Sept

L’homme le plus dangereux du monde


«A peine installé à son bureau, il va être propulsé au cœur d’un fantastique mensonge d’Etat.»

L’histoire commence le mardi matin 4 août 1964 à Washington, quand une Triumph Spitfire décapotable se gare sur le parking du Pentagone en face du Potomac. Un homme grand et mince en descend. Il rejoint le flot des employés. Direction une petite pièce du troisième étage juste assez grande pour contenir un bureau, une chaise, une petite bibliothèque et, scellés au mur, deux coffres-forts réservés aux dossiers confidentiels. C’est un guerrier, un soldat de la guerre froide qui croit en la grandeur de son pays. Il est fier de travailler pour la première armée du «monde libre» face à l’ennemi communiste. Il est loin de se douter que moins de dix ans plus tard, il deviendra le plus célèbre des lanceurs d’alerte de la planète. Pourtant, rien ne le prédestine à révéler au grand public les dossiers les plus secrets de l’Empire et provoquer un scandale sans précédent qui bouleversera tout le système politico-médiatique américain.

A 33 ans, Daniel Ellsberg a l’aisance de ceux à qui tout réussit. Il a l’étoffe d’un pianiste de concert, mais il a cessé de travailler ses gammes après la mort de sa mère dans un accident de la route. Ses brillantes études auraient pu faire de lui un économiste de renom. Dans sa thèse consacrée à la théorie de la décision, il énonce le paradoxe qui porte son nom, démontrant que face à un choix comportant risque et incertitude, l’esprit humain tend à écarter l’incertitude même si cela est incohérent. Puis, il se désintéresse des sciences économiques. L’armée l’aurait voulu comme officier après ses brillants états de service en Corée à la tête d’un peloton de marines. La RAND Corporation, qui rassemble les plus brillants analystes en matière de politique étrangère, lui offrait un pont d’or en raison de ses observations sur les armes nucléaires et leur contrôle. Il n’en a pas voulu non plus. Plutôt que de faire fortune dans le privé, Daniel Ellsberg a préféré rejoindre le gouvernement américain à un poste stratégique. En ces temps de guerre froide, quel meilleur endroit que le département de la Défense pour débuter une carrière de haut fonctionnaire? Un choix judicieux qui le propulse dans les hautes sphères des seigneurs de la guerre en tant qu’adjoint de John McNaughton, bras droit du secrétaire à la Défense Robert McNamara.

A peine installé à son bureau, il sera propulsé au cœur d’un fantastique mensonge d’Etat avec l’irruption d’une estafette qui lui tend une dépêche classée flash (la plus haute priorité) et top secret. Elle est signée du capitaine John J. Herrick, commodore d'une flottille de deux destroyers en patrouille dans le golfe du Tonkin, en mer de Chine méridionale. Le commodore affirme avoir ouvert le feu sur des navires de guerre nord-vietnamiens après avoir été attaqué dans les eaux internationales, à plus de soixante miles au large des côtes du nord Viêtnam. L’écho d’une torpille a été signalé par le sonar de son navire, l'USS Maddox , et une autre vient de passer non loin de l'autre destroyer, l’USS Turner Joy .

Dix minutes plus tard, l’estafette accourt avec un second message. «J’essuie une attaque continue de torpilles», écrit le capitaine Herrick. L'USS Maddox aurait évité une nouvelle torpille tandis que deux autres fonceraient sur lui. Les navires américains tireraient sur les assaillants et pourraient déjà avoir détruit l'un d'eux. Faute de contact visuel, les marins se servent de radars pour localiser leurs cibles. L’affrontement a lieu dans l'obscurité totale, par une nuit noire orageuse, sans lune ni étoiles. «C' était la deuxième attaque contre un navire de la marine américaine depuis la Seconde Guerre mondiale, explique Daniel Ellsberg. La première a eu lieu deux jours plus tôt, le dimanche 2 août, dans le golfe du Tonkin en plein jour, au milieu de l'après-midi, à 28 miles des côtes. Trois bateaux nord-vietnamiens ont lancé des torpilles contre l’USS Maddox . Toutes ont manqué leur cible.»

Les messages du capitaine Herrick décrivent une véritable bataille navale. Le délai de transmission des missives est d’un peu moins d’une demi-heure. Un temps extrêmement bref pour l’époque. «Il n'y avait même pas de contact direct entre Washington et les destroyers dans le Pacifique occidental, poursuit Daniel Ellsberg. Les messages étaient laconiques: "Des torpilles nous ont manqués. Un autre navire a tiré sur nous." Herrick a dû les dicter depuis le pont tout en donnant ses ordres, alors que ses deux vaisseaux s'écartaient pour éviter les torpilles détectées par le sonar de l’USS Maddox et ripostaient dans l'obscurité sur des cibles désignées par le radar du Turner Joy . Le capitaine a fait état de neuf torpilles lancées sur ses navires. Des bateaux ennemis auraient été touchés. Au moins l'un d'entre eux a été coulé.»

Daniel Ellsberg et ses collègues imaginent les vaisseaux esquivant les torpilles et ouvrant le feu dans une mer agitée, tandis que les avions ennemis les mitraillent. Puis, une heure plus tard, brusquement, plus rien. Les communications s’arrêtent. Plusieurs avions américains qui patrouillent au-dessus du golfe du Tonkin arrivent enfin au-dessus du théâtre des opérations. Il ne fait pas bon voler, les nuages sont bas. Un orage éclate, des pluies torrentielles s’abattent. Le premier appareil sur zone est piloté par l'un des vétérans les plus expérimentés de la Marine. Croisant à plus de mille pieds, il devine les silhouettes des navires et assiste à leurs manœuvres d’évitement. Il voit les explosions orange des tirs de leurs canons, mais ne distingue pas de bateaux ennemis.

– Ils nous encerclent, indique l’opérateur radio de l’USS Maddox au pilote. Un bateau nous barre la route à bâbord.

– J’y vais, hurle le pilote.


«Il faut frapper le plus vite possible,» lâche Lyndon Johnson.

L’appareil plonge et passe en rase-mottes au- dessus de l’USS Maddox . Le pilote scrute la nuit et tire un missile vers l'endroit où le navire ennemi est supposé se trouver. La fusée s’abîme dans l’océan. Sur les flots, le pilote ne voit aucun autre bâtiment que ceux de la Navy.

Trente minutes plus tard, Daniel Ellsberg reçoit un nouveau câble flash du capitaine Herrick qui change tout: «Révision de l’action. De nombreux contacts et torpilles signalés semblent douteux. Les effets météorologiques anormaux détectés par les radars et les sonars peuvent avoir été à l'origine de nombreux rapports. Aucune observation visuelle réelle par l’USS Maddox . Suggère une évaluation complète avant toute action ultérieure.» Il est 14 heures. Le message a été posté à 13h27, heure de Washington.

Pendant trente minutes, des avions de reconnaissance survolent la zone, ne détectant aucune trace de combattant ennemi. Le capitaine Herrick envoie une nouvelle dépêche dans laquelle il parle d’une «erreur de bonne foi» et invite à la prudence. Il convient d'enquêter avant de réagir. Les responsables du Pentagone ne sont pas de cet avis. «Les nouveaux câbles d'Herrick n’ont pas ralenti les préparatifs d’une attaque aérienne américaine en représailles», souligne Daniel Ellsberg. Et pour cause, les militaires ont besoin d’une excuse pour s’engager au Viêtnam. Avec l’incident du golfe du Tonkin, ils la tiennent. Pas question d’y renoncer.

A l'heure du déjeuner à Washington, le secrétaire à la Défense Robert McNamara, le secrétaire d'Etat Dean Rusk, le conseiller de Sécurité nationale McGeorge Bundy et le directeur de la CIA John McCone retrouvent le président Lyndon B. Johnson dans la salle à manger du deuxième étage de la Maison-Blanche. Ils consultent des cartes, examinent des photos de reconnaissance du Viêtnam du Nord étalées sur la table. McNamara pointe du doigt les cibles potentielles d'une attaque aérienne américaine. Johnson approuve.

– Il faut frapper le plus vite possible, lâche le président.

– Cela peut être fait en quelques heures, répond McNamara.

– Très bien, acquiesce Johnson. Allons-y!

De retour à son bureau, McNamara apprend que l'attaque pourrait bien ne pas avoir eu lieu, il faut attendre le lendemain pour en avoir la confirmation. Le secrétaire à la Défense prend note de l’information sans mot dire, mais la machine de guerre est lancée et rien ne l’arrêtera. Johnson tient à annoncer lui-même la nouvelle de «l’incident du golfe du Tonkin» à ses compatriotes. L’attaché de presse avertit les chaînes de télévision de se tenir prêtes à diffuser une déclaration du Président à 19 heures. Mais au dernier moment, la Maison-Blanche décommande. L’allocution est repoussée d’une heure, puis deux... Johnson a en effet promis aux militaires de ne pas s'exprimer publiquement avant le début de l’attaque. Or, le porte-avion USS Constellation d’où doivent décoller les chasseurs bombardiers a du retard. Les yeux rivés sur sa montre, le président s’impatiente. Daniel Ellsberg est dans le bureau de John McNaughton, le bras droit du secrétaire à la Défense, avec le directeur des affaires de l'Extrême-Orient et d'autres membres du personnel. Ils dépouillent les câbles en provenance de l’USS Constellation et tentent de calmer l’impatience de la Maison-Blanche. Le président Johnson doit absolument prendre la parole avant 23h30, car, passée cette heure, il n’y aura plus grand monde sur la côte Est pour suivre son allocution... Johnson essaye de grappiller de précieuses minutes. Ne pourrait-il pas intervenir juste avant que les radars nord-vietnamiens ne repèrent les bombardiers américains? «Non, répondent les militaires, on perdrait l’avantage de la surprise.» Les Nord-Vietnamiens ont-ils les moyens de savoir d’où viennent les avions? «Non». Peuvent-ils se préparer aux attaques? «Pas s’ils ignorent les objectifs.» Le président américain regarde sa montre: tant pis si les bombardiers n’ont pas encore décollé, tant pis si les Nord-Vietnamiens sont informés, la côte Est s’apprête à s’endormir, il est 23h37. Daniel Ellsberg et ses collègues assistent impuissants à l’interruption des programmes télévisés.

– Le fils de pute…, lâche l'un des militaires présents. Il n’a pas respecté sa promesse. Nos avions n’ont pas encore décollé. Nous ne bénéficierons plus de l’effet de surprise.

«Mes compatriotes, commence Lyndon B. Johnson, en tant que président et commandant en chef des armées, il est de mon devoir de vous informer que des mesures hostiles répétées contre des navires américains en haute mer dans le golfe du Tonkin m'ont aujourd'hui contraint à ordonner à nos forces militaires de répliquer. A l’heure où je vous parle, c’est chose faite.»

Premier mensonge. En fait, 64 avions américains frapperont quatre bases de patrouilles navales nord-vietnamiennes quelques dizaines de minutes plus tard. Johnson n’en a cure, il poursuit par un second mensonge: «Les frappes seront limitées, car nous, les Américains, sommes conscients des risques de propagation des conflits, contrairement à d'autres. Nous ne cherchons pas à élargir la guerre.» Pour les historiens, l’incident du golfe du Tonkin marquera le début de la guerre du Viêtnam...

Daniel Ellsberg passe le reste de cette nuit au bureau à préparer la conférence de presse que McNamara doit donner le lendemain. Sa première journée de travail au Pentagone a duré près de 24 heures. Les jours suivants,

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