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{ L E S Pe t i t s ma ti ns}
Derek Munn
Une fresque
Il crache, tourne, recule, passe les mains dans les cheveux, sur le
visage. Quand il lève les yeux, une petite saignée de lumière coule du
haut du mur. Un éclat doux, jaune orange, où le soleil s’infiltre. Une
tache sur le plâtre terne. Une tache qui sera difficile à enlever.
Pourquoi penser ça ?
Il pose la tête de la masse sur le sol, s’appuie sur le manche et
regarde. Ça lui fait quelque chose. Un souvenir ? La mémoire d’un
rêve ? Quelque chose. Comme si l’ombre de cette pièce l’enfermait
depuis longtemps.
Un filet de sable, de poussière tombe du bord du trou, il l’entend
grésiller au même moment où il prend conscience du silence. Pour un
instant il écoute.
Puis il s’approche du mur.
Il lève une main et la tourne, la rince dans la chaleur et la lumière,
faisant jouer son ombre devant la tache. Il y a un petit morceau de plâtre
prêt à tomber. Il le détache et le tient dans les rayons du soleil comme
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Le patron l’a déposé tôt, avec les outils et une première charge de
sable, avant de repartir pour un autre chantier.
Il faut démolir l’appentis et tout dégager pour créer une terrasse
au-dessus de la piscine. Du mur de la maison, une fois que tu l’auras
exposé, il faut enlever le plâtre, puis le nettoyer et l’égaliser le mieux
possible. Ils veulent qu’on construise un auvent qui avancera sur la
moitié de la terrasse. On crépira la partie du mur là-dessous. Après ils
vont y peindre une fresque.
Une fresque ?
Oui.
Ce sont des artistes ?
Artistes ? Non. Je ne sais pas.
Quel type de fresque ?
J’imagine que ça sera des palmiers, quelque chose comme ça.
Des palmiers ?
Des palmiers ou autre chose, des ruines peut-être, des statues
grecques, je n’en sais rien, mais tu vois le genre. Ça fera une ambiance
pour la piscine.
Faut garder les tuiles ?
Trie-les, s’il y en a qui peuvent encore servir on les amènera.
Mais pour l’auvent ils veulent du neuf. Je reviendrai en fin d’ après-midi
avec le camion.
Une fresque
Ça va ? Ça se passe bien ?
C’est une jeune femme, il ne l’a pas vue arriver.
Oui, oui, pas de problème.
Mais vous êtes seul ?
Oui.
Ça doit être dur non ?
On a l’habitude.
Il secoue la tête, dégage quelques morceaux de débris de ses
cheveux.
Elle lui semble frêle. Il suit son regard vers l’appentis qui a déjà
l’air d’une ruine avec sa charpente exposée et les ouvertures de la porte
et les fenêtres béantes. Le silence s’étire.
Là je suis obligée de sortir, mais je ne serai pas partie très
longtemps. Je ne sais pas si vous aurez besoin de quelque chose...
Non, non, j’ai tout ce qu’il me faut. Merci.
Je ne serai pas longue en tout cas. Après je serai là toute la
journée. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à deman-
der. Je serai dans la maison.
Quand elle est partie, il a eu l’impression de l’avoir imaginée. Il
allume une cigarette. Pendant qu’il la fume il pense au morceau de
plâtre. Il le sort de sa poche et le regarde dans la lumière intense du
soleil. La face lisse porte des traces d’un vieux badigeon rouge. Ça lui
semble comme un souvenir de quelque chose d’agréable.
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Une fresque
Elle nous a proposé d’y faire quelque chose. Je ne sais pas ce qu’elle a
en tête, elle ne veut pas nous dire. Nous devons lui faire confiance.
D’habitude j’aime bien ce qu’elle fait, mais là, je ne sais pas ce que ça va
donner. Ce n’est pas comme une toile.
Avec le site, quand tout sera fini, je suis sûr que ça va être beau.
Vous croyez ?
Oui. Je suis certain.
Merci.
Il la regarde s’éloigner en s’étonnant de se sentir ému par la
silhouette délicate de son dos. Elle porte une robe, ocre rouge, d’un
tissu léger et d’une coupe simple, pure. Ses jambes sont pâles. Au
moment où elle arrive au coin de la maison, le soleil fait étinceler un
maillon de la petite chaîne entourant sa taille.
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Mais faut pas attendre des miracles. C’est l’âge aussi tu sais.
On n’est pas vieux.
Elle rit.
On n’est plus trop jeune non plus.
Il se sert un autre verre d’eau et le vide d’un trait.
J’avais soif.
Tu m’étonnes. Vu l’état de tes vêtements. Je les ai mis à laver. Il y
avait ça dans une poche.
Oui, je l’avais oublié.
Parce que tu l’avais gardé exprès ! Mon pauvre. Tu ramènes ton
travail à la maison maintenant. Tu aurais dû commencer avant. Si tu
avais apporté une pierre ou une brique chaque jour. Avec tous les
chantiers que tu as faits, on aurait pu construire notre propre maison.
Elle pose le petit bout de plâtre sur la table entre les assiettes
sales.
Il rit.
Oui, je ne sais pas ce qui m’a pris. Il y avait quelque chose sur le
moment. Un jeu de lumière. Et ces traces de rouge. Tu ne trouves pas
ça joli ?
Et tu dis qu’on n’est pas vieux.
Pour une fois que je t’amène un cadeau. On va se balader un
peu ?
Non, pas ce soir.
Ça te ferait du bien.
Non. Je sais. Mais je suis trop fatiguée. Vas-y toi. Va voir tes
copains.
Il se lève. En contournant la table il lui pose une main sur
l’épaule et elle penche la tête pour la coincer un instant avec sa joue.
Une fresque
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Françoise Cohen
Tempo
Elle – Ce doit être un peu comme se jeter à l’eau. Il y a d’abord l’idée, plutôt
désagréable, du frisson provoqué par le froid. Ensuite, la décision, difficile, de se jeter tout
de même. Puis la sensation bien réelle de l’eau froide.
Mais sauter de l’écran au monde, c’est différent, et, sans transition, elle se
retrouve en plein milieu d’une plaine sous un soleil ardent. Elle n’en a jamais connu
d’aussi fort. La chaleur et la lumière l’étourdissent et l’immobilisent à la fois. Qu’attend-
elle ? Que fait-elle là, au milieu de cette plaine ? Ne dirait-on pas qu’il lui manque
quelque chose ? Pas un détail, quelque chose d’essentiel. Peut-être un élan, oui, une sorte
de mouvement qui l’entraînerait et la ferait aller de l’avant, irrésistiblement.
Elle chantonne. Elle le fait sans s’en rendre compte. Peu à peu, elle en vient à
prêter attention à ce qu’elle chante, à s’écouter : c’est un air connu, la musique d’un film.
Qu’il faisait bon vivre au milieu des musiques de film ! Elle connaît si bien leurs
rythmes : le galop des chevauchées du Far West, les romances aux mélodies sucrées, les
accords graves et les silences annonciateurs de tragédies. Tout cela n’est plus que
souvenir… Car il y a un avant et un après le saut, de l’autre côté de l’écran. Alors, à
cet instant précis, seule, au milieu des champs, elle désire violemment que la musique
l’enveloppe à nouveau, la porte, la guide dans la direction à suivre, comme naguère.
Comme lorsqu’elle était l’image d’une autre sur une pellicule.
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Elle se souvient de Louise, dont elle n’était qu’un reflet, l’ombre, ou plutôt la
lumière.
Le soleil l’éblouit, elle ferme les yeux et avance droit devant elle, heureuse de
sentir sur ses joues, sur ses lèvres, le vent qui caresse et qui apaise. Les yeux fermés, ses
sens s’affinent peu à peu.
Il y a d’abord l’odeur des pins qu’apporte la brise. Il y a cette lumière persis-
tante au fond de sa rétine, qui se pose comme un voile brillant sous ses paupières et les
saupoudre de paillettes d’or. Il y a, sur son cou, les rayons verticaux du soleil, et le collier
de gouttelettes qu’ils ont fait naître. Elle ne se contente pas d’accueillir toutes les sensa-
tions nouvelles, elle paraît se dissoudre en elles : au chant d’un grillon, elle tressaille, puis
devient chant de grillon.
Elle rouvre les yeux et s’assoit sur le bord du chemin. Soudain, plus le moindre
bruit, plus le moindre son. Elle n’y est pas habituée et cela l’effraie. Elle en a même le
vertige. Le silence est-il aussi annonciateur de malheur dans ce monde-ci ?
La liberté, c’est donc cela ? Un vertige de silence qu’il faut combler, chacun à sa
manière, et des temps morts dont on ne sait que faire ? Elle habitait dans un monde de
lumières, un monde où la musique emplissait le temps et l’espace. Chaque geste comp-
tait alors, chaque sentiment, chaque action était suffisamment intense pour la soulever
d’enthousiasme. Tout avait un sens. Mais c’était un lieu parfait et clos dont elle croyait
ne pouvoir jamais s’échapper.
Là-bas, elle n’était qu’une empreinte lumineuse, simple projection de Louise.
Elle s’est affranchie de tout et ne sait pas si elle doit s’en réjouir.
*
En ce début janvier 2001, le laboratoire de la cinémathèque
évoque un îlot de lumières artificielles dans un jour d’orage à la tona-
lité sombre. Un homme vêtu d’une blouse blanche passe dans le couloir
en poussant devant lui un chariot rempli de pellicules. Il frappe à une
porte et l’ouvre sans attendre.
– Dernier arrivage de films anciens ! Marc, on m’a chargé d’un
message pour toi : prends bien soin de Soleil sur la plaine, s’il te plaît. Un
petit bijou en péril, à ce qu’il paraît. Il date de 1937. Il vaudrait mieux
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copies ont été perdues. « Pour des raisons inconnues, cette jeune étoile
du cinéma d’avant-guerre interrompt précocement sa carrière. » Il
scrute et scrute encore la pellicule comme si la clef du mystère y était
inscrite en filigrane. Le jour tombe. La lumière déserte aussi son
cerveau.
– Je peux partir ? demande son assistante, qui a passé la tête par
la porte entrebâillée.
– Attendez, juste une petite recherche, s’il vous plaît. Je voudrais
savoir si l’actrice Louise Langeais est encore en vie.
La tête disparaît avec un léger soupir.
Elle réapparaît cinq minutes plus tard :
– Décédée le 2 janvier 2001.
– 2 janvier 2001… Mais c’était hier ! s’exclame Marc.
– Oui, c’est vrai. C’est important ?
– Non, non, pas vraiment… Merci, à demain.
*
Elle – L’empreinte lumineuse est devenue source de lumière, elle a gagné son
autonomie. Elle ne dépend plus de Louise. Pourquoi se sent-elle aussi légère qu’une créa-
ture de rêve ? Quelque chose s’est délié, distendu, brisé. Quelque chose l’a quittée. La
corde qui la tenait attachée a été coupée et elle pourrait s’envoler maintenant comme un
ballon gonflé à l’hélium. Peut-être restera-t-elle à tout jamais dans cette sorte d’apesan-
teur.
Elle avancera droit devant elle sans connaître la suite de l’histoire, à la recherche
d’un tempo, le sien. Le soir est tombé, et la mousse, ce velours des forêts, se gonfle d’hu-
midité. Elle boit les senteurs à petites gorgées longuement savourées. Tout au long de la
journée, elle s’est laissé traverser par les couleurs, les images, les paysages. Elle s’est écorché
les mains contre d’imprévisibles sculptures : les troncs d’arbres.
Brusquement, à l’horizon, une ville. C’est une cité aux tours arrogantes, capi-
tale dans la nuit, striée en tous sens de rues luisantes sous les réverbères ; les gens pressés
et les voitures rugissantes y composent et décomposent à l’infini un tableau aux taches
de couleur mouvantes, un ballet à chorégraphie variable. Elle se souvient d’une autre
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ville, en carton pâte, plus opaque, sur fond de Rhapsody in blue, mais laisse le
souvenir s’envoler telle une bulle de savon. Le monde a l’air si vaste ! Il lui reste certaine-
ment des milliers de territoires à explorer. Elle se met à chanter une mélodie nouvelle,
un air qu’elle invente pour l’occasion et se déploie finement comme une dentelle sous la
lune.
*
Marc se retourne dans son lit, marmonne quelques mots, gémit,
puis rejette brutalement son drap. Quelque chose le tourmente. Peut-
être l’image d’une femme dans la nuit qui avance droit devant elle, à la
recherche d’un tempo, sans connaître la suite de l’histoire, une femme
qui traverse ses rêves et s’achemine en dansant vers une ville inconnue.
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François Claude-Félix
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QRZ Angélique
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jeune femme énonça son nom après les chiffres de courtoisie tradition-
nels. « Ibrahim pour Angélique ! tenta le routier. 88, suis-moi sur le
canal 21. » Il tourna la manette de sept positions vers la droite, captant
au passage des bribes de discours. Le 21 était désert. Il avait dit ce
nombre par hasard – mais à cette heure, il devait y avoir encore beau-
coup de canaux disponibles sur la fréquence pour une conversation
privée, bien qu’on ne puisse jamais être certain que quelqu’un n’écoutait
pas sans se manifester. Lui-même avait parfois pratiqué ce voyeurisme,
et il avait surpris bien des paroles impudiques et des secrets qui l’avaient
conforté dans sa méfiance envers tous les hommes et toutes les femmes,
et dans sa réserve au micro.
Pourtant, ce soir, il y avait dans cette voix une vibration inédite,
une magie qui l’incitait à répondre. Il l’entendit avec jubilation réson-
ner de nouveau dans le haut-parleur : « Angélique pour Ibrahim ! » et,
cette fois, sans aucun doute pour lui seul. C’était un parfum qui péné-
trait dans sa cabine, substituant le jasmin à la fadeur entêtante du colza.
– Bonsoir, Angélique, dit-il. Il se tut quelques secondes, ne
sachant que dire. Puis il se lança. J’aime ta voix. Je réponds rarement, je
ne sais pas parler. Mais j’aime ta voix. Tu es nouvelle ? Je ne t’avais
jamais captée.
– Merci, Ibrahim, je ne cherche pas les compliments. J’essaie de
plaire, de te plaire puisque c’est toi qui m’as répondu. Je ne connais
personne.
– Tu modules depuis un mobile ?
– Oh, épargne-moi le jargon de la C.B., veux-tu ? Nous ne
sommes plus sur le 14, et je ne t’ai pas suivie jusqu’ici pour ces mots-
là.
– Je n’en connais pas beaucoup d’autres, tu sais. Je ne suis qu’un
routier ; toujours au volant, hormis les pauses réglementaires, comme
en ce moment. Je dois rembourser le camion, et c’est dur. Angélique,
c’est ton nom, ou seulement un indicatif ? Moi, je m’appelle vraiment
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Romina Doval
L’homme de la
voie ferrée
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Mathias de Breyne
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souviens plus parce que j’étais très petite. Pendant les trajets j’essayais
de m’imaginer le visage de ce monsieur, je me le représentais avec tous
ceux que je croisais dans le wagon, pourtant aucun ne me convenait. À
quoi pouvait ressembler le visage de quelqu’un qui attend la mort ?
Le voyage était si ennuyeux que le bruit et le balancement du
train me donnèrent sommeil. J’allais m’endormir lorsque papa dit :
– C’est ici.
En descendant du train, je réalisai que ce n’était pas la gare du
village où vivait mon oncle.
– Maman, c’est pas ici.
– Un mot de plus et j’explose, dit-elle.
Je me la suis imaginée éclatant comme une bombe, l’air plein de
petits morceaux de maman, et ça m’a fait rigoler.
L’oncle Arthur nous attendait à l’extérieur de la gare aux côtés
de sa voiture la grenouillette, comme je la surnommais. Je courus vers
lui. Mon oncle me souleva et m’embrassa bruyamment sur le front.
– Tu es toujours invisible ? lui demandai-je.
– Plus que jamais.
– Pourquoi ?
Mon oncle me reposa, salua maman et aida papa avec les
paquets. Ils les mirent dans le coffre et on monta dans la voiture.
– On va où ? demandai-je à nouveau.
– Tu peux la faire taire ? demanda papa à maman.
L’oncle Arthur me regarda dans le rétroviseur et mit son index
devant la bouche.
– On va dans un endroit secret, dit-il, puis il me fit un clin d’œil.
L’idée d’aller dans un endroit secret me sembla amusante. Mon
oncle démarra sa grenouillette et on se dirigea vers le village. On passa
quelques rues désertes quand soudain mon oncle dit :
– C’est celle-ci, et il gara la voiture devant une maison blanche
au toit de tuiles.
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ouvre. Lorsque je vis que ce n’était rien d’autre que des livres, je fus
déçue.
– Il en manque, dit l’oncle.
– Comment pouvais-je tous les apporter en train ? dit papa en
élevant la voix.
Papa amena les livres au fond du jardin et les entassa sur l’herbe.
– Allons dormir, dit maman, et elle me coucha pour faire la
sieste dans une pièce où il y avait un grand lit.
Quelques minutes plus tard, je descendis du lit et me rendis au
fond du jardin. Il y avait un feu. L’oncle Arthur et maman étaient assis
à l’entrée du jardin ; papa était debout très près du feu et il regardait ses
livres partir en fumée.
– Pourquoi il les brûle ? demandai-je.
– Qu’est-ce que tu fais là ? dit maman.
– Laisse-la, dit l’oncle et il mit son bras autour de mes épaules.
– Tonton, qu’est-ce qu’il a papa ?, demandai-je, parce que je
voyais bien qu’il avait le visage triste.
– Il aime ses livres plus que nous, voilà ce qu’il a, dit maman.
L’oncle Arthur partit la nuit même et nous on resta dans cette
maison avec les fenêtres fermées.
Le lendemain matin, l’oncle Arthur nous apporta un panier
plein de boîtes de conserve. Il parla un instant avec maman puis il
partit. Papa passa la journée devant la télé alors que maman n’arrêtait
pas de tricoter. Je demandai à maman qu’elle m’emmène sur la place.
– Hors de question, me dit-elle, comme si ça la dérangeait.
Je fis la même demande à papa mais il ne me répondit pas. Il
semblait hypnotisé par l’écran.
Les jours suivants furent semblables : papa regardait la télé,
maman n’arrêtait pas de tricoter, l’oncle Arthur venait avec son panier
de nourriture et s’en allait rapidement. Moi je m’ennuyais.
– Qu’est-ce qu’on fait là ? demandais-je tout le temps.
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L’oncle rigola.
– S’il te plaît, tonton, un pigeon, un seul...
L’oncle retint la balançoire d’un seul coup et dit :
– On devrait y aller maintenant.
– Non, protestai-je, je veux un pigeon.
– Et comment je fais pour attraper un pigeon moi ?
J’insistai tellement que l’oncle finit par dire :
– Bon d’accord, on va essayer, mais si je n’y arrive pas on y va,
hein ?
– Vas-y, vas-y, celui-ci juste là, regarde.
L’oncle se pencha, termina à quatre pattes et très lentement s’ap-
procha d’un groupe de pigeons. Quelques-uns s’enfuyaient mais il y en
avait un, seul et derrière le grand corps de mon oncle, qui pouvait être
à moi. Je me concentrai sur ce pigeon comme si je pouvais l’aider avec
la pensée quand soudain il lança sa main et l’attrapa. Il le tenait entre
ses mains. L’oncle se mit debout et vint vers moi avec le pigeon qui ne
pouvait plus battre des ailes. Je me mis à sautiller et à crier :
– Tu l’as attrapé ! Tu l’as attrapé !
Mais l’oncle avait un air très sérieux et regardait quelque chose
derrière moi. Je me retournai et vis un policier.
– Vous ne savez pas, monsieur, qu’il est interdit de dérober les
pigeons de la voie publique ? Vos papiers, s’il vous plaît.
L’oncle lâcha le pigeon et moi je lui courus après jusqu’à ce qu’il
s’envole très haut. Lorsque je me retournai, mon oncle n’était plus là.
Quelque part le bruit d’un moteur de voiture se fit entendre. Je restai là
à l’attendre et lorsque j’en eus assez je retournai à la maison. Papa, qui
épiait à la fenêtre, sortit en courant.
– Où est l’oncle ? cria-t-il.
Je ne l’ai jamais revu et pendant un certain temps j’ai pensé qu’il
était devenu invisible pour de bon. Aujourd’hui, à chaque fois que je
prends le train et que je me souviens de l’histoire de l’homme de la voie
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ferrée, j’imagine que l’homme baisse le journal et que celui qui se trouve
derrière, c’est mon oncle Arthur.
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Pierre Favory
Le 16 juin 1940
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Le 16 juin 1940
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Philippe Di Maria
Le sablier
À Anne
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Le sablier
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Adriana Langer
Boules Quiès
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Boules Quiès
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– J’éteins ?
– Oui.
Elle s’entend prononcer cette syllabe : sa propre voix lui paraît
lointaine, comme si, alors qu’elle plongeait, ses lèvres à demi indépen-
dantes se mouvaient seules, et les paroles, telles les bulles à travers le
tuba, émergent à la surface.
La lumière s’éteint, et cette obscurité nouvelle est un plongeon
supplémentaire : dix mètres d’un coup. Un infime bourdonnement
dans ses oreilles. Le lent mouvement de sa poitrine lui permet de
percevoir ce souffle presque inaudible qui va et vient. Elle respire
soudain plus fort, comme pour être sûre de bien l’entendre, ce souffle,
pour s’assurer de sa propre présence. Elle tousse : on dirait une explo-
sion.
– Ça va ? fait une voix inquiète, faible et lointaine comme celle
d’un vieillard dans une pièce voisine.
– Oui, oui, résonne sa propre voix.
– Dors bien.
On dirait que le vieillard s’est déplacé, il est à présent dans le
couloir.
– C’est drôle, quand même, ces boules Quiès.
– Au début, oui, c’est vrai, après on s’habitue.
Et le vieillard, qui a élu maintenant domicile dans la dernière
pièce tout au bout du couloir, semble l’accueillir dans sa maison de
retraite. Sa voix rauque, tremblotante, se veut rassurante : « Certes, au
début c’est triste, on se sent seul, isolé du monde, abandonné même.
Mais on s’y fait, vous verrez. »
Alors, brusquement, comme pour punir à la fois ce sinistre vieil-
lard et son imagination ridiculement impressionnable, elle se tourne sur
le côté, vers son mur à elle. Vingt mètres d’un coup : elle vient d’écraser
son oreille droite contre l’oreiller. Encore une plongée, encore une
partie du monde sensible qui disparaît. Elle entend le gargouillement
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Boules Quiès
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Guillaume Vissac
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Plus tard (j’espère), allongé sur le sol de mon psy (ils disent qu’il
faudrait sans doute), je parlerai à quelqu’un de tout ça et ce quelqu’un
prendra des notes quelque part où tout existera. Je raconterai ce qu’il
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Chris Simon
La langue de Laura
Quand le nouveau a épelé son nom, elle le jurerait, elle les avait
vues : toutes petites, pointues, dansantes, et si entassées les unes contre
les autres que ça ressemblait davantage à une ville-champignon en
chantier qu’à une gencive. Laura n’écoute ni sa voisine, ni le professeur,
elle épie Nicolas Mauduit, assis au troisième rang. Depuis le jour de
son arrivée, il porte le même T-shirt café crème assorti à ses yeux, avec
trois lettres majuscules en son centre ; s’assoit au troisième rang en
russe, en math et en français et mâche des chewing-gums bleu Klein. Il
croise les bras, les aisselles couvant ses mains, et s’endort quelques
secondes chaque fois que le prof écrit au tableau, un sourire hermétique
aux lèvres. Laura observe ses narines frémir, chatouillées par le va-et-
vient de l’air qu’il inspire et expire, aussi attentive qu’une chercheuse du
CNRS qui croit découvrir les origines de l’air ou du soufflé.
– T’es jalouse.
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La langue de Laura
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Dehors tout est si lumineux que la rue embouteillée lui fait mal
au crâne. Laura rentre chez elle sur un pied, la tête dans les nuages gris
et le palais desséché, ressentant une absence, un vide, comme l’iceberg
dont une partie viendrait de craquer et de se détacher. Elle dîne, silen-
cieuse, avec ses parents bavards. Elle ne peut pas avaler, n’a pas faim, ne
se plaint pas. Elle a hâte de confier à Boubou tous les détails de son
aventure.
Rue des Volontaires, Boubou court dans les bras de Laura, l’as-
somme de questions : Embrassé ? Pas embrassé ?
– Ben qu’est-ce que tu as ?
Boubou l’interroge du regard. La bouche de Laura se contor-
sionne. Le son ne sort pas. Boubou la secoue. Rien, pas un mot.
Boubou ne comprend pas. Laura ouvre la bouche, ordonne d’un geste
à sa copine de l’observer de plus près.
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La langue de Laura
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d’un coin de la pièce. Nicolas leur propose un soda. Boubou s’assoit sur
le lit.
Laura et Nicolas se rendent à la cuisine, une pièce blanche
propre et aseptisée comme un laboratoire et en deux dimensions. Des
meubles de différentes tailles aux fonctions obscures lui donnent l’im-
pression que deux sortes d’habitants fréquentent l’espace. Elle l’em-
brasse, enfonce ses dents dans la bouche de Nicolas, sent une langue,
mais pas deux. Ils sortent des sodas, les décapsulent et rejoignent
Boubou dans la chambre.
La langue de Laura
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La langue de Laura
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Philippe Turin
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Les douze mille anges de toutes les églises de Paris sont main-
tenant réunis en conclave dans les jardins du Palais-Royal. Il y en a de
toutes tailles et de toutes couleurs, en bois, en or, en bronze, en marbre,
en stuc, en plastique… et même un en papier mâché. Ils ont beau être
silencieux, ils font beaucoup de bruit. Des vedettes, des grands saints,
Michel, vainqueur des dragons, Raphaël et Gabriel, et tous les
anonymes qui, sans préséance ni distinction hiérarchique, sont venus
pisser de bon cœur sur les colonnes de Buren, en riant comme des
damnés.
Le gardien, un vieux schnock réveillé par cette cataracte
soudaine, s’élance hors de sa loge.
– Petits salopards ! Vous ne respectez rien.
– On a bien le droit de s’amuser. C’est Noël !
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Marianne Brunschwig
Enfin !
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Enfin !
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famille de Julie quant à sa vie vague d’artiste l’agaçait, mais il n’en parlait
pas et continuait à se sentir extrêmement proche de son amie. Cette
complicité aida Julie à lui proposer, malgré la situation :
– Paul, tu te rappelles, les places pour Un Turc en Italie ? C’est ce
soir ! Tu passes me prendre vers sept heures ?
Au bout du fil Paul sourit. Quelle fille ! Quelle trempe !
En même temps Nelly sonna pour d’énièmes condoléances.
– Je sais pas quoi dire
– Je suis fatiguée.
En deux phrases les quatre morts étaient pleurés, ressuscités, ré-
enterrés, débarrassés. Nelly partit. Puis vinrent Andrée et son mari qui
dirent ensemble, très ensemble car ils se tenaient par le bras :
– Nous sommes venus...
– C’est gentil d’être venus
– C’est normal
– Je suis fatiguée.
Exit à nouveau la visite.
Mireille qui montait les croisa dans l’escalier.
– Comment va-t-elle ?
– Pas bien, la pauvre.
Ils continuèrent à descendre et elle poursuivit sa montée.
– J’ai appris... C’est insupportable.
Mireille se jette sur elle, l’embrasse.
– Appelle quand tu veux.
Cette visite à son tour s’en fut.
C’est alors qu’elle se prit à en espérer d’autres, beaucoup, encore
et encore pour s’étourdir et leur faire plaisir, pour leur donner le mini-
mum, se racheter de ce qu’elle ne ferait pas !
Elle s’était arrangée pour faire d’une « mort sur le coup » une
mort sans souffrance. Donc si eux n’avaient pas souffert, pas de raison
pour qu’elle-même souffre !
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Enfin !
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Sans peur et sans devoir alors, elle verrait revivre d’eux tous
sourires, tendresses, pensées, trésors nouveaux surgis d’une mémoire
sans souffrance, préservée pour elle toute seule. Imperceptiblement ils
renaîtraient au monde.
Elle rappela Paul.
– Est ce que tu ne pourrais pas t’occuper d’eux, toi ? risqua-
t-elle, folle de l’espérance qu’il comprendrait à demi mot.
Paul, qui savait combien elle pouvait être folle, la prit au mot :
– J’en étais sûr.
Elle tordit son mouchoir à l’autre bout du fil, car, de seconde en
seconde, ce qu’elle demandait à Paul lui semblait crucial pour toute sa
famille.
Elle murmura :
– Paul, ça serait mon plus beau cadeau...
– Tu veux que je m’occupe de leur avenir sous terre ? demanda-
t-il tout doucement
Alors elle fondit en larmes.
Il avait compris. Il se chargerait d’eux.
Dans un sanglot elle dit encore :
– Tu me donneras quand même leur adresse ?...
Myrto Gondicas
La vie continue
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« Bernard. »
La vie continue
filtré par des paupières lourdes sous les sourcils d’or roux.
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Danielle Lambert
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Sur l’assise d’un quai du métro Barbès, il semble faire son lit.
Gestes lents et répétés, il lisse un plastique comme il le ferait d’un drap.
Civilité tacite des métropoles ou indifférence généralisée,
personne ne le regarde. C’est l’été. Il porte un grand manteau bleu
marine qui pend comme une voile sur ses pieds nus qui tanguent.
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Yeux clos, affalé à même le sol sur un trottoir, la tête posée sur
son bras gauche, son immobilité est totale. Un passant se penche, prend
son pouls, repart. Dans son sommeil, une main se soulève puis
retombe. Elle dessine le seul mouvement humain de la rue vide de cet
été à Paris.
Au pays de celui qui est parti, les souvenirs comme le temps sont
abolis. Ici règne l’entre-deux. Entre la vie et la mort. Entre le dehors et
le dedans. Entre l’enfance et la vieillesse. Entre rêve et réalité. Entre
silence et son. Entre-temps.
Flotter comme une invisible méduse à la surface étale de la mer
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des choses, être celle qui se pose là où on la pose, attente souple et flot-
tante.
*
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C’est surtout pendant l’été que sa mémoire vient se poser sur la pénom-
bre accueillante de tes dimanches.
Que ne peux-tu t’allonger, t’allonger immensément sur ce
présent d’attente et de patience, sur ce fourmillement aérien qui t’en-
toure comme une cendre dansante.
Comme une grande main, son absence alors se pose sur ton
front, dimanche retombe en enfance et, avant la fin du jour, tu auras
rejoint la grande équivalence liquide, la larme douce et majuscule, la
nuit se noyant dans le fleuve étal des semaines.
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il est mort », ce qui peut signifier vivant en toi à jamais, padam, padam,
il arrive en courant derrière toi, danse entre les pixels du réel, ça crie
dans les cellules, ça coule, s’écroule sans s’épancher, ça teinte, imprègne,
retire la substance, installe l’évitement, prémunit de toute importance,
c’est devenu toi.
Tu es devenue l’être de manque et d’absence. Manque aux autres,
absente à toi-même. Restée avec lui.
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La Messagère
Traduit de l’espagnol par Melina Cariz
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La Messagère
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La Messagère
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La Messagère
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des navires sucriers et ont traversé l’océan sans cachets contre le mal de
mer, pourquoi diable ne pourraient-ils pas entrer en Namibie par l’Est ?
Jamais auparavant l’incompétence d’une brigade d’ingénieurs
n’avait été aussi productive. C’est pourquoi il aurait été désastreux que
le commandement ennemi découvre le pot aux roses : tout simplement
que la troupe ne pouvait pas traverser le fleuve – comme dans n’importe
quel film – avec un pont portatif, et qu’en réalité on essayait de faire
passer un régiment de tanks sur une sorte de cuvette. Non seulement,
cela aurait été dangereux que les généraux ennemis apprennent, mais,
pire : c’était honteux. C’est pourquoi le commandant Coronado avait
remis au commandant Rojo des instructions catégoriques :
– Qu’aucun ennemi n’approche à moins de cinq kilomètres, et je
ne veux pas de prisonniers. Si l’un vient à s’échapper, qu’on donne
l’alerte immédiatement pour envoyer les hélicoptères.
Lorsque Rojo rappela à Coronado qu’il n’y avait pas un seul héli-
coptère à six kilomètres à la ronde, le commandant répondit :
– Peu importe, qu’ils viennent de Luanda, mais aucun salaud
d’ennemi ne va se moquer de moi.
Rojo lui expliqua qu’ils n’arriveraient pas à temps depuis
Luanda. Coronado, lui répondit, d’un ton tranchant :
– Mais putain, c’est pour ça que je te dis de n’en laisser aucun
s’échapper.
Tout le régiment avait appris l’histoire du ponton. Même les
unités situées dix kilomètres en arrière. L’entreprise de Brañas était sur
les lèvres de tous les soldats, qui en parlaient avec un certain mystère.
L’embarcation avait réalisé l’exploit de faire oublier les préoccupations
quotidiennes : les femmes et le foyer. Ils se demandaient constamment
les uns les autres ce qu’ils savaient des évènements sur la rive nord du
fleuve. Ce qui se dit de garde en garde sur les opérations peut avoir un
résultat formidable ou désastreux dans une guerre. Une armée tout
entière peut apprendre quelque chose en quelques heures, si ce quelque
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La Messagère
chose est vital pour les soldats. Ce ponton était plus que vital pour les
combattants, qui, retenus sur la berge nord, savaient que leur sort en
dépendait. Tous voulaient savoir combien de temps les séparait de la
bataille qui aurait lieu un jour. C’était un mélange d’anxiété et de
crainte, car pour le soldat le calme et l’ennui sont presque aussi terri-
bles que la peur.
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qu’il faisait était plus sérieux que n’importe quoi d’autre, avait-il dit à
Pruna le soir où ils terminèrent d’assembler les deux cent bidons sur la
structure de cornières. Ce n’est pas ça, lui dit-il. Ce qu’il y a, disait
Brañas, c’est que les choses se font ou ne se font pas et son cerveau ne
lui permettait pas de faire deux choses en même temps : construire un
bateau qui transporterait des blindés et plaisanter à ce sujet. Je ne suis
pas ingénieur, Pruna, lui dit-il, je ne suis pas très intelligent non plus.
Tu imagines dans quel pétrin je me mets si ça ne marche pas ? Les gens
sont parfois coupables si quelque chose ne marche pas comme ils
voulaient. On ne peut pas être serveur dans un restaurant et rire aux
éclats, même si on dépose les assiettes tout doucement sur la nappe.
C’est comme ça pour tout. Moi je ne peux pas faire ma Messagère et
plaisanter à propos de ça. Même avec tendresse. On me demande même
si je vais y ajouter une passerelle de manœuvre.
– Mais, Pruna, ajouta-t-il au moment où le capitaine allait l’en-
voyer se reposer en la désignant de sa main ouverte, comme s’il la
touchait, dites-moi la vérité, elle n’est pas belle ma Messagère ?
– Descends ! Descends !
Les huit cabestans à bras destinés à accommoder les planches sur
les flotteurs et les bidons se dressaient symétriques et presque perpen-
diculaires vers le ciel ce matin-là. On aurait dit une cathédrale gothique
faite d’acier et de poulies. Les câbles étaient tendus, depuis les clochers
jusqu’aux durs rectangles et arcs-boutants en forme de tréteaux en bois
dur de la jungle. Tout n’était que verticalité en ce jour clair et la fierté
de l’inventeur n’était altérée que par le balancement léger mais constant
de la première plate-forme.
– Eh, le bridé, enlève les cales pour la déplacer un peu vers la
droite ! cria Brañas.
Brañas avait disposé la structure de bidons sur des rondeaux de
bois. Il voulait éviter de devoir la retourner sur la plate-forme pour se
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La Messagère
dans ses bras, alors que celui-ci regardait son radeau fixement, avec une
étrange sensation d’éloignement.
Le débarquement commença la nuit même. Les gardes qui
étaient venus voir la dernière manœuvre du ponton eurent tout juste le
temps de rejoindre leurs bivouacs et de raconter une ou deux choses.
L’ordre de départ arriva en effet presque en même temps qu’eux. À
minuit la rive nord du fleuve ressemblait à l’avenue d’une grande ville.
Un cordon de lumières et de camions s’étendait sur des kilomètres. Les
groupes étaient formés en colonne. C’était une file interminable
d’hommes et de moteurs qui attendaient de pouvoir passer. Beaucoup
d’autres véhicules à l’arrêt attendaient à différents endroits, mais ils
transportaient tous des troupes et ils attendaient seulement que la voix
impersonnelle de la radio leur ordonne de s’incorporer à la longue
queue de blindés, chars et canons qui finissait devant la Messagère.
Deux compagnies de tanks traversèrent en premier. Puis vint le tour
d’une brigade d’artillerie légère. Le silence de l’aurore s’était transformé
en un grondement rauque et constant de moteurs qui attendaient.
Toutes les vingt-sept minutes, un convoi d’acier et de troupes débar-
quait sur la berge sud. À trois heures du matin la première colonne fut
formée de l’autre côté du fleuve. On ordonna son départ. Plusieurs
hommes calculèrent plus tard que les tirs de mortiers ennemis avaient
commencé à la même heure des kilomètres plus bas, mais il aurait été
totalement impossible de le remarquer à ce moment-là, parce qu’avec le
grondement des blindés, on entendait difficilement même les ordres
d’amarrage et de démarrage de la Messagère. Et ne serait-ce qu’avec les
réflecteurs des blindés, qui éclairaient, tel un stade, la nuit, les restes du
pont, le radeau, les pilotis portugais et le Queve, il eût été impossible
d’entendre quoi que ce fût. L’ouïe était aveuglée par tant de lumière et
de poussière.
Brañas fut l’un des derniers à étrenner son radeau. Lorsque le
véhicule de son escouade monta dessus, il demanda la permission de
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d’un côté à l’autre, donnant des ordres et submergé par ses pensées qui
ne lui permettaient pas de voir autre chose qu’elle, seule, démembrée,
encore inexistante. Et il tressaillit. Car ce qu’il voyait à présent, jamais
il ne l’avait vu quand il vivait ces moments-là. Il vit les boulons
défectueux et les poutres mal soudées, il vit les dangers du treuillage et
les flotteurs imparfaits. Il vit, enfin, comme dans un rêve, tout ce pour
quoi il avait lutté. Tout ce pour quoi il avait passé des nuits sans repos,
ce pourquoi il avait vibré au milieu de ce coin perdu d’Afrique. Voilà
tout ce qu’il vit et il vit aussi, en un éclair, tous les autres dénouements
possibles de sa persévérance, qui naviguaient maintenant en-dessous de
lui, parfaitement organisés, et le portaient dans son voyage. Et il se dit
alors, plus serein que surpris, oui, c’est maintenant que commence mon
seul et vrai travail, le danger et les nuits de peur. Et cette pensée le
bouleversa, tellement et si soudainement, qu’il eut peur de retourner par
le tunnel de son regard jusqu’aux moments qu’il avait tant aimés. Mais
il vit davantage. Il vit le site de sa Messagère, mais sans elle, sans les
soldats ni les boulons, sans les flotteurs ni même les vieux pilotis portu-
gais qu’on avait cloués aux rives du Queve au moins cent ans plus tôt.
Il ne vit que la jungle, puissante et silencieuse, et des arbres immenses.
Il contempla tout cela avec étonnement. Il se rendit compte à quel
point son regard pourrait voyager dans le lointain à cet instant et alors
il se sentit insignifiant, comme un vocable sans importance. Brañas
s’agrippa à la rambarde de la Messagère. Il se souvint de ce qui avait
défilé devant ses yeux et il remarqua également que durant toutes ses
visions, la barque s’était à peine déplacée sur le fleuve. À présent, un
garde, perché sur un camion, finissait de prononcer la phrase grossière
qu’il avait commencée juste au moment où le plongeur avait fixé son
regard sur la rive qui s’éloignait. Une pensée inquiétante traversa l’esprit
de Brañas. Il se retourna et regarda vers la rive sud, puis vers l’horizon
de la rive sud de ce pays. Et il ne vit pas un seul des blindés qui devaient
être là, à initier leur marche, il ne vit pas non plus un seul des hommes
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Repères
bibliographiques
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Pierre Favory est plasticien. Il ajoute des textes à ses travaux qui
deviennent depuis quelque temps des nouvelles autonomes. Certaines
ont été publiées dans Rue Saint Ambroise.
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{ L E S Pe t i t s ma ti ns}
Revue de création littéraire
11, allée Francis Lemarque
94100 Saint-Maur-des-Fossés
ruesaintambroise@gmail.com
http://ruesaintambroise.weebly.com/
Directeur de la publication
Bernardo Toro
Comité de lecture
Marianne Brunschwig, Françoise Cohen, Luc-Michel Fouassier,
Elisabeth Lesne et Bernardo Toro
Maquette
Lpm d’après Labomatic
Achevé d’imprimer
par TREFLE Communication, Paris
en mai 2010
N° d’impression : 7642
dépôt légal : mai 2010
Imprimé en France