Sept

L’histoire d’une balle perdue

Le voyage avait pourtant bien commencé en ce jour d’été. Des conciliabules interminables autour du chai, le thé inévitable au Moyen-Orient, et de longues équipées en voiture dans les montagnes à la frontière iranienne puis dans la plaine, au nord de Bagdad. Le Kurdistan irakien, cette enclave qui transpire le mythe de Sisyphe à force de clamer sa volonté d’indépendance, étire ses vastes et nouvelles frontières, quasiment hermétiques, sauf au nord: monticules de terre, barrières de sable, chaînes de béton, promontoires sur la ligne de front.

En chalwar , le pantalon bouffant traditionnel, les yeux verts, cheveux en brosse qui laissent apparaître une cicatrice, l’éclat d’un obus qui lui est en partie resté dans le crâne, Rizgar m’accompagne une nouvelle fois entre Kirkouk et Bagdad, sur les premières lignes face aux combattants de l’Etat islamique. Tel un dengbêj volubile, un barde kurde, le peshmerga de toujours, «celui qui va au-devant de la mort», est intarissable sur ses escarmouches dans toute la contrée. «Là, on a tué quelques soldats irakiens; plus loin, on s’est fait allumer par un char de Saddam Hussein; ici, on a dû fuir en courant à travers la montagne, avec du pain sec que l’on a ramolli dans la neige, et là-bas, tu vois ces sommets, on s’est planqués avant d’être dénichés par les hélicoptères de Bagdad, un carnage dans nos rangs, mais on a répliqué.» Rizgar Mustafa raconte ses batailles, ses faits d’armes qui sont connus dans une bonne partie du Kurdistan, mais qu’il n’évoque par pudeur qu’auprès de ses amis. Il a refusé des postes dans les partis politiques et dans l’embryon d’Etat kurde, celui qui germe sur ces terres à la fois fertiles et ingrates, riches en limon et en plomb, semées de ferraille et de poudre depuis des décennies telles des landes martiales. Des refus qui valent aujourd’hui au combattant une double aura, celle du résistant et celle de l’homme intègre qui a résisté aux prébendes.

Aux aguets, nous pénétrons dans une sorte de petit jardin, planté de palmiers et d’arbres fruitiers qui dansent au vent, une improbable oasis si près de la ligne de front, à vingt ou trente mètres, non loin de la ville de Hawijah. Sous les palmiers caressant le ciel, des combattantes kurdes aux cheveux noués en tresse, icônes de la lutte contre les djihadistes, se reposent, tandis que nous discutons avec la cheffe, Baran, qui approche la quarantaine. C’est une femme forte, dans tous les sens du terme, en treillis vert, courtaude et aux solides épaules. Membre du PKK, le parti des travailleurs du Kurdistan, formation aux orientations marxistes et classée comme «organisation terroriste» par la Turquie, les Etats-Unis et l’Union Européenne, elle jure ses grands dieux que les djihadistes ne passeront pas. «Et je peux vous dire qu’ici ce sont les femmes qui commandent,» lance-t-elle d’une voix qui ne souffre aucun contre-ordre.

Un discours étonnant, à l’orée du champ de bataille avec l’Etat islamique semé de fortins enterrés, caravansérails de la liberté des Kurdes. En face se terrent des centaines de sbires de Daech, Irakiens, Syriens, Tchétchènes, Français, Tunisiens. Un ennemi invisible pour l’heure, jusqu’à la prochaine attaque, imminente, dans un vent de sable léger qui n’atténue en rien la chaleur de plomb. A quelques dizaines de mètres du poste, un Allemand converti à l’islam depuis quelques années et enrôlé dans les rangs de l’EI a été intercepté lors d’une contre-offensive et emmené vers une destination inconnue, sans doute pour y être interrogé.

En tenue de combat, la commandante Baran, cheveux courts et gestes secs, frappe du poing sur la table et les hommes s’exécutent, sursautent, acquiescent, armés ou non, l’un promenant une caméra sur le poste pour enregistrer ce qui se trame autour de la table sous les palmiers, l’autre surveillant la ligne de front à quelques mètres, au-delà du monticule de terre. L’oasis et l’enfer étrangement conjugués. Les femmes dans cette oasis perdue à l’orée de la guerre semblent avoir les pleins pouvoirs. Et elles le revendiquent! Au bout de la table, trois jeunes combattantes, âgées de vingt et vingt-cinq ans, des Kurdes de Turquie comme Baran et militantes du très doctrinaire PKK. Armées de kalachnikovs et venues prêter main-forte aux frères et sœurs d’Irak, elles écoutent sans ciller, les yeux plissés, le visage tendu, n’attendant qu’un seul ordre pour passer à l’attaque avec la dizaine

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