrahim ? Sans doute la plupart l’avaient-ils entendu
prononcer son nom, mais aucun ne se souvenait d’un propos ; pourtant,
il les écoutait, les suivait même parfois sur des canaux moins encom-
brés, lorsqu’une conversation captait son attention. Et ainsi avait-il
appris bien des choses !
Le soir tombait. Il s’arrêta une demi-heure dans une aire de ser-
vice, avala un hamburger – qui sait s’il n’y avait pas de la graisse de porc
dans cette mixture sans goût défini ? Dieu me pardonne ! se demandait-
il à chaque fois – une bouteille d’eau minérale et un café. Puis, le plein
de gazole fait, il repartit sur la route. Le crépuscule avançait. Il n’avait
pas sommeil, mais son mouchard l’obligerait à une halte prolongée dans
peu de temps ; il avait pu acheter son propre camion, il était son seul
maître maintenant, et il ne voulait pas compromettre son activité en
transgressant la loi. Il connaissait plusieurs endroits pour stationner
dans ce secteur. Il savait qu’il risquait sans doute davantage d’être
détroussé là que sur une aire aménagée, mais c’était le prix de la tran-
quillité et du silence. Il se rangea dans un ancien méandre de la
nationale, à l’abri d’une double rangée de peupliers. La nuit était main-
tenant profonde, la lune ne s’était pas encore levée.
Malgré l’obscurité, Ibrahim ne se décidait pas à s’allonger sur la
couchette ; il écoutait, calé dans son siège, les conversations qui traver-
saient le canal 14. Des voix habituelles répétaient les mêmes phrases
qu’hier, ponctuées des codes et des nombres qui encombrent les ondes.
Les indicatifs se croisaient et, s’il connaissait la plupart des routiers, il
cherchait à imaginer quel aspect pouvaient avoir ceux qui s’affublaient
de surnoms aussi pompeux que Vénus 21, Napoléon 39 ou Soleil 07 ;
la modestie n’est pas de mise dans ce monde ! Chacun avait son sujet
préféré : ainsi, chaque soir, Gus dissertait-il sur des questions pseudo-
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QRZ Angélique

scientifiques pour qui voulait bien écouter ses interprétations renou-


velées des derniers articles de Science et Avenir ; cette vulgarisation en
valait bien une autre et cela évitait à Ibrahim la lecture du magazine. Il
rangeait dans un coin de sa mémoire tout ce fatras – et lorsque le
professeur se répétait, il lui arrivait de lancer un joyeux « Arrête, Gus,
tu nous l’as déjà dit cent fois ! », qui déclenchait inéluctablement un
flot d’excuses confuses… Il était aussi tenu au courant de l’intimité des
stars, des stratégies souterraines des hommes du pouvoir, et de tout un
ensemble de fatalités qui frappaient l’un ou l’autre ou le monde entier.
Il ne triait rien, enregistrait tout et s’endormait sans éteindre le récep-
teur.
Ses rêves étaient ainsi nourris d’un monde de paroles, mais leur
paysage restait un désert – des dunes de son enfance aux grandes
cultures qui environnaient sa route quotidienne. Les mots n’étaient que
du sable, ou des semences uniquement vouées à la reproduction iden-
tique d’autres semences. Son esprit était un silo où les grains s’amon-
celaient ; de la farine, car déjà moulue par sa mémoire – mais sans levain
pour en faire du pain. Alors il voyait sa mère, là-bas, dans le douar –
Que Dieu et le Prophète la bénissent ! – qui pétrissait la pâte pour le
nourrir de galettes au miel. C’était cela, un homme ? Une pâtisserie qui
attend de lever ?
Et soudain une voix traversa son hébétude : « 88, c’est
Angélique ! » Il sursauta. Était-elle part du rêve ? C’était une voix
nouvelle et inattendue, avec des harmoniques à la fois fraîches et graves
qui avaient résonné dans la cabine. Une voix de galette au miel et la
source Zem-Zem au milieu du désert. « 88, Angélique ! » Cette fois,
Ibrahim était bien éveillé. La voix ne venait pas de l’intérieur de lui-
même. Pourtant, personne ne lui répondait. L’émetteur devait être tout
proche, mais il n’était pas assez puissant pour couvrir le brouillage de
l’autoroute et parvenir jusqu’aux stations éloignées. Ainsi, pensa
Ibrahim, Angélique « modulait » pour lui seul. Une troisième fois, la

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jeune femme énonça son nom après les chiffres de courtoisie tradition-
nels. « Ibrahim pour Angélique ! tenta le routier. 88, suis-moi sur le
canal 21. » Il tourna la manette de sept positions vers la droite, captant
au passage des bribes de discours. Le 21 était désert. Il avait dit ce
nombre par hasard – mais à cette heure, il devait y avoir encore beau-
coup de canaux disponibles sur la fréquence pour une conversation
privée, bien qu’on ne puisse jamais être certain que quelqu’un n’écoutait
pas sans se manifester. Lui-même avait parfois pratiqué ce voyeurisme,
et il avait surpris bien des paroles impudiques et des secrets qui l’avaient
conforté dans sa méfiance envers tous les hommes et toutes les femmes,
et dans sa réserve au micro.
Pourtant, ce soir, il y avait dans cette voix une vibration inédite,
une magie qui l’incitait à répondre. Il l’entendit avec jubilation réson-
ner de nouveau dans le haut-parleur : « Angélique pour Ibrahim ! » et,
cette fois, sans aucun doute pour lui seul. C’était un parfum qui péné-
trait dans sa cabine, substituant le jasmin à la fadeur entêtante du colza.
– Bonsoir, Angélique, dit-il. Il se tut quelques secondes, ne
sachant que dire. Puis il se lança. J’aime ta voix. Je réponds rarement, je
ne sais pas parler. Mais j’aime ta voix. Tu es nouvelle ? Je ne t’avais
jamais captée.
– Merci, Ibrahim, je ne cherche pas les compliments. J’essaie de
plaire, de te plaire puisque c’est toi qui m’as répondu. Je ne connais
personne.
– Tu modules depuis un mobile ?
– Oh, épargne-moi le jargon de la C.B., veux-tu ? Nous ne
sommes plus sur le 14, et je ne t’ai pas suivie jusqu’ici pour ces mots-
là.
– Je n’en connais pas beaucoup d’autres, tu sais. Je ne suis qu’un
routier ; toujours au volant, hormis les pauses réglementaires, comme
en ce moment. Je dois rembourser le camion, et c’est dur. Angélique,
c’est ton nom, ou seulement un indicatif ? Moi, je m’appelle vraiment
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QRZ Angélique

Ibrahim, je suis un homme simple.


– Tu as une voix agréable, Ibrahim, continue à me parler. Ne me
pose pas de questions. Pas encore. Parle-moi.
– Qu’ai-je à dire ? Je suis un homme simple. Mon univers se
borne aux deux rubans de paysage qui défilent à droite et à gauche de
ma cabine ; et cela a toujours été ainsi. Je ne suis qu’un regard au travers
de la transparence du pare-brise.
(Qui parle ? s’interrogeait Ibrahim en s’étonnant des mots qu’il
prononçait. Je suis certainement possédé par un djinn. Jamais je n’ai dit
autant de paroles à la suite. Cela n’a pas de sens.)
– Ce n’est pas mal pour un homme simple, dit ironiquement la
voix de la jeune femme. Des paysages…
– Non, non, je ne sais pas parler.
– Apprends pour moi. Je t’aiderai, s’il le faut.
– C’est le vent du désert, le sirocco qui apporte les discours des
djenoun.
– Mes paysages aussi sont des déserts. Des déserts immobiles.
– Sur chaque rocher du Haut Atlas, il y a un génie..., commença
Ibrahim à la manière des Anciens.
Mais tout cela était trop lointain. Aujourd’hui, c’était l’odeur
âcre de l’asphalte, des graviers, mêlée aux relents des cultures indus-
trielles, les bribes de conversations triviales qui avaient remplacé les veil-
lées. Comment assembler tout cela et produire un discours ?
– Autour de moi, pas une lumière, dit-il. Une rangée de peu-
pliers, une étendue de colza qu’on devine au parfum plus qu’on ne la
voit – et seulement ta voix. Que veux-tu que je te dise de plus ?
– Le désert, insista-t-elle.
– Tout est désert, s’entendit-il répondre. J’ai du sable dans la
mémoire.
– Le sable mesure notre temps, suggéra-t-elle. Laisse-le s’écouler.
Alors il se souvint de son dernier voyage, et il s’essaya à le dire.

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Angélique l’encourageait : le plus souvent, elle répétait ses derniers


mots, créant ainsi une impérieuse nécessité d’aller au-delà. Puis ses
interventions s’espacèrent, se limitant à un mot, à une syllabe, à un son.
Ibrahim s’aperçut qu’il venait de parler plusieurs minutes… Il fit une
longue pause, et ils n’entendirent plus, l’un et l’autre, au travers du
grésillement de la porteuse, que la lente scansion de leur respiration.
L’homme sentit qu’il devait rompre cette attente. Il se remit à parler,
apprenant les mots au fur et à mesure qu’il les proférait ; c’était un
travail semblable à celui d’un mineur, qui découvre et extrait le minerai
d’une galerie sans lumière – et, ramené au jour, celui-ci revêt un aspect
inattendu, révèle des couleurs, des chamarrures, parfois un reflet
éblouissant qui force à fermer les yeux, mais aussi des brisures, des
arêtes ou des cavités où le regard s’égare.
Il parlait de ses paysages ; et, tout en parlant, il écoutait le souf-
fle d’Angélique. Elle ne répondait pas : il ne laissait aucun intervalle,
son discours était plein et continu. Le souffle cependant, et l’attention
de la jeune femme qu’il traduisait, prenaient autour de lui forme et
consistance. Il eut bientôt l’impression de pouvoir la toucher. La cabine
était habitée par cette écoute sans pudeur. Lorsqu’un moment, il se
contraignit à un silence, il crut entendre une plainte, ou peut-être un
chant ; la voix était chair autour de lui, contre lui. Alors, de la carrière
si longtemps inexploitée de ses sens, il arracha des joyaux ignorés.
Il décrivit les paysages de ce corps qu’elle avait installé là et dans
lequel il retrouvait la splendeur du désert ; et il traçait sur les dunes les
lettres géométriques des alphabets du Tafilalet, dont il ne connaissait
pas la signification, mais qu’il avait vu les Anciens – Que Dieu et le
Prophète les bénissent ! – former sur le sable.
– Je sens ton regard pénétrer à l’intérieur de ma cage de verre ; et
mon regard à l’intérieur de toi caresse ton corps stéréophonique près
de moi…
– À l’intérieur de toi..., murmura Angélique. Où suis-je ?
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QRZ Angélique

– Ici, répondit-il, et il tendit la main vers elle. Je ne te vois pas. Il


fait nuit.
– Viens me rejoindre.
Il quitta le parking et le camion se glissa dans l’obscurité de
minuit. Presque aussitôt après avoir quitté la nationale, il traversa un
gros bourg que n’éclairait plus qu’un lampadaire ; puis la voix le guida
sur des chaussées secondaires dont il ignorait la destination. Il tâchait
de se repérer, conscient du risque de s’égarer à l’écart d’un itinéraire
praticable. Des pinceaux de lumière trouaient parfois la nuit, provenant
d’on ne sait trop où. Il savait que l’émetteur d’Angélique n’était pas très
éloigné de son point de départ : la grande route devait être là, derrière
ces collines brumeuses. Une forêt s’ouvrit devant lui, annoncée par des
bosquets épars au bord des champs sans limites. Il s’engagea sur sa
gauche dans un chemin forestier. La maison était tout au bout ; c’était
un simple pavillon rectangulaire, aux fenêtres encadrées de briques
vernies posées obliquement, comme l’administration en a construit des
centaines au début du siècle pour loger ses fonctionnaires au plus près
de leur tâche. Un panonceau ancien, en tôle émaillée criblée de points
de rouille, luit sous les phares : La Combe Noire.
Ibrahim rangea son engin sur un terre-plein d’herbe sèche semé
d’orties. La haie était envahie de ronces, qui projetaient des lianes
couvertes de fleurs blanches et d’épines vers la bâtisse. Dans l’entrée,
découpée sur un rectangle de lumière, il distingua une étroite silhouette
sombre. La fille avait attendu qu’il ait éteint ses projecteurs pour ouvrir
la porte. Ce n’est que lorsqu’il se trouva près d’elle qu’il vit qu’elle était
nue ; elle frissonnait sur le seuil. Il la porta vers l’intérieur dans ses bras
comme une épousée. Les lèvres d’Ibrahim étaient tout près du visage
mince dévoré par des yeux immenses et clairs. Il lui semblait que ce
n’étaient que pupilles sans paupières et sans fond, des yeux d’oiseau de
nuit reflétant la lune.
Il quitta la Combe Noire avant l’aube : il devait livrer dès l’ou-

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verture du dépôt. Il avait plu. La cabine se désembourba avec un bruit


d’arrachement et la remorque dérapa lourdement à sa suite, laissant
dans la glaise deux larges ornières béantes. Il avait laissé Angélique enfin
endormie, ivre de mots autant que de plaisir – car chacun de leurs gestes
avait été un discours. Ce n’est qu’arrivé à la première ville qu’il s’aperçut
qu’il n’avait pas allumé son émetteur. Ibrahim avançait dans le silence.
Sur le quai, pendant que les Fenwick allaient et venaient, il revint
peu à peu à lui. Puis ses collègues, le restaurant, le chargement du fret
de retour lui permirent de passer une matinée machinale. Vers la fin de
l’après-midi, il se retrouva sur le parking de sa nuit. Il tâcha de se remé-
morer son chemin jusqu’à Angélique. Mais alentour il ne retrouva
aucun bourg : peut-être ces quelques maisons groupées à un carrefour
lui avaient-elles paru dans la nuit une localité plus importante. Là aussi,
un seul lampadaire se dressait au milieu d’un trottoir dépavé. Il gara le
semi le long de l’accotement. Un homme âgé se tenait sur le pas de sa
porte.
– La Combe Noire ? Non, pas ici. Il n’y a pas de forêt, pas même
de bois ni même de haies ; plus rien que du colza, du maïs, des céréales
à n’en plus finir ; un océan de grandes cultures qui ont tout submergé.
Peut-être avant guerre… J’ai entendu mon père raconter cela. La
Madelon de la Combe Noire. Avant guerre...
Souvent Ibrahim a stationné sur l’aire d’Angélique. Plus d’une
fois il a passé là des nuits de veille, lançant sur la fréquence mille et un
appels : « Ibrahim pour Angélique ! Ibrahim pour Angélique ! »
Ailleurs, il discourait sur Elle. Puis les saisons de vingt-cinq années ont
recouvert le paysage de nouvelles végétations – le brun des labours, le
vert des levées, l’or des récoltes, et le souvenir tenace malgré tout.

Sur le barrage, les poids lourds s’accumulent en longues


colonnes épaisses. Dans les premiers rangs, Ibrahim organise le bivouac.
Ses camarades l’ont choisi pour porte-parole ; il est celui que l’on verra
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sur les écrans régionaux, peut-être même au journal de 20 heures. Il


porte beau une chevelure d’argent, épanouie en larges boucles. Sa voix
est restée sonore, avec des accents de mélancolie dont il joue avec art
pour surprendre la vigilance de ses interlocuteurs. À ces moments-là, le
souvenir du désert et d’un corps l’aide à trouver les mots : « Que t’au-
rais-je dit, Angélique ? » Des voitures de presse sont parvenues à
traverser les files de camions pour parvenir jusqu’à lui.
C’est alors qu’il la voit : une jeune journaliste de l’équipe de
France 3, qui s’avance vers lui caméra à l’épaule. Celle-ci est brune, mais
il reconnaît les yeux sans paupières dans lesquels dansent ce soir des
reflets du monde de métal qui les entoure. Il sait que le micro ne fonc-
tionne pas encore : le voyant d’enregistrement est éteint. « Vingt-cinq
ans, pense-t-il. Vingt-cinq ans hier. »
– Venez, dit-il à la jeune fille. Je vous connais. Vous êtes la
Madelon de la Combe Noire.
– Je connais cette histoire, sourit-elle, Je suis née dans une
maison forestière.
Elle avance vers la cabine, fait un signe à un technicien.
– Vous avez connu votre père ?
– Djinna, on y va ? interrompt l’homme qui les a rejoints.
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Romina Doval

L’homme de la
voie ferrée
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Mathias de Breyne

Je n’oublierai jamais ce voyage. On est parti, avait dit papa, et


maman avait dû préparer en deux temps trois mouvements un sac de
vêtements et de chaussures. On va où, demandais-je sans cesse et sans
arrêt, mais papa ne disait rien et maman était très nerveuse. Lorsqu’on
est sorti dans la rue j’ai réalisé que papa portait un paquet dans chaque
main. Par chance la gare se trouvait à quelques rues de la maison et
lorsqu’on est arrivé il y avait un train vide prêt à partir. Maman courut
acheter les billets et on monta une seconde avant que les portes ne se
ferment. Papa plaça les paquets près de lui, enleva ses lunettes et se
passa une main sur le visage.
– On va où ? demandai-je à nouveau.
– Demande à ton père, dit maman.
Papa mit du temps à répondre puis enfin il dit :
– On va voir l’oncle invisible.
J’eus à peine le temps de montrer ma joie quand maman cria :
– Je me demande bien pourquoi t’as fourré mon frère là-dedans.
– Parle moins fort, dit papa, et il ajouta : Je sais pas si t’es au

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courant mais ton frère nous donne un coup de main.


L’oncle invisible, c’était l’oncle Arthur. Même quand tu me vois
dans la rue, me disait-il toujours, tu ne dois jamais prononcer mon nom
parce que parfois je deviens invisible. Il était grand et en plus il mettait
des chapeaux et avait une longue moustache qu’il n’arrêtait pas de
tripoter. C’était mon oncle préféré.
Le train se mit en marche. Papa ouvrit alors un journal qui lui
cachait le visage. Cela me fit penser à l’histoire de l’homme de la voie
ferrée : un homme qui vivait dans le village de ma maman et qui un jour
se rendit à la gare et s’assit au milieu de la voie avec un journal à atten-
dre la mort, selon maman. Bien que le conducteur du train le klaxon-
nât sans relâche, l’homme ne bougea pas et le train lui passa sur le corps.
– Maman, raconte-moi encore une fois l’histoire de l’homme de
la voie ferrée.
– Ta gueule, dit-elle, furieuse.
– Mais quoi ?
– Tais-toi, tu veux.
C’est que j’avais l’habitude que maman me raconte des histoires,
à chaque fois qu’on voyageait en train, qu’elle ou d’autres avaient vécues
dans les trains. Il n’y en avait pas tant que ça, mais j’aimais bien qu’elle
me les raconte une nouvelle fois parce qu’elle ajoutait toujours des
détails. L’histoire de la femme coupée en deux me fascinait. Lorsqu’elle
était petite, une femme coupée en deux était montée dans le train et
tout le monde avait été horrifié. Imagine-toi, me disait-elle, coupée en
deux comme si on l’avait sciée, sauf la tête. Et celle de la femme pleine
de poux. Elle s’était assise juste à côté d’elle et sa tête était un nuage de
poux sautillants. Et ça c’était rien. Un jour un homme était monté avec
un ours et avait fait un spectacle de cirque. Mais celle de l’homme de la
voie ferrée était celle qui m’impressionnait le plus. Tu le connaissais ce
monsieur ? lui demandais-je toujours. Mais bien sûr, disait-elle, il
travaillait à la municipalité. Et il ressemblait à quoi ? Oh, je ne m’en
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L’homme de la voie ferrée

souviens plus parce que j’étais très petite. Pendant les trajets j’essayais
de m’imaginer le visage de ce monsieur, je me le représentais avec tous
ceux que je croisais dans le wagon, pourtant aucun ne me convenait. À
quoi pouvait ressembler le visage de quelqu’un qui attend la mort ?
Le voyage était si ennuyeux que le bruit et le balancement du
train me donnèrent sommeil. J’allais m’endormir lorsque papa dit :
– C’est ici.
En descendant du train, je réalisai que ce n’était pas la gare du
village où vivait mon oncle.
– Maman, c’est pas ici.
– Un mot de plus et j’explose, dit-elle.
Je me la suis imaginée éclatant comme une bombe, l’air plein de
petits morceaux de maman, et ça m’a fait rigoler.
L’oncle Arthur nous attendait à l’extérieur de la gare aux côtés
de sa voiture la grenouillette, comme je la surnommais. Je courus vers
lui. Mon oncle me souleva et m’embrassa bruyamment sur le front.
– Tu es toujours invisible ? lui demandai-je.
– Plus que jamais.
– Pourquoi ?
Mon oncle me reposa, salua maman et aida papa avec les
paquets. Ils les mirent dans le coffre et on monta dans la voiture.
– On va où ? demandai-je à nouveau.
– Tu peux la faire taire ? demanda papa à maman.
L’oncle Arthur me regarda dans le rétroviseur et mit son index
devant la bouche.
– On va dans un endroit secret, dit-il, puis il me fit un clin d’œil.
L’idée d’aller dans un endroit secret me sembla amusante. Mon
oncle démarra sa grenouillette et on se dirigea vers le village. On passa
quelques rues désertes quand soudain mon oncle dit :
– C’est celle-ci, et il gara la voiture devant une maison blanche
au toit de tuiles.

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J’étais déçue. Ça n’avait rien d’un endroit secret mais au moins il


y avait une placette avec des jeux au coin de la rue. On entra. La maison
était petite, elle avait un jardin au fond et était meublée mais pas
décorée, sans aucune photo. Maman voulut ouvrir les fenêtres pour
aérer un peu, mais mon oncle l’en empêcha.
Je demandai :
– Elle est à qui cette maison ?
– À un de mes amis qui est parti en Espagne, dit l’oncle.
– Un autre homme invisible ? demanda maman.
Je tirai sur un bout de tissu qui était sur la télé, la découvris puis
l’allumai. Un petit point gris apparut et prit de plus en plus d’ampleur
jusqu’à devenir une image. Un monsieur pâle avec une paire de petites
moustaches parlait assis derrière une table. Je le montrai du doigt en
m’exclamant :
– Regardez, Chaplin.
Il n’y avait pas si longtemps papa et l’oncle Arthur m’avaient
emmenée dans une maison où ils avaient projeté deux films de Chaplin.
Je me souvenais juste que dans l’un des deux il jouait le rôle d’un
travailleur qui n’arrêtait pas de serrer des vis et dans l’autre il était
habillé en militaire et dansait avec un globe terrestre.
– C’est pas Chaplin, dit maman. C’est le général Videla.
– Qui ?
– Le président.
Papa, qui parlait avec l’oncle, arrêta de parler, puis il dit :
– Président ? Dis-lui que c’est un dictateur et explique-lui ce
qu’est un dictateur.
– Je te rappelle que ta fille a six ans, dit-elle, et en regardant mon
oncle : Tu veux savoir ce qu’il a fait l’autre jour ? Il lui a montré la photo
de Mao Tsé-toung, il lui a raconté qui c’était et je ne sais quelles autres
atrocités.
Mon oncle rigola.
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L’homme de la voie ferrée

– Et sa grand-mère alors, dit papa, ne lui montre-t-elle pas les


églises que Peron a brûlées, par hasard ?
– C’est quoi un dictateur ? demandai-je
Mon oncle s’approcha de moi et se pencha.
– Disons qu’un dictateur c’est un homme très méchant qui
enlève les gens. Comme l’histoire de l’homme au sac.
– Mais l’homme au sac n’existe pas, tonton.
– Le dictateur si, dit-il.
– C’est ça, rajoutes-en une couche toi aussi, dit maman en s’ap-
prochant de la télé pour l’éteindre.
L’image du moustachu diminua et se tranforma en un point qui
finit par disparaître.
– Faites-le maintenant, dit maman.
– Oui, dit l’oncle, le plus tôt sera le mieux.
– Comme si c’était si simple, dit papa.
– Bien sûr que c’est simple, dit-elle.
Papa sortit.
– Tout ça à cause de ce type, dit maman.
Je savais de quoi elle parlait parce qu’elle me racontait toujours
tout. Quelques jours auparavant, alors que j’étais à l’école, le policier du
sixième était descendu pour lui dire que, au moindre doute ou soupçon,
elle pouvait compter sur lui. La nuit venue, lorsque papa fut au courant
de la visite du policier, il devint fou de rage. Il faisait les cent pas et
parlait tout seul. Il a dû dire ça à cause des cambrioleurs, lui disait
maman pour le tranquilliser. Je ne comprenais pas grand-chose, mais il
se passait quelque chose.
– Il serait mieux que vous ne retourniez pas à Buenos Aires
pendant quelque temps, dit l’oncle.
– Combien de temps ? demanda maman.
L’oncle ne répondit pas, il vit papa entrer avec les paquets et se
dirigea vers lui. Moi aussi je m’approchai de papa et attendis qu’il les

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ouvre. Lorsque je vis que ce n’était rien d’autre que des livres, je fus
déçue.
– Il en manque, dit l’oncle.
– Comment pouvais-je tous les apporter en train ? dit papa en
élevant la voix.
Papa amena les livres au fond du jardin et les entassa sur l’herbe.
– Allons dormir, dit maman, et elle me coucha pour faire la
sieste dans une pièce où il y avait un grand lit.
Quelques minutes plus tard, je descendis du lit et me rendis au
fond du jardin. Il y avait un feu. L’oncle Arthur et maman étaient assis
à l’entrée du jardin ; papa était debout très près du feu et il regardait ses
livres partir en fumée.
– Pourquoi il les brûle ? demandai-je.
– Qu’est-ce que tu fais là ? dit maman.
– Laisse-la, dit l’oncle et il mit son bras autour de mes épaules.
– Tonton, qu’est-ce qu’il a papa ?, demandai-je, parce que je
voyais bien qu’il avait le visage triste.
– Il aime ses livres plus que nous, voilà ce qu’il a, dit maman.
L’oncle Arthur partit la nuit même et nous on resta dans cette
maison avec les fenêtres fermées.
Le lendemain matin, l’oncle Arthur nous apporta un panier
plein de boîtes de conserve. Il parla un instant avec maman puis il
partit. Papa passa la journée devant la télé alors que maman n’arrêtait
pas de tricoter. Je demandai à maman qu’elle m’emmène sur la place.
– Hors de question, me dit-elle, comme si ça la dérangeait.
Je fis la même demande à papa mais il ne me répondit pas. Il
semblait hypnotisé par l’écran.
Les jours suivants furent semblables : papa regardait la télé,
maman n’arrêtait pas de tricoter, l’oncle Arthur venait avec son panier
de nourriture et s’en allait rapidement. Moi je m’ennuyais.
– Qu’est-ce qu’on fait là ? demandais-je tout le temps.
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L’homme de la voie ferrée

Jusqu’au jour où maman péta les plombs :


– Je sais pas ce qu’on fout là, je sais pas, cria-t-elle, alors ne pose
plus la question.
Je n’ai plus jamais reposé la question.
Mais un autre jour l’oncle Arthur arriva avec son panier et une
boîte à chaussures. Dans la boîte se trouvaient un carnet avec des
feuilles quadrillées et quelques crayons de couleur. L’oncle s’assit à la
table de la cuisine, se mit à dessiner quelques « jeunes filles », comme
il les surnomma, et enfin il me laissa les colorier. Puis il les découpa.
– Ce sont des poupées de papier, m’expliqua-t-il. Et maintenant
je vais leur faire une maisonnette.
Il prit la boîte à chaussures et avec les ciseaux il fit une porte et
plusieurs fenêtres.
Je jouai avec mes poupées de papier tout l’après-midi jusqu’au
moment où je vis l’oncle Arthur mettre son chapeau. Je courus lui
demander qu’il m’emmène sur la place. Mon oncle me prit dans ses
bras, m’embrassa et me dit :
– C’est très dangereux de sortir d’ici.
– Pourquoi ?
L’oncle regarda maman et elle dit :
– Elle va devenir folle, cette petite.
– D’accord, dit-il, mais pas longtemps.
C’était un jour ensoleillé et la placette était déserte. Je grimpai
sur une voiture de manège qui avait un volant au centre et je me mis à
tourner en rond jusqu’à me sentir mal. Je fis plusieurs fois du toboggan
et je courus jusqu’à une balançoire. L’oncle vint me pousser.
– Tonton, dis-je, je veux un pigeon.
– Un pigeon ? Et pourquoi tu veux un pigeon ?
– Pour jouer avec lui.
– Mais on peut pas jouer avec un pigeon. Ils ne savent pas jouer.
– Je peux lui apprendre.

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L’oncle rigola.
– S’il te plaît, tonton, un pigeon, un seul...
L’oncle retint la balançoire d’un seul coup et dit :
– On devrait y aller maintenant.
– Non, protestai-je, je veux un pigeon.
– Et comment je fais pour attraper un pigeon moi ?
J’insistai tellement que l’oncle finit par dire :
– Bon d’accord, on va essayer, mais si je n’y arrive pas on y va,
hein ?
– Vas-y, vas-y, celui-ci juste là, regarde.
L’oncle se pencha, termina à quatre pattes et très lentement s’ap-
procha d’un groupe de pigeons. Quelques-uns s’enfuyaient mais il y en
avait un, seul et derrière le grand corps de mon oncle, qui pouvait être
à moi. Je me concentrai sur ce pigeon comme si je pouvais l’aider avec
la pensée quand soudain il lança sa main et l’attrapa. Il le tenait entre
ses mains. L’oncle se mit debout et vint vers moi avec le pigeon qui ne
pouvait plus battre des ailes. Je me mis à sautiller et à crier :
– Tu l’as attrapé ! Tu l’as attrapé !
Mais l’oncle avait un air très sérieux et regardait quelque chose
derrière moi. Je me retournai et vis un policier.
– Vous ne savez pas, monsieur, qu’il est interdit de dérober les
pigeons de la voie publique ? Vos papiers, s’il vous plaît.
L’oncle lâcha le pigeon et moi je lui courus après jusqu’à ce qu’il
s’envole très haut. Lorsque je me retournai, mon oncle n’était plus là.
Quelque part le bruit d’un moteur de voiture se fit entendre. Je restai là
à l’attendre et lorsque j’en eus assez je retournai à la maison. Papa, qui
épiait à la fenêtre, sortit en courant.
– Où est l’oncle ? cria-t-il.
Je ne l’ai jamais revu et pendant un certain temps j’ai pensé qu’il
était devenu invisible pour de bon. Aujourd’hui, à chaque fois que je
prends le train et que je me souviens de l’histoire de l’homme de la voie
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ferrée, j’imagine que l’homme baisse le journal et que celui qui se trouve
derrière, c’est mon oncle Arthur.

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Pierre Favory

Le 16 juin 1940

Dans le village où j’ai une maison, la poste, la perception, la


mairie sont contiguës et ont la même adresse, rue du 16 juin 1940. Ce
nom qui semble manquer de deux jours une date célébrée depuis, a été
donné pour commémorer un bombardement aérien, celui de ce bourg
pendant la débâcle française.
J’ai entendu plusieurs versions de cet événement, dans certaines
les assaillants étaient italiens, ils étaient entrés en guerre le 10 juin, dans
d’autres on me les a présentés comme des Anglais essayant de retarder
l’avance allemande. Mais il y a une constante dans la manière dont cette
attaque est relatée, c’est son absence d’objectif. Comme les gens n’ai-
ment pas penser que l’on puisse mourir sans raison, d’aucuns pensent
que ce sont des ponts sur la Loire, éloignée d’une douzaine de kilo-
mètres, qui étaient visés. Moi qui n’ai aucune connaissance militaire et
peu d’espoir, je pense que les aviateurs ont simplement jeté des bombes
dont ils ne savaient que faire.
Une partie de ma famille avait quitté Paris jugé trop exposé,

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pour venir se réfugier à la campagne. Je suppose que dans ce moment


de désorganisation et dans un lieu aussi mince que ce village il n’y eut
aucune alerte pour prévenir les habitants de l’imminence d’une attaque,
et que leurs premières alarmes furent celles des bombes éclatant.
Dans notre maison il y avait trois femmes. Deux hommes – Sadi,
le premier mari de ma mère, et son très jeune fils – se promenaient dans
les collines. L’une des femmes, mon arrière-grand-mère, était âgée et
passait pour sage et pleine d’autorité, quand j’étais petit on me la
décrivait comme une maîtresse femme, notion qui à mon avis ne fonc-
tionne qu’en temps de paix et de situation sociale assise. Elle entraîna
ma tante, une très jeune fille à peine sortie de l’enfance, et une voisine,
une réfugiée espagnole échouée là par le hasard des armes (on m’a
parfois signalé qu’elle était la mère d’un bébé qu’elle portait dans ses
bras à ce moment, mais je n’en ai retrouvé aucune trace sur le monu-
ment aux morts. A-t-il survécu ? Était-il trop petit pour être compté
parmi les combattants ?) dans une course folle vers le jardin.
Elles eurent sans doute peur d’être ensevelies sous les décombres
de la maison, ou bien se mirent-elles à courir parce que l’on court
toujours lorsque l’on est pris sous un bombardement. Quand la mort
est si présente une part de notre cerveau se met à hurler : « Fuis ! »
Elles auraient survécu si elles étaient restées à l’abri des murs, le
bâtiment ne fut pas directement touché, mais elles avaient parcouru une
centaine de mètres quand une bombe explosa dans l’allée. Une écurie
fut soufflée et la terre retournée. La terre du mois de juin, tiède et
fertile. Plus tard, ma tante, dans la première lettre qu’elle écrivit
décrivant l’attaque, dira : « Je crois que grand-mère est morte son corps
couché dans les lilas. »
Oliva De Antoni, la réfugiée, est morte là aussi.
Sadi vit l’attaque du haut des coteaux. Quand il arriva au village,
un convoi militaire français y entrait. Il tira le corps de la survivante
jusqu’à la route, elle était grièvement blessée à la jambe et au flanc, et
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Le 16 juin 1940

avait reçu de multiples éclats de moindre importance.


Ce convoi avait une mission sanitaire, transporter des soldats
blessés et quelques civils jusqu’à un train passant à Cosne et allant vers
des hôpitaux de l’arrière.
Sadi arrêta un officier, il était lui-même militaire, lui montra sa
belle-sœur blessée. Elle avait manifestement besoin d’être opérée, mais
il n’y avait plus de place dans les ambulances.
J’imagine ces deux hommes, l’un en uniforme, l’autre en civil,
exténués, entre les maisons bombardées, avec à leurs pieds le corps
d’une jeune fille de seize ans.
À bout d’arguments il dit à l’officier : « Regardez-la, elle est si
jolie ! »
Le militaire appela deux infirmiers, fit descendre un brancard
portant une autre femme et partit avec ma tante.
Dans toute cette succession d’événements, soixante ans après, le
seul fait qui pour moi puisse avoir un peu de sens est qu’un choix
sensuel et esthétique ait présidé à la vie d’une femme et à la mort d’une
autre.

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Philippe Di Maria

Le sablier
À Anne

L’émergence de sciences nouvelles et la disparition de sciences


anciennes sont soumises à des lois implacablement aléatoires. L’une de
ces sciences disparues laisse derrière elle une aura de mystère : la
chronolecture. Les ouvrages, rares, qui traitent de cette science sont :
Lucien Temporet, La Chronolecture, grandeur et décadence, Chaprot, 1967, et
Philippe Secont, Chronolecture : science, jeu d’esprit ou mystification,
Cosmochronos, 1960.
L’abbé Horatio serait le premier à avoir eu l’idée de mesurer le
temps de lecture des prières et à s’être aperçu qu’une page de missel se
lisait en une minute environ. Puis il eut l’idée d’utiliser cette durée
moyenne d’une minute pour chronométrer les diverses activités de l’ab-
baye. Il nota toutes ses mesures puis il rédigea ce qui constitue proba-
blement le premier traité de chronolecture : Quomodo metiendum orarum
tempus adhibeatur lectio1. Le livre fut vite célèbre. Tous les lieux de prière en
eurent rapidement un exemplaire. Bien que de nombreux points de son
ouvrage aient été contestés depuis, la durée qu’il avait proposée est

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toujours restée valable. La popularité du texte traversa la Manche. En


Angleterre, il fut repris et considérablement développé dans le Guide of
Time of Prayers de James Oglethorpe, Londres, 1577. Un siècle plus tard,
Huygens, dans son Horologium oscillatorium, Den Haag, 1673, note, à la
page 402, comment il utilisa la lecture comme un des moyens de
contrôler la régularité de son horloge à balancier. Puis les grands
auteurs français, italiens, allemands se mirent à édifier les bases
théoriques de cette nouvelle science. Diderot lui consacra un article de
son Encyclopédie, Voltaire, dans son Essai sur les mœurs de 1756, conseil-
lait aux écrivains de faire des « gammes de chronolecture ». Les auteurs
de fiction l’utilisèrent également. Robinson Crusoé peut, grâce à un
livre trouvé sur la plage, régler son système d’horloge. La marquise de
Merteuil, dans la lettre XX des Liaisons dangereuses, conseille à Valmont
d’envoyer un chronolectogramme à sa Présidente. Puis, Verne, Byron,
Balzac, Poe bien sûr (Eureka, le Scarabée d’or), et beaucoup d’autres
goûtèrent les joies de la chronolecture/chronoécriture.
L’auteur qui poussa le plus loin le travail littéraire sur le temps
de lecture est incontestablement Gustave Flaubert. Il faut relire les
passages où Bouvard et Pécuchet veulent s’initier aux chronolec-
togrammes2 ! Flaubert réalise là un exceptionnel tour de force : faire de
« l’inter-chronolecture ». La durée du texte écrit par Bouvard est exacte-
ment dix fois plus brève que le texte du roman lui-même ! Bouvard dit :
« Voilà, j’ai mis dix minutes à écrire ce qui prendra UNE minute à
lire », en montrant son travail à Pécuchet. La scène est écrite sur dix
pages tandis que, si l’on fait l’addition des phrases du texte inventé par
Bouvard, on s’aperçoit que celles-ci font une page exactement.
Chez Flaubert la chronocomposition avait atteint un immense
degré d’élaboration mais cela ne resta pour lui qu’un simple « jeu de
l’esprit ». Il s’est expliqué là-dessus dans sa correspondance avec
Maupassant.
Les textes composés pour mesurer telle ou telle activité dans un
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Le sablier

domaine particulier s’adressaient presque toujours à des érudits ou à


des techniciens du domaine en question. Ce n’est qu’en 1908 que l’idée
de regrouper des textes écrits pour chronométrer des activités domes-
tiques fit son apparition. L’ouvrage le plus célèbre sur ce sujet s’appelait
45 petits textes pour tout faire à la maison, Horge, 1908, de Paul Dutant. Le
livre eut un immense succès parmi les ménagères qui, à cette époque, ne
disposaient pas toutes de pendules, d’horloges ou de montres dans leurs
foyers. Les textes étaient classés par difficulté croissante de lecture, ce
qui permettait à des « lecteurs » plus ou moins rapides de choisir leur
niveau. Les trois premières pages servaient de test de mesure afin de
choisir son niveau de difficulté de manière à ce que la durée d’une page
soit toujours d’une minute. Le texte « référence », sous ses trois aspects,
a été composé de manière extrêmement subtile. L’ouvrage proposait des
textes pour mesurer la cuisson des rôtis (50-60 pages), le temps de
chauffe des biberons (2-3 pages), ou des fers à repasser (4 pages), le
temps d’une absence, d’une course, la durée d’une infusion (1-2 pages),
la cuisson des pommes de terre (10 pages en doublure), la durée du
trempage du linge dans l’eau bouillante (10-20 pages avec triplure ou
non), les devoirs des enfants etc. Dutant avait introduit un système de
lecture doublée ou triplée (les doublures, triplures) qui économisait le
nombre de pages de l’ouvrage car celui-ci avec ses 452 pages était déjà
très imposant.
Après la Grande Guerre, l’attrait pour cette science diminua et
on parla de moins en moins de la chronolecture.
Le physicien Henri Timès, célèbre auteur des Principes de la physique
aléatoire, Hermès, 1955, fit à la fin des années cinquante une tentative
pour la faire renaître. Il alla voir en septembre 1960 Louis Ferdinand
Céline, le seul écrivain, d’après lui, capable d’écrire des romans intégrant
des éléments de chronolecture. Son voyage à Meudon se solda par un
échec. Céline, épuisé et trop occupé à son futur Rigodon, ne désirait pas
se lancer dans une telle aventure.

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Pour Timès ce fut une grande déception. Sa rencontre avec le


grand écrivain figure dans Nouvelles digressions physiques et mathématiques,
Opcode, Bruxelles, 1961, p. 183-185.
Viktor Zeitman, érudit allemand francophone, a accompli en
1981 l’un des derniers travaux connus sur la chronolecture. Il a choisi
60 œuvres parmi les grands classiques de la littérature, les a mesurées
et les a classées par durée décroissante. Son ouvrage, 60 manières de ne pas
perdre du temps, Paris, 1982, tiré à mille exemplaires, est devenu presque
introuvable. Le travail de Zeitman est toutefois d’un intérêt limité car
les durées de lecture proposées sont très importantes3.
Les diverses recherches que j’ai moi-même effectuées depuis
semblent montrer que la chronolecture a définitivement cessé d’in-
téresser les hommes de lettres.
Le dernier chronolectogramme que j’ai pu examiner et qui me
semble digne d’intérêt est un court texte de quelques pages appelé : Le
Sablier.
Vous venez de le lire en 3 minutes.
Il a été tout spécialement composé pour mesurer la cuisson des
œufs à la coque.

1. Utilisation de la lecture pour mesurer le temps des prières.


2. Un chronolectogramme est un texte composé pour être lu en un nombre
précis de minutes. À partir de 1910, on accepta une équivalence/minute de 1560
caractères (espaces compris) par page. Cela permettait de mesurer un chronolec-
togramme sans tenir compte des nombreux formats de livres.
3. 3042 pages soit 50 h 42 mn pour la Recherche du temps perdu ; 791 pages soit
13 h 11 mn pour la Divine comédie, 107 pages soit 1 h 47 mn pour Eureka etc.
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Adriana Langer

Boules Quiès

– Je n’arrive pas à dormir.


Elle parlait fort pour qu’il l’entende.
– Pourquoi tu ne ferais pas comme moi ?
Il portait son pyjama bleu à rayures et tenait un livre à la main.
Elle ne les voyait pas dépasser de ses oreilles, mais elle les savait là. Nuit
après nuit. Ça l’avait étonnée au début, fait rire même, car il n’avait pas
l’air, pour autant, de s’être débarrassé de ses insomnies. Ces maîtresses
nocturnes avaient, cependant, un effet dissuasif certain. Elle lui adres-
sait rarement la parole une fois qu’il les avait, après un rituel complexe,
introduites en lui : signal solennel, comme celui des soldats britan-
niques qui se relaient à heures fixes, immuables, devant le château de Sa
Majesté la Reine. Maintenant laissez-la.
Elle eut un rire gêné. Elle avait toujours pensé, en lisant
Rhinocéros, qu’elle résisterait et ne céderait pas à la folie collective ;
que, même seule, elle s’en tiendrait à ses valeurs, ses idées. Mais chaque
lecteur n’entretient-il pas la même illusion ?

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– Ça fait un peu bizarre au début. Il se tourna vers elle, posa ses


lunettes et son livre sur la housse de couette verte qui gisait, en creux,
entre leurs deux corps. Mais ça aide, je t’assure.
Son silence à elle n’était pas un oui, pas un acquiescement, pas
encore, du moins. Et ce n’était pas un non.
« Un silence de femme », se dit-il en souriant, et il se tourna à
nouveau, vers sa table de nuit cette fois, pour en prendre une paire.
Elle le regardait. Il fit une démonstration du mode d’emploi
devant elle, comme les hôtesses de l’air avant le décollage d’un avion –
en cas de dépressurisation, en cas d’accident, etc., prenez le masque à
oxygène, repérez la sortie, mettez la veste gonflable, merci de nous avoir
écoutés, etc., voici des bonbons – mais en plus convaincant, plus
présent, et agrémenté de quelques sourires pour son unique auditrice.
Elle ne tendit pas la main, mais ne refusa pas non plus quand il
les lui donna. Deux petites boules blanches, toutes rondes, lisses. Le
contact de leur coton est un peu désagréable. Elle les malaxe ainsi que
ci-dessus indiqué : elles sont presque aussi molles que du chewing-gum,
mais elles ne collent pas. Leur température est adaptée à celle de son
corps prêt à les recevoir, elles sont tièdes. Elles se glissent et se moulent
sans difficulté aux fines parois de ses oreilles externes, elles s’adossent
aux rideaux clos de ses tympans. Leur contact intime n’est pas, tout
compte fait, si pénible. Elle les pousse un peu plus avant, décèle peu à
peu au toucher leur consistance, leur malléabilité. Les voilà bien calées.
Elle attend : les bruits de la rue sont amortis.
– Ça y est ?
Une voix lointaine, ou a-t-elle perçu ses mouvements plutôt que
cette voix familière ?
– Hum, hum, bonne nuit.
Elle se rallonge sur le dos.Elle le voit reprendre son livre avec un
sourire. Peu importe : ses nouvelles sensations commencent à l’in-
téresser.
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Boules Quiès

Elle ferme les yeux, se concentre sur son audition. Qu’entend-


elle maintenant, comment l’entend-elle ? Qu’est-ce qui persiste encore
du monde extérieur ?
Les bruits provenant de la rue sont lointains, atténués : une
moto qui vrombit en passant à toute allure, le klaxon d’un automo-
biliste égoïste et curieusement impatient en pleine nuit, un bus qui
démarre à un probable quoique invisible feu vert. Cet extérieur est
encore plus extérieur, rejeté loin, presque oublié. C’est peut-être comme
ça lorsqu’on vieillit, se dit-elle.
Est-ce l’heure tardive ? Même ces sons intermittents se font de
plus en plus rares. Le silence n’est plus une pause parmi les bruits : ils
sont maintenant eux-mêmes de brèves et rares pauses au sein d’un long
silence.
Elle se rappelle ce roman où une vieille exilée russe met et enlève
son appareil auditif de page en page au gré de son désir – solitude,
compagnie – et le Berlin qu’elle voit est dans les deux cas bien différent.
Dans un roman parallèle, c’est le Berlin d’un myope dont les lunettes se
sont cassées qui est déformé, plongé dans une brume que l’opticien
dissipera quelques jours plus tard.
Sa chambre à elle, dans ce silence soudain, est ce Berlin malléable
et mouvant. La pièce paraît plus large et plus blanche, et la lumière
moins jaunâtre. Son lit est devenu très vaste, on dirait qu’elle-même a
rétréci et n’en occupe plus qu’une infime partie : elle se sent étrangère,
intruse, dans sa propre chambre.
Puis, de même que les yeux s’adaptent progressivement à l’ob-
scurité, se mettant à percevoir des objets qui leur étaient d’abord cachés,
ainsi son ouïe, une fois accoutumée au silence le plus apparent, le plus
grossier, s’affine : tout un monde de sons infimes se dévoile. Comme
un plongeur qui découvre un monde peuplé d’algues, de poissons,
plantes et rochers, de couleurs et vies inconnus de lui jusque-là, dans ce
qu’il ne voyait d’en haut que comme une surface étale.

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– J’éteins ?
– Oui.
Elle s’entend prononcer cette syllabe : sa propre voix lui paraît
lointaine, comme si, alors qu’elle plongeait, ses lèvres à demi indépen-
dantes se mouvaient seules, et les paroles, telles les bulles à travers le
tuba, émergent à la surface.
La lumière s’éteint, et cette obscurité nouvelle est un plongeon
supplémentaire : dix mètres d’un coup. Un infime bourdonnement
dans ses oreilles. Le lent mouvement de sa poitrine lui permet de
percevoir ce souffle presque inaudible qui va et vient. Elle respire
soudain plus fort, comme pour être sûre de bien l’entendre, ce souffle,
pour s’assurer de sa propre présence. Elle tousse : on dirait une explo-
sion.
– Ça va ? fait une voix inquiète, faible et lointaine comme celle
d’un vieillard dans une pièce voisine.
– Oui, oui, résonne sa propre voix.
– Dors bien.
On dirait que le vieillard s’est déplacé, il est à présent dans le
couloir.
– C’est drôle, quand même, ces boules Quiès.
– Au début, oui, c’est vrai, après on s’habitue.
Et le vieillard, qui a élu maintenant domicile dans la dernière
pièce tout au bout du couloir, semble l’accueillir dans sa maison de
retraite. Sa voix rauque, tremblotante, se veut rassurante : « Certes, au
début c’est triste, on se sent seul, isolé du monde, abandonné même.
Mais on s’y fait, vous verrez. »
Alors, brusquement, comme pour punir à la fois ce sinistre vieil-
lard et son imagination ridiculement impressionnable, elle se tourne sur
le côté, vers son mur à elle. Vingt mètres d’un coup : elle vient d’écraser
son oreille droite contre l’oreiller. Encore une plongée, encore une
partie du monde sensible qui disparaît. Elle entend le gargouillement
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Boules Quiès

dans son ventre, qui erre de-ci de-là.


D’elle : ce ventre, le souffle, ses pieds engourdis, ses oreilles qui,
ayant tout assourdi, chuchotent en elles-mêmes.
Et de lui que reste-t-il maintenant, au bout du couloir, la voix
faible, le souffle presque inexistant ? Il tire à lui la couette : un signe de
vie, enfin.
Est-ce cela, la vieillesse, cet éloignement progressif de tout, ou
bien est-ce la mort déjà, ce long tunnel silencieux, tout à fait indolore,
comme si une mère venait doucement éteindre une lumière après
l’autre : la vue, l’ouïe, les odeurs, les mouvements, tout s’atténue, tout
s’éloigne, s’adoucit, et on glisse, sans savoir à quel moment on est mort,
si on y est enfin.
Elle touche la couette, la tire à elle. Elle l’entend grogner dans
son sommeil et répliquer par un mouvement de son corps, qui se
tourne vers son mur à lui.
– C’est vraiment drôle, ces boules Quiès ! et elle rit.
Il n’a pas entendu. Il dort, là-bas, au fond de son couloir, dans
l’obscurité.

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Guillaume Vissac

Les tics du cordon

Je suis (ils m’ont appelé) Javier, Zain, Adam ou autre. Adam, je


ne déteste pas. Au moins c’est honnête. Ça déborde de bonnes inten-
tions (symbolisme bien-pensant, certains disent). Tellement bien
pensant que le kitsch ressort. Tellement kitsch qu’on pourrait le
punaiser rose fuchsia sur le mur d’une chambre adolescente. Tellement
adolescente que ça pourrait être la mienne.
Je suis (ils auraient pu m’appeler) Levothyrox slash Cervarix
slash Tamiflu slash Prozac. Plus compliqué à épeler mais c’est une
possibilité.
Je suis (la presse m’a appelé) le bébé-médicament-du-troisième-
millénaire. Du moins durant les jours de l’avant, pendant, après insémi-
nation in-vitro. Avant, pendant, juste après grossesse. Passé
l’accouchement, la guérison du grand frère slash de la grande sœur, ce
nom m’est tombé des bras qui ne tenaient plus rien. Passé l’accouche-

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ment, c’était différent déjà, et le fait est qu’on ne m’appelait plus du


tout.

La grande sœur slash le grand frère avait, a, aura un nom normal.


Un prénom de tous les jours qu’on connaît sans connaître, qu’on écrit
sans buter. Le grand frère slash la grande sœur avant était malade mais
ne l’est plus. Une histoire de maladie génétique super-rare (ils disent)
ou d’anémie congénitale (les journalistes disent) ou de bêta-thalassémie
majeure (les médecins disent). Ça veut dire qu’avant moi la grande sœur
slash le grand frère manquait de rouge dans le sang. Ça veut dire qu’a-
vant moi vivre correctement c’était compliqué. Qu’on avait besoin d’in-
jection de bébé-médicament à l’intérieur pour faire couler tout ça. Ça
veut dire, en gros, qu’on avait besoin de moi et que je ne suis pas né
pour rien.

Venez voir ma chambre (j’ouvre la porte), elle est vide. Je suis


devenu, au fil du temps, un maniaque de la propreté des choses. Rien
ne dépasse et la poussière je ne la supporte pas. C’est un trait de mon
caractère (ils précisent) qui n’a rien à voir avec l’éprouvette qui m’a un
jour porté. Je suis un corps comme tout le monde (ils constatent), juste
que je préfère m’asseoir par terre et attendre que le temps passe sans
rien faire ni bouger. Le reste du temps je range : on est bien comme on
peut. Encadrée au-dessus de mon lit : la photo-Polaroid de l’éprouvette
qui m’a un jour porté (j’aimerais pouvoir le dire mais c’est faux).
Éprouvette (ils définissent) : art d’éprouver.

Venez voir la chambre du grand frère slash de la grande sœur (je


pousse la porte), elle est vide aussi. La grande sœur slash le grand frère
n’est pas souvent là la journée ou la nuit. On a des amis qui sortent et
qui font sortir, qui boivent et font boire, qui fument et incitent à fumer.
On a des amis qui se droguent des fois ou fuguent aussi. On a des amis
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Les tics du cordon

adolescents-normaux (les parents disent), ça passera (les parents disent


aussi), on espère que ça va passer (les parents ajoutent en fermant la
voix). Le grand frère slash la grande sœur a fugué une fois, il a fallu
appeler la police puis le retour dans la nuit derrière un gyrophare. Au
moins on est en bonne santé, on profite de la vie (ils disent pour
rassurer quelqu’un mais j’ignore qui ça peut être). Au moins on a du
sang rouge qui coule sous la peau et des fois on l’ouvre un peu pour
vérifier qu’il est bien là.

Plus tard (j’explique) je serai pompier ou chômeur ou architecte.


Plus tard (je sais) je ne serai ni médecin ni rien de tout ça. Pourtant (ils
disent souvent) je dois être habitué à sauver des vies maintenant et je
réponds oui en souriant poliment et mes parents déglutissent. Je suis
(ils savent) un bébé-médicament très bien élevé, même à présent que je
n’en suis plus un et que j’ignore quoi être pour dépanner. Mais (ils
bafouillent vite pour se rattraper) c’est quand même vachement bien ce
que t’as fait pour ta grande sœur slash ton grand frère. Oui (je
réponds), c’est vachement bien.

D’après les spécialistes (les journaux de l’époque racontent), il a


fallu écarter au moins quinze embryons avant de tomber sur un fœtus
sain slash normal slash immuno-compatible. Parfois je pense à ces
quinze copies erronées de moi-même et je me sens moins seul sur le sol
de ma chambre. D’autres fois je vois juste la viande emportée par la
chasse d’eau lâchée, puis la lumière éteinte dans la foulée d’un gant
blanc. Mais (on me demande et m’ordonne) je ne dois pas penser à ces
choses-là qui me dépassent.

Plus tard (j’espère), allongé sur le sol de mon psy (ils disent qu’il
faudrait sans doute), je parlerai à quelqu’un de tout ça et ce quelqu’un
prendra des notes quelque part où tout existera. Je raconterai ce qu’il

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faudra raconter et percerai en moi ce qu’il y aura à percer. Le ton de ma


voix sera le même que celui qui a toujours été et ne pourrait pas ne plus
être. Je ne dois pas (le docteur Machin expliquera) laisser mes origines
biologiques dicter le cheminement de ma vie présente (ou quelque
chose comme ça). Oui (je répondrai) et je laisserai ma vie présente se
construire autour de l’éprouvette qui m’a toujours porté. Ce sera ma
déviance, pathologie, mon alcoolisme. Le grand frère slash la grande
sœur pourra expérimenter la santé chaude des corps normaux, jusqu’à
l’autodestruction peut-être, si ça lui chante, et moi je me laisserai couler
dans mon Polaroïd désert, je vivrai la vie de ceux qui s’en fichent. Je
regarderai les autres de loin et ce sera tout. J’ai déjà tout vécu avant de
commencer à vivre (ils diront et certains répéteront à d’autres et le bon
mot se propagera), à présent j’ai bien le droit de rester un peu à l’écart.
Je cultiverai ma déviance, pathologie, mon identité (j’ai hâte). Je
fermerai la porte derrière moi, personne n’osera plus l’ouvrir. Merci au
docteur Machin et à l’alibi qu’il contresignera, je me paierai le luxe de
l’inutilité. Là (enfin) je pourrai souffler, je commencerai à vivre.
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Chris Simon

La langue de Laura

Un garçon, comme un chien, a besoin d’un maître.

Quand le nouveau a épelé son nom, elle le jurerait, elle les avait
vues : toutes petites, pointues, dansantes, et si entassées les unes contre
les autres que ça ressemblait davantage à une ville-champignon en
chantier qu’à une gencive. Laura n’écoute ni sa voisine, ni le professeur,
elle épie Nicolas Mauduit, assis au troisième rang. Depuis le jour de
son arrivée, il porte le même T-shirt café crème assorti à ses yeux, avec
trois lettres majuscules en son centre ; s’assoit au troisième rang en
russe, en math et en français et mâche des chewing-gums bleu Klein. Il
croise les bras, les aisselles couvant ses mains, et s’endort quelques
secondes chaque fois que le prof écrit au tableau, un sourire hermétique
aux lèvres. Laura observe ses narines frémir, chatouillées par le va-et-
vient de l’air qu’il inspire et expire, aussi attentive qu’une chercheuse du
CNRS qui croit découvrir les origines de l’air ou du soufflé.
– T’es jalouse.

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Boubou, la voisine de Laura, hausse les épaules.


– Tu parles, il a les cheveux blancs.
– Blonds !
– Blancs.

Laura se sent étrangement amoureuse ; pour la première fois, elle


éprouve un sentiment envers un être de sa vie quotidienne. La veille, elle
avait rompu avec Pete Doherty, s’effaçant de la liste de ses fans sur
Facebook. Ça n’avait pas été facile, Boubou l’avait soutenue bien qu’elle
pensât qu’elle faisait l’erreur de sa vie. Pour elle, Pete était aussi réel que
Nicolas Mauduit.

Elles passent devant la piscine, prennent à gauche rue Blomet.


Laura s’applique à respecter la règle des quatre mètres, elle l’a apprise
d’une série de blondes, détectives privés, qui se passe à Los Angeles.
L’odeur d’ammoniaque leur démange le nez, elles s’arrêtent, se grattent.
– Je croyais qu’on marchait pas à L.A. ?
Boubou est très potache parfois. Le feu passe au rouge pour les
piétons. Nicolas Mauduit a déjà traversé. Elles suivent des yeux sa
silhouette prenant à gauche. Les détectives et les filles amoureuses ont
un point commun, elles marchent sans jamais savoir où elles vont. Le
feu passe au vert, elles courent sur les passages piétons, puis tournent à
gauche sur ses traces. Il a disparu. Laura a envie de pleurer comme pour
une interro ratée. Boubou pense qu’on ne pleure pas pour un garçon qui
a des cheveux blancs, de petites dents et la voix qui mue mais elle se tait
et préfère se rendre utile.
– Alors, il habite dans cette rue.

Elles explorent chaque immeuble, cherchent son visage aux


fenêtres, comparent les couleurs des rideaux, notent les portes cochères
avec ou sans code avant 18 heures, d’un clic prennent quelques clichés
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La langue de Laura

de la rue Borromée avec leur portable et rentrent chez elles.

Laura, cachée derrière une voiturette jaune citron, surveille les


entrées et sorties des immeubles. La rue Borromée est morte. Les
caniveaux lessivés ruissellent d’une eau sale à l’écume mousseuse. Rien
que des chiens tenus en laisse, des marmots qui traînent du pied, des
assistantes dont les talons pianotent l’asphalte d’un rythme accéléré. Le
moteur de la voiturette citron démarre, Laura n’a pas le temps de se
cacher, l’auto disparaît et la tignasse blanche sur le trottoir surgit devant
elle.
– On peut faire le chemin ensemble ?
Il dit oui et montre quatre incisives, hyperpointues et fines
comme des aiguilles à coudre taillées dans de l’os par des homo sa-
piens. Elle a envie de l’embrasser, tout de suite, comme elle avait eu
envie d’embrasser Michael Jackson, Madonna et Pete Doherty, avec une
soudaineté terrassante. Le baiser, une sensation qui passe par la bouche,
qui vient de nulle part et qui va nulle part. Nicolas se trouve si près
d’elle. Elle saisit sa main et la serre très très fort à lui aplatir les liga-
ments des doigts.
Le bâtiment de l’école se dresse devant eux. Nicolas s’arrête, met
les mains dans ses poches, écarte les jambes et la regarde droit dans les
yeux.
– À plus.
Il s’éloigne et elle n’a pas le temps de l’embrasser. Plus tard…

Plus tard, Boubou l’abandonne à son sort rue des Volontaires,


c’est-à-dire avec Nicolas. Ils passent devant la piscine.
– Tu nages le crawl ?
– Non.
Elle trouve ça bizarre, les garçons répondent toujours oui à cette
question, même s’ils crawlent pitoyablement. Elle l’observe du coin de

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l’œil et s’aperçoit que trois poils d’une longueur extravagante lui


poussent au-dessus de la lèvre supérieure. Ça ne semble pas le déranger.
Est-ce que ça pique quand on l’embrasse ?

Laura et Nicolas débouchent dans la rue Borromée. Il la fait


entrer dans son immeuble, lui donne un baiser sous la cage d’escalier.
Elle entre la langue, la fait tourner autour de la sienne dans le sens des
aiguilles d’une montre, puis dans l’autre, ferme les yeux. Une éternité.
Le palais de Nicolas est mœlleux, ses dents sont coupantes et sa salive
a le goût du curaçao.
La minuterie se déclenche, des pas résonnent sur les marches au-
dessus de leurs têtes. Leurs bouches se décollent. Ils s’arrachent à l’éter-
nité. Ça lui picote dans toute la bouche jusqu’à la gorge. Nicolas monte
l’escalier tandis qu’elle pousse la porte d’entrée et lui fait un signe
d’adieu.

Dehors tout est si lumineux que la rue embouteillée lui fait mal
au crâne. Laura rentre chez elle sur un pied, la tête dans les nuages gris
et le palais desséché, ressentant une absence, un vide, comme l’iceberg
dont une partie viendrait de craquer et de se détacher. Elle dîne, silen-
cieuse, avec ses parents bavards. Elle ne peut pas avaler, n’a pas faim, ne
se plaint pas. Elle a hâte de confier à Boubou tous les détails de son
aventure.

Rue des Volontaires, Boubou court dans les bras de Laura, l’as-
somme de questions : Embrassé ? Pas embrassé ?
– Ben qu’est-ce que tu as ?
Boubou l’interroge du regard. La bouche de Laura se contor-
sionne. Le son ne sort pas. Boubou la secoue. Rien, pas un mot.
Boubou ne comprend pas. Laura ouvre la bouche, ordonne d’un geste
à sa copine de l’observer de plus près.
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La langue de Laura

– Enlève ta main, j’vois rien.


Boubou pousse un cri de stupeur. Laura s’affole, enfonce un
doigt à l’intérieur de sa bouche béante, triture, devant, derrière les dents.
Elle est prise d’une mélancolie de jours de pluie, se met à pleurer sans
son. De grosses larmes roulent jusqu’au rebord de sa lèvre supérieure
puis tombent dans le vide. Il a pris sa langue. Il est amoureux au point
de garder un morceau d’elle. Laura plonge dans une sorte d’extase sans
idiome. Boubou la regarde avec une curiosité avide.

Nicolas, toujours assis au troisième rang, dessine des pyramides


dans la marge de ses notes de maths. Laura écrit sur un bout de papier :
C’est Nicolas, le plie en deux et le passe à sa voisine. Boubou le déplie,
lit et murmure :
– Ses dents de cannibale ! et pouffe de rire.
Le prof de maths monte le ton. Boubou écrit : Qu’est ce que tu
vas faire ?
Laura répond dans la marge de son cahier de textes : La
récupérer. On va aller chez lui.
On ? écrit Boubou. Tu vas pas me laisser tomber ? griffonne
Laura dans le brouhaha des élèves qui remballent leurs affaires fréné-
tiquement et se précipitent vers le cours suivant.

Nicolas n’est pas un garçon timide. Les deux copines poussent


la lourde porte cochère à quatre mains, prennent, fatiguées, l’ascenseur
et sonnent au premier. Nicolas ouvre la porte en grand et disparaît.
Tandis que Boubou referme la porte d’entrée, Laura suit le garçon dans
sa chambre.

La pièce est carrée, les murs peints en noir et rafés à la craie


blanche ou à la bombe. Des chicotements et un couinement qui s’ap-
parente à une roue de vélo rouillée tournant inlassablement montent

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d’un coin de la pièce. Nicolas leur propose un soda. Boubou s’assoit sur
le lit.
Laura et Nicolas se rendent à la cuisine, une pièce blanche
propre et aseptisée comme un laboratoire et en deux dimensions. Des
meubles de différentes tailles aux fonctions obscures lui donnent l’im-
pression que deux sortes d’habitants fréquentent l’espace. Elle l’em-
brasse, enfonce ses dents dans la bouche de Nicolas, sent une langue,
mais pas deux. Ils sortent des sodas, les décapsulent et rejoignent
Boubou dans la chambre.

Nicolas, debout devant un écran, consulte ses mails. Laura


suggère à sa copine d’embrasser Nicolas, car sans sa langue, elle ne peut
lui farfouiller le palais. Boubou pouffe de rire, sirote son soda et inter-
roge Nicolas sur les grincements qu’elle vient de localiser dans le coin
le plus obscur de la pièce.
Il continue de gérer son courrier électronique et finalement
répond de dos :
– Ce sont mes parents…
Les deux copines se regardent éberluées.
– … J’ai oublié de vous les présenter.
Il avance au fond de la pièce, soulève un tissu noir et découvre
une large cage. À l’intérieur, deux souris blanches actionnent une roue
sans relâche, si bien que Laura se demande si les souris font tourner la
roue ou si la roue entraîne les souris.
Les filles se pincent, se retiennent de rire.
– Ils me ressemblent ?
– Les dents, dit Boubou timidement.
– Les miennes sont plus grandes.
Il retrousse les lèvres pour convaincre son auditoire et Boubou
ne peut même pas imaginer qu’elle va devoir enfoncer une langue
chercheuse dans ce godet à cure-dents, pour dépanner sa copine. Il
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La langue de Laura

plonge un avant-bras imberbe par la porte de la cage, attrape une souris,


l’hélitreuille jusqu’à sa bouche et dépose un baiser entre ses oreilles
rondes et roses.
– C’est ma mère.
Ils ont la même moustache, la même couleur de poil, mais pour
le reste, rien en commun ! Laura n’en croit pas ses yeux, une mère si
minuscule… Cela expliquait le mobilier de la cuisine.
– Tu les gardes toujours en cage ? un texto que tape Laura sur
son portable.
Nicolas le reçoit instantanément sur son écran et répond de vive
voix.
– Non. Seulement quand j’ai de la visite, les gens n’ont pas
l’habitude et ils pourraient les écraser.

Il serre sa mère dans sa main, lui caresse le museau. La mère, la


truffe humant l’espace, dévore de ses yeux rouges le nez de Laura. Les
filles reculent ; les rongeurs, elles n’en raffolent pas. L’autre souris
continue de s’affiner les mollets, patinant sur les barreaux de la petite
roue jaune qui grince tous les quatre tours avec une obsession crispante.
Laura pense à sa langue qu’elle est venue récupérer coûte que coûte. Ça
lui donne du courage pour surmonter sa peur des rongeurs.
– Tu n’es tout de même pas prête à tout pour une langue ? lui
murmure Boubou, tandis que Nicolas récite un théorème à sa mère
pour lui prouver qu’il a bien étudié sa leçon de maths.

– Mes parents sont des souris de laboratoire.


Il le dit avec un peu de peine dans la voix, et de fierté aussi. La
souris refuse de retourner dans sa cage. Nicolas la force, mais elle lui
échappe des doigts et se réfugie sous le lit. Les filles se regardent,
paniquées. L’autre souris descend de la roue, se lève sur ses pattes
postérieures, pattes antérieures agrippées aux barreaux de la cage, et

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dévisage les filles de ses minuscules pupilles rouges.


– C’est ton père ? demande Boubou pour se donner une conte-
nance.
– Ce sont deux femelles.
– Est-ce que tu pourrais récupérer ta mère sous le lit ? tape
Laura sur le clavier de son portable.
Nicolas sent la panique des filles. Il plonge sous le lit, découvre
sa mère tapie contre le mur.
– Elle n’est plus là.

Sa voix parvient aux filles, étouffée. Elles s’assoient et relèvent


leurs jambes le plus haut possible. La souris s’agrippe à la couette et
l’escalade. Les filles découvrent le museau pointé, sursautent fesses en
l’air et hurlent de frayeur. Nicolas bondit sur le lit et attrape sa mère
d’une main. Il la maintient ferme, la tête reposant sur son pouce, le reste
du corps dissimulé dans son poing.
– Tiens-toi tranquille, maman.
Puis d’un sourire un peu narquois, deux incisives cisaillant sa
lèvre, il effraie les filles en leur titillant le nez avec la souris capturée.
Laura, saisie d’angoisse, a mal au ventre et se serre contre Boubou, elle-
même envahie d’une nausée sournoise et subite.
– Enlevez votre T-shirt ou je les lâche.
L’autre souris ne demande que ça de sortir de sa cage, les filles
prennent la parole de Nicolas très au sérieux.

Prisonnières sur le lit, les deux copines en soutien-gorge se


soumettent, terrorisées, au poing menaçant de Nicolas qui brandit sa
mère. Le poing descend entre les seins de Laura, la souris affolée claque
des incisives, qui aiguisées sectionnent l’agrafe... Le soutien-gorge lâche
la poitrine qu’il contenait et se pose sur les cuisses de Laura, léger
comme un double pétale. Ses seins pointent dans l’obscurité de la
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La langue de Laura

chambre tandis que grincent en diminuant les tours de la roue.

Boubou pleure. La mère couine comme une souris mécanique, la


tête dodelinant hors du poing de son fils. Nicolas la calme, puis
embrasse tour à tour Boubou et Laura sur la bouche. Laura reprend ses
esprits et aspire la langue de Nicolas. Celle-ci lui reste dans la gorge un
certain temps, l’étouffe, elle la repousse, se dégage… Au tour de
Boubou. Nicolas lui engloutit la bouche. Boubou plonge sa langue dans
la ville-champignon, farfouille, tente de localiser du bout de sa langue
une troisième langue. Rien d’extraterrestre ! Des crevasses molles, des
nerfs gorgés et humides, des fluides mousseux… Les yeux rouges
épient ses moindres mouvements et s’agitent, peut-être parce que
comme Boubou, la souris se sent prise au piège.
Nicolas en profite pour poursuivre le strip-tease. Des filles en
culotte, il en avait déjà vu, mais pas dans sa chambre et surtout pas
entièrement soumises à sa volonté comme des personnages de jeux
vidéo.

Laura, gênée, regarde ailleurs, embarrassée par son corps devenu


un torse nu et une culotte. Elle aperçoit sur une étagère une série de
gommes de toutes les formes et de toutes les couleurs, son regard s’ar-
rête sur l’une d’elles : rouge sombre, granuleuse, en forme de cornet,
non de petite flamme, la pointe léchant l’étagère du dessus et très bril-
lante. Tandis que Boubou happe la bouche de Nicolas, fourrant sa
langue dans tous les recoins, Laura s’approche de l’étagère, saisit
discrètement la gomme et, sans prendre le temps de l’inspecter sous
tous les angles, l’enfourne. La chose charnue s’affaisse entre ses dents
comme une guimauve, gonfle légèrement au fond de son palais
inférieur, obstruant sa respiration.

Boubou, en apnée, tente de se dégager des lèvres de Nicolas afin

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de reprendre une bouffée d’oxygène. Laura soulève une chaise, la


fracasse sur le dos de Nicolas. La chaise ne se démantèle pas, mais
Nicolas s’écroule. Sa mère s’échappe de ses mains et fait une triple
pirouette avant de venir s’écraser au sol. Boubou, bouche libérée,
comprend la manœuvre, fait un grand écart pour éviter d’aplatir la mère
groggy par la chute et ramasse tous leurs vêtements.

Toutes deux referment la porte derrière elles et s’élancent dans


le couloir de l’appartement, se rhabillant, entraînées dans une cavale qui
s’achève dans un essoufflement souverain. La gomme dégonfle,
s’aplatit, se scelle dans la bouche de Laura. Elle la touche avec un doigt,
la gomme se rétracte. Boubou inspecte l’intérieur de la cavité buccale de
Laura. Les deux filles se regardent avec fierté.
– Tu as retrouvé ta langue !
– ŒØÚ
Boubou dévisage sa camarade, intriguée.
– Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
– ߢ† ∑µ∞ ߶£
Boubou ne comprend pas un mot, ne reconnaît pas un son.
Laura s’égosille, articule… Rien à faire, Boubou ne capte plus.

Nicolas se relève avec une bosse sur le front et un mal de genoux


atroce. Il entend les souris chicoter, les cherche. Il trouve la première
coincée entre le mur et sa table de nuit : moins une, elle était écrasée !
Il tire la table, soutenant la souris pour ne pas la faire tomber. Elle est
tremblante, ses yeux rubis naviguent dans leurs orbites comme s’ils
cherchaient à s’en échapper définitivement. Il l’enferme dans la cage et
cherche la deuxième. Il la trouve griffes plantées dans la doublure de la
manche de son sweat-shirt, prise d’un vertige circulaire et chicotant
comme un souriceau.
– Ma petite chérie, lui murmure-t-il, l’étreignant contre sa joue.
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Elle grimpe sur son épaule, se love au creux de sa clavicule, tout


heureuse de retrouver son odeur et de se sentir en sécurité. Nicolas lui
caresse le dos jusqu’à la queue, souple et fine, qu’il entortille autour de
son doigt.

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Philippe Turin

Mille anges divins,


mille séraphins

Minuit est largement dépassé. Dans la nef de l’église Saint-


Sulpice, les lumières éteintes, le silence est revenu. Les orgues monu-
mentales ont mis quelque temps à retrouver leur inertie, émettant
encore par moments quelques soupirs inattendus, comme les soubre-
sauts réflexes d’un canard décapité. Au sommet de la chaire, un char-
mant putto de bois tourne la tête et interpelle un autre putto, son
homologue exactement symétrique :
– On y va ?
– On y va.

À Notre-Dame, à Saint-Eustache, à Saint-Étienne-du-Mont, à


la Trinité, enfin dans toutes les églises de Paris, de la plus modeste
chapelle jusqu’à la prétentieuse Sainte-Madeleine des mariages
mondains, tout ce qui ressemble un peu, en trois dimensions, à un
messager divin selon la hiérarchie des sept ordres établie par le Pseudo-
Denys l’Aréopagite1, se tient prêt. Angelots, anges, archanges, chéru-
bins, séraphins, et cetera, déploient leurs ailes, s’ébrouent, effectuent

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quelques mouvements gymniques et retiennent leur souffle avant de se


lancer dans l’air glacé de décembre. Ils ont bien du courage, tous ces
enfants dénudés : la température ne dépasse pas le zéro. Mais sont-ils
sensibles à de telles contingences ? Il ne semble pas.

Les anges de nos églises, et tout particulièrement les angelots


joufflus des décors baroques ou sulpiciens, les putti, comme disent les
Italiens, ne sont pas des objets morts. Ils sont figés, emprisonnés par la
matière, mais ils regardent, écoutent, s’informent, curieux de tout. Et
ils bavardent. Ils sont doués d’un sens aigu de la critique, d’une forte
aversion pour toutes les expressions de la fatuité humaine et d’un esprit
facétieux au-delà de l’imagination.

Traversant silencieusement le ciel parisien, un petit groupe de la


rive gauche marque une pause au sommet de l’arc du Carrousel, et, là,
effectue sa jonction avec ceux de Saint-Roch, réputés pour leur esprit
potache. Ces derniers, étant du quartier, ont ce soir une mission
d’estafettes.
– Alors, on va où ?
– C’est la surprise.
Regardant vers le nord, ils repèrent un essaim bruyant d’une
bonne centaine d’angelots qui descendent vers le Théâtre-Français.
– C’est l’équipe du Sacré-Cœur. Ils viennent toujours en force.
Un sacré gang de fouteurs de merde.
– Alors, qu’est-ce qu’on arrose, cette année ?
– C’est la surprise. C’est la surprise.
– L’année dernière, c’était chouette, hein ?
– On s’était payé la Grande Bibliothèque, quelle rigolade !
– Et l’année d’avant ?
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Mille anges divins, mille séraphins

Les douze mille anges de toutes les églises de Paris sont main-
tenant réunis en conclave dans les jardins du Palais-Royal. Il y en a de
toutes tailles et de toutes couleurs, en bois, en or, en bronze, en marbre,
en stuc, en plastique… et même un en papier mâché. Ils ont beau être
silencieux, ils font beaucoup de bruit. Des vedettes, des grands saints,
Michel, vainqueur des dragons, Raphaël et Gabriel, et tous les
anonymes qui, sans préséance ni distinction hiérarchique, sont venus
pisser de bon cœur sur les colonnes de Buren, en riant comme des
damnés.
Le gardien, un vieux schnock réveillé par cette cataracte
soudaine, s’élance hors de sa loge.
– Petits salopards ! Vous ne respectez rien.
– On a bien le droit de s’amuser. C’est Noël !

* Le Pseudo-Denys l’Aréopagite, évêque d’Athènes au 1er siècle, a proposé une


classification systématique des anges.

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Marianne Brunschwig

Enfin !

C’est sans doute le fauteuil profond et une incroyable fatigue qui


l’emportèrent au-delà d’elle-même et lui firent comprendre ce qu’elle
n’osait dire : elle se sentait magnifiquement bien. Le soleil allumait le
bout de ses chaussures, les coussins épousaient le creux de ses reins et
elle était plus seule qu’elle ne l’avait jamais été. Ce qu’elle éprouvait était
scandaleux et elle ne pouvait le dire à personne, n’était pas partageable
mais elle en était si consciente qu’il fallait qu’elle prononce à haute voix
ce moment unique d’égoïsme exempt de tout jugement moral.
Doucement des larmes mouillèrent ses joues. Un instant elle fut éter-
nelle.
Après l’instant, elle se dit : « Je suis dé-bar-ras-sée. Enfin ! »
Et le téléphone sonna entre l’éternité et les emmerdements.

On compatissait. On l’invitait. On l’assourdissait de silences


pleins de gêne pendant une plombe au téléphone.
Elle ne pouvait pas révéler son bien-être. C’était inenvisageable.

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Vraiment, elle ne voyait pas comment enfreindre cet interdit-là.


D’autant que dans ces cas-là, les gens se multiplient, comme elle le véri-
fia au nombre de coups de téléphone : bouche à oreille, nouvelles
répétées en écho de connaissance en connaissance.
Elle choisit de laisser les communications ricocher sur le répon-
deur parce qu’elle avait à réfléchir à la manière de continuer à être
heureuse et immorale.
Sa famille, en tout temps, avait été gentille, chacun s’y compor-
tait en « membre » comme il faut et apportait comme il se doit sa part
de liens à l’ensemble. Elle se souvint de tous les soirs où elle appelait sa
mère bien qu’elle n’eût rien à dire, pour lui signifier sa présence et
qu’elle l’assurât de la sienne, par ses phrases vides, ses questions restées
sans réponse, couvertes aussitôt de nouvelles demandes par devoir et
par crainte d’oublier quelque chose dans le rôle du « fami-liant »...
– Tu vas bien, maman, et ton genou ? Tu as vu Gilles ? Jojo est
guéri ? Prends bien tes médicaments, je te rappellerai demain.
Et elle rappelait. Et elle se mêlait autant de leur temps qu’eux-
mêmes s’emparaient de ses affaires. « Papa, j’ai lu que l’acupuncture
faisait merveille pour les lumbagos, tu as de quoi noter l’adresse ?... »
Son père, qui s’en fichait, n’avait rien noté, avait continué sur le même
ton : « Mais oui ma fille, merci, je t’embrasse, embrasse Paul et à bien-
tôt », en bouffant une plaquette entière d’antalgiques, plié en deux de
lombalgie et esclave lui aussi de cette dépendance qu’il supportait
comme elle, depuis qu’il était marié, depuis qu’il était fils de sa propre
mère, depuis qu’il était au monde !
Et merde à la fin, il les emmerdait tous ! Et elle Julie, sa fille, qui
l’appelait pour ne rien dire, qui l’appelait sans laisser place à aucun
silence, qui leur adressait tous les jours une pluie de baisers de plastique
à travers le téléphone, était bien consciente de cela ! Et oui, mais Julie,
elle aussi, était « membre de famille »,
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Enfin !

C’était précisément la disparition de ces liens et des jugements


qu’ils génèrent, qui la rendait si libre. Toutes les servitudes se trouvaient
abolies.
Elle éprouva le besoin de faire part à son entourage de son exis-
tence soudain affranchie par une circonstance si terrible et prit du
papier pour écrire. Le soleil éclairait maintenant toute la pièce.
Elle n’était plus éternelle puisqu’elle travaillait à recomposer son
avenir.
La vie était belle, pourtant.

Donc il fallait qu’elle utilise ce qui venait de lui arriver.


Sa soudaine brochette de cadavres embarrassait tout le monde et
continuerait de clouer les becs. Peu nombreux seraient ceux qui pour-
raient dire, comme chaque fois que quelque chose vous arrive : « C’est
comme moi... » et s’étendre sur les catastrophes survenues dans leur
entourage en même temps que les vôtres. Avec sa quantité, elle battait
le record et elle imposerait le respect. Mais ce qu’il fallait à tout prix
éviter, c’était d’être elle-même victime de « la tête de circonstance ». De
ne pas parvenir à se défaire du masque de malheur arboré devant les
autres et de ne pas retrouver le sentiment de magnifique liberté qui lui
avait été offert comme une grâce dans le fauteuil.
Si elle cédait, ce serait terrible. Sa vie entière ne suffirait pas à
faire un deuil de cette importance.

Paul , peut-être, pourrait l’aider. Ils ne s’étaient pas vraiment


parlé depuis l’accident, n’avaient échangé que des phrases administra-
tives. Elle avait préféré qu’ils restent chacun chez soi, ces derniers soirs
et il avait respecté son besoin de solitude. Elle l’appela.

Paul était le vilain petit canard d’une dynastie de génies. Il avait


le teint blafard et le poil maigre des fins de race. La réprobation de la

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famille de Julie quant à sa vie vague d’artiste l’agaçait, mais il n’en parlait
pas et continuait à se sentir extrêmement proche de son amie. Cette
complicité aida Julie à lui proposer, malgré la situation :
– Paul, tu te rappelles, les places pour Un Turc en Italie ? C’est ce
soir ! Tu passes me prendre vers sept heures ?
Au bout du fil Paul sourit. Quelle fille ! Quelle trempe !
En même temps Nelly sonna pour d’énièmes condoléances.
– Je sais pas quoi dire
– Je suis fatiguée.
En deux phrases les quatre morts étaient pleurés, ressuscités, ré-
enterrés, débarrassés. Nelly partit. Puis vinrent Andrée et son mari qui
dirent ensemble, très ensemble car ils se tenaient par le bras :
– Nous sommes venus...
– C’est gentil d’être venus
– C’est normal
– Je suis fatiguée.
Exit à nouveau la visite.
Mireille qui montait les croisa dans l’escalier.
– Comment va-t-elle ?
– Pas bien, la pauvre.
Ils continuèrent à descendre et elle poursuivit sa montée.
– J’ai appris... C’est insupportable.
Mireille se jette sur elle, l’embrasse.
– Appelle quand tu veux.
Cette visite à son tour s’en fut.
C’est alors qu’elle se prit à en espérer d’autres, beaucoup, encore
et encore pour s’étourdir et leur faire plaisir, pour leur donner le mini-
mum, se racheter de ce qu’elle ne ferait pas !
Elle s’était arrangée pour faire d’une « mort sur le coup » une
mort sans souffrance. Donc si eux n’avaient pas souffert, pas de raison
pour qu’elle-même souffre !
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Enfin !

Elle avait quitté précipitamment la maison de campagne encom-


brée de tuyaux, hurlante de sirènes. Personne n’était croyant. La mort
n’existait pas. Les parents, le frère, la sœur, tous faisaient fi des sima-
grées. On en avait parlé, çà et là, dans la vie : la fosse commune serait
bien. Peu importait le cimetière. Du moment que tout fût fait vite.
Elle n’était même pas retournée dans l’appartement de ses
parents à Paris.
Enverrait des déménageurs.
Pourtant, sa conduite n’était pas une caricature. Elle se
demandait comment « placer » ses morts. Non pas en terre, l’enterre-
ment lui importait peu, mais en véritable place : elle les aimait telle-
ment ! Elle connaissait si bien chacun de leurs travers, l’inquiétude dans
le regard de maman quand la voix dit « Oui ma chérie, vas-y ! », la peur
cachée en phrase toute faite, « Mais oui, nous sommes contents, c’est
un garçon très bien ! », la mesquinerie de Mimi quand elle lui disait
« Tu es bien coiffée », les mensonges de Jojo et leur extraordinaire soli-
darité quand il avait fallu cacher aux parents qu’elle était enceinte !
Elle ne voulait pas les abandonner. Pour rien au monde elle n’ou-
blierait. Qu’on les laisse vivre, mon Dieu, qu’on la laisse les faire vivre !
Elle ne voulait pas s’occuper elle-même des formalités adminis-
tratives, parce que dans la famille on négligeait ces choses-là, mais elle
voulait garder le contact avec chacun d’entre eux, comme s’il était
vivant.
« Je veux, se dit-elle, conserver avec papa, avec maman, avec
Mimi, avec frérot, une complicité flottante... Au fond, il me faudrait
quelqu’un qui les adopte. »
Elle réfléchit alors à des voisins qui iraient les voir au cimetière,
qui apporteraient des fleurs... Des gens auxquels elle confierait leurs
dates de naissance, prétextes à des visites supplémentaires et à des
larmes renouvelées, des gens qui feraient les gestes qu’elle ne savait pas
faire.

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Sans peur et sans devoir alors, elle verrait revivre d’eux tous
sourires, tendresses, pensées, trésors nouveaux surgis d’une mémoire
sans souffrance, préservée pour elle toute seule. Imperceptiblement ils
renaîtraient au monde.
Elle rappela Paul.
– Est ce que tu ne pourrais pas t’occuper d’eux, toi ? risqua-
t-elle, folle de l’espérance qu’il comprendrait à demi mot.
Paul, qui savait combien elle pouvait être folle, la prit au mot :
– J’en étais sûr.
Elle tordit son mouchoir à l’autre bout du fil, car, de seconde en
seconde, ce qu’elle demandait à Paul lui semblait crucial pour toute sa
famille.
Elle murmura :
– Paul, ça serait mon plus beau cadeau...
– Tu veux que je m’occupe de leur avenir sous terre ? demanda-
t-il tout doucement
Alors elle fondit en larmes.
Il avait compris. Il se chargerait d’eux.
Dans un sanglot elle dit encore :
– Tu me donneras quand même leur adresse ?...

Il passa la prendre à sept heures et ils allèrent à l’Opéra.


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Myrto Gondicas

La vie continue

Ombres, ombres portées des nuages qui passent. Lucie allonge


le pas entre les robiniers, à contre-pente tâte gaiement la résistance du
trottoir : petits rebonds qui remontent dans les vertèbres, elle s’ébroue
et happe du regard les corps qui la brossent en avançant, fait provision
de visages d’autrui, quelques-uns vaguement familiers ; au haut de l’al-
lée clignotent, incongrus, les bouquets blancs d’un marronnier à
moitié chauve.

– Deux cafés, deux !


Le bar du coin n’a pas encore rentré ses tables ; les fumeurs s’y
attardent sous le ciel hésitant, Lucie aime y traîner en lapant très lente-
ment un espresso derrière l’autre – le goût, après, s’attarde dans la
bouche mêlé au rythme des conversations, des pas des inconnus, des
envols de pigeons sous les gargouilles de l’église. Lovée dans un brouil-
lard de sons, le dos calé contre la chaise, elle effleure d’un ou deux
doigts le formica frais couleur taupe, puis réchauffe sa paume contre

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la tasse. Accueille le calme qui vient.

Quelque chose, tout à coup, cloche : comme si l’on venait de lui


tirer de sous les pieds un tapis invisible. Avant-goût de vertige et de
nausée, alerte minuscule. Le corps devient poreux, la tête flotte ; insi-
dieusement brutales, deux syllabes s’y sont glissées et font écran à la
diversité pimpante du réel. Lucie tente la fuite, s’arrime l’œil à un fer
de balcon, une corniche allumée de soleil, une porte cochère… Échec
total.

« Bernard. »

Une gorgée de café tiède, la dernière, en vain. Cela revient tout


seul maintenant et s’entête. Jaillit de sous le sol (elle a payé et s’est
levée), tombe du ciel, suinte des caniveaux qu’elle longe en accéléré,
avec un soupçon de colère. Le nom persécuteur est mat, opaque ; il la
vrille sans lui livrer accès à rien d’autre que lui-même, toutes images
abolies, souvenirs tués. « Bernard » lui fait dévaler la rue à petits pas
saccadés, regard éteint, dos dur, poings serrés dans les poches. Elle ne
sait pas quand il s’en ira. Elle attend.

Il l’appelait « Madame Lulu » avec un mélange, en proportions


variables, de tendresse égrillarde et d’agacement. Il roulait pour elle en
virtuose des pétards coupés de gros tabac brun et lui inventait des
blanquettes à l’abricot sec, des omelettes au whisky. Sa voix, souvent,
la chavirait, baryton clair étirant les voyelles à la fin des mots ; il
l’émoustillait de calembours qu’elle goûtait d’autant mieux qu’ils
étaient mauvais ; il promenait sur elle et sur le monde un regard gris
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La vie continue

filtré par des paupières lourdes sous les sourcils d’or roux.

Ils ont connu l’ivresse des commencements, étonnés de s’être


trouvés, riant d’être deux ; ensemble ou non, ils allaient lestés chacun
de l’existence de l’autre, qui déroulait dans leurs journées sa basse
continue ; par-dessus jouait, à des moments choisis, la mélodie simple
de leurs étreintes ; ils avaient des gestes lents et légers, des cris naïfs, et,
gourmands de se voir, ne craignaient pas de se quitter.

Un jour il n’a plus été là, présent de corps seulement et à trop


grands intervalles, la voix avait perdu sa pointe, l’iris gris se brouillait,
requis ailleurs. Elle a pensé à une amourette, c’était un amour, il avait
nom : Fred. L’apprenant, elle a ri ; puis ont commencé les ruminations,
les peurs, la digestion difficile.

Ils ont cessé de se voir. Lui s’installait avec méthode dans un


habitat partagé, avec tâches communes et sorties calculées d’avance ;
réchauffée de trivialités, intensément tranquille, leur vie défilait, forte
de son évidence. Elle l’a revu brièvement, croyant pouvoir : à deux, à
trois, ces rencontres la revigoraient, la laissant après coup vacante,
effarouchée, ventre troué de hurlement muets. Jusqu’à ce qu’à nouveau
elle s’absente.

Au-dessus de Lucie les néons filent lentement tandis qu’elle se


tient, une jambe pliée l’autre droite, sur deux marches de l’escalier
mécanique, serrant la main courante tachée de tags, tailladée au cutter.
Des visages montent à sa rencontre, elle les scrute machinalement
(deux iris verts, deux iris noirs, deux iris gris), puis lâche prise. Le sol

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ciré de frais exhale une senteur de malabar à la fraise. Petit froncement


de nez. En d’autres temps Lucie aurait écrit aux autorités, démocra-
tiquement exposé ses doléances. Sa colère est ailleurs, en sursis. Et,
surprise ! le nom méchant ne la mord plus ; il s’est, dirait-on, renfoncé
dans un brouillard clément. À sa place émergent les souvenirs : un bout
d’épaule piqué de taches de rousseur, une silhouette râblée trottant à
pas aériens, la façade éclaboussée de soleil de la gare de Palerme. Lucie
prend cela et l’abrite en elle, avec la sonnerie du portillon, le bruit du
métro sur les rails. Debout serrée dans la forêt des voyageurs, elle
mâche et remâche ces images désarrimées, se berce de leur récurrence.
Pour un moment la bête aboyeuse s’est tue, et Lucie reste avec ces
nourritures du rêve, aliment et poison mêlés, qui vont l’accompagner
un temps au cours de sa journée, puis s’effilocheront en lui rendant sa
solitude, alerte ou lourde, elle ne sait pas – ou le commerce improvisé
des amis. Le métro grince, souffle et la secoue. Demain, Lucie recom-
mencera.
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Danielle Lambert

Une voiture rouge

Nous ne dirons pas que la sonnerie stridente du téléphone a


déchiré l’air de la salle de réunion. Du reste, tu ne te souviens pas de
cette sonnerie. La Golf GTI de ta collègue a avalé les virages serrés de
la vallée conduisant chez tes parents. Moteur et gyrophare éteints,
devant la porte de la maison stationnait la grosse ambulance rouge des
pompiers. Tout semblait frappé de stupeur et d’immobilité.
L’infirmier au volant de l’ambulance s’était penché vers toi.
– Vous êtes de la famille ? Alors je préfère vous prévenir. Il est
mort.
La maison offrait un sourire édenté. Tes vingt ans n’avaient plus
vingt ans.

Paris, métro Barbès-Rochechouart, printemps 2008

C’est la brûlure d’un contraste, entre le rose tiède de la chair et


le blanc froid du carrelage.

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Sur l’assise d’un quai du métro Barbès, il semble faire son lit.
Gestes lents et répétés, il lisse un plastique comme il le ferait d’un drap.
Civilité tacite des métropoles ou indifférence généralisée,
personne ne le regarde. C’est l’été. Il porte un grand manteau bleu
marine qui pend comme une voile sur ses pieds nus qui tanguent.

La date est précise, unique, qui se détache du continuum des


jours comme la note hypnotique d’Alina d’Arvo Pärt.
Aujourd’hui, tu as cinquante ans d’une vie amputée de son sens.
C’est dimanche. Stores à demi-baissés sur l’éclaboussement de l’été,
piano qui s’égrène, bouquet de fleurs indécises. De quelle cérémonie
s’agit-il ?

Métro Place de Clichy, 23 avril 2008

Tout au bout de la fatigue de cette station de métro se découpe


une zone de quai étrangement déserte. Au milieu, une échelle, un
afficheur, un seau. De chaque côté, une silhouette allongée sur un banc.
Le premier corps présente son derrière maigre et taché. Celui d’une
femme endormie, secouée de petits soubresauts. À ses pieds, un sac
plastique ricane sous le slogan « E. Leclerc. Nous aimons vous faire
gagner ».

Cinquante ans et ni enfant, ni mariage, ni maison. L’absence


conduit au règne du rien, au vide des jours. Vertigineuse ascèse de la
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Une voiture rouge

perte. Constance du mot fin toujours prêt à s’écrire. Le parfum de lys


flotte sur une mémoire blanche. Tu n’auras pas joué.

Rue de Tilsitt, 27 mai 2008

Sous des vêtements bleu marine, c’est un fouillis de jambes et de


bras abandonné à la pluie qui tombe dru. Il a près de soixante-dix ans.
– Je suis comédien. J’ai pas de boulot en ce moment, rien, même
pas un billet.
– Vous ne touchez pas de retraite ?
– Si, 400 euros.
Je lui tends une pièce d’un euro qu’il examine avec méfiance et
incrédulité.
– C’est quoi ça ?

Au téléphone, la voix de cet homme que tu viens de quitter.


Contractée, gelée, au bord justement du point de rupture. Il te dit qu’il
a froid. Il t’appelle de la petite ville de banlieue où il habite. Dans la
nuit de son téléphone portable éclatent parfois des aboiements furieux.
Il te dit : il faut que j’y aille. Il le répète sans mettre de terme à l’appel.
Il te dit d’une voix enrouée : j’ai eu une semaine abominable et, aujour-
d’hui, je me suis fâché avec tout le monde. Le chien fait de nouveau
exploser la paix de la nuit. Tu tentes d’être légère et souriante. Après la
rupture, il avait eu ces mots étranges : « Tu restes en moi. » Il veut
savoir ce que contenait le message que tu lui as envoyé. Savoir si tu
penses lui refaire des pâtes aux truffes, un jour. Savoir ce que tu veux,
toi.

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Le lendemain, tu te diras que le personnage principal de cette


scène était la nuit qui vous enveloppait et, finalement, vous réunissait.

Boulevard de Magenta, août 2008

Est-il mort ou vivant ? Affalé au milieu du trottoir, il abandonne


son corps au tout-venant. La rue est son ventre qui ne le protège pas,
ne le berce pas, le nourrit mal.

Qui est l’être absent ? Dans son ombre bercée de temps,


combien de frères morts, de pères perdus, d’ancêtres tus ?
Nulle autre œuvre que Gerry de Gus van Sant n’aura à tes yeux
capturé cette incandescente vérité. Deux adolescents errant dans un
désert américain où rôdent leurs fantômes. L’un y laisse la vie, l’autre
repart au milieu des vivants.
Tu es retournée au milieu des mots vivants. C’est ce qui arrive
lorsqu’à la vie est préférée la vérité. Ainsi disent ceux qui écrivent :
l’écriture s’échange contre la vie.
Tu es repartie dans la patience de ce qui survient avant la fin.
Seul bagage de certitude : ce que tu as perdu est ce qu’une voiture rouge
a emporté.

Trouville, le 24 août 2008

Debout sur ce petit trottoir, la main franchement tendue, il


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Une voiture rouge

apostrophe les passants. À ceux qui passent en faisant mine de l’ignorer,


il jette : « Oh putain, ils ont encore grossi ! »
Et ceux-là ont le cul qui s’alourdit.

Sa dernière maison offre dorénavant un sourire édenté, figé.


Point de passé, plus jamais de futur, juste ce présent évidé s’étirant sans
fin comme les fils de sucre d’une barbe à papa.
Les voix des autres mettent en relief celle qui s’est tue, vacuité
du ronronnement humain, interchangeabilité des propos, sons voués à
signifier que la vie se poursuit, sans lui.
Il semble que chacun mime une existence, un quotidien factice,
émettant des signaux d’apparence rationnelle qui te faisaient penser,
enfant, que les grandes personnes n’existaient pas vraiment.
Seul le cri des mouettes dans le port, trait d’union entre ciel et
terre, seul ce qui parle d’ailleurs parle de lui et parle vrai.

Rue Boursault, hiver 2009

Une immobilité de statue de Vierge Marie, une superposition


ordonnée de sacs en plastique sur lesquels elle trône, le regard fixe, elle-
même recouverte d’une grande bâche. Tu n’avais pas tout de suite
discerné la forme humaine dans cet amoncellement où, plus que s’en-
castrer, elle semble vouloir se fondre.

Entre les minutes, c’est un fourmillement. Sur le temps qui se

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suspend, c’est un voile de présence familière, presque protectrice. De


celui, trop aimé, qui est parti trop tôt, reste ce qui relève de l’impalpa-
ble.
L’écho sonore d’un cri sur la mer après l’été, quelques basses
ouatées d’une musique lointaine donnée pour les autres. Avec celui qui
s’est définitivement absenté, l’air même semble s’être retiré. Tout
ressemble à septembre.

Rue Boursault, mars 2009

Une incroyable broussaille de cheveux blancs surmontant une


barbe jaune et, entre les deux, une main qui se soulève et se rabat sur les
yeux. Ainsi avance-t-il, tête baissée, face voilée, épaules rentrées. Et dans
la nuit de cet homme, tu te demandes quelle honte a brûlé à jamais le
regard.

Se souvenir de cette conviction d’enfant : les adultes cessaient


leur manège une fois hors de vue. Se souvenir qu’ainsi se tissait l’attente
du moment où commencerait la vraie vie, celle qui se tenait cachée, ce
grand mystère triste.
Brouhaha de gestes, de voix, empilement d’empressements divers
en écran de fumée. Il est clair que cette unanimité divertissante n’a
d’autre but que de masquer un indicible familial. Depuis toujours cette
sensation d’une identité traversée, parcourue, empreinte de ceux qui
t’ont précédée et rendent chaque lieu, chaque événement comme fami-
liers, au sens premier du terme.
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Une voiture rouge

Église Saint-Laurent, été 2009

Droit comme une majuscule, il se tient assis sur le muret devant


l’église. Bien droite également, posée à côté de lui en un étrange paral-
lèle, sa jambe artificielle. Son petit monde est rangé. Il attend.

Tu as cinquante ans, un jour de pluie en Normandie tu t’allonges


dans une chambre vide et tu as dix ans, tu es malade pour être seule,
pour mettre fin, pour être au vrai.
Un jour de gris laiteux. De cendre liquide qui étouffe le son des
autres comme une fenêtre se fermant dans la chambre d’un bébé qui
dort. Un jour où les enfants morts ne jouent pas dans les greniers.
Tu as cinquante ans de solitude accompagnée.

Rue Sarrette, juillet 2009

Yeux clos, affalé à même le sol sur un trottoir, la tête posée sur
son bras gauche, son immobilité est totale. Un passant se penche, prend
son pouls, repart. Dans son sommeil, une main se soulève puis
retombe. Elle dessine le seul mouvement humain de la rue vide de cet
été à Paris.

Au pays de celui qui est parti, les souvenirs comme le temps sont
abolis. Ici règne l’entre-deux. Entre la vie et la mort. Entre le dehors et
le dedans. Entre l’enfance et la vieillesse. Entre rêve et réalité. Entre
silence et son. Entre-temps.
Flotter comme une invisible méduse à la surface étale de la mer

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des choses, être celle qui se pose là où on la pose, attente souple et flot-
tante.

Boulevard de Magenta, juillet 2009

En slip, debout sur sa couverture, totalement indifférent à la


foule habituelle de ce boulevard parisien, il tente d’enfiler son pantalon.
Comme si quatre murs l’entouraient, les passants l’évitent. Il est entière-
ment accaparé par sa tâche : commencer sa journée, comme eux vont
vers la leur.

De celui qui s’est définitivement absenté aux autres, le seul savoir


donné et intangible serait qu’il ne reviendra pas.
Une seule donnée. Et pour l’assimiler, parfois, une vie.
Combien d’inconnus, pendant combien d’années, ont-ils fait
voler en éclats ta croyance en se retournant dans la rue ?

L’absent ne parle pas. Il vient parfois à murmurer. Lorsque, au


creux des jours absents, solitude et silence bruissent du secret des
disparus.
Écrire, alors, est-ce dire ou retranscrire ? Vivre, est-ce habiter un
espace-temps ou être habité par celui qui n’y est pas ? Sait-on jamais qui
parle en nous ? Qui erre entre les mots ?

*
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Une voiture rouge

Rue Mariotte, septembre 2009

Assis devant la Poste des Batignolles, les yeux injectés de sang,


son visage de Popeye affichant malgré lui d’ineffables souffrances, il
livre chaque jour le récit confiant de son quotidien. Il dort « à la
mairie ». Le soir, soupe populaire. Oui, c’est bien, ça lui suffit, parfois
il rajoute une boîte. Un jour, il n’est plus seul. À ses côtés s’active une
femme jeune et silencieuse qu’il te présente. Tout naturellement, il passe
alors au « on ». On s’est fait agresser aujourd’hui. Dans cette petite rue
retirée, ils dessinent une bulle d’intimité que contournent les passants.

C’est lui. En une impalpable fraction de seconde, temps


suspendu qui joue le jeu, qui fait le mort, comme dans le désert lorsque
la chaleur fait vibrer l’air pour accueillir l’hallucination, sa silhouette
danse au bout d’une guitare, ses cheveux ondulés autour de la douceur
du visage, flottant dans un jean indifférent, il est là devant toi qui entres
à ton tour dans l’irréel. Le frère qui erre, celui à jamais échappé de la
terre, parti sans ce petit mot que tu cherches en grattant la boue depuis
vingt-sept ans, reléguée à tous ces autres mots qui ne seront jamais le
dernier, la fraction de seconde s’efface, ce n’est plus lui. C’est l’autre,
c’est le surgissement de l’inconnu, l’errant de l’erreur, le sans-domicile
intérieur, le sans-abri vertigineux.
Celui qui erre flotte entre les notes de Spiegel im Spiegel d’Arvo
Pärt, hurlant l’impossible enfance. Il est l’air que respire Affleck dans
Gerry, la route grise que tu n’atteindras pas. Il est la douleur réfugiée
dans les poumons d’Alain Bashung lorsqu’il emporte tout l’Olympia
avec trois mots, Je t’ai manqué. Il est entre les images du Temps des Gitans,
dans une sorte d’espace-temps intersticiel, fractal, désespérément intan-
gible. Il est la possibilité de l’autre enfouie au creux de chaque SDF que

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tu croises et dont le regard parle d’un au-delà de l’identité, d’une frater-


nité de ravins et d’abîmes. Il est. Pas encore mort.
Vivant par le remords qui se trouve ainsi être le contraire de re-
mort. Vivant remords emplissant ta poitrine, respiration poussière,
présent de cendres désenchantées, enfant que tu n’as pas eu semant
l’arythmie. Vivant, il se tient là au plus près de toi, au sein de ces cellules
appliquant le secret programme final, inversion toute, ne nous multi-
plions plus pour vivre mais pour en finir, se rapprocher du mort trop
vivant, le retrouver là où se tapit une mémoire embryonnaire de peau et
de fœtus, ignorant savamment biopsies et microscopes. Mort doué
d’une dimension d’être supérieure.

Place de la Madeleine, novembre 2009

Ce soir d’hiver froid près de la Madeleine, imposant bloc de


marbre dont les jambes et le siège entourés du même tissu forment un
piédestal, la femme est âgée, rides figées comme son regard dans un
ailleurs inexpressif. Elle paraît totalement indifférente au pouvoir de
déflagration des deux mots écrits sur le bout de carton posé à ses
pieds : RESTER VIVANTE.

Ton appartement patiente. Ta vie s’écrit au rythme du goutte-à-


goutte moussu d’une vieille fontaine. Que rien ni personne ne sur-
vienne. Tout attend. Rien n’adviendra.
C’est surtout pendant l’été, lorsque le soleil jette ses grandes
ombres tranchantes, que le quotidien s’emplit soudain de gestes, acti-
vités, déambulations d’humains si réels, mus par une vitalité si évidente.
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Une voiture rouge

C’est surtout pendant l’été que sa mémoire vient se poser sur la pénom-
bre accueillante de tes dimanches.
Que ne peux-tu t’allonger, t’allonger immensément sur ce
présent d’attente et de patience, sur ce fourmillement aérien qui t’en-
toure comme une cendre dansante.
Comme une grande main, son absence alors se pose sur ton
front, dimanche retombe en enfance et, avant la fin du jour, tu auras
rejoint la grande équivalence liquide, la larme douce et majuscule, la
nuit se noyant dans le fleuve étal des semaines.

Des enfants joueront dans des églises où résonneront les rires


d’autrefois dont tu ne gardais que la légèreté sans savoir l’imperma-
nence.

Silence. Une note de piano meurt, un frère se lève, là où tu es


dansent les impalpables qui écrivent la vie en creux.

Métro Place de Clichy, décembre 2009

Ses doigts violets et gonflés agrippent péniblement le ticket


restaurant, qu’il examine d’un air interrogateur avant de s’illuminer.
« Eh ! Revenez ! Merci ! Ah… Mais… Je vous reconnais, vous… » Il
s’anime. Ses compagnons restent parfaitement immobiles.

Il se peut que l’absence devienne cri, appel, incantation. Il arrive


que l’absence insiste et réitère cette note de piano hypnotique jouant à
la fois sur la corde du manque et celle du questionnement.

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Est-il possible de répondre à cette question : qui manque ? Et


qui vit ce manque en toi ?
Dans ce creux sonore, tant d’échos, si peu d’aveux.
Vivants, méfiez-vous des enfants qui jouent aux fantômes, des
heures entières sous des draps blancs, en pleurant de rire.

Dans le métro de Paris, décembre 2009

Revoici la tignasse blanc-jaune tombant comme un rideau sur la


poitrine du vieillard à la tête baissée. C’est l’homme sans visage, s’op-
posant par sa fixité et son anonymat au flux rapide des voyageurs qui
l’ignorent. Il ne mendie pas. Il ne possède qu’un petit sac plastique. Et
un rideau de cheveux immobiles qui le projette hors du mouvement de
la vie.

Douleur torve et molle, lovée sous le diaphragme, baignant entre


les eaux de la nostalgie et du vieux désespoir, avec dans la bouche le
goût poussiéreux de l’irréparable.
Au creux de chaque fibre, de chaque particule de l’air que tu
respires, humus de ta mémoire, le sentiment d’échec inscrit jusqu’à la
fin des jours en une certitude de cellules désolées. Texture intime de
l’absence et du manque mêlés. De l’absence-manque. Manque au sens
de ce qui manque à l’appel, impératif énonçant la présence ratée
indéfiniment.

Aucun mot, soudain, ne se met à hurler. La grosse voiture de


pompiers, gyrophare éteint ou plutôt muet, « Je préfère vous prévenir,
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Une voiture rouge

il est mort », ce qui peut signifier vivant en toi à jamais, padam, padam,
il arrive en courant derrière toi, danse entre les pixels du réel, ça crie
dans les cellules, ça coule, s’écroule sans s’épancher, ça teinte, imprègne,
retire la substance, installe l’évitement, prémunit de toute importance,
c’est devenu toi.
Tu es devenue l’être de manque et d’absence. Manque aux autres,
absente à toi-même. Restée avec lui.

Avec lui l’insidieuse douceur d’être comme morte, mieux encore,


dans les limbes, en cette étrange hésitation du pas-encore-vivant.
Retrouver la fraternité légère de la cellule avant l’embryon, toute
douleur interdite alors, toi pas née il ne serait pas ton petit frère et
encore moins ton petit frère mort, toi pas née aucun présent de l’indi-
catif : quelle différence avec celle qui se manque en permanence ?
Il s’agirait d’écrire un livre entier, plein, sur un grand rire venant
d’une cour voisine, ricochant sur un été indifférent ; un grand rire d’en-
fant des limbes.

Il te sourit dans la poussière jaunie. Trente ans ont passé depuis


cette photo. Et déjà quelque chose dans ce sourire, quelque chose de
tremblé, appelant en vain depuis le fond de l’œil, une douloureuse
humidité.

C’est aujourd’hui qu’il joue, s’autorise l’aérien, le presque joyeux,


le gai savoir enfantin, la note posée sans peser.

C’est aujourd’hui qu’il te sourit dans la poussière où tu vis.

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Jorge Davila Miguel

La Messagère
Traduit de l’espagnol par Melina Cariz

Sud de l’Afrique, 1976

Il y a très longtemps, deux cents ans peut-être, les Portugais


installèrent ces pilotis à cet endroit. Une paire de chaque côté. Solides,
légèrement bombés aux extrémités, le nœud du câble autour de la partie
la plus étroite. Le frottement des câbles était encore visible, mais une
légère couche de rouille recouvrait le tout. On voyait des milliers de
petits orifices, comme sur n’importe quelle pièce de fer qui serait restée
au contact de l’air si longtemps. José Brañas, tâtant l’un d’entre eux, en
déduisit que les autres aussi, de l’autre côté du courant, tiendraient bon.
Il boutonna son blouson jusqu’au cou, tira une nouvelle bouffée de sa
cigarette et jaugea la distance d’un bord à l’autre.
Il y avait un détachement d’avant-garde qui se trouvait douze
kilomètres au-delà du fleuve Queve depuis huit jours. Il avait traversé
ce qui restait du pont à moitié immergé en assurant avant tout la
protection de l’armement. Mais la majorité du régiment était resté de

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ce côté-ci de la rive, avec les blindés, l’artillerie et le ravitaillement. Le


commandement ne savait pas comment acheminer la nourriture de
façon régulière vers le détachement. Il était impossible à la brigade
d’ingénieurs de dresser un pont d’urgence. Dans cette partie du Queve
les eaux étaient denses à cette époque de l’année ; le printemps avait
débuté dans toute sa violence dans le nord-est et la pluie, des jours
durant, avait amoncelé les feuilles les unes après les autres, les feuilles
avaient inondé la terre et la terre n’avait eu d’autre choix que de se
déverser dans la rivière.
Sous un falot à plein régime les chefs discutaient. Le capitaine
Pruna avait proposé de faire passer une moto Oural avec side-car de
l’autre côté et que chaque jour, deux agents de liaison se chargent d’ap-
porter le rata aux soldats. Il fallait faire quelque chose. Jusqu’à présent
le transport des thermos se faisait à pied. Les gardes d’en bas ne
pouvaient pas faire de feu, ils n’avaient mangé chaud que deux fois
depuis la traversée du fleuve. Ils avaient envoyé une note codée au
commandant : « Camarade Rojo, avec cette diète nous sommes chaque
jour une cible plus difficile pour l’ennemi, mais le problème c’est que si
le vent souffle, il nous disperse : seul le fusil nous ancre à terre. La
Patrie ou la Mort. Nous vaincrons. »

Le premier jour, ils avaient tenté la traversée avec un camion


léger, un peu plus en aval du pont que l’ennemi n’avait pas totalement
détruit. Le Zil faillit sombrer, le courant formait des tourbillons là où
la structure en béton immergée se transformait en entonnoirs d’eau et
de boue. Heureusement, le chauffeur, un métis oriental qui avait appris
à conduire au volant de camions chargés de troncs sur des chemins de
montagne glissants, eut le temps de s’arrêter. « Putain, je suis venu à la
guerre pour tirer des coups de feu et pas pour me noyer comme un
pauvre con dans ce fleuve », jura-t-il. Malgré tout il manqua tout juste
de se noyer dans son propre jus en faisant marche arrière. Quand le
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La Messagère

camion passa enfin à reculons sur la fangeuse berge nord, le chauffeur


avait le front, la figure et le cou sillonnés d’une sueur qui avait trempé
sans pitié son uniforme. Il ferma la porte. « Je n’ai jamais pu apprendre
à nager », expliqua-t-il à ceux qui le regardaient, tandis qu’il s’engageait
sur la terre ferme et que le museau du camion semblait s’abreuver dans
le fleuve.
Par-dessus les débris du pont, c’était impossible. Ils songèrent à
faire passer une cuisine de campagne démontée, mais le capitaine Pruna
s’y opposa : « Ça revient au même, comment on fera après pour
emmener la nourriture jusqu’en bas ? En plus, les cuisinières que nous
avons pour le régiment ne suffisent plus. Tout ce qu’on aura, c’est des
soldats affamés partout ».
Il fallait faire traverser un moyen de transport coûte que coûte.
Ce fut alors que leur vint l’idée de faire passer la moto.
– Ça résout le problème, dit Pruna.
– Mais comment fait-on passer la moto ? demanda Rodríguez,
le commissaire politique.
– Sur deux radeaux en caoutchouc russes, répondit le capitaine,
un pour la moto et un autre pour le side-car. Après les hommes
traversent à pied sur ce qui reste du pont, et chaque jour on envoie la
nourriture avec la moto.
Il y eut un silence général dans la tente de campagne où les chefs
discutaient. On n’entendait que le vrombissement du falot : mélange de
kérosène et d’air sous pression qui alimentait la mèche incandescente.
Alors le commandant dit à Pruna :
– Trouve-moi le meilleur motocycliste de liaison, le petit bronzé
maigrichon qu’on a sanctionné l’autre jour pour avoir commercé avec
les villageois. Choisis une escouade d’explorateurs pour qu’elle campe
de l’autre côté du fleuve.
Le commandant alluma à nouveau le bout de son cigare et
recracha la fumée avec satisfaction.

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– C’est comme si c’était fait, répondit le capitaine Pruna. On fait


passer la moto et le motocycliste cette nuit-même et les gardes auront
un repas chaud demain. Je vais prévenir les lieutenants.
– Ce Noir va se noyer, dit Brañas à Pruna, qui venait d’informer
les officiers de tout ce qui devait se trouver au bord de la rivière une
demi-heure plus tard. Ce noir va se noyer capitaine. J’ai entendu ce que
vous allez faire et ça ne va pas marcher.
– Qu’est-ce que tu racontes, Brañas ? Ne sois pas si négatif.
Pruna craignait que le garde n’eût raison.
– Les canots pneumatiques ne vont pas résister.
– Ah Brañas ! soupira le capitaine, pourquoi ils ne résisteraient
pas si chacun peut porter quinze hommes ?
– Quinze hommes, c’est de la chair et la moto, c’est du fer, capi-
taine. Ce n’est pas pareil. Le canot se retourne, la moto coule et le Noir
se noie.
– On a fait le calcul. C’est le même poids, dit Pruna, et il atten-
dit la réponse.
– Je sais ce que je dis, capitaine. À cause du pont effondré, le lit
du fleuve se rétrécit et à cinq mètres du dernier bout de béton, le
courant redouble par en dessous. C’est comme un tuyau de vingt qu’on
réduirait à cinq. L’eau sera sous pression et le Noir va se noyer.
Brañas était plongeur. Il avait été recruté comme tel. C’était sa
tâche lors des travaux de débarquement dans le port de la capitale
durant des mois, chaque fois qu’un navire rempli d’armes ou de soldats
arrivait. Il était chargé de prévenir les sabotages. Il avait été ensuite
explorateur de fonds marins, mais il avait souffert d’un problème aux
pieds. C’est pourquoi il avait été affecté au 12e régiment, du comman-
dant Aurelio Rojo, en exercice. Brañas alla avec Pruna à la rive et lui
expliqua le problème.
– Tu as raison, soldat, admit le capitaine, tu as raison.
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L’état-major était encore en train de discuter d’autres problèmes


sous le falot lorsque Pruna arriva et déclara que l’idée de la moto n’était
pas réalisable. L’affaire qu’ils traitaient resta en suspens. Tous les chefs
eurent la sensation de ne pas avoir avancé d’un pouce de toute la nuit.
Le commandant regarda Pruna et lui dit :
– Mais putain, que se passe-t-il, capitaine ?
– Eh bien camarade Rojo, dit Pruna embarrassé d’être le
messager de mauvaises nouvelles, vous savez que Brañas est plongeur...
– Et alors ?
– Il dit que ça ne marchera pas. Que les canots ne résisteront pas.
Et il lui expliqua tout, comme Brañas le lui avait détaillé.
Mais le plongeur dut tout de même sortir avec l’état-major au
complet et le falot jusqu’au bord de la rivière pour les convaincre que
ce qu’il disait était vrai.
– Bon, Brañas, dit Rojo, tandis qu’il allumait à nouveau le mégot
de cigare qui était déjà plus petit que son nez, toi, le rabat-joie, dis-nous
ce qu’on fait.
– Moi, je vous fais traverser la moto commandant.
– Vas-y.
– Donnez-moi six bidons vides de cinquante-cinq galons. Et
aussi des câbles, des cordes et de grosses planches. Je vous la fais
traverser.

Le jour se levait quand Brañas franchit l’eau glacée du Queve sur


le pont détruit. C’était à l’endroit même où le détachement était passé
huit jours auparavant. Sur plusieurs mètres, de l’eau jusqu’à la poitrine,
il dut s’agripper de toutes ses forces aux fers tordus pour ne pas perdre
l’équilibre. Il portait deux bouts de corde épaisse, une sur chaque
épaule, et leur poids n’avait de cesse de se relayer pour le renverser. À un
moment, il n’eut plus pied et disparut complètement sous l’eau, mais il
ressortit un peu plus loin. Il atteignit enfin la rive sud et attacha les

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bouts aux vieux pilotis portugais.


Il avait passé toute la nuit entre nœuds et cordages. Les six
bidons furent solidement fixés. Au-dessus se trouvaient aussi les
planches bien attachées, et de chaque coin ressortait une énorme boucle
par où passeraient les câbles de commande du radeau.
Vers dix heures du matin, Brañas monta sur la petite plate-forme
flottante avec la moto en marche, en accélérant à plein régime comme
s’il allait propulser son vaisseau improvisé par le seul rugissement de
l’Oural. Il y installa également le petit motocycliste bronzé. La corde,
attachée aux deux extrémités du radeau, faisait le tour depuis l’autre
côté. Elle finissait dans le treuil d’un camion Berlietz Tramagal qui la
tracta petit à petit. Le soldat arriva sur l’autre rive avec le radeau, la
moto et le motocycliste. Après avoir touché la berge opposée du Queve,
Brañas fit démarrer le véhicule à pleine puissance et la moto gagna la
terre sur ses propres roues.
Depuis la rive nord tous les chefs avaient suivi la traversée avec
attention et félicitèrent Brañas.
Puis, le radeau servit à faire traverser une escouade de gardes ainsi
que les thermos russes de campagne. Le commandant en personne ainsi
que tout l’état-major voulurent profiter de l’aventure. Il faisait assez
chaud et les gardes, à qui l’on avait permis d’aller jusqu’au fleuve et de
se baigner, purent contempler le radeau immobile près de son débar-
cadère improvisé.

La nuit, les chefs discutèrent à nouveau sous le falot. Dans les


centaines de tentes dispersées dans la forêt, les soldats parlaient de
l’éloignement du foyer, de l’incertitude et de leurs femmes. Le petit
radeau avait déjà perdu toute le charme de sa nouveauté et son pouvoir
d’émotion. Sauf pour Brañas, qui s’appliquait à barbouiller de graisse
épaisse les points de frottement du câble et à calculer comment on
pouvait améliorer les conditions de la traversée. C’était sa façon d’ou-
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blier les éternelles préoccupations nocturnes des gardes. Il pensait que


pour l’opération du lendemain, il serait préférable de rapprocher de la
berge le camion avec le treuil, ou même de démonter le treuil pour le
fixer sur la rive. Le commandant s’approcha de lui avec deux lieu-
tenants.
– Brañas, lui dit-il, Brañas, tu t’aventurerais à faire traverser des
tanks et des camions ?
Le plongeur le regarda, surpris. D’une moto Oural à un blindé,
il y a une grande différence, pensa-t-il. Il ne s’était jamais imaginé qu’on
pouvait lui demander ça. Mais Brañas s’étonna lui-même de sa réponse.
– Je vous fais traverser ce que vous voulez commandant.
– Tu as besoin de quoi ?
– D’aller à la capitale. Au port de la capitale.
– Pourquoi faire ?
– Dans les ports, les dragueurs utilisent des flotteurs pour la
tuyauterie du dragage. Avec quelques flotteurs bien attachés et deux ou
trois trucs en plus, je vous fais traverser un tank. J’ai aussi besoin de
cornières. Je sais ce dont j’ai besoin. Il me faut beaucoup de bidons de
cinquante-cinq gallons.
– Et il te faut combien de temps ?
– L’aller-retour et deux jours sur place. Qu’on me donne l’au-
torisation. Je vous fais traverser le tank.
– Fais-moi la liste soldat, dit sèchement le commandant. Je te
l’envoie chercher. Il n’y a pas de temps pour faire l’aller-retour. On est
coincé, plongeur, commence à réfléchir à comment tu vas t’y prendre.
Je t’amène tout ça.
– Combien pèse un tank ?
– Trente-deux tonnes.
– Trouvez-moi deux cents bidons de cinquante-cinq gallons,
huit flotteurs de dragage, de la soudure, des chevilles, des cornières, les
plus grandes vis que vous trouviez, quatre plate-formes de camion, des

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plus grandes également, celles qui ont douze roues, et amenez-moi


vingt jantes de jeep russe, ou de n’importe quel engin capitaliste. J’ai
aussi besoin de pneus, vieux si vous voulez mais pas pourris, j’en ai
besoin pour les butoirs de ce bord et de l’autre, il en faudrait cinquante.
On lui amena tout ce qu’il avait demandé. Les bidons
commencèrent à arriver dès le deuxième jour dans l’après-midi. Cette
nuit-là, une énorme remorque sur laquelle l’emblème de la compagnie
pétrolière Total était encore visible, déchargea cornières, chevilles, vis,
goupilles, écrous, câbles, outils, et même un vieux poêle à bois, comme
ceux des westerns, dont Brañas ne s’expliqua jamais la présence. Le
chauffeur du camion à remorque non plus. Jamais personne ne sut
comment cette cuisinière avait atterri sur la rive Nord du Queve, ni
pourquoi.
– Il y a assez de matériel pour construire un destroyer, dit en
plaisantant Pruna à Brañas. Pourquoi tu nous ferais pas ensuite un petit
bateau pour organiser notre propre convoi pour le retour ? ajouta le
capitaine pendant que le plongeur marchait au milieu de tout ce
matériel entassé comme par enchantement du jour au lendemain. Bon,
de combien de bataillons tu as besoin pour construire le radeau ?
– Il y a un problème capitaine.
Pruna, qui souriait, pinça immédiatement les lèvres d’un air buté.
Il regarda Brañas.
– Que se passe-t-il ?
– Les quatre plateformes ne sont pas encore arrivées, et c’est ce
qui va au-dessus du radeau. Il faut les retourner, leur enlever les douze
roues, les assembler avec précaution, les parer de vis et de chevilles,
coller les bidons et les flotteurs en dessous et les remettre dans l’autre
sens pour que tout soit bien ajusté. On retourne toute la charpente avec
poulies et bras de grue puis on la dépose directement dans l’eau sur le
ventre. Avec les bidons, ça flottera.
– Et ça ne revient pas au même de mettre les plates formes sur
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La Messagère

les bidons déjà montés et de traîner le tout ensuite dans l’eau ?


– Ça ne sera pas bien ajusté. Certains flotteurs vont s’abîmer à
cause du poids et du traînage.
– Combien pèse chaque plate-forme ? demanda Pruna.
– Trois tonnes je pense.
– Un bataillon suffit pour l’ajuster.
– Traîner toute la charpente jusqu’au fleuve risque d’être diffi-
cile...
– Avec trois bataillons, on la soulève.
– En plus, capitaine, je ne connais pas la forme exacte des
compartiments, je ne peux pas commencer à souder les bidons…
– Fais-le, Brañas, dit Pruna très lentement.
– D’accord, capitaine. Mais plein d’hommes vont se casser les
reins.

Le travail commença le soir même. Le chef de l’exploration


envoya ses deux pelotons sur la rive sud pour qu’ils montent nuit et jour
une garde double. Il fallait s’assurer que l’armée ennemie ignorait ce qui
se préparait. Alors même que la confusion régnait dans leurs propres
rangs. Ils attendaient l’offensive de ce côté-ci, mais rien ne venait. Le
renseignement militaire rapportait que l’ennemi ne les croyait pas capa-
bles de franchir le fleuve à cet endroit, persuadé de l’incompétence de
leur brigade des ponts. L’adversaire semblait convaincu qu’un piège se
préparait à des dizaines de kilomètres plus au sud. L’état-major de l’ar-
mée expéditionnaire se chargea d’entretenir ce malentendu : il envoya
des dizaines de camions vides vers Mucusso pour faire croire qu’ils
avaient décidé d’entrer en Namibie par l’est. Même si le commande-
ment ennemi ne comprenait pas comment l’armée expéditionnaire
pouvait se lancer dans une telle aventure, susceptible de provoquer un
conflit régional majeur, un officier supérieur sud-africain affirma :
– S’ils ont fait monter une armée de quarante mille hommes sur

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des navires sucriers et ont traversé l’océan sans cachets contre le mal de
mer, pourquoi diable ne pourraient-ils pas entrer en Namibie par l’Est ?
Jamais auparavant l’incompétence d’une brigade d’ingénieurs
n’avait été aussi productive. C’est pourquoi il aurait été désastreux que
le commandement ennemi découvre le pot aux roses : tout simplement
que la troupe ne pouvait pas traverser le fleuve – comme dans n’importe
quel film – avec un pont portatif, et qu’en réalité on essayait de faire
passer un régiment de tanks sur une sorte de cuvette. Non seulement,
cela aurait été dangereux que les généraux ennemis apprennent, mais,
pire : c’était honteux. C’est pourquoi le commandant Coronado avait
remis au commandant Rojo des instructions catégoriques :
– Qu’aucun ennemi n’approche à moins de cinq kilomètres, et je
ne veux pas de prisonniers. Si l’un vient à s’échapper, qu’on donne
l’alerte immédiatement pour envoyer les hélicoptères.
Lorsque Rojo rappela à Coronado qu’il n’y avait pas un seul héli-
coptère à six kilomètres à la ronde, le commandant répondit :
– Peu importe, qu’ils viennent de Luanda, mais aucun salaud
d’ennemi ne va se moquer de moi.
Rojo lui expliqua qu’ils n’arriveraient pas à temps depuis
Luanda. Coronado, lui répondit, d’un ton tranchant :
– Mais putain, c’est pour ça que je te dis de n’en laisser aucun
s’échapper.
Tout le régiment avait appris l’histoire du ponton. Même les
unités situées dix kilomètres en arrière. L’entreprise de Brañas était sur
les lèvres de tous les soldats, qui en parlaient avec un certain mystère.
L’embarcation avait réalisé l’exploit de faire oublier les préoccupations
quotidiennes : les femmes et le foyer. Ils se demandaient constamment
les uns les autres ce qu’ils savaient des évènements sur la rive nord du
fleuve. Ce qui se dit de garde en garde sur les opérations peut avoir un
résultat formidable ou désastreux dans une guerre. Une armée tout
entière peut apprendre quelque chose en quelques heures, si ce quelque
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La Messagère

chose est vital pour les soldats. Ce ponton était plus que vital pour les
combattants, qui, retenus sur la berge nord, savaient que leur sort en
dépendait. Tous voulaient savoir combien de temps les séparait de la
bataille qui aurait lieu un jour. C’était un mélange d’anxiété et de
crainte, car pour le soldat le calme et l’ennui sont presque aussi terri-
bles que la peur.

Brañas arriva à avoir quarante hommes travaillant sous ses ordres.


Les plates-formes arrivèrent en dernier sur le chantier naval improvisé.
C’étaient d’énormes planches, parfaitement solides, finies de cornières
d’acier, dont les axes et le système de transmission avaient été coupés
hâtivement par les soudeurs de l’arrière-garde. C’était tout ce qui
manquait au radeau qui devait traverser le Queve, auquel les gardes
avaient déjà donné un nom : la Messagère. Elles arrivèrent sur quatre
véhicules qui servaient à transporter des tanks endommagés. Le bras de
grue et les cabestans que Brañas avait préparés ne suffirent pas à les
descendre, on eut besoin de toute une buffleterie de cordes, de rouleaux
et de poulies pour que les rectangles, qui pesaient effectivement trois
bonnes tonnes et demi, pussent reposer délicatement sur le sol près du
lieu où l’on assemblait jour et nuit le soubassement de flottaison. Le
plongeur avait une totale confiance en ce qu’il faisait. Il ne parlait quasi-
ment à personne. À partir du moment où il commença à souder les
premiers bidons à la structure qui serait ensuite assemblée aux gigan-
tesques planches, il ne faisait rien d’autre que surveiller les détails les
plus insignifiants. C’était un homme de nature sérieuse, même s’il se
permettait quelques plaisanteries ; il était même plutôt doué pour faire
des blagues. Le caporal Bergutín disait que Brañas était un comique-né
mais qu’il n’avait pas grandi pour le devenir, définition qui plaisait au
plongeur et que personne d’autre ne comprenait. Beaucoup le
taquinaient ces jours-là au sujet de la Messagère et, s’il acceptait ce jeu,
jamais il ne répondit de façon amusée. Non parce qu’il pensait que ce

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qu’il faisait était plus sérieux que n’importe quoi d’autre, avait-il dit à
Pruna le soir où ils terminèrent d’assembler les deux cent bidons sur la
structure de cornières. Ce n’est pas ça, lui dit-il. Ce qu’il y a, disait
Brañas, c’est que les choses se font ou ne se font pas et son cerveau ne
lui permettait pas de faire deux choses en même temps : construire un
bateau qui transporterait des blindés et plaisanter à ce sujet. Je ne suis
pas ingénieur, Pruna, lui dit-il, je ne suis pas très intelligent non plus.
Tu imagines dans quel pétrin je me mets si ça ne marche pas ? Les gens
sont parfois coupables si quelque chose ne marche pas comme ils
voulaient. On ne peut pas être serveur dans un restaurant et rire aux
éclats, même si on dépose les assiettes tout doucement sur la nappe.
C’est comme ça pour tout. Moi je ne peux pas faire ma Messagère et
plaisanter à propos de ça. Même avec tendresse. On me demande même
si je vais y ajouter une passerelle de manœuvre.
– Mais, Pruna, ajouta-t-il au moment où le capitaine allait l’en-
voyer se reposer en la désignant de sa main ouverte, comme s’il la
touchait, dites-moi la vérité, elle n’est pas belle ma Messagère ?

– Descends ! Descends !
Les huit cabestans à bras destinés à accommoder les planches sur
les flotteurs et les bidons se dressaient symétriques et presque perpen-
diculaires vers le ciel ce matin-là. On aurait dit une cathédrale gothique
faite d’acier et de poulies. Les câbles étaient tendus, depuis les clochers
jusqu’aux durs rectangles et arcs-boutants en forme de tréteaux en bois
dur de la jungle. Tout n’était que verticalité en ce jour clair et la fierté
de l’inventeur n’était altérée que par le balancement léger mais constant
de la première plate-forme.
– Eh, le bridé, enlève les cales pour la déplacer un peu vers la
droite ! cria Brañas.
Brañas avait disposé la structure de bidons sur des rondeaux de
bois. Il voulait éviter de devoir la retourner sur la plate-forme pour se
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La Messagère

voir ensuite obligé de retourner le tout à nouveau. Le temps presse et


un risque vaut mieux que deux, se dit-il. « Je vais déposer les planches
sur les bidons comme une plume qui touche le sol. »
– Maintenant tire vers le coin ! demandait le capitaine Pruna,
devenu adjoint du plongeur, depuis l’autre côté du chantier naval
improvisé.
Il y avait cependant quelque chose qui ne marchait pas. Cela
faisait déjà trois heures qu’ils déplaçaient la plate-forme de haut en bas
et le plongeur ne consentait jamais à la déposer pour de bon. Et il avait
raison, lors d’une première tentative, quatre bidons s’étaient abîmés.
Brañas savait ce que cela pouvait signifier quand on mettrait la
Messagère à l’eau.
– Remonte, le bridé ! Remonte et bougez plus !
L’énorme planche d’acier resta à nouveau suspendue en l’air. À
une quinzaine de mètres. Elle resta là, à osciller légèrement mais
insolemment, comme un immense cerf-volant. Plusieurs gardes, qui
suffoquaient sous la chaleur du jour qui redoublait à cette heure-là, s’as-
sirent sous son ombre, qui ne tombait pas directement sous sa masse.
– Ça ne marche pas, commandant, dit gravement Brañas comme
pour que le chef l’encourage, ça ne marche pas. Il faut tenter autre
chose. Ce que je vous ai dit au début.
– Plongeur, lui répondit le commandant, tentez ce que vous
voulez. Je sais que vous allez réussir à faire traverser tout l’acier néces-
saire par dessus ce fleuve. Mais, soldat, on n’a plus de temps de conti-
nuer les essais. On demande des nouvelles de la Messagère depuis très
loin.
On déposa à nouveau la planche sur le sol, et on la retourna
soigneusement. Brañas decida de souder les bidons pour pouvoir
ensuite la retourner à nouveau sur elle même. C’était l’opération qu’il
avait tenté d’éviter. Cette nuit-là, les réflecteurs des blindés éclairèrent
le travail d’élévation de la structure de flottaison. Ce que le plongeur

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redoutait arriva. La structure céda et il fallut à nouveau la poser par


terre pour la renforcer avec de nouvelles cornières. Cette nuit-là, on
servit de la bière aux constructeurs sur la rive nord du Queve. Brañas et
ses hommes se démenaient contre les bidons et les réajustaient entre
une imprécation, une gorgée de bière chaude et des sourires nerveux. À
l’aube tout était reconstitué : les bidons et les flotteurs de dragueurs
reposaient sur le ventre des planches. La soudure et le vissage pouvaient
alors commencer.
– Brañas, le commandant vous a ordonné d’aller vous reposer,
lui dit l’officier de garde.
Le plongeur obéit et se retira dans sa tente. Mais à peine trois
heures plus tard, il était de nouveau sur pied à regarder une nouvelle
équipe de tankistes souder d’interminables points le long de la
Messagère. Le sommeil lui avait fait du bien. Mais il lui semblait que
des années s’étaient écoulées. Son radeau lui semblait quelque peu
étranger. Lorsqu’il arriva sur le site vers onze heures du matin et qu’il le
vit reposant sur le dos de tout son long, il eut l’impression de ne pas le
reconnaître, bien qu’il pût alors le contempler dans toute sa beauté.
C’était un rectangle large et énorme, parfaitement profilé, qui avait l’air
bougrement bien construit. Assez pour supporter sa propre maison,
toute sa famille, et un tank en plus.
On commença à hisser à trois heures précises. De nombreux
gardes dans les différents bivouacs manquèrent ce jour-là à la discipline
et s’approchèrent de l’endroit en question pour assister à l’évènement.
Des émissaires des campements les plus éloignés furent envoyés pour
pouvoir ensuite rapporter aux autres le déroulement de l’opération.
Brañas était tout à fait serein, comme quand on boit du tafia pur le soir
et qu’on se lève tôt le lendemain, sans la moindre préoccupation. Il ne
se fit plus de souci. Il appela les grutiers et discuta avec eux un moment.
Il leur parla lentement. Comme un entraîneur à son équipe dans les
derniers moments d’un match. Il leur expliqua comment ils devaient
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La Messagère

hisser lentement la structure et la faire redescendre, encore plus lente-


ment. Il leur fit répéter la façon dont devait se dérouler la manœuvre de
retournement sur les rouleaux qui emmèneraient la Messagère jusqu’à
son lit aquatique.
Puis il s’assit et alluma une cigarette près des hommes qui avaient
construit tout cela. Quelqu’un amena une bière, il en but quelques
gorgées et ne voulut pas la finir. Il laissa la bouteille à l’ombre et dit :
– Bon, on va retourner le bateau. Mais doucement.

Le drame survint quand un des câbles céda. Il claqua dans l’air


comme un coup de fouet de muletier. La Messagère perdit quasiment
un mètre d’un coup dans un coin, ce qui fit trembler les autres cabestans
à bras, mais ils tinrent le choc. De toutes façons, on ne pouvait plus
faire marche arrière. Même si ce coin s’enfonçait dans le sol, Brañas et
ses camarades n’étaient pas disposés à tolérer d’autres caprices du
radeau. Au moment du choc, Brañas se redressa mais ne dit mot. Alors
il se rassit et de sa voix normale, sans la moindre altération, il continua
à diriger la manœuvre. Il se rendait compte en effet qu’une voix basse,
presque un murmure, était le ton approprié pour cet instant et que dans
le silence de cette multitude de gardes, altéré par le seul bruit des eaux
agitées du Queve, une voix criarde et nerveuse n’aurait fait qu’empirer
les choses, en plus d’être désagréable à entendre.
Si dans les derniers moments de la descente de la Messagère,
Brañas avait eu la force de l’immobiliser dans les airs, au-dessus des
rouleaux qui l’attendaient, on aurait pu confirmer qu’effectivement, les
distances qui séparaient chaque angle des rouleaux de traînage ne va-
riaient pas plus que de l’épaisseur d’un stylo. C’est ce qui attira le plus
l’attention des soldats et des chefs qui regardaient. La façon dont le
radeau se posa, au même instant dans toute son extension, telle une
poule prête à couver, sur les troncs de bois. C’est ce dont on parla le
plus par la suite, dans les bivouacs.

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Pour Brañas, ce dernier instant des bidons effleurant le bois fut


très étrange. Tout lui parut singulièrement distant. Il voulut arrêter la
descente une minute pour pouvoir admirer son œuvre une dernière fois,
mais il prit peur. Il ne comprit jamais le pourquoi de ce désir, mais il le
ressentit. Il voulut aussi dire quelque chose avant que le radeau ne se
pose, quelque chose comme une incantation ou un discours, mais sa
gorge se noua et il n’entendit en sortir que le simple mot « descendez »,
accompagné d’un mouvement tendre et doux de ses bras. Il fit signe aux
grutiers de lâcher peu à peu les leviers. D’en retirer leurs mains. De finir
de poser enfin sa messagère sur terre.
Il n’y eut aucun applaudissement. Après le grincement des
bidons et des cornières, des vis et de l’immense planche, qui s’ajustaient
entre eux comme un couple gigantesque, étendu sur le lit de rouleaux ;
une fois que les moteurs des cabestans se turent, il y eut un bruit sec et
on entendit à nouveau en solitaire, comme s’il ne s’était rien passé, le
courant rapide des eaux du Queve. Aucun garde ne cria. Certains regar-
daient la Messagère qui reposait sur le sol, mais la plupart regardait
Brañas à nouveau assis sur sa pierre. Le commandant Rojo était l’un
d’eux, et il garda les yeux rivés sur lui jusqu’à ce que le plongeur le
regardât. Alors il lui fit un geste de la tête. Puis il se retourna et s’en alla.
L’état-major s’éloigna derrière lui.
Il fut facile d’embraquer les câbles de la Messagère. Elle se glissa
doucement dans le fleuve, même si avec l’élan, l’eau recouvrit toute sa
superficie tandis qu’elle s’enfonçait un instant dans les eaux sombres.
Ce fut son deuxième baptême, car Brañas, lorsque la Messagère avait
commencé à glisser vers le Queve, avait brisé sur un de ses angles la
bouteille de bière à moitié vide qu’il avait laissée à l’ombre quelques
heures auparavant.
Pruna fut le premier à monter sur le ponton. Il s’élança et, après
en avoir parcouru les quatre coins, marchant à grands pas et sautant
comme s’il voulait le faire couler, redescendit à terre et étreignit Brañas
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La Messagère

dans ses bras, alors que celui-ci regardait son radeau fixement, avec une
étrange sensation d’éloignement.
Le débarquement commença la nuit même. Les gardes qui
étaient venus voir la dernière manœuvre du ponton eurent tout juste le
temps de rejoindre leurs bivouacs et de raconter une ou deux choses.
L’ordre de départ arriva en effet presque en même temps qu’eux. À
minuit la rive nord du fleuve ressemblait à l’avenue d’une grande ville.
Un cordon de lumières et de camions s’étendait sur des kilomètres. Les
groupes étaient formés en colonne. C’était une file interminable
d’hommes et de moteurs qui attendaient de pouvoir passer. Beaucoup
d’autres véhicules à l’arrêt attendaient à différents endroits, mais ils
transportaient tous des troupes et ils attendaient seulement que la voix
impersonnelle de la radio leur ordonne de s’incorporer à la longue
queue de blindés, chars et canons qui finissait devant la Messagère.
Deux compagnies de tanks traversèrent en premier. Puis vint le tour
d’une brigade d’artillerie légère. Le silence de l’aurore s’était transformé
en un grondement rauque et constant de moteurs qui attendaient.
Toutes les vingt-sept minutes, un convoi d’acier et de troupes débar-
quait sur la berge sud. À trois heures du matin la première colonne fut
formée de l’autre côté du fleuve. On ordonna son départ. Plusieurs
hommes calculèrent plus tard que les tirs de mortiers ennemis avaient
commencé à la même heure des kilomètres plus bas, mais il aurait été
totalement impossible de le remarquer à ce moment-là, parce qu’avec le
grondement des blindés, on entendait difficilement même les ordres
d’amarrage et de démarrage de la Messagère. Et ne serait-ce qu’avec les
réflecteurs des blindés, qui éclairaient, tel un stade, la nuit, les restes du
pont, le radeau, les pilotis portugais et le Queve, il eût été impossible
d’entendre quoi que ce fût. L’ouïe était aveuglée par tant de lumière et
de poussière.
Brañas fut l’un des derniers à étrenner son radeau. Lorsque le
véhicule de son escouade monta dessus, il demanda la permission de

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descendre et de le palper sans autre intermédiaire que ses bottes, et de


voyager ainsi. Il s’installa à la poupe.
Revêtu de son équipement de combat, il n’était plus un
constructeur de vaisseaux mais un soldat parmi tant d’autres, bien
qu’aucun des soldats ne se sentît aussi bien que José Brañas pendant le
voyage. Il voulait connaître le ponton dans ses moindres mouvements
et va-et-vient et il n’avait que très peu de temps pour cela, avant que ne
s’achève son très court voyage vers la guerre. Il sentait que désormais la
Messagère n’était plus un objet inanimé mais autre chose, quelque chose
de vivant, quelque chose d’étrange peut-être, mais palpitant, même si
elle n’appartenait pas au monde de ceux qui respiraient. Et lorsqu’il se
rendit compte que de telles pensées traversaient son esprit, il sursauta.
Il regarda derrière lui, vers la rive nord, où il restait quelques
blindés qui attendaient l’embarquement. Le bord du Queve n’était plus
la fin d’une énorme couleuvre de camions qui faisaient mugir leurs
moteurs. Il restait dix, douze, quinze chars tout au plus, dispersés avec
la langueur d’une fête qui se termine. Le soldat, serein, posa son regard
jusque là-bas. Un garde urinait à quelques mètres de son tank. Un autre
arrangeait ses cartouchières. Deux chauffeurs essayaient sans succès de
faire démarrer un énorme camion-citerne. Partout il y avait des objets
abandonnés, des caisses de fusils, des conserves vides. Il réussit à
distinguer dans un coin le vieux poêle du Far-West dont jamais
personne n’avait su expliquer la présence. Chaque char de combat retar-
dataire, chaque soldat, chaque gourde cassée dans la poussière de cet
endroit s’intégrait pour constituer une scène parfaite d’abandon. Mais
soudain Brañas perdit tout cela de vue. De la même façon qu’il perdit
la perception de tout bruit. Alors il vit, de ses yeux clairs et grands
ouverts, non pas le jour où il se trouvait, mais un autre soir, une autre
nuit et d’autres choses. Dans ce même endroit, au lieu des chars retar-
dataires, il vit sa Messagère incomplète ainsi que la besogne qu’elle avait
signifiée pour lui pendant tant de temps. Et il se vit lui-même, s’agiteant
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La Messagère

d’un côté à l’autre, donnant des ordres et submergé par ses pensées qui
ne lui permettaient pas de voir autre chose qu’elle, seule, démembrée,
encore inexistante. Et il tressaillit. Car ce qu’il voyait à présent, jamais
il ne l’avait vu quand il vivait ces moments-là. Il vit les boulons
défectueux et les poutres mal soudées, il vit les dangers du treuillage et
les flotteurs imparfaits. Il vit, enfin, comme dans un rêve, tout ce pour
quoi il avait lutté. Tout ce pour quoi il avait passé des nuits sans repos,
ce pourquoi il avait vibré au milieu de ce coin perdu d’Afrique. Voilà
tout ce qu’il vit et il vit aussi, en un éclair, tous les autres dénouements
possibles de sa persévérance, qui naviguaient maintenant en-dessous de
lui, parfaitement organisés, et le portaient dans son voyage. Et il se dit
alors, plus serein que surpris, oui, c’est maintenant que commence mon
seul et vrai travail, le danger et les nuits de peur. Et cette pensée le
bouleversa, tellement et si soudainement, qu’il eut peur de retourner par
le tunnel de son regard jusqu’aux moments qu’il avait tant aimés. Mais
il vit davantage. Il vit le site de sa Messagère, mais sans elle, sans les
soldats ni les boulons, sans les flotteurs ni même les vieux pilotis portu-
gais qu’on avait cloués aux rives du Queve au moins cent ans plus tôt.
Il ne vit que la jungle, puissante et silencieuse, et des arbres immenses.
Il contempla tout cela avec étonnement. Il se rendit compte à quel
point son regard pourrait voyager dans le lointain à cet instant et alors
il se sentit insignifiant, comme un vocable sans importance. Brañas
s’agrippa à la rambarde de la Messagère. Il se souvint de ce qui avait
défilé devant ses yeux et il remarqua également que durant toutes ses
visions, la barque s’était à peine déplacée sur le fleuve. À présent, un
garde, perché sur un camion, finissait de prononcer la phrase grossière
qu’il avait commencée juste au moment où le plongeur avait fixé son
regard sur la rive qui s’éloignait. Une pensée inquiétante traversa l’esprit
de Brañas. Il se retourna et regarda vers la rive sud, puis vers l’horizon
de la rive sud de ce pays. Et il ne vit pas un seul des blindés qui devaient
être là, à initier leur marche, il ne vit pas non plus un seul des hommes

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qui devaient être là à assister le débarquement. Il vit quelques scènes


dispersées, mais il ne put en reconnaître aucune. Si ce n’est l’image d’une
énorme forêt, silencieuse, patiente, éternelle. Il la regarda tellement,
qu’il sentit ses jambes fléchir, la sueur envahir son front et il tressaillit
à nouveau. Mais il n’y prêta pas d’importance. Sa gorge laissa échapper
un léger gémissement. « Tout cela n’est qu’une hallucination », se dit le
soldat, et il se proposa d’oublier, mais il remarqua la sueur sur son front
ainsi qu’un léger tremblement. « Il faut voir les choses qui m’arrivent,
se dit-il, ce n’était qu’un moment, ça doit être la tension », et il se
disposa à profiter de son court voyage. Il ne lui restait que quelques
minutes avec elle et il regarda, en prenant une grande bouffée d’air, à
l’horizon où l’on voyait clairement désormais la fumée de la canonnade
et d’où le vent apportait aussi le grondement du combat. Il resta ainsi
tandis qu’il faisait son plus bref et définitif voyage, et c’est ainsi qu’il
arriva quand le radeau heurta la rive sud.
Une fois assis sur le banc massif du camion qui s’apprêtait à
démarrer vers le front, il vit les sapeurs miner les accès à l’embarcadère
improvisé où la Messagère terminait son parcours. Ils plaçaient en-
dessous de chaque pilotis portugais une charge d’explosif et il vit les
charges plastiques qui seraient placées dans la structure de son bateau
aussitôt que le dernier soldat en serait descendu. Aussitôt que le
commandement avait constaté l’efficacité du radeau, il avait décidé que
l’ennemi ne l’utiliserait jamais. Ma pauvre Messagère, pensa Brañas, ton
efficacité sera la cause de ta mort.
Le capitaine des sapeurs mineurs criait après tous ses soldats
pour qu’ils abrègent cette tâche qui lui faisait perdre son temps près du
fleuve, alors qu’on écrivait déjà l’histoire à quelques kilomètres de là.
Le capitaine criait, furieux, que tout ce minage était inutile, il
s’époumo-nait : « Les tanks de l’ennemi sont deux fois plus lourds, et
leurs canons aussi. Ce radeau ne résistera pas, il ne résistera jamais. »
Brañas l’écoutait depuis le blindé de son escouade en regardant l’eau de
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La Messagère

la rivière, tandis qu’il s’éloignait en direction du sud. Il contempla sa


Messagère une dernière fois. « Elle pourrait les transporter eux aussi,
eux et tous leurs canons, se dit-il tandis qu’il s’éloignait du radeau sans
détacher son regard un seul instant, et aucun d’entre nous, aucun d’en-
tre eux n’aurait pu la faire mieux que ça. » Et il s’imagina à nouveau la
Messagère victorieuse des eaux tumultueuses du Queve, en sens inverse,
et cette pensée lui procura un dernier et inquiétant plaisir.
Il se fit la promesse de traverser à nouveau le Queve sur son
radeau quand il reviendrait vers le nord. Même si dix ponts cent fois
plus solides le traversaient. Il le ferait, se jura-t-il, tandis qu’il ne quit-
tait pas le ponton des yeux. Mais Brañas n’est jamais rentré par ce
chemin là, ni par aucun autre. Pruna, le petit bronzé maigrichon, l’o-
riental et le commandant Rojo ne remontèrent pas sur elle non plus.
Peut-être s’embarquèrent-ils de retour chez eux par l’un des ports du
sud, mais je ne peux pas l’assurer. Ce qui est sûr c’est qu’aucun d’entre
eux ne revit la Messagère. Elle est encore là, et elle résiste.
Des soldats qui ont navigué dessus, il ne reste rien. Pas plus que
du grondement de la bataille, ni de la gloire. Il ne reste que le remous
des eaux boueuses du Queve, quand elles descendent ponctuellement
chaque année, une fois le printemps arrivé.

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Repères
bibliographiques

Marianne Brunschwig a publié plusieurs nouvelles, notamment


dans Le Monde, Rue Saint Ambroise et des journaux de rue.

Françoise Cohen, qui a longtemps vécu à Buenos Aires, a


publié plusieurs ouvrages en espagnol : un conte poétique pour
enfants, une monographie sur George Sand, un recueil de nouvelles, et
plusieurs textes dans un quotidien argentin. En français et à Paris, elle
a publié plusieurs nouvelles dans Textes et marges, Brèves et Rue Saint
Ambroise. Elle a récemment écrit une biographie d'artiste pour l'ouvrage
Emilio Trad, éditions Snoeck, Belgique, et un roman qui n'a pas encore
été publié.

François Claude-Félix a publié un roman, Un beau voyage,


Edilivre 2009. La nouvelle que nous publions dans ce numéro est
extraite du recueil La Combe Noire. Pour en savoir plus, consultez son
blog : www.claudefelix.unblog.fr.

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Jorge Davila Miguel a publié une première version de La


Mensajera dans la revue Encuentro, 1998.

Philippe di Maria a écrit un recueil de nouvelles, La Cage


d'Escalier et autres badineries pour tuer le Temps, éd. Michel Champendal,
Paris, 2008 ; ainsi que plusieurs nouvelles primées dans des concours
littéraires.

Romina Doval a reçu le premier Prix National pour le recueil


de nouvelles Signo de los Tiempos. Elle a traduit en espagnol la biographie
Mon frère Arthur d'Isabelle Rimbaud. Ses nouvelles et articles ont été
publiés dans des revues et des anthologies nationales et étrangères. Elle
a vécu en France pendant presque dix ans et vit actuellement à Buenos
Aires. http://www.rominadoval.com.ar/

Pierre Favory est plasticien. Il ajoute des textes à ses travaux qui
deviennent depuis quelque temps des nouvelles autonomes. Certaines
ont été publiées dans Rue Saint Ambroise.

Myrto Gondicas est traductrice de textes grecs anciens


(éditions Arléa, Espaces 34, Comp'Act) et plus particulièrement de
théâtre, ou de théorie théâtrale (éditions Circé). Elle a travaillé récem-
ment avec Emmanuelle Bollack, peintre, sur des livres d'artiste et
publié Six petites pièces dans la revue L'Atelier du roman.

Danielle Lambert a publié des extraits poétiques dans les


revues : Le mensuel littéraire et poétique, Petite, Décharge, Gros textes, Contre-allées ;
les proses brèves de Charité désordonnée dans la revue Les Moments Littéraires
et plusieurs textes dans Rue Saint Ambroise.

Adriana Langer a publié des nouvelles dans les revues Moebius,


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Ravages et Psycho-oncologie au sein d'une rubrique intitulée Petites


nouvelles du cancer.

Derek Munn vit et écrit dans le Sud-Ouest de la France. Il a


publié des textes dans la revue Borborygmes et plusieurs nouvelles dans
Rue Saint Ambroise.

Chris Simon a publié des nouvelles dans les revues Remue-


Méninges, Jointure, Décharge, Ancrages, Mercure Liquide, Mondes Francophones et
Rue Saint Ambroise.

Philippe Turin publie pour la première fois.

Guillaume Vissac a publié des nouvelles dans la revue


Cyclocosmia et plusieurs textes sur Publie.net, plateforme d'édition
numérique. Il termine actuellement l'écriture de son premier roman,
Coup de tête. Son labo est visible en ligne sur http://www.omega-
blue.net.

L'envoi de textes se fait uniquement par mail à l'adresse :


ruesaintambroise@gmail.com.
Les textes doivent se présenter sous forme de fichier Word et
comporter le nom de l'auteur. Evitez toute mise en page autre que
celle indispensable à la compréhension du texte. Nombre de signes
maximun : 25 000.
Nous lisons tous les textes que nous recevons et répondons
toujours à leurs auteurs.

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{ L E S Pe t i t s ma ti ns}
Revue de création littéraire
11, allée Francis Lemarque
94100 Saint-Maur-des-Fossés

ruesaintambroise@gmail.com
http://ruesaintambroise.weebly.com/

Directeur de la publication
Bernardo Toro

Comité de lecture
Marianne Brunschwig, Françoise Cohen, Luc-Michel Fouassier,
Elisabeth Lesne et Bernardo Toro

Maquette
Lpm d’après Labomatic

Réalisation : André Mora


Révision : Elisabeth Lesne, Françoise Cohen

Vente au numéro 10 euros


Abonnement 3 livraisons par an
France 25 euros
Étranger 30 euros
Abonnement de soutien 50 euros

Dépôt légal juin 2010


1632-2584
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Achevé d’imprimer
par TREFLE Communication, Paris
en mai 2010
N° d’impression : 7642
dépôt légal : mai 2010

Imprimé en France

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