Discographisme_34
“In The Court Of The Crimson King”
King Crimson
Première parution: 10 octobre 1969
Après deux années de tâtonnements sous le nom de Giles, Giles & Fripp, King Crimson naît début 1969, avec l’arrivée du bassiste chanteur Greg Lake, du multiinstrumentiste et compositeur Ian McDonald et du poète Peter Sinfield, qui rebaptise le groupe d’après son texte “The Court Of The Crimson King”. Les quelques concerts donnés en avril 1969 au Speakeasy, club branché des musiciens londoniens, permettent au groupe d’être invité à l’émission radiophonique Quelques semaines plus tard, lorsque Barry Godber dévoile au groupe son tableau réalisé à l’aquarelle, c’est la stupeur, mais une stupeur mêlée de fascination. A première vue, ce visage déformé par un cri d’horreur, à propos duquel Sinfield dira que Barry s’était inspiré du sien grimaçant devant un miroir, reflète l’impression ressentie par le morceau “21st Century Schizoid Man”. Les paroles chantées par la voix distordue de Greg Lake, soutenue par le riff de guitare puissant, voire hard rock, de Robert Fripp évoquent des portoirs de sang, des fils barbelés, un bûcher de politiciens, des innocents violés par un incendie de napalm, des enfants qui saignent… Bref, tout ceci semble être l’enfer promis à . Occupant la totalité de la pochette, le visage est déformé par la douleur ou l’inquiétude massive. Le cadrage serré amplifie l’impossibilité de leur échapper. La chair rose, soutenue d’un léger ton bleu violacé, souligne la congestion. Mais le regard tourné vers sa droite indique clairement que la menace est hors-champ. Celle-ci apparaît en ouvrant la pochette double. On y voit une joue se démultipliant, aux confins de laquelle l’oreille se tend vers une planète noire. S’agit-il de la terre endeuillée par la violence? L’homme schizoïde est celui qui a perdu l’intérêt de l’apport de l’autre. Il se complaît dans la solitude et dans l’éloignement. Il privilégie l’intériorité à la relation sociale. Aussi, il met à distance le monde qui, même éloigné, semble faire encore trop de bruit. Contrairement au “Cri” d’Evard Munch, à qui l’oeuvre de Barry Godber est souvent comparée, l’angoisse, ici, n’est pas existentielle. Il s’agit plutôt de dégoût, de rejet d’un monde sanguinaire, qui se fissure, largement décrit dans “Epitah” ou encore “The Court Of The Crimson King”. Un monde qui transperce le personnage, puisque le fond de sa gorge s’ouvre sur l’univers, un monde qui le disloque, l’éparpille. Un monde sans sauveur car celui qui est représenté à l’intérieur, posant tel le Salvatore Mundi, bénit sans orbe dans la main gauche, affichant un sourire prédateur avec ses canines de vampire et ses yeux, d’une grande tristesse, semble nous plaindre. Il représente, pour Robert Fripp, le fameux roi cramoisi, ce roi souillé par le sang (Crimson King) lequel devient un attribut de sa personnalité, voire son patronyme (King Crimson). Cette pochette, sans titre d’album et sans nom de groupe, inaugure avec force une nouvelle décennie, celle de la désillusion, et la naissance d’un nouveau mouvement musical construit non plus sur le blues, mais fusionnant musique classique, folk, jazz et musique contemporaine. Barry Godber a réalisé cette seule et unique pochette. Âgé de 24 ans, il décédera d’une crise cardiaque six mois après la sortie de l’album. Il ne profitera pas de la postérité de son oeuvre, toujours aussi fascinante aujourd’hui.
