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Mémoires du général baron de Marbot (3/3)
Mémoires du général baron de Marbot (3/3)
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Mémoires du général baron de Marbot (3/3)

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LanguageFrançais
Release dateNov 25, 2013
Mémoires du général baron de Marbot (3/3)

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    Mémoires du général baron de Marbot (3/3) - Jean-Baptiste-Antoine-Marcelin Marbot

    (BnF/Gallica)

    MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON DE MARBOT

    III

    POLOTSK—LA BÉRÉSINA—LEIPZIG—WATERLOO

    PARIS

    1891

    … J'engage le colonel Marbot à continuer à écrire pour la défense de la gloire des armées françaises et à en confondre les calomniateurs et les apostats. (Testament de Napoléon.)

    [Illustration: SOUVENIRS DES CAMPAGNES du Général Baron DE MARBOT]

    TABLE DES MATIÈRES

    CHAPITRE PREMIER

    Mon mariage.—Adieux à Masséna.

    CHAPITRE II

    Biographie de Masséna.—Existence aventureuse et campagne d'Italie.—Zurich.—Gênes.—1805.—Abus des licences.—Ses dernières campagnes.—Sa fin.

    CHAPITRE III

    1812.—L'Empereur m'adjoint au colonel du 23e de chasseurs à cheval.—Je rejoins mon régiment à Stralsund.—Superbe état de ce corps.—Intrigues du comte de Czernicheff.

    CHAPITRE IV

    La guerre devient inévitable.—Avertissements donnés à Napoléon.—La Cour impériale à Dresde.—Vice de composition de l'armée et des divers corps.

    CHAPITRE V

    Revue de l'Empereur.—L'armée sur le Niémen.—Un mot sur les historiens de la campagne de 1812.—Efforts des Anglais pour nous isoler.—Attitude de Bernadotte.—Dispositions de la Pologne.

    CHAPITRE VI

    Passage du Niémen.—Entrée dans Wilna.—Je joins l'ennemi.—Le 23e de chasseurs à Wilkomir.—Difficultés en Lithuanie.—Marche en avant.

    CHAPITRE VII

    Division de l'armée russe.—Bagration échappe à Jérôme.—Marche sur la

    Düna.—Attaque infructueuse de Dünabourg.—Je culbute deux régiments de

    Wittgenstein sur la Düna.—Nous nous séparons de la Grande

    Armée.—Composition du 2e corps.

    CHAPITRE VIII

    Affaire de Jakoubowo ou Kliastitsoui.—Je suis blessé.

    CHAPITRE IX

    Défilé des marais de Sebej.—Retraite.—Brillante affaire du gué de

    Sivotschina.—Mort de Koulnieff.—Retour offensif.—Derniers adieux.

    CHAPITRE X

    Nouvelle retraite d'Oudinot.—Marches et contremarches.—Le 23e de chasseurs est comblé de récompenses.—Retraite sur Polotsk.—Le général Saint-Cyr.—Oudinot, blessé, cède le commandement à Saint-Cyr.

    CHAPITRE XI

    Nouvelles dispositions prises par Saint-Cyr.—Attaque et surprise de l'ennemi.—Incidents divers.—Combat de cavalerie.—Retraite de l'ennemi.—Établissement dans Polotsk.—Saint-Cyr est nommé maréchal.

    CHAPITRE XII

    Marche de la Grande Armée.—Prise de Smolensk.—Ney au défilé de

    Valoutina.—Bataille de la Moskova.—Épisodes divers.

    CHAPITRE XIII

    Mauvaises nouvelles d'Espagne.—Rostopschine.—Incendie de

    Moscou.—Réveil de l'armée russe.—Fourberie de Koutousoff.

    CHAPITRE XIV

    La retraite est décidée.—Surprise du corps de Sébastiani.—Combat de Malo-Iaroslawetz.—Retour sur Mojaïsk et la Moskova.—Baraguey d'Hilliers met bas les armes.—Je suis nommé colonel.—Retraite héroïque du maréchal Ney.

    CHAPITRE XV

    Situation du 2e corps.—Démoralisation des Bavarois.—Mission auprès du comte Lubenski.

    CHAPITRE XVI

    Défection des Autrichiens.—Défense de Polotsk.—Wittgenstein prisonnier nous échappe.—Nouveaux combats.—Évacuation de la ville.—Les Bavarois nous abandonnent.—Jonction avec le corps de Victor.—Le marais de Ghorodié.

    CHAPITRE XVII

    Oudinot nous rejoint et se sépare de Victor.—Grave situation de l'armée.—Abandon et reprise de Borisoff.—Incendie du pont de la Bérésina.—Nous faisons un immense butin à Borisoff.

    CHAPITRE XVIII

    La brigade Corbineau rejoint le 2e corps.—Fausse démonstration en aval de Borisoff et passage de la Bérésina.

    CHAPITRE XIX

    Perte de la division Partouneaux.—Combat de Zawniski près Brillowa.—M. de Noailles.—Passage des ponts et catastrophe de la Bérésina.—Le 2e corps protège la retraite.—Je suis blessé à Plechtchénitsoui.

    CHAPITRE XX

    Intensité du froid.—Brigandage armé.—Arrivée à Wilna.—Le défilé de

    Ponari.—Retraite en traîneaux.—Arrivée à Kowno.—Passage de la

    Vistule.

    CHAPITRE XXI

    Causes de nos désastres.—Manque d'interprètes.—Confiance aveugle dans la fidélité de nos alliés.—Considérations sur l'incendie de Moscou.—Chiffre de nos pertes.—Témoignage flatteur accordé par l'Empereur au 23e de chasseurs.

    CHAPITRE XXII

    1813.—Fâcheuse situation générale.—Incurie de l'administration.—Observations sur la conservation des places fortes.—État de la France.—Levées forcées et illégales.—Je rejoins mon dépôt à Mons.

    CHAPITRE XXIII

    Reprise des hostilités sur l'Elbe.—Batailles de Lutzen et de Bautzen.—Armistice.—Je rejoins mon régiment.—État de l'armée.—Malaise général.—Napoléon devait traiter.—Force des armées en présence.

    CHAPITRE XXIV

    Du choix des chefs de corps.—Rupture de l'armistice.—Trahison de Jomini.—Combats en Silésie sur le Bober.—Épisodes divers.—Douloureux échec.

    CHAPITRE XXV

    Bataille des 26 et 27 août devant Dresde.—Vandamme à Kulm.—Fière attitude de Vandamme prisonnier.

    CHAPITRE XXVI

    Défaite d'Oudinot à Gross-Beeren et de Macdonald à la Katzbach.—Le plateau de Janër.—Nous repassons la Katzbach.

    CHAPITRE XXVII

    Concentration sur Dresde.—Épisodes.—Les Baskirs.—Napoléon au camp de

    Pilnitz.—Je suis comblé de faveurs.

    CHAPITRE XXVIII

    Napoléon, sourd aux avis du roi de Wurtemberg, se décide à combattre à

    Leipzig.—Combat de Wachau.—Topographie de Leipzig.—Position de nos

    troupes.—Surprise avortée des souverains alliés au

    Kelmberg.—Alternatives de la journée du 16 octobre.

    CHAPITRE XXIX

    Vaine tentative d'armistice.—Bataille du 18 octobre.—Bernadotte combat contre nous.—Défection des Saxons.—Loyauté du roi de Wurtemberg.—Résultat indécis du combat.

    CHAPITRE XXX

    Situation critique.—Défaut de prévoyance dans l'organisation de la retraite.—Adieux du roi de Saxe.—Magnanimité exagérée de Napoléon.—Les alliés pénètrent dans Leipzig.—Rupture prématurée du pont de l'Elster.—Quel fut le sort de mon régiment.

    CHAPITRE XXXI

    Je recueille sur l'Elster les débris de notre armée.—Massacre de cinq cents brigands alliés.—Retraite sur la Saale.—Erfurt.—Murat quitte l'armée.—Les Austro-Bavarois à Hanau.—Je force le défilé de Gelnhausen sur la Kinsig.—L'armée devant Hanau.

    CHAPITRE XXXII

    Épisode.—Bataille de Hanau.—Retraite sur le Rhin.—Derniers efforts des ennemis.—Azolan.—Fuite de Czernicheff.—Reconstitution des corps de troupes.

    CHAPITRE XXXIII

    Derniers événements de 1813.—Reddition des places.—Violation déloyale

    de la capitulation de Dresde.—Désastres en Espagne.—Affaire de

    Vitoria.—Joseph regagne la frontière.—Retraite de Soult sur

    Bayonne.—Suchet en Catalogne.—Situation en Tyrol et en Italie.

    CHAPITRE XXXIV

    1814.—Je suis nommé au commandement du département de Jemmapes.—Situation difficile.—Soulèvement conjuré.—Extermination d'un parti de Cosaques dans Mons.—Rappel de nos troupes vers Paris.—Mon dépôt est transféré à Nogent-le-Roi.

    CHAPITRE XXXV

    Belle campagne de Napoléon.—La résistance devient impossible.—Insuffisance des mesures prises pour préserver Paris.—Arrivée des alliés.—Retour tardif de l'Empereur sur la capitale.—Paris aurait dû tenir.—Intrigues ourdies contre Napoléon.

    Lettres sur les événements de 1815.

    Le général de Marbot (article du Journal des Débats du 22 novembre 1854).

    États de service du général baron de Marbot.

    Table des noms.

    CHAPITRE PREMIER

    Mon mariage.—Adieux à Masséna.

    Mon frère et les autres aides de camp de Masséna ne tardèrent pas à quitter l'Espagne et vinrent nous rejoindre à Paris, où je restai tout l'été et l'automne suivant. J'allais chaque mois passer quelques jours au château de Bonneuil, chez M. et Mme Desbrières. Pendant mon absence, cette excellente famille avait eu les meilleurs procédés pour ma mère. Mon retour accrut l'affection que j'avais depuis longtemps pour leur fille, et bientôt il me fut permis d'aspirer à sa main. Le mariage fut convenu, et j'eus même un moment l'espoir d'obtenir le grade de colonel avant la célébration de cet acte important.

    Il était d'étiquette que l'Empereur signât au contrat de mariage de tous les colonels de ses armées, mais il n'accordait que fort rarement cette faveur aux officiers des grades inférieurs; encore fallait-il qu'ils fissent connaître au ministre de la guerre les motifs qui les portaient à solliciter cette distinction. Je fondai ma demande sur ce que l'Empereur, quand je le vis, la veille de la bataille de Marengo, m'avait dit, en me parlant de mon père, récemment mort à la suite de blessures reçues au siège de Gênes: «Si tu te comportes bien et marches sur ses traces, ce sera moi qui te servirai de père!…» J'ajouterai que, depuis ce jour, j'avais reçu huit blessures et avais la conscience d'avoir toujours rempli mon devoir.

    Le ministre Clarke, homme fort rude et qui repoussait presque toujours les demandes de ce genre, convint que la mienne méritait d'être prise en considération et me promit de la présenter à Sa Majesté. Il tint parole, car, peu de jours après, je reçus l'ordre de me rendre auprès de l'Empereur, au château de Compiègne, et d'y amener le notaire, porteur du contrat de mariage; c'était le bon M. Mailand, avec lequel je partis en poste. À notre arrivée, l'Empereur était à la chasse à courre, non qu'il aimât beaucoup cet exercice, mais il pensait avec raison qu'il devait imiter les anciens rois de France. La signature fut donc remise au lendemain. Le notaire, qu'on attendait à Paris, était désolé de ce retard; mais qu'y faire?…

    Le jour suivant, nous fûmes introduits auprès de l'Empereur, que nous trouvâmes dans les appartements où, vingt ans plus tard, j'ai si souvent fait le service d'aide de camp auprès des princes de la maison d'Orléans. Mon contrat fut signé dans le salon où le fut depuis celui du roi des Belges avec la princesse Louise, fille aînée de Louis-Philippe, roi des Français.

    Dans ces courtes entrevues, Napoléon était habituellement très affable. Il adressa quelques questions au notaire, me demanda si ma prétendue était jolie, quelle était sa dot, etc., etc., et me dit en me congédiant: «Qu'il voulait aussi que j'eusse une bonne position, et que, sous peu, il récompenserait mes bons services…» Pour le coup, je me crus colonel! Cet espoir s'accrut encore lorsque, en sortant du cabinet impérial, je fus accosté par le général Mouton, comte de Lobau, dont je reçus l'assurance confidentielle que l'Empereur avait inscrit mon nom sur la liste des officiers supérieurs auxquels il voulait donner des régiments. Cette assertion me fut d'autant plus agréable que le comte de Lobau, aide de camp de Napoléon, était chargé, sous la direction du ministre de la guerre, du travail relatif à l'avancement militaire. Je revins donc à Paris, le cœur rempli de joie et d'espérance!… Je me mariai le 11 novembre suivant.

    Ce n'est pas à vous, mes chers enfants, que je ferai l'éloge de l'excellente femme que j'épousai: je ne peux mieux la louer qu'en lui appliquant la maxime de l'un de nos plus célèbres philosophes: «La meilleure de toutes les femmes est celle dont on parle le moins!»

    J'étais heureux au sein de ma famille, et j'attendais chaque jour mon brevet de colonel, lorsque, peu de temps après mon mariage, je fus informé par le ministre de la guerre que je venais d'être placé comme chef d'escadrons dans le 1er régiment de chasseurs à cheval, alors en garnison au fond de l'Allemagne!… Je fus atterré de ce coup, car il me paraissait bien pénible d'aller encore servir comme simple chef d'escadrons, grade dans lequel j'avais reçu trois blessures et fait les campagnes de Wagram et de Portugal. Je ne pouvais comprendre le motif de cette disgrâce, après ce qui m'avait été dit par l'Empereur et le comte de Lobau. Celui-ci me donna bientôt le mot de l'énigme.

    Masséna, ainsi que je l'ai déjà dit, avait, à son entrée en Portugal, quatorze aides de camp, dont six officiers supérieurs. Deux d'entre eux, MM. Pelet et Casabianca, furent faits colonels pendant la campagne; ils étaient plus anciens que moi et avaient bien rempli leur devoir. Leur avancement semblait, du reste, assurer le mien, puisque je devenais le premier chef d'escadrons de l'état-major. Celui qui avait le cinquième rang était M. Barain, officier d'artillerie, que j'avais trouvé capitaine aide de camp de Masséna à mon entrée dans son état-major. M. Barain, ayant perdu une main à Wagram, avait été nommé chef d'escadrons: c'était justice. Mais l'Empereur, en lui donnant ce nouveau grade, l'avait désigné pour le service des arsenaux, qu'on peut très bien faire avec un bras de moins. Masséna s'attendait également à voir M. Barain s'éloigner de lui; néanmoins, celui-ci insista pour l'accompagner en Portugal, bien qu'il fût dans l'impossibilité de remplir aucune mission dans un pays aussi difficile. Personne ne pensait donc qu'on lui donnerait de l'avancement.

    Or, il se trouvait que Barain était neveu de M. François de Nantes, directeur des Droits réunis, qui venait d'assurer de nombreuses places à des membres de la famille de Masséna. M. François de Nantes demanda, en retour, la faveur d'une proposition au grade de colonel pour son neveu Barain. Le maréchal, forcé de choisir entre Barain et moi, opta pour mon camarade. J'ai su, par le comte de Lobau, que l'Empereur avait hésité à signer, mais qu'il céda enfin aux instances de l'intègre directeur des Droits réunis, venu pour appuyer la seule demande de faveur qu'il eût encore faite pour sa famille. Ainsi mon camarade fut nommé colonel.

    Je me suis peut-être trop appesanti sur cette malheureuse affaire, mais, pour juger de mon désappointement, il faut se reporter à cette époque et se rappeler que l'importance des chefs de corps était telle, dans les armées impériales, qu'on a vu plusieurs colonels refuser le grade de général et demander comme faveur spéciale la permission de rester à la tête de leur régiment. Masséna m'adressa la lettre suivante, seule récompense de trois campagnes faites et de trois blessures reçues auprès de lui:

    «Paris, 24 novembre 1811.

    «Je vous envoie, mon cher Marbot, l'ordre de service que je reçois pour vous. J'avais demandé de l'avancement pour vous, ainsi que vous le savez, et j'ai le double regret de voir que vous ne l'avez pas obtenu et de vous perdre. Vos services sont bien appréciés par moi, et ils doivent être, pour vous, indépendants des récompenses auxquelles ils vous donnaient droit de prétendre. Ils vous acquerront toujours l'estime de ceux sous les ordres desquels vous vous trouverez. Croyez, mon cher Marbot, à celle que vous m'avez inspirée, ainsi qu'à mes regrets et au sincère attachement que je vous ai voué.

    «MASSÉNA.»

    Je ne pensais pas revoir Masséna, quand Mme la maréchale m'écrivit que, désirant connaître ma femme, elle nous invitait l'un et l'autre à dîner. Je n'avais jamais eu qu'à me louer de la maréchale, surtout à Antibes, sa patrie, où je la rencontrai au retour du siège de Gênes. J'acceptai donc. Masséna vint à moi, m'exprima de nouveau ses regrets, et me proposa de demander ma nomination au grade d'officier de la Légion d'honneur. Je répondis que, puisqu'il n'avait pu rien faire pour moi pendant que j'étais dans son état-major, blessé sous ses yeux, je ne voulais pas lui créer de nouveaux embarras, et que je n'attendais d'avancement que de moi-même; puis je me perdis dans la foule des invités…

    Ce fut ma dernière rencontre avec ce maréchal, bien que je continuasse à visiter sa femme et son fils, tous deux excellents pour moi.

    Je crois devoir vous donner ici quelques détails sur la vie de Masséna, dont la biographie, ainsi que celle de la plupart des hommes célèbres, a été écrite d'une façon fort inexacte.

    CHAPITRE II

    Biographie de Masséna.—Existence aventureuse et campagne d'Italie.—Zurich.—Gênes.—1805.—Abus des licences.—Ses dernières campagnes.—Sa fin.

    André Masséna naquit le 6 mai 1758 à la Turbie, bourgade du petit État de Monaco. Son aïeul paternel, tanneur estimé, eut trois fils: Jules, père du maréchal, Augustin et Marcel. Les deux premiers allèrent s'établir à Nice, où ils installèrent une fabrique de savon. Marcel prit du service en France dans le régiment de Royal-Italien. Jules Masséna étant mort en laissant très peu de fortune et cinq enfants, trois d'entre eux, au nombre desquels se trouvait le jeune André, furent recueillis par leur oncle Augustin, qui, se bornant à leur enseigner à lire et à écrire, les employait à faire du savon.

    André, dont le caractère ardent et aventureux ne pouvait se plier à la vie monotone et laborieuse d'une fabrique, abandonna, dès l'âge de treize ans, la maison de son oncle et alla s'embarquer clandestinement comme mousse sur un vaisseau marchand, en compagnie d'un de ses cousins nommé Bavastro, qui devint, pendant les guerres de l'Empire, le plus célèbre corsaire de la Méditerranée. Quant à André, après avoir navigué deux ans et fait même un voyage en Amérique, les fatigues et les mauvais traitements qu'il eut à subir dans la marine l'en dégoûtèrent, et le 18 août 1775, il s'enrôla comme simple fantassin dans le régiment de Royal-Italien sous les auspices de son oncle Marcel, qui était devenu sergent-major et obtint bientôt l'épaulette. Ce Marcel Masséna, que j'ai connu en 1800 commandant de la place d'Antibes, était un homme grave et capable, fort estimé de son colonel, M. Chauvet d'Arlon, qui, voulant bien étendre sa protection sur André, lui fit apprendre passablement l'orthographe et la langue française, et, malgré quelques incartades, il l'éleva en quelques années au grade d'adjudant sous-officier. Il lui avait même fait espérer une sous-lieutenance de maréchaussée, lorsque, lassé d'attendre, André prit congé à l'expiration de son engagement.

    Rentré dans la vie civile, sans aucune fortune, André rejoignit son cousin Bavastro, et profitant du voisinage des frontières de France, de Piémont, de l'État de Gênes et de la mer, ils firent sur une grande échelle le commerce interlope, c'est-à-dire la contrebande, tant sur les côtes qu'à travers les montagnes du littoral, dont Masséna apprit ainsi à connaître parfaitement tous les passages. Cette circonstance lui devint plus tard d'une très grande utilité, lorsqu'il eut à commander des troupes dans ces contrées. Endurci par le rude métier de contrebandier, obligé d'épier sans cesse les démarches des douaniers sans laisser pénétrer les siennes, Masséna acquit, à son insu, l'intelligence de la guerre, ainsi que la vigilance et l'activité sans lesquelles on ne peut être un bon officier. Ayant ainsi amassé quelques capitaux, il épousa une Française, Mlle Lamarre, fille d'un chirurgien d'Antibes, et se fixa dans cette ville, où il faisait un petit commerce d'huile d'olive et de fruits secs de Provence, lorsque survint la révolution de 1789.

    Dominé par son goût pour les armes, Masséna quitta sa femme et son magasin pour s'enrôler dans le 1er bataillon des volontaires du Var. Ses connaissances théoriques et pratiques des exercices militaires le firent nommer capitaine adjudant-major, et peu de temps après major. La guerre éclata bientôt; le courage et l'activité de Masséna l'élevèrent rapidement aux grades de colonel et de général de brigade. Il eut le commandement du camp dit des Mille fourches, dont faisait partie la compagnie du 4e d'artillerie commandée par le capitaine Napoléon Bonaparte, sous les ordres duquel il devait servir plus tard en Italie. Masséna, chargé de conduire une colonne au siège de Toulon, s'y distingua en s'emparant des forts Lartigues et Sainte-Catherine, ce qui lui valut le grade de général de division. La ville prise, il ramena ses troupes à l'armée d'Italie, où il se fit remarquer dans tous les engagements qui eurent lieu entre le littoral de la Méditerranée et le Piémont, pays qu'il connaissait si bien. Intelligent, d'une activité dévorante et d'un courage à toute épreuve, Masséna, après plusieurs années de succès, avait déjà rendu son nom célèbre, lorsqu'une faute grave faillit briser totalement sa carrière.

    On était au début de la campagne de 1796; le général Bonaparte venait de prendre le commandement en chef de l'armée, ce qui plaçait sous ses ordres Masséna, sous lequel il avait jadis servi. Masséna, qui menait alors l'avant-garde, ayant battu auprès de Cairo un corps autrichien, apprit que les chefs ennemis avaient abandonné dans l'auberge d'un village voisin les apprêts d'un joyeux souper; il forma donc avec quelques officiers le projet de profiter de cette aubaine et laissa sa division campée sur le sommet d'une montagne assez élevée.

    Cependant, les Autrichiens, remis de leur terreur, revinrent à la charge et fondirent au point du jour sur le camp français. Nos soldats, surpris, se défendirent néanmoins avec courage; mais leur général n'étant pas là pour les diriger, ils furent acculés à l'extrémité du plateau sur lequel ils avaient passé la nuit, et la division, attaquée par des ennemis infiniment supérieurs en nombre, allait certainement subir une grande défaite, lorsque Masséna, après s'être fait jour à coups de sabre parmi les tirailleurs autrichiens, accourt par un sentier depuis longtemps connu de lui et apparaît devant ses troupes, qui, dans leur indignation, le reçoivent avec des huées bien méritées!… Le général, sans trop s'émouvoir, reprend le commandement et met sa division en marche pour rejoindre l'armée. On s'aperçoit alors qu'un bataillon, posté la veille sur un mamelon isolé, ne peut en descendre par un chemin praticable sans faire un très long détour qui l'exposerait à défiler sous le feu de l'ennemi!… Masséna, gravissant la montée rapide sur ses genoux et sur ses mains, se dirige seul vers ce bataillon, le joint, harangue les hommes et les assure qu'il les sortira de ce mauvais pas s'ils veulent l'imiter. Faisant alors remettre les baïonnettes dans le fourreau, il s'assoit sur la neige à l'extrémité de la pente, et, se poussant ensuite en avant avec les mains, il glisse jusqu'au bas de la vallée… Tous nos soldats, riant aux éclats, font de même, et, en un clin d'œil, le bataillon entier se trouva réuni hors de la portée des Autrichiens stupéfaits!… Cette manière de descendre, qui ressemble beaucoup à ce que les paysans et les guides de Suisse appellent la ramasse, n'avait certainement jamais été pratiquée par un corps de troupes de ligne. Le fait, tout extraordinaire qu'il paraisse, n'en est pas moins exact, car non seulement il m'a été certifié par les généraux Roguet père, Soulés, Albert et autres officiers faisant alors partie de la division Masséna, mais, me trouvant neuf ans plus tard au château de la Houssaye, lorsque le maréchal Augereau y reçut l'Empereur et tous les maréchaux, je les entendis plaisanter Masséna sur le nouveau moyen de retraite dont il avait usé en cette circonstance.

    Il paraît que le jour où Masséna s'était servi de ce bizarre expédient, souvent employé par lui lorsqu'il était contrebandier, le général Bonaparte, nouvellement placé à la tête de l'armée, comprenant que, arrivé très jeune au commandement en chef, il devait par cela même se montrer sévère envers les officiers qui manquaient à leur devoir, ordonna de traduire Masséna devant un conseil de guerre, sous l'inculpation d'avoir abandonné son poste, ce qui entraînait la peine de mort ou tout au moins sa destitution!… Mais au moment où ce général allait être arrêté, commença la célèbre bataille de Montenotte, dans laquelle les divisions Masséna et Augereau firent deux mille prisonniers, prirent quatre drapeaux, enlevèrent cinq pièces de canon et mirent l'armée autrichienne dans une déroute complète!… Après ces immenses résultats, auxquels Masséna avait si grandement contribué, il ne pouvait plus être question de le traduire devant des juges. Sa faute fut donc oubliée, et il put poursuivre sa glorieuse carrière.

    On le vit se distinguer à Lodi, Milan, Vérone, Arcole, enfin partout où il combattit, mais principalement à la bataille de Rivoli, et ses succès lui firent donner par le général Bonaparte le glorieux surnom d'enfant chéri de la victoire!… Les préliminaires de la paix ayant été signés à Léoben, Masséna, qui avait pris une si grande part à nos victoires, reçut la mission d'en porter le traité au gouvernement. Paris l'accueillit avec les marques de la plus vive admiration, et partout le peuple se pressait sur son passage, chacun voulant contempler les traits de ce fameux guerrier. Mais bientôt cet éclatant triomphe de Masséna fut obscurci par son amour exagéré de l'argent, qui fut toujours son défaut dominant.

    Le général Duphot, ambassadeur de France à Rome, avait été assassiné dans cette ville. Une partie de l'armée d'Italie, sous le commandement de Berthier, fut chargée d'aller en tirer vengeance; mais ce général, bientôt rappelé par Bonaparte qui voulait l'emmener en Égypte, céda la place à Masséna dans le commandement de l'armée de Rome. Peu de temps après l'arrivée de ce général, qu'on accusait déjà de s'être procuré beaucoup d'argent durant les campagnes faites les années précédentes en Italie, l'armée se plaignit d'être en proie à la misère, sans vêtements et presque sans pain, tandis que les administrateurs, prélevant de nombreux millions sur les États du Pape, vivaient dans le luxe et l'abondance. L'armée se révolta et envoya une députation de cent officiers demander compte à Masséna de l'emploi de cet argent. Soit que le général ne pût en justifier, soit qu'il se refusât à le faire par esprit de discipline, Masséna ne consentit pas à se disculper, et les troupes ayant persisté dans leur demande, il se vit forcé de quitter Rome et d'abandonner le commandement de l'armée. Dès son retour en France, il publia un mémoire justificatif, qui fut mal accueilli par le public, ainsi que par la plupart de ses camarades auxquels il l'adressa; mais il fut surtout peiné de ce que le général Bonaparte partît pour l'Égypte sans répondre à la lettre qu'il lui avait écrite à ce sujet.

    Cependant, une nouvelle coalition, où entraient la Russie, l'Autriche et l'Angleterre, ayant bientôt déclaré la guerre à la France, les hostilités recommencèrent. En de telles circonstances, Masséna, quoiqu'il se fût mal disculpé des accusations portées contre lui, ne pouvait rester dans l'oubli; aussi le Directoire, voulant utiliser ses talents militaires, s'empressa-t-il de lui confier le commandement de l'armée française chargée de défendre la Suisse. Masséna y obtint d'abord de grands avantages; mais ayant attaqué avec trop de précipitation le dangereux défilé de Feldkirch, dans le Vorarlberg, il fut repoussé avec perte par les Autrichiens. À cette époque, notre armée du Rhin, commandée par Jourdan, venait d'être battue à Stockach par le prince Charles, et celle que nous avions en Italie, vaincue à Novi par les Russes aux ordres du célèbre Souvarow, avait perdu son général en chef Joubert, mort sur le champ de bataille. Les Autrichiens, prêts à passer le Rhin, menaçaient l'Alsace et la Lorraine; l'Italie était au pouvoir des Russes que Souvarow conduisait en Suisse en franchissant le Saint-Gothard. La France, sur le point d'être envahie en même temps par ses frontières du Rhin et des Alpes, n'avait plus d'espoir qu'en Masséna. Elle ne fut point trompée dans son attente.

    En vain, le Directoire, impatient, et Bernadotte, son turbulent ministre de la guerre, expédient courrier sur courrier pour prescrire à Masséna de livrer bataille: celui-ci, comprenant que la défaite de son armée serait une calamité irréparable pour son pays, ne se laisse point ébranler par les menaces réitérées de destitution, et, imitant la sage prudence de Fabius et de Catinat, il ne veut frapper qu'à coup sûr et décisif, en profitant de l'instant où les circonstances lui donneront une supériorité momentanée sur les ennemis. Ce moment arriva enfin. L'inhabile général Korsakow, ancien favori de Catherine II, s'étant imprudemment avancé vers Zurich, à la tête de 50,000 Russes et Bavarois, pour y attendre son général en chef Souvarow, qui venait d'Italie avec 55,000 hommes, Masséna, s'élançant comme un lion sur Korsakow, avant l'arrivée de Souvarow, le surprend dans son camp de Zurich, bat, disperse ses troupes et les rejette jusqu'au Rhin, après leur avoir fait éprouver des pertes immenses! Puis, se retournant vers Souvarow, que l'héroïque résistance du général Molitor avait arrêté pendant trois jours aux défilés du Saint-Gothard, Masséna défait le maréchal russe comme il avait vaincu son lieutenant Korsakow.

    Les résultats de ces divers engagements furent 30,000 ennemis tués ou prisonniers, quinze drapeaux et soixante bouches à feu enlevés, l'indépendance de la Suisse affermie et la France délivrée d'une invasion imminente! Ce fut le moment où la gloire de Masséna fut la plus belle et la plus pure; aussi le Corps législatif proclama-t-il trois fois que son armée et lui avaient bien mérité de la patrie!…

    Cependant, les peuples étrangers se préparaient à de nouvelles attaques contre la France, dont le gouvernement et la nation, divisés par les factions, s'accusaient réciproquement des désordres de l'intérieur, ainsi que des revers des armées du Rhin et d'Italie. Le Directoire avili chancelait sous le mépris public, et chacun avouait que cet état de choses ne pouvait durer, lorsque le général Bonaparte, récemment arrivé d'Égypte, accomplit, au 18 brumaire de l'an VIII, le coup d'État prévu depuis deux ans et se plaça à la tête d'un nouveau gouvernement avec le titre de premier Consul. Masséna, homme nul en politique, ne prit aucune part à cette révolution, et bien que peu dévoué au nouvel ordre de choses, il accepta par patriotisme le commandement des débris de l'armée d'Italie que la mort du général en chef Championnet avait momentanément placée sous les ordres de mon père, le plus ancien des généraux divisionnaires.

    L'incurie du Directoire avait été si grande qu'à son arrivée à Nice Masséna trouva l'armée dans la plus profonde misère. Des corps entiers rentraient avec leurs armes en France pour demander du pain et des vêtements!… J'ai déjà fait connaître les efforts tentés par le général en chef pour remettre les troupes sur un bon pied, malgré la pénurie qui régnait alors dans la rivière de Gênes, où il s'était jeté avec l'aile droite de son armée lorsque les forces supérieures des Autrichiens l'eurent séparé du centre et de la gauche. Je ne reviens donc pas sur ce que vous connaissez déjà, et me bornerai à dire que Masséna se couvrit d'une gloire immortelle par son courage physique et moral, son activité, sa prévoyance et son intelligence de la guerre. Il garantit de nouveau la France d'une invasion, en donnant au premier Consul, par la ténacité de la défense, le temps de réunir à Dijon l'armée de réserve, à la tête de laquelle Bonaparte traversa les Alpes et vint battre les Autrichiens dans les plaines de Marengo.

    Après cette victoire, le premier Consul, retournant en France, crut ne pouvoir confier le commandement de l'armée à un homme plus illustre que Masséna; mais au bout de quelques mois, des griefs semblables à ceux dont s'était plainte jadis l'armée de Rome se produisirent contre lui. Les réclamations s'élevèrent de toutes parts; des impôts nouveaux s'ajoutèrent aux anciens, des réquisitions nombreuses furent frappées sous divers prétextes, et cependant les troupes n'étaient pas payées! Le premier Consul, instruit de cet état de choses, retira brusquement et sans explication le commandement de l'armée à Masséna, qui, rentré dans la vie privée, manifesta son mécontentement en refusant de voter le consulat à vie. Il s'abstint aussi de paraître à la nouvelle Cour; mais le premier Consul ne lui en donna pas moins une arme d'honneur, sur laquelle étaient inscrites les victoires remportées par lui et celles auxquelles il avait contribué.

    Quand Bonaparte saisit la couronne impériale et récompensa les généraux qui avaient rendu le plus de services à la patrie, il comprit Masséna dans la première liste des maréchaux et le nomma grand cordon de la Légion d'honneur et chef de la quatorzième cohorte de cet ordre qu'il venait de créer. Ces hautes dignités et les émoluments énormes qui y furent attachés ayant détruit l'opposition faite par Masséna depuis qu'on lui avait retiré le commandement de l'armée d'Italie, il vota pour l'Empire, se rendit aux Tuileries et assista aux cérémonies du sacre et du couronnement.

    Une troisième coalition ayant menacé la France en 1805, l'Empereur confia à Masséna le soin de défendre avec 40,000 hommes la haute Italie contre les attaques de l'archiduc Charles d'Autriche qui en avait 80,000. Cette tâche offrait de grandes difficultés; cependant, non seulement Masséna préserva la Lombardie, mais attaquant les ennemis, il les poussa au delà du Tagliamento et pénétra jusque dans la Carniole, où, forçant le prince Charles à s'arrêter tous les jours pour lui faire face, il retarda tellement sa marche que le généralissime autrichien ne put arriver à temps pour sauver Vienne, ni pour se joindre à l'armée russe que l'Empereur battit à Austerlitz. Néanmoins, celui-ci ne parut pas apprécier beaucoup les services rendus par Masséna dans cette campagne; il lui reprochait de n'avoir pas agi avec sa vigueur habituelle, ce qui n'empêcha pas qu'après le traité de Presbourg, il le chargea d'aller conquérir le royaume de Naples, sur le trône duquel il voulait placer le prince Joseph, son frère. En un mois, les Français occupèrent tout le pays, excepté la place forte de Gaëte, dont Masséna s'empara cependant après un siège soutenu avec vigueur. Mais pendant qu'on dirigeait les attaques contre cette ville, il éprouva un bien vif chagrin dont il ne se consola jamais. Une somme énorme que Masséna prétendait lui appartenir fut confisquée par l'Empereur! Ce fait curieux mérite d'être raconté.

    Napoléon, persuadé que le meilleur moyen de contraindre les Anglais à demander la paix était de ruiner leur commerce, en s'opposant à l'introduction de leurs marchandises sur le continent, les faisait saisir et brûler dans tous les pays soumis à son autorité, c'est-à-dire dans plus de la moitié de l'Europe. Mais l'amour de l'or est bien puissant et le commerce bien subtil!… On avait donc imaginé une manière de faire la contrebande à coup sûr. Pour cela, des négociants anglais avec lesquels on était d'accord envoyaient un ou plusieurs navires remplis de marchandises se faire prendre par un de nos corsaires, qui les conduisait dans un des nombreux ports occupés par nos troupes, depuis la Poméranie suédoise jusqu'au bout du royaume de Naples. Ce premier acte accompli, il restait à débarquer les colis et à les introduire, en évitant la confiscation; mais on y avait paré d'avance. L'immense étendue de côtes des pays conquis ne permettant pas de les faire exactement surveiller par des douaniers, ce service était fait par des soldats placés sous les ordres des généraux chargés du commandement du royaume ou de la province occupés par nos troupes. Il suffisait donc d'une autorisation donnée par l'un d'eux pour faire passer les ballots de marchandises; puis les négociants traitaient avec le protecteur. On appelait cela une licence.

    L'origine de ce nouveau genre de commerce remontait à 1806, époque à laquelle Bernadotte occupait Hambourg et une partie du Danemark. Ce maréchal gagna de la sorte des sommes considérables, et lorsqu'il voulait donner une marque de satisfaction à quelqu'un, il lui accordait une licence, que celui-ci vendait à des négociants. Cet usage s'étendit peu à peu sur tout le littoral de l'Allemagne, de l'Espagne, et principalement de l'Italie. Il pénétra même jusqu'à la cour de l'Empereur, dont les dames et les chambellans se faisaient donner des licences par les ministres. On s'en cachait vis-à-vis de Napoléon, mais il le savait ou s'en doutait. Cependant, pour ne pas rompre trop brusquement les habitudes des pays conquis, il tolérait cet abus hors de l'ancienne France, pourvu que l'exécution s'en fît avec mystère; mais chose étonnante chez ce grand homme, dès qu'il apprenait que quelqu'un avait poussé trop loin les gains illicites produits par les licences, il lui faisait rendre gorge! Ainsi, l'Empereur ayant été informé que le commissaire ordonnateur Michaux, chef de l'administration de l'armée de Bernadotte, avait perdu en une seule soirée 300,000 francs dans une maison de jeu de Paris, il lui fit écrire par un aide de camp que la caisse des Invalides ayant besoin d'argent, il lui ordonnait d'y verser 300,000 francs, ce que Michaux s'empressa de faire, tant il avait gagné sur les licences!…

    Vous pensez bien que Masséna n'avait pas été le dernier à vendre des licences. D'accord avec le général Solignac, son chef d'état-major, il en inonda tous les ports du royaume de Naples. L'Empereur, informé que Masséna avait déposé la somme de trois millions chez un banquier de Livourne, qui avait reçu en même temps 600,000 francs du général Solignac, fit écrire au maréchal pour l'engager à lui prêter un million et demanda 200,000 fr. au chef d'état-major. C'était juste le tiers de ce que chacun d'eux avait gagné sur les licences. Vous voyez que l'Empereur ne les écorchait pas trop. Mais à la vue de ce mandat d'une nouvelle forme, Masséna, rugissant comme si on lui arrachait les entrailles, répond à Napoléon que, étant le plus pauvre des maréchaux, chargé d'une nombreuse famille et criblé de dettes, il regrette vivement de ne pouvoir rien lui envoyer!…

    Le général Solignac fait une réponse analogue, et tous deux se félicitaient d'avoir ainsi trompé l'Empereur, lorsque, pendant le siège de Gaëte, on voit arriver en courrier le fils du banquier de Livourne, annonçant que l'inspecteur du trésor français, escorté du commissaire de police et de plusieurs gendarmes, s'étant présenté chez son père, s'est fait remettre le livre de caisse sur lequel il a donné quittance des trois millions six cent mille francs versés par le maréchal et le général Solignac, en ajoutant que cette somme, appartenant à l'armée, était un dépôt confié à ces deux personnages et dont l'Empereur ordonnait la remise sur-le-champ, soit en espèces, soit en effets de commerce négociables, annulant les reçus donnés à Masséna et à Solignac! Procès-verbal avait été donné de cette saisie, à laquelle le banquier, qui, du reste, ne perdait rien, n'avait pu s'opposer.

    Il est difficile de se faire une idée de la fureur de Masséna en apprenant que sa fortune venait de lui être ravie. Il en tomba malade, mais n'osa adresser aucune réclamation à l'Empereur, qui, se trouvant alors en Pologne, y fit venir Masséna. Après la paix de Tilsitt, le titre de duc de Rivoli et une dotation de 300,000 francs de rente furent la récompense de ses services, mais ne le consolèrent pas de ce qui avait été pris à Livourne, car, malgré sa circonspection habituelle, on l'entendait parfois s'écrier: «Le cruel, pendant que je me battais pour ses intérêts, il a eu le courage de me prendre les petites économies que j'avais placées à Livourne[1]!»

    L'invasion de l'Espagne ayant allumé de nouveau la guerre avec l'Autriche, l'Empereur, menacé par ces armements considérables, revint en toute hâte de la Péninsule pour se rendre en Allemagne, où il s'était fait devancer par Masséna. Je vous ai déjà fait connaître la part glorieuse que ce maréchal prit à la campagne de 1809; aussi, pour récompenser sa bonne conduite et sa fermeté aux combats d'Essling et de Wagram, l'Empereur le nomma prince d'Essling, en lui accordant une nouvelle dotation de 500,000 francs de rente qu'il cumulait avec celle de 300,000 du duché de Rivoli et 200,000 francs d'appointements comme maréchal et chef d'armée. Le nouveau prince n'en dépensa pas un sou de plus.

    Les campagnes de 1810 et 1811, en Espagne et en Portugal, furent les dernières de Masséna. Je viens de les raconter: elles ne furent pas heureuses. Son moral était affaibli; aussi ces deux campagnes, au lieu d'ajouter à

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