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Souvenirs entomologiques - Livre X
Souvenirs entomologiques - Livre X
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Ebook328 pages5 hours

Souvenirs entomologiques - Livre X

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Lorsqu'il a mûrement arrêté le plan de ses recherches, le chimiste, au moment qui lui convient le mieux, mélange ses réactifs et met le feu sous sa cornue. Il est maître du temps, des lieux, des circonstances. Il choisit son heure, il s'isole dans la retraite du laboratoire, où rien ne viendra le distraire de ses préoccupations; il fait naître à son gré telle ou telle autre circonstance que la réflexion lui suggère: il poursuit les secrets de la nature brute, dont la science peut susciter, quand bon lui semble, les activités chimiques.

LanguageFrançais
PublisherBooklassic
Release dateJul 7, 2015
ISBN9789635245925
Souvenirs entomologiques - Livre X

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    Souvenirs entomologiques - Livre X - Jean-Henri Fabre

    978-963-524-592-5

    Chapitre 1

    LE MINOTAURE TYPHÉE. LE TERRIER

    Pour désigner l’insecte objet de ce chapitre, la nomenclature savante associe deux noms redoutables : celui de Minotaure, le taureau de Minos nourri de chair humaine dans les cryptes du labyrinthe de Crète, et celui de Typhée, l’un des géants, fils de la Terre, qui tentèrent d’escalader le ciel. À la faveur de la pelote de fil que lui donna Ariane, fille de Minos, l’Athénien Thésée parvint au Minotaure, le tua et sortit sain et sauf, ayant délivré pour toujours sa patrie de l’horrible tribut destiné à la nourriture du monstre. Typhée, foudroyé par son entassement de montagnes, fut précipité dans les flancs de l’Etna.

    Il y est encore. Son haleine est la fumée du volcan. S’il tousse, il expectore des coulées de lave ; s’il change d’épaule pour se reposer sur l’autre, il met en émoi la Sicile : il la secoue d’un tremblement de terre.

    Il ne déplaît pas de trouver un souvenir de ces vieux contes dans l’histoire des bêtes. Sonores, respectueuses de l’oreille, les dénominations mythologiques n’entraînent pas de contradictions avec le réel, défaut que n’évitent pas toujours des termes fabriqués de toutes pièces avec les données du lexique. Si de vagues analogies relient en outre le fabuleux et l’historique, noms et prénoms sont des plus heureux. Tel est le cas de Minotaure Typhée (Minotaurus Typhœus Lin.).

    On appelle de la sorte un coléoptère noir, de taille assez avantageuse, étroitement apparenté avec les troueurs de terre, les Géotrupes. C’est un pacifique, un inoffensif, mais il est encorné mieux que le taureau de Minos. Nul, parmi nos insectes amateurs de panoplies, ne porte armure aussi menaçante. Le mâle a sur le corselet un faisceau de trois épieux acérés, parallèles et dirigés en avant. Supposons-lui la taille d’un taureau, et Thésée lui-même, le rencontrant dans la campagne, n’oserait affronter son terrible trident.

    Le Typhée de la Fable eut l’ambition de saccager la demeure des dieux en dressant une pile de montagnes arrachées de leur base ; le Typhée des naturalistes ne monte pas, il descend ; il perfore le sol à des profondeurs énormes. Le premier, d’un coup d’épaule, met une province en trépidation ; le second, d’une poussée de l’échine, fait trembler sa taupinée, comme tremble l’Etna lorsque son enseveli remue.

    Tel est l’insecte que je me propose d’étudier aujourd’hui, en pénétrant dans l’intimité de ses actes autant que faire se peut. Les quelques données acquises déjà, depuis si longtemps que je le fréquente, me font soupçonner des mœurs dignes d’une histoire développée.

    Mais à quoi bon cette histoire, à quoi bon ces minutieuses recherches ? Cela, je le sais bien, n’amènera pas un rabais sur le poivre, un renchérissement sur les barils de choux pourris et autres graves événements de ce genre, qui font équiper des flottes et mettent en présence des gens résolus à s’exterminer. L’insecte n’aspire pas à tant de gloire. Il se borne à nous montrer la vie dans l’inépuisable variété de ses manifestations ; il nous aide à déchiffrer un peu le livre le plus obscur de tous, le livre de nous-mêmes.

    D’acquisition facile, d’entretien non onéreux, d’examen organique non répugnant, il se prête bien mieux que les animaux supérieurs aux investigations de notre curiosité. D’ailleurs, ces derniers, nos proches voisins, ne font que répéter un thème assez monotone. Lui, d’une richesse inouïe en instincts, mœurs et structure, nous révèle un monde nouveau, comme si nous avions colloque avec les naturels d’une autre planète. Tel est le motif qui me fait tenir l’insecte en haute estime et renouveler avec lui des relations jamais lassées.

    Le Minotaure Typhée affectionne les lieux découverts, sablonneux, où, se rendant au pâturage, les troupeaux de moutons sèment leurs traînées de noires pilules. C’est là, pour lui, réglementaire provende. À leur défaut, il accepte aussi les menus produits du lapin, de cueillette aisée, car le timide rongeur, crainte peut-être de se trahir par des témoins trop répandus, vient toujours crotter au point accoutumé, entre quelques touffes de thym.

    Ce sont là, pour le Minotaure, des vivres de qualité inférieure, utilisés faute de mieux en sa propre réfection, mais non servis à sa famille ; il leur préfère ceux que fournit le troupeau. S’il fallait le dénommer d’après ses goûts, il faudrait l’appeler le fervent collecteur de crottins de mouton. Cette prédilection pastorale n’avait pas échappé aux anciens observateurs. L’un d’eux appelle l’insecte le Scarabée des moutons, Scarabœus ovinus. Les terriers, reconnaissables à la taupinée qui les surmonte, commencent à se montrer fréquents en automne, lorsque des pluies sont enfin venues humecter le sol calciné par les torridités estivales. Alors, de dessous terre, les jeunes de l’année doucement émergent et viennent pour la première fois aux réjouissances de la lumière ; alors, en des chalets provisoires, on festoie quelques semaines ; puis on thésaurise en vue de l’hiver.

    Visitons la demeure, maintenant travail aisé auquel suffit une simple houlette de poche. Le manoir de l’arrière-saison est un puits du calibre du doigt et de la profondeur d’un empan environ. Pas de chambre spéciale, mais un trou de sonde, vertical autant que le permettent les accidents du terrain. Tantôt d’un sexe, tantôt de l’autre, le propriétaire est au fond, toujours isolé. L’heure de se mettre en ménage et d’établir la famille n’étant pas encore venue, chacun vit en ermite et ne s’occupe que de son bien-être. Au-dessus du reclus, une colonne de crottins de mouton encombre le logis. Il y en a parfois de quoi remplir le creux de la main.

    Comment le Minotaure a-t-il acquis tant de richesses ? Il amasse aisément, affranchi qu’il est du tracas des recherches, car il a toujours soin de s’établir à proximité d’une copieuse émission. Il fait cueillette sur le seuil même de sa porte. Lorsque bon lui semble, de nuit surtout, il choisit dans l’amas de pilules une pièce à sa convenance. De son chaperon comme levier, il l’ébranle en dessous ; d’un doux roulis, il l’amène à l’orifice du puits, où le butin s’engouffre. Suivent d’autres olives, une par une, toutes de manœuvre aisée à cause de leur forme. Ainsi roulent des fûts sous la poussée du tonnelier.

    Lorsqu’il se propose d’aller festoyer sous terre, loin de la mêlée, le Scarabée sacré conglobe en boule sa part de victuailles ; il lui donne la configuration sphérique, la mieux apte au charroi. Le Minotaure, versé lui aussi dans la mécanique du roulage, est affranchi de ces préparatifs : le mouton lui moule gratuitement des pièces à déplacement aisé. Satisfait de sa récolte, l’amasseur rentre enfin chez lui.

    Que va-t-il faire de son trésor ? S’en nourrir, cela va de soi, tant que le froid et sa conséquence l’engourdissement ne suspendront pas l’appétit. Mais la consommation n’est pas tout. En hiver, certaines précautions s’imposent dans une retraite de médiocre profondeur. Aux approches de décembre, déjà se rencontrent quelques taupinées aussi volumineuses que celles du printemps. Elles correspondent à des terriers descendant à un mètre et davantage. En ces profondes cryptes se trouve invariablement une femelle qui, garantie des sévices du dehors, grignote sobrement de maigres provisions.

    Pareilles demeures, à température constante, sont encore rares. Les plus fréquentes, toujours occupées par un seul habitant, soit un mâle, soit une femelle, n’ont guère qu’un empan de profondeur. Elles sont d’habitude capitonnées d’un épais molleton, provenant de pilules arides, émiettées et réduites en charpie. Il est à croire que cet amas filamenteux, éminemment favorable à la conservation de la chaleur, n’est pas étranger au bien-être de l’ermite en des temps rigoureux. Dans l’arrière-saison, le Minotaure thésaurise pour s’entourer d’un matelas de feutre lorsque viendront les froids sérieux.

    Vers les premiers jours de mars, commencent à se rencontrer des couples adonnés de concert à la nidification. Les deux sexes, jusque-là isolés en des terriers superficiels, se trouvent maintenant associés pour une longue période. En quel lieu se fait la rencontre et se conclut le pacte de collaboration ? Un fait tout d’abord attire mon attention. Dans l’arrière-saison, ainsi qu’en hiver, les femelles abondaient, aussi nombreuses que les mâles. Quand arrive mars, je n’en trouve presque plus, à tel point que je désespère de peupler convenablement la volière où je me propose de suivre les mœurs de l’insecte. Pour une quinzaine de mâles, j’exhume trois femelles au plus. Que sont devenues ces dernières, si fréquentes au début ?

    Je fouille, il est vrai, les terriers les mieux accessibles à ma houlette de poche. Peut-être le secret des absentes est-il au fond de gîtes plus pénibles à visiter. Faisons appel à des bras plus souples et plus vigoureux que les miens ; armons-nous d’une bêche, et profondément creusons. Je suis dédommagé de ma persévérance. Des femelles enfin se trouvent, aussi nombreuses que je peux le désirer. Elles sont seules, sans vivres, au fond d’une galerie verticale dont la profondeur découragerait quiconque n’est pas doué d’une belle patience.

    Maintenant tout s’explique. Dès l’éveil printanier, et même parfois à la fin de l’automne, avant d’avoir connu leurs collaborateurs, les vaillantes futures mères se mettent à l’ouvrage, choisissent bonne place et forent un puits qui, s’il n’atteint pas encore la profondeur requise, sera du moins l’amorce de travaux plus considérables. Aux heures discrètes du crépuscule, c’est dans ces galeries plus ou moins avancées que les prétendants viennent trouver les travailleuses. Ils sont parfois plusieurs. Il n’est pas rare d’en rencontrer deux ou trois auprès de la même nubile. Comme un seul suffît, les autres vident les lieux et vont chercher ailleurs, lorsque le choix de la sollicitée et peut-être un brin de bataille ont donné conclusion aux affaires.

    Entre ces pacifiques, les rixes doivent être sans gravité. Quelques enlacements de pattes, dont les brassards dentelés grincent sur l’armure rigide ; quelques culbutes sous les coups du trident, à cela sans doute se réduit la querelle. Les surnuméraires partis, la pariade se fait, le ménage se fonde, et dès lors sont contractés des liens de remarquable durée.

    Ces liens sont-ils indissolubles ? Les deux conjoints se reconnaissent-ils parmi leurs pareils ? Y a-t-il entre eux mutuelle fidélité ? Si les occasions de rupture matrimoniale sont très rares, nulles même à l’égard de la mère, qui, de longtemps, ne quitte plus le fond de la demeure, elles sont fréquentes, au contraire, à l’égard du père, obligé, par ses fonctions, de venir souvent au dehors. Ainsi qu’on le verra bientôt, il est, sa vie durant, le pourvoyeur de vivres, le préposé au charroi des déblais. Seul, à différentes heures de la journée, il expulse au dehors les terres provenant des fouilles de la mère ; seul, il explore de nuit les alentours du domicile, en quête des pilules dont se pétriront les pains des fils.

    Parfois des terriers sont voisins. Le collecteur de victuailles ne peut-il, en rentrant, se tromper de porte et pénétrer chez autrui ? En ses tournées, ne lui arrive-t-il pas de rencontrer des promeneuses non encore établies, et alors, oublieux de sa première compagne, n’est-il pas sujet à divorcer ? La question méritait examen. J’ai cherché à la résoudre de la manière suivante.

    Deux couples sont extraits de terre en pleine période d’excavation. Des marques, indélébiles, pratiquées de la pointe d’une aiguille au bord inférieur des élytres, me permettront de les distinguer l’un de l’autre. Les quatre sujets sont distribués au hasard, un par un, à la surface d’une aire sablonneuse d’une paire de pans d’épaisseur. Pareil sol sera suffisant aux fouilles d’une nuit. Dans le cas où des vivres seraient nécessaires, une poignée de crottins de mouton est servie. Une ample terrine renversée couvre l’arène, met l’obstacle à l’évasion et fait l’obscurité, favorable au recueillement.

    Le lendemain, réponse superbe. Il y a deux terriers dans l’établissement, pas davantage ; les couples se sont reformés tels qu’ils étaient avant, chaque particulier a retrouvé sa particulière. Une seconde épreuve faite le jour d’après, ensuite une troisième, ont le même succès : les marqués d’un point sont ensemble, les non marqués sont ensemble au fond de la galerie.

    Cinq fois encore je fais, chaque jour, recommencer la mise en ménage. Les choses maintenant se gâtent. Tantôt chacun des quatre éprouvés s’établit à part ; tantôt dans le même terrier sont inclus les deux mâles ou les deux femelles ; tantôt la même crypte reçoit les deux sexes, mais associés autrement qu’ils ne l’étaient au début. J’ai abusé de la répétition. Désormais c’est le désordre. Mes bouleversements quotidiens ont démoralisé les fouisseurs ; une demeure croulante, toujours à recommencer, a mis fin aux associations légitimes. Le ménage correct n’est plus possible du moment que la maison s’effondre chaque jour.

    N’importe : les trois premières épreuves, alors que des apeurements coup sur coup répétés n’avaient pas encore brouillé le délicat fil d’attache, semblent affirmer certaine constance dans le ménage du Minotaure. Elle et lui se reconnaissent, se retrouvent dans le tumulte des événements que mes malices leur imposent ; ils se gardent mutuellement fidélité, qualité bien extraordinaire dans la classe des insectes, si vite oublieux des obligations matrimoniales.

    Comment se reconnaissent-ils ? Nous nous reconnaissons aux traits du visage, si variables de l’un à l’autre en leur commune uniformité. Eux, à vrai dire, n’ont pas de visage ; ils sont dépourvus de physionomie sous leur masque rigide. D’ailleurs les faits se passent dans une obscurité profonde. La vue n’est donc ici pour rien.

    Nous nous reconnaissons à la parole, au timbre, aux inflexions de la voix. Eux sont des muets, privés de tout moyen d’appel. Reste le flair. Le Minotaure retrouvant sa compagne me fait songer à l’ami Tom, le chien de la maison, qui, à l’époque de ses lunes, lève le nez en l’air, hume l’air du vent et saute par-dessus les murs de l’enclos, empressé d’obéir à la magique et lointaine convocation ; il me remet en mémoire le Grand-Paon, accouru de plusieurs kilomètres pour présenter ses hommages à la nubile récemment éclose.

    La comparaison cependant laisse beaucoup à désirer. Chien et gros papillon sont avertis de la noce sans connaître encore la mariée. Au contraire, le Minotaure, inexpert dans les grands pèlerinages, se dirige, en une brève ronde, vers celle qu’il a déjà fréquentée ; il la reconnaît, il la distingue des autres à certaines émanations, certaines senteurs individuelles inappréciables pour tout autre que l’énamouré. En quoi consistent ces effluves ? L’insecte ne me l’a pas dit. C’est dommage. Il nous eût appris de belles choses sur les prouesses de son flair.

    Or, comment, dans ce ménage, se répartit le travail ? Le savoir n’est pas entreprise commode, à laquelle suffira la pointe d’un couteau. Qui se propose de visiter l’insecte fouisseur chez lui doit recourir à des sapes exténuantes. Ce n’est pas ici la chambre du Scarabée, du Copris et des autres, mise à découvert sans fatigue avec une simple houlette de poche ; c’est un puits dont on n’atteindra le fond qu’avec une solide bêche, vaillamment manœuvrée des heures entières. Pour peu que le soleil soit vif, on reviendra de la corvée tout perclus.

    Ah ! mes pauvres articulations rouillées par l’âge ! Soupçonner un beau problème sous terre, et ne pouvoir fouiller ! L’ardeur persiste, aussi chaleureuse qu’au temps où j’abattais les talus spongieux aimés des Anthophores ; l’amour des recherches n’a pas défailli, mais les forces manquent. Heureusement j’ai un aide. C’est mon fils Paul, qui me prête la vigueur de ses poignets et la souplesse de ses reins. Je suis la tête, il est le bras.

    Le reste de la famille, la mère comprise et non de moindre zèle, d’habitude nous accompagne. Les yeux ne sont pas de trop lorsque, la fosse devenue profonde, il faut surveiller à distance les menus documents exhumés par la bêche. Ce que l’un ne voit pas, un autre l’aperçoit. Huber, devenu aveugle, étudiait les abeilles par l’intermédiaire d’un serviteur clairvoyant et dévoué. Je suis mieux avantagé que le grand naturaliste de la Suisse. À ma vue, assez bonne encore quoique bien fatiguée, vient en aide la perspicace prunelle de tous les miens. Si je suis en état de poursuivre mes recherches, c’est à eux que je le dois : grâces leur en soient rendues.

    De bon matin, nous voici sur les lieux. Un terrier est trouvé avec taupinée volumineuse, formée de tampons cylindriques, expulsés tout d’une pièce à coups de refouloir. Sous le monticule déblayé s’ouvre un puits. Un beau jonc, cueilli en chemin, est introduit dans le gouffre. Engagé plus avant à mesure que le haut se dénude, il nous servira de guide.

    Le sol est très meuble, sans mélange de cailloux, odieux à l’insecte fouisseur ami de la direction verticale, odieux surtout au tranchant de la bêche exploratrice. Il se compose uniquement de sable cimenté par un peu d’argile. La fouille serait donc aisée s’il ne fallait atteindre des profondeurs où le maniement des outils devient fort difficile, à moins de bouleverser le terrain. La méthode que voici donne de bons résultats, sans exagérer les masses remuées, ce que le propriétaire des lieux pourrait trouver mauvais.

    Une aire d’un mètre environ de rayon est attaquée autour du puits. À mesure que le jonc conducteur se dénude, on l’enfonce davantage. Il plongeait d’abord d’un empan, il plonge maintenant d’une coudée. Bientôt l’extraction des terres devient impraticable avec la pelle, que gêne le manque de large. Il faut se mettre à genoux, rassembler des deux mains les déblais et les rejeter à belles poignées. La cuve s’approfondit d’autant, ce qui augmente la difficulté déjà si grande. Un moment arrive où, pour continuer, il est nécessaire de se coucher à plat ventre et de plonger l’avant du corps dans le trou, autant que le permet la souplesse des reins. Chaque plongeon amène au dehors le plein creux d’une main. Et le jonc descend toujours, sans indication d’un prochain arrêt.

    Impossible à mon fils de continuer de la sorte, malgré son élasticité juvénile. Pour se rapprocher du fond de la désespérante cuve, il abaisse le niveau de la base d’appui. À l’extrémité de la ronde fosse une entaille est faite, où il y a tout juste place pour les deux genoux. C’est un degré, un gradin que l’on approfondira à mesure. Le travail reprend, plus actif cette fois ; mais le jonc consulté descend encore, et de beaucoup.

    Nouvel abaissement de l’escalier d’appui et nouveaux coups de bêche. Les déblais enlevés, l’excavation mesure au-delà d’un mètre. Y sommes-nous enfin ? Point : le terrible jonc continue de plonger. Approfondissons l’escalier et continuons. Le succès est aux persévérants. À un mètre et demi de profondeur, le jonc rencontre un obstacle ; il cesse de glisser, Victoire ! C’est fini ; nous venons d’atteindre la chambre du Minotaure.

    La houlette de poche dénude avec prudence, et l’on voit apparaître les maîtres de céans, le mâle d’abord, un peu plus bas la femelle. Le couple enlevé, se montre une tache circulaire et sombre : c’est la terminaison de la colonne de victuailles. Attention maintenant, et fouillons en douceur. Il s’agit de cerner au fond de la cuve la motte centrale, de l’isoler des terres environnantes, puis, faisant levier de la houlette insinuée dessous, d’extraire le bloc tout d’une pièce. Crac ! c’est fait. Nous voici possesseurs du couple et de son nid. Une matinée d’exténuantes fouilles nous a valu ces richesses. Le dos fumant de Paul pourrait nous dire au prix de quels efforts.

    Cette profondeur d’un mètre et demi n’est pas et ne saurait être constante ; bien des causes la font varier, telles que le degré de fraîcheur et de consistance du milieu traversé, la fougue au travail de l’insecte et le loisir disponible, suivant l’époque plus ou moins rapprochée de la ponte. J’ai vu des terriers descendre un peu plus bas ; j’en ai vu d’autres n’atteignant pas tout à fait un mètre. Dans tous les cas, pour établir sa famille, il faut au Minotaure un logis de profondeur outrée, comme n’en excave de pareils aucun fouisseur à ma connaissance. Nous aurons tantôt à nous demander quels impérieux besoins obligent le collecteur de crottins de mouton à se domicilier si bas.

    Avant de quitter les lieux, notons un fait dont le témoignage aura plus tard sa valeur. La femelle s’est trouvée tout au fond du terrier ; au-dessus, à quelque distance, était le mâle, l’un et l’autre immobilisés par la frayeur dans une occupation qu’il n’est guère possible de préciser encore. Ce détail, vu et revu dans les divers terriers fouillés, semble dire que les deux collaborateurs ont chacun une place déterminée.

    La mère, mieux entendue aux choses d’éducation, occupe l’étage inférieur. Seule elle fouille, versée qu’elle est dans les propriétés de la verticale qui économise le travail en donnant la plus grande profondeur. Elle est l’ingénieur, toujours en rapport avec le front d’attaque de la galerie. L’autre est son manœuvre. Il stationne à l’arrière, prêt à charger les déblais sur sa hotte cornue. Plus tard, l’excavatrice se fait boulangère ; elle pétrit en cylindre les gâteaux des fils ; le père est alors son mitron. Il lui amène du dehors de quoi faire farine. Comme dans tout bon ménage, la mère est le ministre de l’intérieur ; le père est celui de l’extérieur. Ainsi s’expliquerait leur invariable situation dans le logis tubulaire. L’avenir nous dira si ces prévisions traduisent bien les réalités.

    Pour le moment, examinons à loisir, avec les aises du chez soi, la motte centrale, d’acquisition si pénible. Elle contient une conserve alimentaire en forme de saucisse, à peu près de la longueur et de la grosseur du doigt. C’est composé d’une manière sombre, compacte, stratifiée par couches, où se reconnaissent les pilules du mouton réduites en miettes. Parfois la pâte est fine, presque homogène d’un bout à l’autre du cylindre ; plus souvent la pièce est une sorte de nougat où de gros débris sont noyés dans un ciment d’amalgame. Suivant ses loisirs, la boulangère varie apparemment la confection, plus ou moins soignée, de sa pâtisserie.

    La chose est étroitement moulée dans le cul-de-sac du terrier, où la paroi est plus lisse et mieux travaillée que dans le reste du puits. De la pointe du canif, aisément cela se dénude de la terre environnante, qui se détache à la façon d’une écorce. J’obtiens ainsi le cylindre alimentaire net de toute souillure terreuse.

    Cela fait, informons-nous de l’œuf, car cette pâtisserie a été certainement manipulée en vue d’une larve. Guidé par ce que m’avaient appris jadis les Géotrupes, qui logent l’œuf au bout inférieur de leur boudin, dans une niche spéciale ménagée au sein même des vivres, je m’attends à trouver celui du Minotaure, leur proche allié, dans une chambre d’éclosion, tout au bas de la saucisse. Je suis mal renseigné. L’œuf cherché n’est pas à l’endroit prévu, ni à l’autre bout, ni en un point quelconque des victuailles.

    Des recherches hors des vivres me le montrent enfin. Il est au-dessous des provisions, dans le sable même, tout dépourvu des soins méticuleux où les mères excellent. Il y a, là, non une cellule à parois lisses, comme semblerait en réclamer le délicat épiderme du nouveau-né, mais une anfractuosité rustique, résultat d’un simple éboulis plutôt que de l’industrie maternelle. En cette rude couchette, à quelque distance des vivres, le ver doit éclore. Pour atteindre le manger, il lui faudra faire crouler et traverser un plafond de sable de quelques millimètres d’épaisseur. En vue de ses fils, la mère Minotaure est experte dans l’art des saucisses, mais elle ignore à fond les tendresses du berceau.

    Désireux d’assister à l’éclosion et de suivre la croissance du ver, j’installe ma trouvaille en des loges où sont reproduites du mieux possible les conditions naturelles. Un tube de verre fermé d’un bout et du calibre du terrier reçoit d’abord une couche de sable frais qui représentera le sol d’origine. À la surface de ce lit est déposé l’œuf. Un peu du même sable forme le plafond que le nouveau-né doit traverser pour atteindre les vivres. Ceux-ci ne sont autres que la saucisse réglementaire, expurgée de son écorce terreuse. Quelques coups de refouloir ménagés lui font occuper l’espace disponible. Enfin un tampon d’ouate humectée, mais non ruisselante, achève de remplir le logis. Ce sera la source d’une humidité permanente, conforme à celle des profondeurs où la mère établit sa famille. Les vivres seront de la sorte maintenus souples, tels que les exige le jeune consommateur.

    Cette souplesse du manger et la sapidité qu’amène la fermentation à la faveur de l’humide ne sont probablement pas étrangères à l’instinct des fouilles profondes lors de la nidification. Que veulent en réalité les parents ? Creusent-ils dans le but de leur propre bien-être ? Descendent-ils si bas afin d’y trouver température et fraîcheur agréables lorsque sévissent les torridités estivales ?

    En aucune manière. Robustes de tempérament et amis des caresses du soleil comme les autres insectes, ils ont pour demeure l’un et l’autre, tant que le ménage n’est pas fondé, un chalet médiocre en bonne exposition. Les rudesses de l’hiver ne leur imposent pas même de meilleurs abris. À l’heure des nids, c’est une autre affaire. Ils plongent dans le sol à de grandes profondeurs. Pourquoi ?

    Parce que leur famille, éclose vers le mois de juin, doit trouver sous la dent des vivres tendres lorsque les ardeurs de l’été cuiront le sol comme brique. La menue saucisse, à la profondeur d’un empan ou deux, deviendrait alors chose racornie, immangeable, et le ver périrait, incapable de mordre sur la dure pièce. Il importe donc que les victuailles soient descendues en cave, à des profondeurs où les plus violents coups de soleil n’amèneront pas la dessiccation.

    Bien d’autres préparateurs de conserves connaissent le danger du trop sec. Chacun a sa méthode pour conjurer le péril. Le Géotrupe s’établit sous le volumineux monceau du mulet, excellent obstacle contre la prompte dessiccation. D’ailleurs il travaille en automne, saison des ondées fréquentes ; de plus, il donne à son produit la forme d’un gros boudin, dont la masse centrale, la seule utilisée, très lentement perd sa fraîcheur. Pour ces divers motifs, il creuse des terriers de profondeur médiocre.

    Le Scarabée, lui aussi, ne fait cas des retraites reculées. Il loge ses fils en des souterrains peu distants de la surface du sol ; mais, en compensation, il conglobe les vivres, il connaît la boîte ronde conservatrice de la moiteur. Avec ses ovoïdes, le Copris est à peu près dans le même cas. Ainsi des autres, Sisyphe et Gymnopleure. Seul le Minotaure descend en un plongeon énorme.

    Divers motifs l’exigent. En voici un second, plus impérieux même que le premier. Les exploiteurs de crottin s’adressent tous à des matériaux récents, doués en plein de leurs vertus sapides et plastiques. À ce système de boulangerie, le Minotaure fait une étrange

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