Sept

«La sauvagerie des miroirs»

En cet après-midi du 24 septembre 1978 sur la baie de Chesapeake, la lumière est d’une douceur et d’une clarté conformes à un été indien encore naissant. Un sloop de neuf mètres fend les eaux. Baptisé «Brillig» en hommage à Lewis Caroll, ce voilier sera le théâtre d’évènements étranges et troublants, dignes du poème dont il porte le nom. A bord, un homme de cinquante-cinq ans au visage riant et ouvert, le crâne légèrement dégarni et le menton fourni d’un abondant bouc blanc. Il a l’intention de rester tard en mer. C’est pourquoi, avant d’embarquer, il a pris soin de demander qu’on laisse allumé l’éclairage des pontons de la marina afin de pouvoir rentrer sans dommage si d’aventure il lui prenait la fantaisie de prolonger sa croisière une fois la nuit tombée. A cinq heures de l’après-midi, l’homme reçoit un message radio. L’un de ses amis lui demande ce qu’il a l’intention de faire: «Je suis ancré près du phare de Hooper, répond-il. Je rentrerai tard ce soir. Ne m’attendez pas, j’ai un important rapport à rédiger.» A ses côtés, une mallette contenant un carnet d’adresses et une pile de documents. L’homme compulse paisiblement des dossiers barrés d’un tampon «top secret» et des rapports dont l’en-tête représente un aigle américain surplombant trois lettres: CIA. Certains d’entre eux sont des synthèses sur la force militaire soviétique.

John Arthur Paisley n’est pas un plaisancier comme les autres. Haut fonctionnaire de la CIA, il dispose d’un émetteur-récepteur radio très spécial, un burst transceiver susceptible de le relier instantanément, via satellite, au quartier général de Langley dans les faubourgs de Washington, comme à n’importe quelle station de la CIA dans le monde. Réservé exclusivement aux cadres de l’Agence et de la NSA (National Security Agency), l’appareil peut recevoir des dizaines de milliers de signaux électroniques ou de mots à la minute, sur une fréquence préétablie. Les agents peuvent ainsi réceptionner et décoder des émissions de satellites de surveillance, et avoir accès à Octopus, l’ordinateur central de la CIA. Le Brillig est aussi doté d’un télégraphe à haute vitesse et d’un équipement d’écoutes téléphoniques ultra-sophistiqué. L’installation à bord du voilier autorise même John Arthur Paisley à visualiser les photos les plus confidentielles prises par des satellites d’espionnage de type KH-11 (reconnaissance optique). On ignore cependant si ce système de communications était connecté à Langley. Pour ceux qui voient passer le Brillig au loin, tout semble indiquer que John Arthur Paisley profite d’une petite balade en mer. C’est pourtant la dernière apparition publique de l’espion nommé John Arthur Paisley… du moins sous cette identité.

Le lendemain, un bateau de pêche croise le dérivant au large, sans âme qui vive à bord. Alertés, les garde-côtes interceptent l’embarcation et découvrent, interloqués, les documents à en-tête de la CIA et l’émetteur hypersophistiqué de John Arthur Paisley. Le sloop est abandonné, sans que l’on puisse établir depuis combien de temps. Dans la cabine, tout semble en ordre: aucune trace de lutte ne permet d’envisager un abordage, au demeurant fort peu probable dans ces eaux délaissées par les pirates. Les garde-côtes informent immédiatement l’Agence qui dépêche des officiers du bureau de sécurité afin de «faire le ménage». Chargée d’enquêter sur la mystérieuse disparition, la police de l’Etat du Maryland constate, un peu tard, que les agents ont totalement nettoyé le bateau ainsi que l’appartement de John Arthur Paisely, emportant jusqu’à sa chaîne stéréo. Tous les éléments qui ont disparu.

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