Lempicka
By Patrick Bade
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Lempicka - Patrick Bade
INDEX
Tamara de Lempicka en robe de soirée, v. 1929.
Photographie noire et blanche sur papier. 22,3 x 12 cm.
INTRODUCTION
Tamara de Lempicka est à l’origine de certaines des images les plus célèbres du vingtième siècle. Les portraits et les nus qu’elle peint dans les années 1925-1933 embellissent les couvertures de plus de livres que les oeuvres de n’importe quel autre artiste de son époque. Les éditeurs comprennent vite qu’en tant que reproduction, ces images attirent vivement l’œil et éveillent l’intérêt du public. Au cours des dernières années, les originaux ont atteint des prix records chez Christie’s et Sotheby.
Outre les musées, ce sont les stars du cinéma et de la musique pop qui se sont empressées de collectionner ses toiles. En mai 2004, la Royal Academy of Arts de Londres a organisé une grande exposition de l’œuvre de Lempicka, un an après qu’elle eut été particulièrement remarquée lors d’une autre exposition importante d’Art déco, au Victoria and Albert Museum. Le public s’est rendu en masse à cette exposition, en dépit de critiques sans précédent envers une artiste dont la réputation et la valeur des œuvres ne sont plus à prouver. Le critique d’art du Sunday Times, Waldemar Januszczak, dans un registre de condamnation morale pas même utilisé par Hitler lorsqu’il dénonçait l’art moderne pendant les rallyes de Nuremberg ou lors de l’exposition sur l’art dégénéré sponsorisée par les nazis, tient alors ces propos :
« Je pensais qu’elle n’était qu’une colporteuse maniérée et superficielle des banalités de l’Art Déco, mais je me trompais. Lempicka était bien pire. C’était un moteur pour la décadence esthétique, une corruptrice mélodramatique au grand style, un promoteur de fausses valeurs, un clown dégénéré, et principalement, une artiste sans intérêt. Mais à notre grand dam, et sans trop savoir comment, ses tableaux ont atteint des prix ridiculement élevés ».
Selon Januszczak, Lempicka n’a rien de l’innocente réfugiée de la Révolution Russe qu’elle prétendait être lors de son arrivée à Paris en 1919. Elle avait plutôt une sombre mission à accomplir : mener « l’assaut sur les convenances humaines et sur les canons artistiques de son époque ». On ne peut s’empêcher de se demander ce qui, dans l’œuvre de Lempicka, justifie de telles vitupérations hystériques. Il y a peut être un élément de réponse dans cette autre remarque acerbe de Januszczak : « Apparemment, Luther Vandross collectionne ses tableaux. Madonna et Streisand aussi. Ce genre de personnes ». C’est peut-être plus le politique, que l’esthétique, qui est à l’origine de cette hostilité. Ce qui irrite vraiment certains critiques, c’est plutôt le style de vie glamour des collectionneurs et des modèles de Tamara.
SES DÉBUTS
Portrait de la Baronne Renata Treves, 1925.
Huile sur toile, 100 x 70 cm.
Barry Friedman Ltd., New York.
Les origines de Tamara de Lempicka, tout autant que son enfance, sont empreintes de mystère. Les seuls éléments dont nous disposons sur son passé, proviennent de fragments autobiographiques auxquels on ne peut pas trop se fier, de récits de sa fille, la baronne Kizette de Lempicka-Foxhall, et du biographe de l’artiste, l’Américain Charles Philips. La plupart des histoires racontées par sa fille ont des airs de nouvelle romantique ou de scénario de film, ce qui suppose qu’elles soient aussi peu authentiques.
Le lieu autant que la date de naissance de Tamara de Lempicka diffèrent selon les sources. Rien n’est plus révélateur de la vanité d’une belle femme que de changer sa date de naissance (même s’il faut rappeler qu’à l’époque de Tamara, les cantatrices de musique de chambre avaient le droit, sous l’empire austro-hongrois, de changer leur date de naissance jusqu’à un maximum de 5 ans).
Pour certains, Tamara de Lempicka a changé son lieu de naissance de Moscou à Varsovie, ce qui pourrait avoir son importance. On a souvent entendu dire qu’elle était d’origine juive, du côté de son père, et que c’est pour essayer de s’en cacher qu’elle a dissimulé son lieu de naissance. Certes, la capacité de se réinventer encore et toujours au gré des endroits où l’on est, dont elle s’est toujours servie, est un mécanisme de survie développé par les juifs de sa génération. Et que cette femme, normalement peu encline à la politique, pressente le danger nazi, et qu’elle veuille quitter l’Europe en 1939, suggère qu’elle était en partie juive.
La version officielle indique que Tamara Gurwik-Gorska est née en 1898 à Varsovie, dans une riche famille bourgeoise polonaise. Après avoir été divisée trois fois à la fin du dix-huitième siècle, la plus vaste partie de la Pologne, y compris Varsovie, est absorbée par l’Empire russe. La montée en puissance du nationalisme au dix-neuvième siècle, amène une succession de révoltes contre les règles imposées par les russes, et contre les essais de plus en plus rudes de russifier les polonais et de réprimer leur identité. Rien n’indique, toutefois, que Tamara ait eu les mêmes aspirations politiques et culturelles que les polonais. Au contraire, il semble qu’elle se soit plus identifiée aux classes dirigeantes du régime tsariste, qui opprimait la Pologne. Il est frappant de voir qu’en 1918, alors qu’elle fuit la Russie bolchevique, elle choisit de s’exiler à Paris avec des milliers d’aristocrates russes, plutôt que d’aller vivre dans une Pologne qui vient de retrouver sa liberté et son indépendance.
La famille de sa mère, Malvina Decler, était suffisamment aisée pour aller passer la belle saison à St Pétersbourg et se rendre dans les stations thermales européennes à la mode. C’est précisément lors d’un de ces voyages, que Malvina Decler rencontra son futur mari Boris Gorski. On sait peu de choses au sujet de ce dernier, si ce n’est qu’il travaillait en tant qu’avocat pour un cabinet français. Pour des raisons que l’on ignore, Tamara parle très peu de son père lorsqu’elle raconte son enfance.
Pourtant, à en croire ce qu’elle en dit par la suite, elle semble avoir eu une enfance heureuse, avec son grand frère Stanczyk et sa petite sœur Adrienne. Tamara avait un tempérament entêté depuis le plus jeune âge, mais on cédait plus volontiers à ses caprices qu’on ne les réprimandait. La commande d’un portrait de Tamara à l’âge de douze ans fut une révélation. « Ma mère avait décidé qu’une dame connue, qui travaillait avec des pastels, ferait mon portrait. J’ai dû poser, sans bouger, pendant des heures...plus encore...c’était une vraie torture. Plus tard, c’est moi qui torturerais ceux qui poseraient pour moi. Quand elle eut fini, le résultat ne me plaisait pas. Ce n’était pas ...précis. Les lignes n’étaient pas fournies, pas nettes. Ça ne me ressemblait pas. J’étais sûre de pouvoir mieux faire. Je ne connaissais en rien la technique, et je n’avais jamais peint, mais tout cela m’importait peu. J’obligeai donc ma sœur, de deux ans ma cadette, à poser après m’être procuré de la peinture. Je me mis à peindre et peindre encore jusqu’à obtenir quelque chose. Cela restait imparfait, mais ressemblait plus à ma sœur que le portrait de la dame connue ne me ressemblait ».
Paysanne en prière, v. 1937.
Huile sur toile, 25 x 15 cm. Collection privée.
La Polonaise, 1933. Huile sur panneau,
35 x 27 cm. Collection privée.
Si la vocation de Tamara est née, comme elle le laisse entendre, de cette anecdote, elle n’a été que plus encouragée l’année suivante lors d’un voyage en Italie avec sa grand-mère. D’après Tamara, sa grand-mère et elle auraient comploté, afin de persuader la famille que ce voyage était nécessaire pour la santé de la jeune fille, cette dernière feignant d’être malade. La grand-mère prétexta quant à elle le désir profond d’accompagner Tamara, afin de profiter du doux climat de Rome, Florence et Monte Carlo, bonne couverture pour ne pas avouer sa passion du jeu. La vieille dame polonaise et sa petite-fille, alors tout juste à l’âge où la beauté commence à se révéler, ont dû donner la même image d’exotisme pittoresque que la famille polonaise qu’observe Aschenbach, dans La Mort à Venise de Thomas Mann. Les visites des musées à Venise, Florence et Rome, font de l’art de la Renaissance italienne une passion que nourrira Lempicka toute sa vie, et qui influencera ses plus belles œuvres dans les années 1920 et 1930. Une photographie déchirée et froissée de Tamara, prise à Monte Carlo, nous montre une typique jeune fille de bonne famille de l’avant-guerre. Ses cheveux amoureusement peignés tombent en cascades, dans une abondance pré-raphaëlite, sur ses épaules et presque jusqu’à la taille. Elle pose en train de jouer à ce jeu d’enfant qu’est le diabolo, mais ses lèvres voluptueuses et son regard assuré lui donnent bien plus que ses treize ans. Le temps viendra vite où elle sera prête pour la prochaine étape de sa vie : la séduction et le mariage. L’histoire de Tamara, telle qu’elle-même et sa fille la racontent, jouée sur fond de première guerre mondiale et au cœur de la crise que connaît la Monarchie russe, pourrait, comme bien souvent dans la vie de l’artiste, constituer la trame d’un roman ou d’un film romantique populaire.
Après le remariage de sa mère, Tamara, qui lui garde une certaine rancœur, va vivre avec sa tante Stéphanie et son mari, un riche banquier, à Saint-Pétersbourg d’où elle ne pourra repartir, la guerre ayant éclaté et l’Allemagne occupant Varsovie. A la veille de la guerre, Tamara, qui n’a que quinze ans, remarque un charmant jeune homme à l’opéra, entouré de femmes, belles et sophistiquées. Elle jette alors son dévolu sur ce jeune homme, Tadeusz Lempicki, qu’il lui faut avoir à tout prix. Bien qu’avocat de formation, il n’en est pas moins coureur, issu d’une riche famille de propriétaires terriens. C’est donc avec sa franchise et son manque de retenue habituels, que la jeune femme, faisant fi de la bienséance, s’approche de Tadeusz et lui fait une révérence appliquée. Par la suite, Tamara aura l’occasion de confirmer l’impression qu’elle a faite à Tadeusz lors de leur première rencontre, quand, quelques mois après, son oncle donne un bal auquel Lempicki est invité. Tamara y fait son apparition, au milieu de femmes élégantes et sophistiquées comme le voulait la mode de Poiret du moment, habillée en paysanne, traînant une oie au bout d’une laisse. Barbara Cartland et Georgette Heyer n’auraient pas pu imaginer meilleur stratagème pour attirer l’attention du bellâtre. Selon des sources vraisemblablement fiables, Tamara aurait ainsi reconnu que la manière dont son oncle a négocié son mariage avec Tadeusz n’était pas des plus romantiques. En effet, lors d’une rencontre en ville, le riche banquier s’adresse au jeune homme en ces termes : « Cher Monsieur, je n’irai pas par quatre chemins. Vous êtes un jeune homme de bonne famille, mais vous n’avez pas grande fortune. J’aimerais marier ma nièce