Les Veillées des chaumières

Les rêves de la quincaillière

Bonjour, monsieur Tellier. De quoi avez-vous besoin aujourd’hui?

La demande rituelle prononcée, le sourire de circonstance, impeccable, s’affichait sur le visage de Marie-Apolline. Il ne durait que le temps nécessaire, comme mû par une touche secrète, de celles qui faisaient s’ouvrir régulièrement le tiroir-caisse de la quincaillière ou actionner l’ouverture de la porte qui menait à la réserve. L’amabilité était sans faille, le sens du service assuré et, le client satisfait, la figure de la commerçante revenait à son expression marmoréenne, après avoir mécaniquement souhaité une bonne journée ou une agréable soirée, et prié de saluer l’époux ou l’épouse éventuels. On ne pouvait certes taxer la commerçante d’une trop grande familiarité.

Celui qui s’y cassait régulièrement les dents, c’était Jean Remontet, le Jean de la Grande Hogue, comme on l’appelait ici, par habitude d’enrichir le patronyme des villageois avec une caractéristique de leur lieu d’habitation ou un trait familial. C’était un pauvre hère, sans travail fixe, qui subsistait en louant ses menus services chez l’un ou chez l’autre. Souvent, guettant le camion de livraison, il venait proposer son aide à Marie-Apolline pour décharger ses cartons, en passant sa tête hirsute par la porte.

– Salut ! c’est Jean, Jean de la Grande Hogue ! Vous me donneriez la pièce et ça vous fatiguerait moins ! mettait-il toujours en avant.

Elle le rembarrait sans s’énerver, de la manière sèche et cassante qui était la sienne quand on la contrariait.

– Je vous ai déjà dit que je n’avais pas besoin de vous, monsieur Remontet.

Lui « donner la pièce », c’était aussi, après, lui « payer le coup » et subir pendant un temps infini sa conversation qu’elle jugeait « plate comme un trottoir de rue », comme aurait dit Flaubert. Et ce dont elle se gardait par-dessus tout, c’était d’entretenir des rapports trop personnels avec les habitants du village. Elle était pas trop causante, la Marie, disaient-ils. Mais il fallait avouer qu’elle était « bien achalandée » et que, quand elle n’avait pas en rayon la taille de pointe ou le foret dont vous aviez besoin, elle le commandait illico devant vous par téléphone et se le faisait envoyer dans les plus brefs délais. Bon, ses prix s’en ressentaient mais, pour ces campagnards dont peu possédaient une voiture pour aller se fournir en ville et qui, en cas de réparation urgente, n’avaient pas le temps d’attendre le car hebdomadaire qui y allait, elle rendait bien service. Ah ! pas comme feu son père, qui laissait la boutique dans un désordre inextricable et avait failli mener le commerce à vau-l’eau.

Son père. Adrien Lecerteux, mort quinze ans auparavant. Tout était de sa faute. Quiconque eût connu l’histoire de cet homme, débarqué un beau jour dans le village dans les années cinquante, venant on ne savait trop d’où, aurait compris l’attitude un peu distante de sa fille. Il faisait partie d’une grande famille, dont les ancêtres avaient eu jadis une petite seigneurie, puis qui avaient ensuite géré les revenus de plusieurs fermes très prospères. Adrien avait lui aussi vécu ainsi, se contentant d’aligner des colonnes de chiffres et d’empocher l’argent. Puis, pendant

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