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Le Pendule de Dieu
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Le Pendule de Dieu

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About this ebook

Cècil, un auditeur de projets humanitaires, se voit pris dans une sombre histoire qui poursuit un des secrets les plus anciens de l’humanité et dans laquelle Azul, une belle femme experte en trafic d’art, et dont il fut amoureux, se trouve mystérieusement impliquée. Cependant, c’est une étrange femme appelée Mars qui l’aidera à élucider le secret et le convertira en témoin d’exception au moment culminant de leurs vies.

Une extraordinaire histoire truffée d’intrigues et écrite avec l’exquise narration envoûtante de Jordi Díez. Plus de 100.000 exemplaires vendus, elle a figuré durant plusieurs mois entre les dix premières places du top 100 général d’Amazon, maintenant aux Ediciones B.

LanguageFrançais
PublisherJordi
Release dateDec 13, 2017
ISBN9781507165911
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    Le Pendule de Dieu - Jordi Diez Rojas

    À mon père,

    Avec tout l’amour, le respect et la gratitude

    Que je peux nourrir.

    1

    Enfin, aux premières heures de la matinée, tout était prêt pour commencer la vente aux enchères.

    J’arrivai le premier à l’Hôtel Arts, je me présentai au comptoir du lobby avec un nom d’emprunt pour l’occasion et montai dans la chambre, seul. On avait réservé une suite dans le mythique hôtel pour compliquer mon identification au cas où les choses ne tourneraient pas comme prévu.

    Je vérifiai le numéro de la chambre sur la plaque à côté de la porte, je jetai un coup d’œil dans le couloir et, quand je fus sûr que personne ne m’avait suivi, j’insérai la carte magnétique dans la rainure. Après un léger déclic, je poussai la lourde porte et entrai. Une froide lampe design illumina le couloir que je traversai jusqu’à la pièce principale où je déposai les deux mallettes avec le matériel sur le parquet en bois. J’observai la pièce, grande, avec deux portes entre-ouvertes (je supposai que l’une donnait sur la salle de bain et l’autre sur la chambre), et une grande baie vitrée devant cachée par un rideau opaque. Je l’ouvris, et la vue infinie sur la mer Méditerranée, pour la première fois depuis ces dernières quarante-huit heures, me calma un peu les nerfs.

    Je sortis mon ordinateur de la mallette, le posai sur une des tables du bureau et effectuai les modifications requises pour me connecter au réseau wifi de l’hôtel. Après avoir saisi les codes indispensables, l’icône d’un minuscule cadenas sur l’écran de l’ordinateur me confirma la sûreté de la connexion ; alors, je sortis un second écran de l’autre mallette, je le connectai comme périphérique à mon ordinateur et le plaçai sur la table d’à côté face à laquelle je disposai deux fauteuils pour que les deux invités, qui m’avaient promis leur présence, pussent suivre les enchères sans me grimper sur le dos.

    J’avais eu besoin de presque toute la nuit pour relier les photographies, les textes et les prix du catalogue à la base de données que Martí m’avait fournie gratuitement, mais finalement tout était prêt.

    Je profitai des presque deux heures de marge que j’avais jusqu’à midi, quand tout commencerait sérieusement, pour me servir un petit déjeuner du généreux minibar. Alors que je buvais la dernière gorgée de jus de fruit, on frappa à la porte. J’ouvris, et le père Carles, qui n’était sans doute ni prêtre ni Carles, et monsieur Navarro, dont j’étais sûr qu’il utilisait un faux nom, entrèrent. Je leur souhaitai la bienvenue. Il manquait un peu plus d’une heure avant le début de la vente aux enchères, et la conversation se maintint éloignée de celle-ci jusque trente minutes avant l’heure d’ouverture. Alors, je répondis à quelques questions en lien avec la préparation et leur montrai, grossièrement, quelle serait la procédure des paiements, des enchères et des abandons, si cela devait se produire. Les produits mis en vente aux enchères étaient préparés pour que, au fur et à mesure que les enchères seraient closes et les paiements seraient certifiés, leur fût attribué un numéro secret que recevrait l’acheteur et qui lui servirait pour retirer la commande dans un endroit sûr. Ils me certifièrent que tous les acheteurs étaient déjà prévenus.

    Aucun code de sécurité n’était nécessaire pour accéder à la page web de la vente, comme je leur fis savoir, parce que l’adresse IP de la page n’était connue que de ceux à qui je l’avais donnée, et après elle disparaîtrait pour toujours. Pour le serveur de connexion on avait fait appel à une entreprise en Andorre, et la base de données était hébergée sur un serveur canadien. Un excellent travail de Martí. S’il s’était agi de quelque chose de perpétuel, les mesures de sécurité auraient été plus importantes, mais cette vente étant unique et très brève, elle ne nécessitait pas davantage de précautions. Ils parurent convaincus, en même temps que nerveux. Midi moins dix ; à ce moment-là, je souhaitai tout déconnecter et disparaître, mais il était trop tard, la première demande de connexion clignotait sur les écrans. Nous nous regardâmes tous trois et je m’installai à ma place, au clavier. Le père Carles et monsieur Navarro s’accommodèrent devant l’autre écran. Pour garantir la sécurité et l’anonymat des acheteurs, nous ne connaissions que leur pseudo. À la première demande, s’ensuivirent douze autres et, à l’heure prévue, midi pile, treize inconnus commençaient les enchères pour les quarante-sept objets volés au passé. La majorité était des parchemins et des petites figurines de vierges et de saints, et aussi quelques peintures de petites tailles. Je supposai que le contenu de cette vente avait été sélectionné plus pour faciliter son transport que pour sa valeur éventuelle.

    Presque toutes les enchères étaient plus ou moins définies dès l’ouverture. J’imaginai que les collectionneurs, dont la nature m’était inconnue, savaient très bien quelle était la pièce ou quelles étaient les pièces qui les intéressaient. De toute façon, j’avais prévu un mécanisme au cas où un article ferait l’objet d’enchères multiples dans les deux dernières minutes de la vente : celle-ci se prolongerait automatiquement par périodes de deux minutes jusqu’à l’achèvement de la vente.

    Si par chance cela n’arrivait pas, en à peine cinq minutes je certifierais les recouvrements pour que le programme envoyât les codes nécessaires pour retirer la marchandise, et adieu va. Toute l’affaire à la corbeille de recyclage de ma mémoire. J’avais les mains qui transpiraient et je n’en voyais pas le bout. Soudain, une lueur sur l’écran annonça une offre quasi simultanée de deux acheteurs pour un même objet, une feuille de parchemin écrite sur les deux faces et teinte de couleur pourpre. La photographie, réduite à moins d’un centimètre sur l’écran, laissait entrevoir un papier ancien avec des miniatures dessinées dans les marges.

    Le premier acheteur, qui s’identifia comme [Capillus], offrit cent mille euros d’entrée pour le document. Je regardai du coin de l’œil mes deux camarades de chambre et les vis tendus, cramponnés aux accoudoirs de leur chaise, le bout des doigts blancs par la pression sur le bois matelassé, et le front perlé de petites gouttes de sueur. Des autres objets, celui qui avait atteint le plus de valeur arrivait à peine à quinze mille euros, une sculpture de la Vierge à l’Enfant en bois polychromé, d’une quarantaine de centimètres de hauteur et datée de l’année 1566. Mais cent mille euros c’était trop. Nous n’avions pas encore réalisé ce que ce chiffre représentait quand l’autre, qui s’était identifié comme [Conversum], fit l’offre qui finalement fut la définitive, un million d’euros.

    Deux minutes plus tard, la page se déconnecta et l’adresse IP, tout comme les informations de tous les participants, s’effaça automatiquement du serveur. Seule la fenêtre connectée à la Suisse resta active, avec un solde clignotant d’un million trois-cent-trente-sept mille euros.

    Monsieur Navarro se leva, souffla et, avant de sortir de la chambre, accrocha son téléphone portable à l’oreille. Il avait la chemise collée dans le dos par la sueur, et le pantalon lui tombait de façon ridicule jusqu’au milieu des fesses. Le prêtre le suivit du regard avant de détourner celui-ci dans ma direction, plus serein que son camarade, et me demanda si j’avais besoin d’aide pour déconnecter et ranger tout le matériel. Je le remerciai de son offre, mais la déclinai. La seule chose que je désirais, c’était qu’ils partent au plus vite. Il me serra la main et sortit.

    Les rayons de soleil qui entraient par les grandes baies vitrées traversèrent en toute impunité les deux heures et demie de tension, maintenant accumulée sur un écran froid, avec, pour couronner le tout, un montant scandaleux.

    À ce moment-là, je me rappelai les couvertures rouges et noires du vieux livre de mon père et je compris, sans plus de preuves, que j’avais commis une grave erreur en acceptant le travail. Une de plus à ajouter à mon Curriculum Vitae.

    2

    Migdal, Israël, an 5 après J. C.

    On m’avait envoyée ramasser les œufs des poules. Celles-ci devaient pondre dans une caisse en bois que père et mon frère avaient faite, tous les deux, mais comme elles n’y pondaient jamais, je devais arpenter tout le jardin pour les trouver. Jusqu’à ce qu’il n’en restât plus aucun, je ne pouvais jouer avec elles, ni leur arracher des plumes pour les mettre dans mes cheveux, ni rentrer à la maison.

    Ce matin-là non plus, père et mon frère n’étaient pas allés gauler les oliviers. Ça faisait plusieurs jours qu’ils n’y allaient pas, ils avaient beaucoup de fièvre, allongés sur le sol de la maison. Mère les couvrait avec des linges qu’elle laissait tremper dans de l’eau du puits.

    Mon frère s’appelait Josué, comme père.

    J’étais encore derrière la maison en train de ramasser les œufs quand j’entendis des gens qui approchaient de la maison par devant. Nous ne recevions que très peu de visites, sauf le vendredi parce qu’on vendait des œufs et une poule de temps en temps. Mais aujourd’hui ce n’était pas vendredi, c’était samedi et il était interdit par la loi de ramasser les œufs le samedi. On me disait toujours que si quelqu’un venait le samedi et si j’étais en train de ramasser les œufs, ou en train de nettoyer la maison, je devais tout lâcher pour qu’on ne me mît pas en prison. Je cachai le panier et entrai rapidement dans la maison par l’étable où nous gardions l’âne.

    La maison était pleine de gens qui enlaçaient mère dans leurs bras. Une des dames, qui venait presque tous les vendredis chercher des œufs, courut vers moi avec un voile qui lui couvrait le visage et les cheveux, et elle m’attrapa.

    —Ma pauvre petite, ma pauvre petite.

    Moi, je cherchais mère tout en essayant d’échapper à la dame. Quelqu’un avait recouvert père avec un grand drap blanc qui ne le laissait pas respirer, et personne ne semblait s’en rendre compte. Père ne pourrait pas l’ôter tout seul. J’appelais mère à grands cris jusqu’à ce qu’elle vînt enfin, et elle me prit à son cou. Je voulais lui expliquer ce qu’il se passait avec le drap, mais elle, elle me caressa les cheveux et me donna un baiser qui me mouilla le visage.

    —Maintenant ce qui est important c’est nous, et surtout Josué —me dit-elle.

    —Je suis sûr que les frères en blanc peuvent soigner ton fils, pars tranquille, nous nous occuperons des oliviers et de tes animaux. Sans un homme à la maison, comment vas-tu vivre ?

    —Mais je n’ai pas de quoi les payer —répondit mère au monsieur qui venait de parler.

    —Ce sont de bons juifs, une amie de ma belle-sœur est allée avec une terrible douleur au côté et ils l’ont soignée sans rien lui demander en échange.

    —Moi, une fois, j’en ai vu un à Nazareth, il était vêtu de blanc et il flottait en marchant —dit un autre monsieur.

    Ils parlaient tous et mère acquiesçait pendant que, avec moi toujours à son cou, elle passait des linges mouillés sur mon frère. Il n’était plus à côté de père que l’on avait placé dans un coin de la maison.

    Quand vint la nuit, on l’emmena et mère m’expliqua qu’il était mort et qu’il rejoindrait Dieu, et que nous, nous devions nous occuper de Josué pour qu’il ne s’en allât pas lui aussi. Je la vis rassembler des affaires de la maison et les jeter dans une couverture qu’elle attacha sur l’âne. Moi, je l’aidais. Et de la même manière elle mit quelques pièces de monnaie dans une bourse qu’elle attacha à sa ceinture. Après, nous allâmes nous coucher.

    La lune était tellement grande qu’elle entrait par les fentes du toit et m’empêchait de dormir. Je ne comprenais pas très bien ce qu’on m’avait expliqué, mais mère m’avait dit que je ne reverrais plus père et que si nous ne nous occupions pas de Josué, lui aussi il s’en irait. J’eus envie de pleurer.

    Avant que ne sortît le soleil, nous nous levâmes et elle m’expliqua qu’aujourd’hui je ne ramasserais pas les œufs des poules.

    Les hommes qui avaient emmené père avaient fabriqué une charrette pour mon frère, qui ne bougeait que pour tousser. Il avait beaucoup de fièvre, et comme nous n’avions pas beaucoup d’eau, nous ne pouvions pas le mouiller, et alors sa peau devenait toute jaune et il toussait de plus en plus. Moi, j’étais assise entre ses jambes et je laissais pendre les miennes tandis que mère tirait l’âne. Une fois, nous nous arrêtâmes pour manger du pain et des figues.

    Le chemin était très poussiéreux, et le soleil nous brûlait la tête et les bras. La poussière que levaient les pattes de l’âne et les roues entrait dans mon nez et m’empêchait de respirer. Moi, je voulais marcher, mais je me fatiguais et je devais remonter sur la charrette. Mère m’expliqua que nous devions aller jusqu’au fleuve Arnon. Moi, je n’avais jamais vu de fleuve, et elle, elle me dit qu’elle en avait vu un une fois.

    —Et une fois arrivés au fleuve, nous irons jusqu’à la mer. Et nous la traverserons. Dans quelques jours, nous serons arrivés. Pourvu que le Tout-Puissant nous le permette.

    Et c’est tout ce que je pus savoir. Je m’ennuyais beaucoup et mes poules me manquaient.

    Le matin suivant, nous arrivâmes au fleuve. Je dis à mère que le puits d’où venait cette eau devait être très grand, mais elle se mit à rire et me dit qu’elle ne venait pas d’un puits. Je lui demandai d’où elle venait et elle me répondit qu’elle venait de la pluie. Après, elle alla parler à des hommes qui portaient des tuniques courtes et nous montâmes à bord d’un bateau qui courait sur le fleuve.

    Le bateau était plein de sacs de blé, et sur les deux rives du fleuve s’élevaient des palmiers pleins de dattes. Les hommes aux tuniques courtes me dirent que lorsqu’il ferait un peu plus froid, ils les ramasseraient pour les vendre, et ils les emporteraient jusqu’à Jérusalem, Belém et Jéricho. Le vent gonflait une voile attachée à un mât, juste au centre du bateau, qui grinçait chaque fois que la force du vent changeait. Moi, je l’imitais avec la bouche. Nous allions très lentement, comme avec l’âne, mais les hommes me dirent que parfois le vent était si fort qu’il les faisait voler. Moi, je ne les crus pas.

    Quand nous abordâmes la rive, il y avait des charrettes pour charger le blé. Mère les aida à décharger les sacs et nous débarquâmes. Les hommes descendirent notre charrette avec Josué, et nous marchâmes derrière eux jusqu’à un très grand village. Moi, je n’avais jamais vu autant de gens ni autant de maisons ensemble. Les hommes qui tiraient les charrettes mirent les ânes dans une très grande étable et entrèrent dans une maison d’où l’on entendait les rires depuis dehors. Nous, nous dormîmes dans l’étable, avec notre âne. Un monsieur avec les cheveux très blancs nous apporta des bassines d’eau, et mère nous baigna, Josué et moi, avant de nous coucher. Elle portait un voile noir qui lui cachait la tête depuis notre départ de la maison.

    Le matin, mère parla avec un homme et ensuite nous partîmes.

    Nous marchâmes toute la journée jusqu’à notre arrivée au village où l’on soignerait Josué. Mère chercha un endroit pour passer la nuit, et le lendemain matin nous allâmes chercher les « frères en blanc », comme elle me l’avait dit.

    3

    Dans la vie, il est important de savoir dire non, mais j’ai toujours pensé que celui qui nie souvent meurt un peu à chaque fois.

    Quand j’étais enfant, mon père rentra un soir à la maison avec un livre sous le bras, un gros livre à la couverture rouge et noire, avec un titre énigmatique qui resta gravé dans ma mémoire pour toujours, Apprenez à dire NON.

    Je pense que sa lecture aurait pu m’être utile parfois, parce que la plupart du temps j’arrive seulement à comprendre l’erreur quand il est déjà trop tard pour y remédier. C’est justement, d’après le titre, ce qu’enseigne à corriger le livre, si je devine bien.

    Maintenant, alors que j’étais assis à ma place dans l’Airbus 330 qui devrait m’emmener de Lima à Madrid, un des passagers portait le même livre sous le bras, trente et quelques années après l’avoir vu pour la première fois. Je ne pus éviter un sourire et un souvenir affectueux pour mon père.

    J’attendis que l’avion fût stabilisé et demandai à l’hôtesse de l’air si je pouvais utiliser mon ordinateur portable. Avec un fort accent portugais, elle me demanda d’attendre que s’éteignît la lumière des ceintures de sécurité. Je regardai ma montre, il restait plus de dix heures de vol, je décidai donc de m’assoupir un instant profitant que le siège à ma droite était vide. Quand j’ouvris les yeux, la lumière était éteinte. Je branchai l’ordinateur à l’accoudoir et je me plongeai dans la rédaction du rapport de mon dernier travail sur l’Altiplano péruvien.

    Ma fonction était simple, auditer chaque euro dépensé à laver les consciences des familles aisées et endettées d’Europe dans des programmes d’aide à des endroits qu’ils ne visiteraient jamais, et desquels ils n’auraient jamais plus de nouvelles que celles des journaux ou de la télévision. Cette fois-ci, le travail n’avait pas été énorme, seulement la construction de quelques puits d’eau potable et leurs canalisations jusqu’aux villages de Pucuto et Pumaorcco, à quelques kilomètres au sud de Cuzco.

    « Le recrutement de la main d’œuvre, ainsi que l’achat du matériel, n’auraient pu se faire sans l’intervention d’un traducteur local. Ses honoraires figurent dans le paragraphe D, épigraphe 3.7, Dépenses sur Zone » ; j’aurais aimé parler quechua, mais ces gens de petite taille et à la peau d’une épaisseur douteuse semblaient parler depuis leurs entrailles dans une langue aussi ancienne que belle à écouter, « la langue des hommes » l’appelaient-ils.

    La même hôtesse de l’air me demanda si c’était moi le passager qui avait demandé un menu végétarien, et me servit. Avant que le personnel de cabine eût fini de distribuer des plateaux aux autres passagers, moi j’étais déjà revenu à mes annotations, cette fois sur un tableur, de tous les postes que j’avais notés dans mon petit carnet de comptes manuel. Chaque dépense, chaque mouvement, chaque document, tout était consigné dans ce petit carnet.

    Quand la voix du steward annonça le début de la descente vers l’aéroport de Barajas, la majeure partie du rapport était déjà rédigée.

    J’arrivai à Barcelone par le vol de cinq heures de l’après-midi. Un employé de la fondation m’attendait à la porte des arrivées nationales. Nous passâmes entre les embrassades, avec parents et amis des nouveaux arrivants, et sortîmes sur le parking.

    —Je suis heureux de vous voir, monsieur Abidal.

    —Et moi, je suis heureux d’être à la maison.

    —Vous désirez y passer avant la réunion ?

    —Quelle réunion ? Je ne me souviens pas d’avoir été convoqué pour aujourd’hui.

    —Monsieur Nomis m’a demandé de vous emmener le plus vite possible au siège.

    Je fus surpris. Ce n’était pas la première fois qu’on m’attendait pour quelque chose en rapport avec mon voyage, mais toujours pour des missions plus complexes, de plus grande importance, et bien sûr, avec beaucoup plus d’argent ou de donateurs d’une certaine importance en jeu. Je demandai seulement à prendre un café sur la route. Le véhicule, une Renault blanche sans signe distinctif, entra dans Barcelone par la Ronda del Litoral. Le retour à la « civilisation » après un voyage me semblait toujours étrange, et j’avais la sensation de revenir à un monde creux, insipide et, à maints égards, méprisable. Je profitai de la lenteur de la circulation pour observer l’intérieur des autres véhicules. Des personnes seules, je supposai qu’elles rentraient du travail, avec des visages tristes, taciturnes et des symptômes évidents de fatigue accumulée sous les yeux.

    Le chauffeur pris la sortie de Colón, se fraya un passage sur le rond-point embouteillé, et remonta la Rambla, vers le siège de Diners Nets, la fondation pour laquelle je travaillais. Elle occupait une partie du dernier étage du bâtiment, dans la rue Rivadeneyra, siège de l’Archevêché de Barcelone, en plein centre de la capitale.

    Quand l’ascenseur arriva au dixième étage, je fus accueilli par un homme dodu, avec le pantalon en curieux équilibre juste au milieu de son ventre généreux, et des bretelles interminables qui le maintenaient ainsi. Il tendit les bras le plus qu’il put et me prit dans ses bras.

    —Comme je suis heureux de te voir, Cècil ! Raconte-moi comment ça s’est passé, et le vol, mais dis-moi quelque chose, mon garçon —et quand il me lâcha sans me laisser articuler un seul mot, il me tapa dans le dos, je ne saurais dire si c’était pour me saluer ou pour m’animer à me diriger vers la salle de réunion.

    Il était le seul prêtre à pouvoir accéder à cet étage. À mon arrivée à Diners Nets, el « bo d’en Pau », comme on l’appelait, travaillait ou vivait déjà là. J’avançai tranquillement entre les tables, jetant un coup d’œil rapide sur la mienne pour vérifier la quantité de papiers dans mon casier, et, sans m’arrêter, j’entrai dans la salle de réunions, devant lui.

    La salle en réalité était un étroit couloir parallèle au bureau, comme un grand tube blanc rempli au milieu par une longue table de couleur sable. Au bout du tube pendouillaient du plafond un écran et, quelques mètres en arrière, un projecteur dirigé vers celui-ci. La table était entourée par une douzaine de chaises inclinables tapissées de bleu. Le bo d’en Pau me salua avec un dernier élan de soutien et ferma la porte. Assis au bout de la table mon chef, Oriol Nomis, le professeur directeur de la fondation, était en compagnie de deux hommes que je ne connaissais pas.

    —Entre, Cècil, nous t’attendions —Oriol Nomis me tendit la main —. Comment vas-tu, fatigué ? Non. Bon, c’est normal, tu es encore jeune, attends d’arriver à mon âge, alors tu sauras combien c’est fatiguant un voyage de dix heures. Laisse-moi te présenter deux bons amis, le père Carles et monsieur Navarro. Ils appartiennent tous deux au Diocèse de Lérida, et ce sont de bons sponsors —il souligna le mot « sponsors ».

    —En quoi puis-je vous aider, messieurs ?

    —Que vous avais-je dit, toujours prêt, toujours droit au but et homme de confiance, il n’en reste plus des gens comme Cècil, je vous le garantis —dit le chef au père Carles et à monsieur Navarro, alors que d’un geste il m’invita à m’asseoir.

    Une fois assis, Oriol Nomis actionna une télécommande et sur l’écran apparurent des images de saints, de vierges seules ou à l’Enfant dans les bras, des tableaux aux motifs religieux, et quelques photos de parchemins et livres anciens. Ce fut une présentation très rapide, à peine une minute durant laquelle personne ne parla. Le silence fut rompu par Oriol Nomis lui-même.

    —Tu sais ce que c’est ? —me demanda-t-il.

    —Il me semble que c’était des antiquités et, du fait de nos accompagnants, je suppose qu’elles sont liées au Diocèse de Lérida —je sentis le malaise des deux étrangers, surtout du père Carles.

    —En effet, Cècil, ce sont des antiquités, mais d’une inestimable valeur, et tu sais la meilleure, elles n’appartiennent à personne parce qu’elles ne sont inscrites dans aucun registre de l’Église —il fit une pause —. C’est pour cela que nous t’avons fait venir avec une telle urgence. En outre, je suppose que tu es conscient de la discrétion requise pour suivre cette affaire.

    —Je crois que vous vous trompez de personne si ce que vous désirez c’est un expert qui les évalue, moi, je n’ai pas la moindre idée de la valeur ou de l’authenticité de ces pièces.

    Oriol Nomis allait parler, mais monsieur Navarro pris les devants.

    —Nous ne voulons pas que vous nous disiez ce qu’elles valent, ça on le sait déjà, nous voulons les vendre et avons besoin d’une personne de très grande confiance qui nous y aide. Comme vous l’a précisé monsieur Nomis, la discrétion dans cette affaire est vitale.

    Je me retournai vers mon chef.

    —Voilà, Cècil, ce n’est pas ce que tu crois. Ce ne sont pas des pièces volées, si c’est ce qui t’inquiète —quand Oriol Nomis prononça cela, le père Carles s’agita sur sa chaise bleue —. Il y a très peu de temps, dans une des églises de la Franja, nous avons découvert lors de travaux un passage qui était resté caché pendant plusieurs années, quelques quatre cents ans si nous prenons en compte l’ancienneté de l’une des pièces. Le père Carles est le vicaire de cette église et le responsable de notre rencontre ici. Quand le prêtre est descendu en compagnie du chef des travaux, à la surprise de tous, il trouva quatre coffres en bois doublés de plomb qui contenaient un stock invraisemblable et d’une valeur incalculable. Les photos que tu as vues sont seulement une partie du stock, mais pour que tu te fasses une idée, une des pièces est une chaise en bois plus vieille que Mathusalem. Le père Carles a eu la précaution de bien fermer l’accès et de faire promettre au chef des travaux qu’il ne dirait jamais rien de la découverte sous peine d’excommunication —je ne pus éviter un sourire, mais Oriol Nomis continua imperturbable à mon ironie —, alors il a pris contact avec monsieur Navarro et avec une autre autorité qui, je crois, ne t’intéressera pas.

    —Et ça, si ? —demandai-je en montrant l’écran.

    —Toi, tu connais mieux que personne nos problèmes de financement. Les gens ne mesurent pas leur bon cœur à leur bourse, et plus ça va moins les dons qui nous arrivent sont importants. Les maudites ONG sont en train d’anéantir l’Église et le pire, nous qui vivons pour elle, comment allons-nous faire notre travail sans moyens ? On ne construit pas des puits en Cochinchine sans argent pour les payer —son ton me surprit —. Et l’Église, plus préoccupée par d’autres questions, ne cesse de faire des coupes dans son budget pour les œuvres de charité. Caritas est touchée, Mans Unides est proche de la mendicité, et ce ne sont que les premières alertes, que crois-tu qu’il va nous arriver ? Si eux ne dépensent pas, nous, nous n’auditons pas, et le pire, les travaux ne se réalisent pas. C’est pour cela que le père Carles ne déclara avoir trouvé que trois coffres et il a bien fait, parce que depuis, à cause d’eux, comme tu dois le savoir si tu as lu les journaux, les diocèses catalans et aragonais se battent.

    —Le stock du quatrième coffre, nous avons décidé de le dédier intégralement à des œuvres de charité —apostilla le curé.

    —C’est là que tu interviens, Cècil ; j’aimerais —il rectifia avec l’accord des deux autres —nous aimerions que tu te charges de suivre la vente et de « nettoyer » le résultat pour qu’il puisse être utilisé à de meilleures causes. Qu’en penses-tu ? Bien entendu, si tu décides de ne pas le faire, il n’y a pas de problème et nous savons que nous pouvons compter sur ton silence, mais nous aimerions que tu nous donnes une réponse affirmative.

    Peut-être étourdi par le vol et la subite réincorporation au monde réel, je donnai mon accord, conscient en partie que j’aurais mieux fait de refuser et de m’en aller chez moi, mais aussi que les paroles d’Oriol Nomis ne manquaient pas de bon sens.

    —La vente se fera dans trois jours, aux enchères, sur internet, et les paiements se feront de la manière dont tu l’auras décidée. Tu as une chambre réservée à l’Hôtel Arts qui te garantira une certaine discrétion. On te laisse t’occuper de tout.

    Je pris congé, et sur le chemin de retour à la maison je réfléchissais à la manière de le faire. Le mieux, ce serait de recourir aux méthodes traditionnelles, un compte anonyme en Suisse avec un accès sécurisé depuis le réseau ; beaucoup d’organisations que nous auditions recevaient leurs dons sur ces fameux comptes anonymes ; et virements on-line pour chaque pièce. L’objet ne serait pas considéré comme vendu avant la confirmation du paiement. Plus difficile à assimiler qu’à faire.

    J’arrivai chez moi, sur La Diagonal, trop tard pour dîner donc je jetai le sac à dos sur la moquette de l’unique pièce de l’appartement, et me dirigeai vers la salle de bain tout en me déshabillant, prêt à me remettre de la fatigue et de la crasse accumulées durant ces dernières semaines. Propre et relaxé, je ramassai le linge éparpillé, défis le sac à dos et mis tout dans la machine à laver. Après, je me servis un verre de lait avec du chocolat et branchai l’ordinateur portable. Sans aucun doute, la Suisse était la meilleure option. Ouvrir le compte, créer les passwords d’accès, solliciter les autorisations de virements internationaux et demander le registre des mouvements immédiats me prit une demi-heure. La mission confiée par Oriol Nomis était déjà prête, et si j’y avais réfléchi un instant, je me serais rendu compte que c’était, et de loin, la plus étrange depuis que nous nous étions connus quinze ans auparavant.

    Moi, j’étais alors un lamentable étudiant en Économie qui déambulait dans les cafétérias et les couloirs de la fac et, même si je n’étais pas élève de ces fameuses classes de Politique Internationale, je ressentais un réel respect pour Cacoca, « tête de coca », comme on l’appelait dans les bas-fonds universitaires à cause de la couleur blanche de sa tignasse. Il était alors un peu plus maigre que maintenant, mais sa ceinture devait parcourir un long trajet avant de rencontrer l’autre bout.

    Un jour que je me trouvais face à un graffiti qui réclamait de la solidarité avec le peuple sahraoui, il me tapota sur l’épaule et me demanda quelle était mon opinion.

    —Sans argent ils sont foutus —lui répondis-je ; alors il me serra la nuque avec affection et s’en alla. Quelques jours plus tard je reçus une convocation pour me rendre à son bureau.

    —Et si l’argent récolté pour le peuple sahraoui n’arrivait pas à destination et servait à d’autres fins, disons différentes, que croyez-vous que nous devrions faire ?

    Je fus surpris par la petite taille du bureau, réduit par la grande quantité de livres, mais sa question-salut ne me donna pas le temps d’inventorier davantage.

    —Je ne sais pas, je suppose que quelqu’un devrait le dénoncer et faire que l’argent arrive au but pour lequel il a été collecté.

    —Ce n’est pas toujours facile. Parfois, il semble que disposer de l’argent d’autrui produise une excitation spéciale à laquelle il est difficile de résister.

    —Ça dépend des personnes, je suppose —répondis-je.

    —Vous aimeriez être une de ces personnes ?

    —De quelles personnes ?

    —Eh bien, de celles qui accompagnent l’argent et s’assurent qu’il arrive à bon port, qu’il arrive véritablement à son destinataire initial. Vous aimeriez ? Allons, ne me regardez pas de cette façon, votre professeur d’Économie m’a dit que vous êtes le roi des fainéants, mais que vous avez un don pour voir ce que les autres n’imaginent même pas. C’est exact ou bien me suis-je trompé de personne ? En tout cas, vous n’avez pas à répondre maintenant, réfléchissez si vous aimeriez vous embarquer pour le   Maroc lundi prochain et, si vous vous décidez, je parlerai au docteur Martínez pour repousser vos examens jusqu’à votre retour. Merci beaucoup, monsieur Abidal.

    Un sourire, un livre ouvert dans lequel il se plongea sans que ma présence ne le troublât, et un geste désintéressé m’invitèrent à le laisser tranquille. Cette même semaine je m’achetai des pantalons d’aventurier moderne et partis pour le Sahara comme aide-auditeur.

    J’éteignis l’ordinateur, content d’avoir déjà solutionné une partie du travail, et je me mis au lit où je pensais rester les quatorze ou quinze prochaines heures.

    « Oriol Nomis avait raison », pensai-je, « on n’a rien sans moyens », et je ne crus pas que quatre figurines et quatre livres anciens de moins dans l’inventaire infini de l’Église la missent en faillite, alors que, pour les enfants comme ceux que j’avais laissés à Pucuto et Pumaorcco, les fonds récoltés de la vente supposeraient d’allonger leurs vies de dix ou quinze ans. Peut-être que le père Carles avait été trop généreux en remettant trois coffres à qui en possédait déjà des millions.

    Je fermai les yeux, satisfait de l’initiative et heureux de la perspective d’une longue nuit de sommeil ; cependant, la première chose qui me vint à l’esprit quand je laissai reposer ma tête sur mon oreiller propre fut le souvenir du livre que mon père apporta ce jour-là, Apprenez à dire NON.

    4

    Il était très tôt, un peu moins de six heures du matin. J’aurais aimé dormir davantage, mais un terrible rêve dans lequel j’étais sur le point d’être rattrapé par un Pantocrator armé d’une matraque et d’une plaque de police me réveilla. Je fis fuir le Pantocrator avec de l’eau froide et remplis mon verre de la veille avec plus de lait et de cacao. Pendant que je fouinais dans les tiroirs de la cuisine à la recherche d’une friandise non périmée, je mis en marche l’ordinateur. Un léger sifflement m’avertit de l’arrivée d’un nouvel email ; je l’ouvris et vis qu’il était d’Oriol Nomis, mais pas de sa boîte habituelle, sinon d’une adresse du type web mail de celles qu’on ouvre on-line avec un pseudo grotesque. Je pensai qu’il essayait peut-être de ne pas associer la fondation à cette affaire et que de ce fait il n’utilisait pas son adresse officielle.

    Il me communiquait les coordonnées de la chambre d’hôtel et y avait ajouté un fichier avec l’inventaire détaillé des antiquités et leurs mises à prix de départ. Je gardai le fichier sur mon disque dur, imprimai les coordonnées de l’hôtel, et effaçai le mail.

    Maintenant je n’avais plus qu’à relier ces données au compte bancaire, mais, même si mes connaissances informatiques étaient assez bonnes, un tel travail m’échappait.  J’avais beaucoup médité sur la façon de contrôler les paiements de la vente aux enchères ; une option possible, au moyen de messages par courriers électroniques, mais ils étaient peu fiables et leur trace, trop simple à suivre, donc je l’écartai ; même chose pour une surveillance téléphonique en utilisant des pseudonymes pour identifier les intéressés, cela ne me semblait pas très approprié à la nature de la transaction, c’est pourquoi à la fin je décidai de monter un circuit informatique sûr qui relirait les produits  mis en vente aux comptes courants des acheteurs, de sorte que, à mesure que se termineraient les enchères et les paiements seraient certifiés, les articles seraient reliés à un numéro secret de l’opération facilité par le programme, et qui servirait à retirer la commande dans un lieu sûr. Un seul problème, j’étais incapable de construire ce circuit tout seul, mais je connaissais la personne parfaite pour le faire. Un seul doute me tracassait, voudrait-il m’aider. Je l’appelai.

    Nous convînmes de nous voir chez lui à dix heures du matin.

    J’avais connu Martí quatre ans plus tôt, lors de la présentation d’un nouveau projet d’aide pour le Guatemala. Un type silencieux, assis à une extrémité de la table, qui, à l’heure du pot d’accueil, avait déjà disparu. Il m’avait fallu deux mois avant de le revoir, là-bas dans le quartier de Gerona, à Guatemala. Un des points du projet consistait à installer des ordinateurs dans des collèges, et c’était lui qui était chargé de le faire. Chaque fois que me revenait en mémoire son visage, alors que nous pénétrions dans le quartier, je ne pouvais éviter un sourire complaisant. Je suppose qu’il avait dû avoir la même tête d’hébétée et de frayeur que nous avions tous eue la première fois que nous étions entrés dans un endroit où même Amnesty International avait du personnel séquestré. Cependant, il s’était repris, il avait branché un à un la centaine d’ordinateurs et j’avais certifié avec ma signature qu’il en avait été fait ainsi. Quelques bières décapantes dans un taudis du centre attestèrent de notre amitié.

    Il ouvrit la porte lui-même et me demanda de le suive jusqu’à son bureau. Pour briser un peu la glace, il m’expliqua qu’il venait d’être père pour la deuxième fois, et qu’il pouvait à peine dormir trois heures de suite. Nous rîmes un instant, nous nous rappelâmes le bon vieux temps et je lui expliquai, sans entrer dans les détails, ce que j’attendais qu’il me fît en moins de douze heures. Il m’assura qu’avant minuit ce serait prêt. Je le remerciai d’une forte accolade et m’en allai à la fondation.

    S’il tenait sa promesse, j’aurais encore du temps pour régler les derniers détails, par exemple, comment et où on allait envoyer les objets une fois payés. Pour le capital il n’y avait pas de problème, j’avais déjà pensé comment le répartir. Le mieux ce serait de le faire par le biais de dons anonymes par tranches inférieures à trois mille euros. Ainsi, les registres comptables des organisations bénéficiaires n’auraient pas l’obligation d’informer le fisc sur l’identité des donateurs. Quand j’arrivai, l’activité dans la rue Rivadeneyra était effrénée, comme n’importe quel autre jour de la semaine. Des dizaines de standardistes serrées sur des tables d’un mètre quarante répondaient aux appels à travers leurs casques sans fils, sans autre distraction qu’un regard furtif sur les parois où étaient collées des cartes postales familiales des dernières vacances, et sans pouvoir bouger au-delà de la machine à café.

    Par chance, dans notre bureau l’activité était moindre. La plupart, nous travaillions sur le terrain, et le travail de bureau consistait à clore des dossiers ou à préparer de nouveaux audits. J’entrai et saluai mes camarades, qui m’accueillirent avec les phrases de rigueur, « Oui, tout va bien », « Non, c’est un pays très sûr », « j’ai bien mangé », « le vol, un peu lourd », et ainsi de suite jusqu’à ce que j’arrive au bureau d’Oriol Nomis. Sur sa porte, figurait le panneau « Auditor en Cap ». Je frappai et entrai.

    Le professeur était assis dos à la porte, en train de téléphoner tout en tournant sur l’axe de son fauteuil. Il avait refusé qu’on lui installât une de ces oreillettes modernes et possédait encore le fameux téléphone à câble extensible, qu’il enroulait autour de son index de la main gauche pendant qu’il parlait. En entendant la porte, il se tourna et m’invita à entrer. Son bureau était austère, des armoires à rideau, un classeur à tiroirs, un crucifix sur le mur à côté d’un tableau de la Dernière Cène de Léonard, un cadre sur la table avec la photo de son épouse Marta, et une grande fenêtre par où il aimait observer l’agitation fébrile des gens dans Barcelone. Mais ce qui me fascinait dans son bureau, c’était un ancien globe du monde, à une extrémité de sa table, que je faisais tourner.

    —T’es-tu reposé ? —me demanda-t-il.

    —Je vais bien, merci.

    —Que penses-tu de ce dont nous avons parlé hier ? —c’était un homme direct.

    —Je crois que ce n’est pas très légal, mais c’est permis, n’est-ce pas ?

    —Moi, je ne l’aurais pas mieux défini, ce n’est pas très légal, mais c’est permis, oui —répéta-t-il mes mots à voix basse —. Nous traversons des temps difficiles, Cècil, tout a beaucoup changé. Les nécessités d’aujourd’hui ont été multipliées par cent par rapport à celles d’il y a seulement vingt ans, et les ressources sont quasiment les mêmes. Les gouvernements se réunissent en sommets inutiles, pendant ce temps les pauvres misérables, qui ne comprennent rien aux pressions ni aux politiques internationales, meurent tout simplement. Depuis que j’ai l’âge de raison quasiment je me suis demandé pourquoi, et je n’ai pas encore trouvé la réponse. C’est pour cela que j’ai décidé de diriger Diners Nets, Cècil, pour qu’au moins les quelques aides que nous apportons servent à quelque chose. Que pouvons-nous faire ? Nous baissons les bras pendant que le monde claque ses ressources en stupidités ou bien nous intervenons ? Acteurs ou public ? La grande question. Dans un dîner avec des responsables de Caritas, j’ai connu celui que je t’ai présenté comme monsieur Navarro, et nous avons eu cette même conversation. Lui, il pensait clairement qu’il est impossible de sensibiliser les gens. Au début, je n’étais pas tout à fait d’accord, mais ses arguments m’ont convaincu. Les images d’enfants mourant de faim ne font plus réagir, et Mon Dieu, on les utilise même pour faire la promotion de tee-shirt ! Les informations qui nous viennent sur la faim, les malheurs et les inégalités ne font plus la une des journaux, elles ne durent même pas trois secondes au journal télévisé, elles font à peine une colonne dans les brèves des journaux, comme si c’était le préambule de leurs vies. Les gens ont tellement de bruit dans la tête qu’ils n’entendent pas, ils ne ressentent pas la souffrance, ils ne sont même pas troublés si celui qui meurt m’appartient pas à leur famille. Tu comprends maintenant, Cècil, pourquoi je me suis proposé de les aider ? Je sais parfaitement que ce n’est pas le meilleur chemin, mais au moins c’est un chemin, et si nous le faisons prudemment, ça peut fonctionner.

    —Si vous me permettez d’être franc, ça ne me plaît pas. Vous mettez en jeu notre crédibilité professionnelle, mais je peux comprendre. Dans la plupart des endroits que nous avons visités, quand on rendait l’eau potable il manquait des écoles, si on construisait des écoles, il manquait des hôpitaux, et des routes, et l’électricité, et des professionnels formés, et une liste aussi longue de lacunes que je doute même qu’en vendant tous les biens de l’Église on puisse y remédier. Cependant, ça ne me plaît pas. Je le ferai parce que j’ai pleinement confiance en vous et parce que l’argent sera dépensé de façon honnête, mais je ne le ferai qu’une seule fois. Je voulais que vous le sachiez avant de continuer. Oriol Nomis acquiesça de la tête.

    —Je te comprends, moi, j’ai dit la même chose. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’insister sur ce point, mais avant de passer aux questions plus pratiques, me laisses-tu te poser une question très personnelle, Cècil ?

    —Bien sûr.

    —Toi, tu crois en Dieu ?

    —En quel Dieu ? —répondis-je non sans sarcasme.

    —Allons, Cècil, je parle sérieusement. Pourquoi es-tu avec nous, pourquoi ne travailles-tu pas pour des multinationales où tu gagnerais vingt fois plus que ce que tu gagnes ici ? —sa question me prit par surprise, et je ne réussis qu’à hausser les épaules —. Tu sais, parfois, moi aussi j’ai des doutes, je pense à ce qu’aurait été ma vie, et celle de Marta, si j’avais accepté le poste de conseiller délégué dans une des entreprises qui me l’ont proposé, ou ministre quand je pouvais ; maintenant je vivrais dans un manoir, j’aurais des propriétés, des biens immobiliers sur la côte, et mes héritiers légaux seraient en train de se frotter les mains. Mais j’ai choisi ce chemin, comme toi, et je ne le regrette pas, car moi je l’ai fait parce que je croyais en Dieu ! Maintenant je ne sais plus en qui croire.

    —Croyez en vous —lui dis-je.

    —Nous les hommes, nous tous, par notre étrange et merveilleuse nature, sommes vulnérables. Ce n’est pas facile de croire en quelque chose de vulnérable. Souviens t’en toujours.

    Il se tut un instant, et quand je le crus prêt à m’écouter, le lui expliquai comment je pensais mener à bien la vente aux enchères. Nous décidâmes de limiter les enchères à deux heures, de midi à deux heures de l’après-midi. Passé ce délai, le bien serait adjugé automatiquement à la meilleure offre. Lui, il se chargerait de faire savoir aux intéressés l’adresse internet de la vente, et une fois les ventes effectuées, on enverrait les antiquités à des adresses postales où elles seraient retirées contre le code fourni à la réalisation du paiement. Après, nous effectuerions des virements inférieurs à trois mille euros jusqu’à ce que le compte fût vide, et nous le clôturerions. Fin de l’opération.

    À deux heures du matin, je reçus le message de Martí me confirmant qu’il avait fini le travail et partis le voir. Avec les yeux rougis, il m’expliqua le fonctionnement complet de la procédure, comment devaient se faire les paiements, comment on relierait les objets contre les dépôts, combien de temps il faudrait attendre pour avoir la certitude que le paiement fût effectif, et comment la plupart se déconnecteraient et s’effaceraient automatiquement une fois la vente terminée. Un excellent travail. Je dois reconnaître que je fus surpris que Martí ne me posât aucune question, mais je l’attribuai à son professionnalisme.

    De retour à la maison, j’envoyai un courrier électronique à la nouvelle adresse mail de mon chef lui indiquant la page internet que nous avions habilitée pour les enchères.

    Le lendemain, après avoir effectué la vente telle que nous l’avions planifiée, et peu après la mi-journée, dans la chambre de l’Hôtel Arts il ne restait plus que la tension des deux heures et demie de vente accumulées sur un écran, maintenant inerte, et une grande surprise, un solde d’un million trois-cent-trente-sept mille euros clignotant sur l’écran relié au compte en Suisse. Un million d’euros ! Quelqu’un avait payé un million d’euros pour un morceau de peau de vache écrite ! Je ne pouvais le croire. Dès que les deux observateurs abandonnèrent la chambre d’hôtel, j’appelai immédiatement Oriol Nomis pour l’informer de la folie que je venais de vivre, mais son téléphone, étrangement, semblait éteint, donc je décidai d’aller le voir au siège, où je trouvais son bureau fermé et lui, absent. Je saluai le bo d’en Pau et les quelques personnes qui restaient-là l’après-midi, et, après deux ou trois appels infructueux, je décidai de profiter de l’attente pour remplir quelques rapports accumulés durant mon absence. Il me parut étrange qu’il ne me contactât pas dès qu’il eut appris la fin de la vente, même s’il avait peut-être déjà su le dénouement..., mais je me posai aussi d’autres questions, encore plus surprenantes, qui m’assaillaient depuis la dernière capture d’écran. Comment était-il possible que quelqu’un payât cette somme pour un morceau de parchemin ? Pourquoi Conversum avait-il fait une seule enchère juste après que Capillus avait fait la sienne ? Personne ne s’était intéressé à ce parchemin avant que Capillus ne fît une enchère, et pourquoi n’avait-il pas proposé cent mille et un euros ? Sans doute connaissait-il la limite de Capillus et d’un coup d’un seul il l’avait balayé ? Les dernières minutes restaient minimisées dans la barre des tâches de mon cerveau, sans réponse apparente pour le moment. Quelques heures après, Oriol Nomis arriva et, contre toute attente, il ne parut pas surpris de me trouver là, il me salua comme d’habitude et s’enferma dans son bureau. Bien sûr, je le suivis et entrai derrière lui pour commenter l’incroyable achèvement de la vente.

    —Entre, Cècil, entre ! —m’anima-t-il.

    —Je vous ai appelé plusieurs fois sur votre portable —me plaignis-je.

    —Il était éteint, je déjeunais avec des d’amis à toi —et il me fit un clin d’œil.

    —Donc, je suppose que vous êtes informé de ce qu’il s’est passé, n’est-ce pas ?

    —Ils m’en ont parlé, effectivement. Nous avons eu de la chance, Cècil, nous pouvons être contents de la somme obtenue. Même dans le meilleur des cas nous n’aurions pu imaginer ça !

    —Excusez-moi, mais ça ne vous étonne pas que quelqu’un paye un million d’euros pour un morceau de peau de vache de je ne sais quel siècle ?

    —Ne sois pas cynique —me reprit-il —, les collectionneurs sont des gens particuliers, très spéciaux. Beaucoup sont des millionnaires pour qui, dépenser un million, c’est comme pour toi dépenser cinquante euros dans une bonne bouteille de vin. Ils en ont envie et ils les dépensent. Un point c’est tout.

    —Mais de la manière dont ça s’est passé, deux minutes avant la fin de la vente, pour contrecarrer l’offre de l’autre collectionneur...

    —Cècil, Cècil —m’interrompit-il —, tu n’arrêtes donc jamais, toujours à chercher la petite bête. Cesse de t’inquiéter, c’est certainement un de ces fous excentriques qui sont devenus millionnaires du jour au lendemain en trafiquant avec le pétrole, quel mal y a-t-il à dépenser plus d’un

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