Le prédateur du fleuve 02 : L'artiste
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Le prédateur du fleuve 02 - Cusson Pierre
Canada
Chapitre 1
Une camionnette de couleur rouge aux portes décorées au sigle de la ville de Montréal s’immobilise en bordure du parc Lafontaine alors que le soleil vient tout juste de percer l’horizon, s’infiltrant lentement à travers les arbres.
Étonnamment, le véhicule est habité que par le conducteur alors qu’il y a normalement deux personnes dans chacune des autres camionnettes faisant partie de la flotte d’entretien de la ville.
L’homme en question est employé à ce service depuis près de deux ans et lors de son embauche, il a été catégorique sur le fait qu’il se trouvait dans l’impossibilité de travailler avec un collègue à bord d’un véhicule, alléguant l’incompatibilité de son caractère avec celui de ses semblables. Après avoir soudoyé le responsable à l’embauche, il avait finalement obtenu le poste et, par surcroît, la permission d’œuvrer en solitaire.
Pendant de longues minutes, l’homme demeure immobile, se contentant d’inspecter d’un regard indifférent, le parc presque désert à cette heure matinale. Un appel placé au centre de répartition l’a amené à se rendre sur les lieux, où un certain Bruno Lamarche devait l’attendre. Mais personne ne se trouvait à l’endroit convenu. Peut-être s’agit-il d’une mauvaise plaisanterie comme il en arrive tellement souvent, mais qui contribue tout de même à dilapider les argents recueillis par les taxes imposées aux Montréalais. Quoi qu’il en soit, selon la volonté ferme du nouveau maire de la ville, chaque appel doit être traité avec le plus grand sérieux et les employés se doivent d’agir avec un maximum de courtoisie, même si parfois, de mauvais farceurs profitent du système et surtout de leur patience.
Malgré tout, l’homme ne semble aucunement offensé par le canular et demeure sans réaction apparente, profitant encore une fois de l’un de ces moments de répit offert par un imbécile persuadé de provoquer la colère de sa victime.
Loin devant lui, surgissant sur le trottoir en face d’un immeuble luxueux, apparaît une forme humaine qui se rapproche rapidement au pas de course. De plus en plus, la forme grandissante se précise, révélant à l’observateur sa véritable nature.
Les yeux à demi renversés de ce dernier sont rivés sur la joggeuse, vêtue que d’un short bleu et d’un débardeur blanc détrempé de sueur, qui trotte allègrement dans sa direction. Les battements de son cœur s’accélèrent en admirant la silhouette de la jeune femme. Les intenses pulsions de son sang gonflent au maximum toutes les veines et artères de son corps.
Immédiatement, de fabuleuses images empreintes de sensualité se forment dans sa tête et le plongent presque instantanément dans un état euphorique.
Malheureusement, son paradis cérébral est rapidement envahi par d’épais nuages assombrissants et aussitôt, un violent orage se déclenche dans son subconscient, faisant éclater en mille morceaux toutes ces belles images si finement imaginées.
Ses mains tremblent légèrement lorsqu’il saisit avec hésitation la poignée de la portière du véhicule. Il ferme les paupières une dernière fois, les rouvre brusquement, puis prend une profonde inspiration avant de s’extraire prestement du véhicule.
La jolie blonde n’est plus qu’à dix mètres et chacune de ses foulées provoque sur son corps, une attrayante vague ondulante créant ainsi une augmentation marquée de l’excitation du voyeur. Sur le front de ce dernier coule maintenant une sueur abondante qui contourne en partie ses yeux, longe l’arête du nez pour enfin glisser jusqu’à ses lèvres, les humectant tout en leur donnant un goût salin.
Ses yeux vitreux ne cessent de s’accrocher à la magnifique silhouette sautillante qui sera à sa hauteur dans à peine deux secondes. Assailli par une fébrilité incontrôlable déclenchant en lui des spasmes musculaires, l’intérieur tout entier de son corps se met à trembler démesurément, tellement l’envie de posséder cette déesse a pris des proportions gigantesques dans son univers.
Tout à coup, au moment où il est sur le point de s’élancer vers la jeune femme, un gros homme au visage boursouflé arrive en trombe et se place dans son champ de vision, masquant par le fait même l’image sensuelle captée par son regard.
Surpris et déçu de voir son geste interrompu, le préposé pose des yeux remplis de reproches et de frustration sur l’intrus. Néanmoins, étant au service de la population et ayant promis d’avoir un comportement irréprochable pour conserver son emploi, il se doit d’être courtois et s’efforce d’esquisser un sourire au joufflu qui se dandine d’impatience devant lui.
— C’est un chien ! J’ai trouvé un berger allemand mort dans le parc, faudrait l’enlever de là.
Le préposé fait une courte moue, puis détourne la tête pour regarder à regretl’adorable joggeuse tant convoitée s’éloigner. Intérieurement, il espère qu’elle reviendra demain, que cet endroit désert du parc fait partie de son trajet quotidien. Il l’attendra tous les matins s’il le faut, mais elle doit absolument faire partie de son tableau de chasse.
— C’est bon, je m’en occupe.
— Là-bas ! Tout près de l’immense abreuvoir en ciment pour les oiseaux. J’espère que tu vas l’enlever au plus vite avant que les enfants du coin ne le voient.
— Oui, ce serait préférable. Sans compter que le soleil va sûrement le faire gonfler rapidement.
Tout en ricanant, l’homme prend congé du préposé, sans même accrocher un merci de politesse. Il s’enfonce dans le parc et disparaît, quelques secondes plus tard, derrière une agglomération de cèdres disposés en demi-cercle. Une haute sculpture de bronze surplombe les conifères. Celle-ci représente un personnage politique dont la tête est blanchie par la fiente des pigeons, trop nombreux à cet endroit. Une autre tâche de nettoyage à accomplir.
Avant de se mettre au boulot, le préposé cherche du regard la jolie joggeuse en espérant la voir revenir sur ses pas. La chance n’est malheureusement pas au rendez-vous puisque, sur toute sa longueur, le trottoir est désert.
Résolu à devoir attendre au lendemain pour assouvir son désir, il prend, tout penaud, la direction de la fontaine d’eau non loin de laquelle gît la carcasse du berger allemand. Travail grotesque et dévalorisant que celui de ramasser les animaux morts, mais particulièrement approprié et utile pour ce préposé.
L’immense porte de bois, sur laquelle le mot
« garage privé » a été peint grossièrement en blanc, se referme derrière la camionnette. Le conducteur en émerge pour aussitôt actionner le commutateur d’une dizaine de lumières jaunâtres qui s’allument péniblement. L’endroit est vieux et sale comme s’il avait été abandonné depuis de nombreuses années. En fait, il s’agit d’un petit entrepôt, d’une superficie d’environ huit cents mètres carrés, adjacent à une ancienne manufacture de couture dont l’utilisation actuelle diffère de sa vocation initiale car chaque étage a été aménagé en lofts.
De la boîte arrière du véhicule, le préposé à l’entretien de la ville s’empare nonchalamment du grand sac en toile contenant le cadavre du berger allemand, puis se dirige vers le fond de l’entrepôt où s’élève un long établi encombré d’instruments et d’outils divers ; marteaux, étau, tournevis, récipients de verre, couteaux de sculpteur et de dépeçage, torche, scie circulaire et droite, tronçonneuse, etc.
Tout à côté, repose un énorme bac rempli au trois quarts d’un liquide dont la surface est recouverte par une mince pellicule brunâtre. Plus haut, accroché au plafond et surplombant le bac, apparaît un immense entonnoir renversé, au fond duquel s’ouvre une trappe d’évacuation pour réduire au maximum les infimes émanations de vapeur qui se dégagent du mystérieux liquide. Un système d’évacuation comme on a coutume de voir dans les petits ateliers de soudure désuets.
L’homme contourne un muret de bois délabré sur lequel d’autres outils divers sont suspendus. Derrière se dresse un incinérateur pour animaux domestiques, acheté clandestinement du fonctionnaire délégué à la modernisation des installations de la ville. Il lui a fallu débourser quelques milliers de dollars pour acquérir l’appareil, mais cela en valait le coup.
Après les vérifications d’usage nécessaires, il soulève le sac de toile et le glisse dans le réceptacle de chargement de l’incinérateur. Le bouton de mise en marche ayant été actionné, l’homme retourne près de l’établi et se penche légèrement au-dessus du bac avec un sourire accroché aux lèvres. L’odeur de soufre est exécrable, mais il ne s’en trouve aucunement incommodé. Comme si au contraire, ce fumet lui était agréable et engendrait dans son esprit de voluptueuses sensations.
Solennellement il enfile une paire de gants en caoutchouc puis s’empare d’un instrument, ressemblant à une pince de près d’un mètre, qu’il plonge aussitôt dans le liquide. Son sourire s’accentue davantage et, tel un enfant qui déballe avec convoitise un cadeau de Noël, apparaît dans ses yeux une lueur de satisfaction, de contentement, de joie, d’extase.
Lentement, il retire l’instrument au bout duquel est solidement accrochée une forme blanchâtre et allongée ; un os d’environ cinquante centimètres !
Rien à voir avec un os d’animal domestique comme il serait normal de le supposer puisque l’homme est affecté à cette tâche dégradante de débarrasser la ville de tous ces petits cadavres qui viennent joncher jour après jour les trottoirs, les rues et les parcs. Il s’agit plutôt d’un os humain. Plus précisément, d’un fémur.
Au bout de quelques minutes de contemplation, il le dépose sur l’établi et patiemment, en se servant d’un couteau de sculpteur, il s’emploie à le réduire en petits fragments de moins d’un centimètre qu’il entasse par la suite dans une boîte en carton.
Les minutes s’écoulent à une vitesse vertigineuse comme si le temps n’avait plus aucune importance pour cet homme affairé à réduire en charpie la dernière preuve de son plus récent méfait.
Tout en faisant entendre un petit rire guttural de satisfaction, il plonge ses mains débarrassées de leurs gants dans le contenant cartonné et écoute avec délectation le bruissement doux des parcelles osseuses s’entrechoquant les unes contre les autres lorsqu’il les soulève pour ensuite les faire couler en cascades entre ses doigts. Le son est prodigieux et lui procure un réel plaisir.
— Ne dit-on pas que la célébrité n’arrive très souvent qu’après la mort ? Alors tu seras célèbre, salope !
Chapitre 2
Karine Lupien quitte son appartement comme tous les matins à cinq heures trente précises pour sa mise en forme quotidienne. Étant préposée à la billetterie dans le métro de Montréal, elle passe la majeure partie de sa journée assise sur un banc considéré comme ergonomique, mais qui, en réalité, la maintien dans l’inconfort tout au long de son quart de travail.
Au sortir de l’édifice à logements où elle demeure depuis près de trois ans, la jeune blonde, d’un geste automatique, se ceint le front d’un bandeau antisueur s’harmonisant avec l’ensemble de jogging qu’elle porte.
Avant de s’élancer au pas de course sur le trottoir, elle fait une légère pause, histoire de se remplir les poumons d’air frais et de bien préparer sa cage thoracique qui sera soumise d’ici peu à l’activité incessante de profondes respirations.
Karine est maintenant prête à affronter les quarante-cinq prochaines minutes de jogging qu’elle s’impose, beau temps, mauvais temps, pour se maintenir en bonne santé et conserver une silhouette frôlant la perfection. Cette dernière raison est primordiale, car ce n’est qu’en ayant des courbes de Miss Monde qu’elle réussira à garder son petit ami obsédé par la beauté et la pureté des lignes sensuelles du corps féminin.
La jeune femme s’élance enfin sur le trottoir en sautillant, tout en prenant les allures d’une coureuse professionnelle à l’entraînement. L’impact de ses pieds sur le ciment provoque une délicieuse vague de sensations sur la totalité de son corps, mettant ainsi en valeur la lourdeur de ses seins, néanmoins d’une fermeté à faire rêver.
Loin devant, une camionnette est stationnée en bordure de la rue et Karine se souvient, sans l’ombre d’un doute, l’avoir aperçue la veille au même endroit. Il n’y a rien là de bien extraordinaire puisque des préposés à l’entretien viennent faire des travaux divers dans le parc fréquemment. Ce qui porte à réflexion, c’est l’heure matinale à laquelle ces travaux sont effectués. Il doit s’agir d’une deuxième urgence en autant de jours et Karine se surprend à plaindre le pauvre homme qui doit se lever si tôt pour répondre à un appel de détresse qui, très souvent, n’en est pas réellement un.
Le véhicule sautillant grossit à vue d’œil et dans quelques secondes à peine la jeune femme le croisera. Au fond d’elle-même, elle espère qu’il ne s’agit pas du même conducteur que la veille dont l’attitude et la physionomie lui avaient donné la chair de poule. Même à une vitesse appréciable, favorisée par de grandes enjambées, elle avait malgré tout remarqué le regard étrange du col bleu au moment où il avait quitté sa camionnette. Un léger sourire apparaît sur les lèvres de Karine alors qu’elle constate avec plaisir l’absence du conducteur qui est, de toute évidence, déjà à procéder aux travaux exigés quelque part dans le parc.
Pour confirmer sa pensée, elle aperçoit une forme humaine qui s’affaire au-dessus d’un banc. L’homme tient un contenant quelconque dans une main et un chiffon dans l’autre.
« Curieuse heure pour restaurer un banc, songe Karine ».
Le klaxon insistant et impoli de l’une des automobiles circulant déjà en assez grand nombre à cet endroit, attire l’attention de la joggeuse. Elle tourne la tête vers la droite au moment même où le conducteur de l’auto se ridiculise par des gestes obscènes et dégradants.
Habituée à ce genre de bouffonnerie grotesque, Karine détourne tout simplement son regard de l’ignoble personnage sans même se commettre à lui répondre par un gestuel qui l’enverrait se faire foutre.
Les yeux de la jeune femme reviennent se poser aussitôt sur le banc de parc en pleine restauration. Le préposé a disparu ! D’un balayage visuel, Karine fouille instinctivement les alentours sans toutefois déceler la présence