Mémoires d'un octogénaire: Les années sombres
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Opération Dynamo sera le plus grand rembarquement de l'histoire militaire, en neuf jours 370 000 combattants, dont un tiers de français, seront évacués dans des conditions inouïes et ramenés sur le sol anglais, réduisant ainsi le danger d'un débarquement allemand face auquel le Royaume-Uni aurait difficilement résisté.
Wilfred Beaucamp, britannique par sa mère et français par son père, figure parmi les rescapés. Une circonstance qui changera radicalement sa destinée.
Maurice Jean Kniebihler
Grand voyageur, passionné d'histoire, bon connaisseur des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de l'Allemagne, l'auteur a fait appel à ses propres souvenirs de guerre pour écrire son troisième roman qu'il situe dans le contexte historique du deuxième conflit mondial.
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Mémoires d'un octogénaire - Maurice Jean Kniebihler
DU MÊME AUTEUR
UNE SI LONGUE ROUTE (carnets de guerre)
paru en 2004, Éditions le Publieur
VIKTOR
paru en 2008, Éditions Beaurepaire. Pôle Sud
A Françoise, mon épouse,
pour sa précieuse contribution
au devenir de ce livre qui lui est dédié.
SOMMAIRE
Chapitre I
OPÉRATION DYNAMO
Dans la nasse
MI5 (Military Intellignce Section 5)
La Patriocic School
L’effondrement
La bataille d’Angleterre
Rencontres
Ma tante Kate
John Henderson
L’Apocalypse
Nouvelles perspectives
Académie militaire de Sandhurst
Le Secret Intelligence Service
Chapitre II
MISSIONS SECRÈTES
L’énigme Siegfried
Le plan B
Loïc Kerrien, alias Cormoran
Léo Peeters, alias Cyrus
En France occupée
Événements dramatiques
Le conflit devient Mondial
Chapitre III
BOMBARDEMENTS
Motifs d’inquiétudes
Irena Borowska
Chapitre IV
DÉSASTRES ET SUCCÈS
La débâcle de Singapour
Succès dans l’Atlantique
Opération Chariot
Le fiasco de Dieppe
Entre accablement et espoir
Siegfried : La rencontre
Chapitre V
AFRIQUE DU NORD – LA FIN DU COMMENCEMENT
Erwin Rommel
Première bataille d’El Alamein
Bir Hakeim
Victoire à El Alamein
Opération Torch – Le tournant décisif
La situation en Tunisie
Représailles Allemandes
Drame à Alger
Janvier 1943
Chapitre VI
LE COMMENCEMENT DE LA FIN
La débâcle de Stalingrad
La solution O’Doherty
Angoisses
Exfiltration
Chapitre VII
RETOUR EN ANGLETERRE
La France libre à Alger
Nouvel horizon
Chapitre VIII
LES CHORISTES
La Gestapo contre l’Abwehr
Débarquement en Sicile
Chapitre IX
ACTIONS SPÉCIALES
Coup de main à Lisbonne
Nouvelle menace
Évolutions Italiennes
Capture et libération du Duce
Inquiétude
Débarquement à Salerne
Informations inattendues
Le cas Vermehren
Surprise
1944 – L’année de tous les dangers - L’Italie
Le procès de Vérone
Kidnapping du couple Vermehren
L’Abwehr disparaît
Le Comité Double Cross
Signes avant coureurs
ROMMEL en Normandie
Chapitre X
ASSAUT DE LA FORTERESSE EUROPE
L’ordre du Jour du 6 juin 1944
Opération Overlord
Le Jour « J »
L’Assaut
Utah Beach
La Pointe du Hoc
Omaha Beach
Gold Beach
Juno Beach
Sword Beach
La Bataille logistique
V1 : Arme de représailles 1
La guerre de Normandie
L’Oberbefehlshaber – Saint-Germain-en-Laye
Dernière tournée d’inspection
Chapitre XI
CONJURATION DES OFFICIERS
Opération Walkyrie
Claus Schenk von Stauffenberg
Infortunes
L’Échec
Walkyrie 2 - Opération Paris
Représailles
Le Volksgerichtshof, Tribunal du Peuple
La dernière séance
La fin des illusions
La ligne du Front près l’Ostrow en Pologne
Une conjuration pour rien
Chapitre XII
LIBÉRATION DE LA FRANCE
Objectif Paris
Débarquement en Provence – 15 Août 1944
L’Assaut naval
Le chef est affamé
La deuxième vague
Désobéissance d’un Prussien
Nouveaux horizons
Visite à l’oncle Léo
L’Ambassade Britannique
Carole Herment
Jubilations Parisiennes
Recherche de Von Rosen
La Continental Import Export
Emmanuel Frey, Alias Alcé
Le dernier convoi
La clinique de Courbevoie
Vers Nanteuil – Saacy sur Marne
Bastian Walkiers : Sauvé
Chapitre XIII
RENCONTRES PARISIENNES
Armand Deshayes
Sur le Normandie
Florence Conrad
Le groupe Rochambeau
Les Rochambelles à Paris
Un déjeuner particulier
Chapitre XIV
DERNIERS MOIS DE 1944
Deuil national en Allemagne
Opération Market-Garden
Le pont d’Arnhem
365th Station Hospital - Neuilly
Ducan J. Walker
Harry Sanders
Strasbourg Libérée
Chapitre XV
L’INCONCEVABLE OFFENSIVE
Opération Greif (Griffon)
Noël à Bastogne
Chapitre XVI
ENTRE ESPOIR ET FRUSTRATION
Passage en Allemagne – le Hurtgenwald
L’ordre Néron
Dresde anéantie
Un extraordinaire coup de chance
Liquidation de la poche de Colmar
Triste nouvelle
Chapitre XVII
BERLIN – L’ULTIME BATAILLE
Lundi 30 avril 1945
Mardi 1er mai 1945
Mercredi 2 mai 1945
La Pravda du 3 mai 1945
Chapitre XVIII
CAPITULATION SANS CONDITION
Quartier général des forces alliés à Reims
Mardi 8 mai 1945 – Londres liesse populaire
Chapitre XIX
DÉMEMBREMENT DE L’ALLEMAGNE
Changements inattendus
Dimanche 22 juillet 1945
21 juillet – parade à Berlin
Le village Olympique (Stadium Barracks)
Nouvelles
Le quartier Napoléon
Geoffroy de Chalmay
L’Empire du soleil levant abandonne
Chapitre XX
EN ALLEMAGNE OCCUPÉE
Berlin District de Tiergarten (jardin zoologique)
Chapitre XXI
LA GUERRE FROIDE
Winston Churchill : le discours de Fulton
L’avertissement de George Patton
Berlin foyer de la guerre froide
Nuremberg – Le dernier acte
Ernst Reuter
Le Blocus
23 juin 1948 – Premiers vols
Un succès considérable
Singulières nouvelles
Chapitre XXII
LES DEUX ALLEMAGNES
La Bundes-Republik Reutschland – BDR
La Deutsche demokratische republik « DDR »
Deux mondes très différents
Helga Wittermann
Informations cruciales
Une journée mémorable
Alexandra Orolova
Un week-end de découverte
Mémorial de la résistance Allemande
Checkpoint Charlie : l’affrontement
Le dénouement
Chapitre XXIII
LE SYMBOLE PHYSIQUE DE LA GUERRE FROIDE
Plus qu’un mur
Un programme ambitieux
La guerre froide des espions
Le pont des espions
Renseignement extérieur de la RFA
« Échelon » les grandes oreilles de la NSA
« Ich bin fin Berliner »
ÉPILOGUE
St Paul de Vence – Août 2002
9 novembre 1989
Une affaire importante
Jeudi 21 décembre 1989
Une nouvelle Allemagne
I
OPÉRATION DYNAMO
La bataille de Dunkerque s’est déroulée du 25 mai au 3 juin 1940. Bousculée par le Blitzkrieg (guerre éclair) de la Wehrmacht lors de la bataille de France, l’armée britannique, ainsi que des unités de l’armée française, durent battre en retraite vers le Nord de la France.
Encerclées à Dunkerque elles menèrent une résistance acharnée, destinée à gagner le temps nécessaire à l’évacuation du gros des troupes vers le Royaume-Uni.
Baptisée « Opération Dynamo » cette action a mobilisé tous les navires que la Royal-Navy put réquisitionner, tandis que la RAF luttait dans le ciel pour couvrir l’opération. Les troupes et le matériel n’ayant pu être embarqués furent capturés par les Allemands. Mais la réussite du sauvetage du gros du corps expéditionnaire britannique a, sans nul doute, sauvé le Royaume-Uni d’une invasion face à laquelle il aurait difficilement résisté.
Le 20 mai 1940 la situation est désespérée. Deux divisions de Panzers, commandées par le général Heinz Guderian, atteignent Abbeville et la mer. Elles parviennent ainsi à couper les armées alliées en deux avec, entre les mâchoires de la tenaille, un million de soldats français, belges et britanniques pris au piège
Les Panzers de Guderian poursuivent leur progression. Le 24 mai leurs avant-gardes établirent six têtes de pont sur l’Aa, petit fleuve côtier, et atteignirent Bourbourg. Elles avaient pratiquement le champ libre lorsqu’un ordre du Général Von Rundstedt, confirmé par le Führer obnubilé par la prise de Paris, les stoppa net jusqu’au matin du 27 mai. Les alliés profitèrent de l’aubaine. Ils se regroupèrent en hérisson pour tenir un corridor s’étendant de la région lilloise à Dunkerque, sur une centaine de kilomètres de profondeur et trente à quarante de largeur.
Pour se dégager le général Weygand misa sur une traditionnelle contre-attaque. Le général Gort, chef du corps expéditionnaire britannique, refusa cette option, l’évacuation lui semblait inévitable. Le cabinet de guerre britannique lui donna raison, le 26 mai la décision tomba :
« En de telles circonstances un seul moyen vous reste : vous frayer un chemin vers l’ouest, où toutes les plages et les ports situés à l’est de Gravelines seront utilisés pour l’embarquement. La Royal-Navy vous fournira une flotte de navires et de petits bateaux, et la Royal-Air-force vous apportera un soutien total.»
Le 28 mai, après la bataille de la Lys, le roi Léopold III, chef de l’armée belge, capitula, décision vivement contestée par les Français et les Anglais et par son propre gouvernement.
Le 29 mai le général Français Vernillat, commandant la 43ème division d’infanterie, reçut l’ordre de regrouper les grandes unités dans une zone boisée, à l’est de Bray-Dunes et au sud-ouest de La Panne.
Le vice-amiral Sir Bertram Ramsay, chef de l’opération Dynamo, installa son quartier général au château de Douvres. L’opération dura neuf jours pleins, du mardi 26 mai au jeudi 4 juin. Le 29 mai, le corridor se rétrécit comme une peau de chagrin. Il ne va plus maintenant que, côté mer, des environs de Dunkerque au petit port belge de Nieuport, aux canaux de Bergues à Furnes et de Furnes à Nieuport côté terre.
Le 4 juin 1940 l’opération Dynamo était achevée. Le drapeau à croix gammée flottait sur le beffroi de Dunkerque. En neuf jours 336 226 combattants (dont 123 095 Français) furent évacués dans des conditions inouïes.
Discours de Winston Churchill, à la chambre des communes le 4 juin 1940 :
« We shall defend our Island whatever the cost may be, we shall fight on the beaches, we shall fight on the landing grounds, we shall fight in the fields and in the streets, we shall fight in the hills ; we shall never surrender. »
« Nous défendrons notre île peu importe le coût, nous nous battrons sur les plages, nous nous battrons sur les lieux de débarquement, nous nous battrons dans les champs et dans les rues, nous nous battrons dans les collines, nous ne nous rendrons jamais. »
–
« Indigne est la nation qui n’accepte pas avec joie de tout sacrifier à son honneur »
Johann Friedrich von Schiller
DANS LA NASSE
Modeste acteur au cours de ces journées décisives, j’ignorais tout des intentions de nos grands stratèges. Comme tout soldat en campagne je ne savais que ce qui se passait dans un périmètre restreint et ne connaissais rien de la situation générale. Dans la poche de Dunkerque, je n’étais plus qu’un petit poisson pris dans la nasse, tout comme des dizaines de milliers d’autres petits poissons.
Mon unité faisait partie du périmètre défensif autour de la poche, les ordres étaient de tenir le terrain coûte que coûte. Nous avons tenu jusqu’à l’épuisement total.
Talonnés par l’ennemi, assommés de fatigue, affamés, sans aucune liaison avec notre commandement, ce qui restait de ma section — une dizaine d’hommes — se trouvait à l’orée d’un petit bois, non loin d’une batterie Française de 75. Un guetteur, juché dans un arbre, cria qu’un Panzer Mark IV s’approchait de la batterie. Dès qu’il fut en vue les artilleurs firent feu et mirent dans le mille.
Le char ennemi glissa vers le fossé, fut pris d’étranges soubresauts, prit feu et sa tourelle explosa. On avait l’impression d’assister à la fin d’un monstrueux insecte préhistorique.
L’unité d’infanterie qui suivait le Panzer répliqua aussitôt. Un premier obus de mortier tomba sur la batterie française, un deuxième sur notre petit groupe. Le lieutenant Faivre, qui commandait la section, fut tué net. Les autres étaient plus ou moins touchés. Je sentis une vive brûlure à la nuque, du sang coulait dans mon col.
Restant le seul gradé valide, je pris le commandement du groupe de survivants, encore capables de marcher et de porter nos blessés.
Nous partîmes à la recherche d’un poste de secours et le trouvâmes à peu de distance. Un infirmier me pansa sommairement et me dit que la blessure, causée par un éclat de mortier, n’était pas trop grave mais qu’il fallait s’en occuper dès que possible pour éviter l’infection. Désabusé il commenta.
« Tout est foutu, les Rosbifs nous lâchent, j’ai entendu dire qu’ils rembarquaient à Dunkerque. Ce que vous avez de mieux à faire, toi et tes camarades, c’est d’attendre ici tranquillement l’arrivée des Fridolins, ils ne vont certainement pas tarder.
– Chacun décidera. En ce qui me concerne pas question, les boches ne m’auront pas. »
L’autre haussa simplement les épaules avec l’air de dire « C’est ton affaire pauv’ pomme. »
Mes compagnons décidèrent de suivre le conseil de l’infirmier, je ne pus pas les en dissuader, tous étaient au bout du rouleau.
Mû par une double obsession – ne pas me laisser capturer par l’ennemi et embarquer pour l’Angleterre, seul moyen de sortir de la nasse – je pris la décision de me mettre en route tout seul en direction de l’ouest.
Au bout de quelques kilomètres je me rendis compte que je ne pourrais guère aller plus loin sans prendre un peu de repos. Un fossé bordait la route, je m’allongeai dans l’herbe et m’endormis comme on sombre sous l’effet d’une anesthésie.
Le froid et le bruit du canon me réveillèrent deux heures plus tard. Je repris la route comme un somnambule. Mon estomac criait famine. Depuis la veille je n’avais avalé qu’une tablette de chocolat, c’était peu pour un solide gaillard de vingt-deux ans. J’avais aussi très soif et rien à boire.
Dans une chenillette Hotchkiss, à moitié détruite, je découvris un bidon de deux litres gaîné de toile kaki. Il était plein, non pas d’eau mais de gros rouge. Je n’avais pas l’habitude de boire du vin, mais à la guerre... Je bus goulûment le pinard râpeux et me retrouvai dans un état de grande euphorie, qui ne dura guère.
Je marchai des heures durant et arrivai, finalement, sur l’une des rares élévations surplombant le port de Dunkerque. Je compris immédiatement que ce n’était pas là que j’embarquerais. Les pontons, encore intacts, étaient réservés aux unités britanniques.
« British only ! » aboyait le MP¹ à casquette rouge qui se tenait à l’entrée de l’un des pontons. Il me conseilla d’essayer par la plage, en m’indiquant la direction de Malo les Bains. Je me remis en route.
Quelques kilomètres plus loin, un spectacle pour le moins insolite s’offrit à mon regard. La plage était encombrée d’une énorme quantité de véhicules et de matériel de guerre de toute sorte. Le temps était splendide, le soleil brillait dans le ciel bleu dont les seuls nuages étaient la conséquence de l’épaisse fumée qui montait de Dunkerque en flammes. Le beau temps facilitait les opérations d’évacuation, mais hélas également la ruée des bombardiers et des chasseurs de la Luftwaffe, auxquels s’offraient pour cible des centaines de navires, d’embarcations en tout genre, ainsi que des milliers de fourmis sans défense sur la plage, des soldats qui se recroquevillaient dans le sable à chaque mitraillage des avions ennemis ou bien qui, fatalistes, restaient debout.
L’ennemi avait la maîtrise de l’espace aérien, grâce à ses Stukas² . Ces bombardiers, en piqué, plongeaient du ciel dans le hurlement terrifiant de leurs sirènes. Ils avaient fait d’énormes ravages en coulant un grand nombre de bateaux, où un maximum de soldats s’étaient entassés. Dunkerque était devenu un enfer pour les alliés.
Des colonnes britanniques se tenaient dans l’eau, avançant et reculant avec la marée. Des centaines de « little ships », des petits bateaux à faible tirant d’eau, s’approchaient tout près du rivage, pour embarquer les hommes et les amener aux gros bateaux mouillés au large. Des officiers faisaient de leur mieux pour faire régner un semblant d’ordre.
Un capitaine se tenait un peu à l’écart, il surveillait les opérations. Il avait fière allure sanglé dans son battle-dress impeccable, le casque plat planté droit, légèrement incliné vers l’avant, un stick sous le bras. Sur ses épaulettes, la barrette verte du Field Intelligence Corps.
Je m’approchai de lui et lui demandai, en bon anglais, si j’avais une petite chance d’embarquer. L’officier me toisa en examinant, avec insistance, mon uniforme déchiré et taché de sang.
« Qui êtes-vous, d’où sortez-vous ?
– Sergent Wilfred Beaucamp, 3ème compagnie du 67ème régiment d’infanterie.
– Où est votre unité ?
– Pratiquement anéantie en protégeant la poche pour vous permettre d’évacuer. Mes quelques camarades survivants doivent être prisonniers de l’ennemi à l’heure qu’il est. J’ai préféré tenter ma chance pour éviter la captivité.
– Où avez-vous appris à parler anglais de la sorte?
– Ma mère est galloise de Cardiff, mon père français, je suis bilingue depuis que je sais parler.
– Are you a good swimmer ?»
Je rétorquai que j’étais effectivement bon nageur.
« Alors mettez-vous à l’eau et nagez jusqu’au vieux Ferry-Boat qui se trouve au large, avec un peu de chance, ils ne vous rejetteront pas à la mer.»
Je lui tournai le dos en faisant un effort énorme pour ne pas lui dire ce que je pensais de son humour britannique. Le capitaine me héla.
« Désolé, je ne cherchais pas à me moquer de vous. Je pense vraiment qu’un bon nageur devrait facilement atteindre ce vieux rafiot, remis en service pour la circonstance. Si cela vous fait peur, je tenterai de vous faire passer dans la colonne.»
Je le remerciai, mais piqué au vif je répliquai sèchement que je me faisais fort d’y arriver.
« Captain Bradford, Field security, demandez après moi lorsque vous serez arrivé de l’autre côté. Good luck my boy (Bonne chance mon garçon.
) »
Je m’avançai jusqu’au bord de la mer, enlevai mes gros godillots, mes bandes molletières, ma vareuse d’où je sortis mes papiers, qui se trouvaient dans un étui de toile imperméabilisée, et les mis dans la poche revolver de mon pantalon.
J’entrai dans l’eau, elle était plus froide que je ne l’avais supposée. Lorsqu’une vague glacée toucha mon estomac je me lançai en avant. En quelques secondes toute la fatigue et l’angoisse des derniers jours me quittèrent comme par enchantement. Je me sentais bien, et malgré mon pantalon de drap je nageai sans difficulté, mais le grand bateau était bien plus loin qu’il m’avait semblé.
Lorsque je l’atteignis enfin, j’étais complètement vidé. Deux matelots descendirent l’échelle de coupée qui se terminait par une plate-forme, où les petites embarcations accostaient. Ils me hissèrent hors de l’eau, seul je n’y serais pas arrivé.
Le vieux Ferry, qui desservait en son temps la ligne Calais-Douvres, était archi bondé. Des centaines d’hommes, accoudés au bastingage, assistèrent silencieux à mon arrivée. Une âme charitable jeta une couverture sur mes épaules. Je trouvai une petite place dans un recoin du pont supérieur et m’endormis aussitôt.
A un moment donné, je sentis que quelqu’un s’était emparé de mon bras gauche. J’ouvris un œil et vis un lieutenant de la Military-Police penché sur ma plaque d’identité, montée en gourmette. Le MP tentait de déchiffrer le nom et le numéro matricule qui y étaient gravés.
« Sorry, I woke you up, are you French ? (Désolé, je vous ai réveillé, êtes-vous Français ?
) »
Je confirmai.
« Que faites-vous sur ce bateau ? Nous n’avons embarqué que des unités britanniques.
– Je suis venu à la nage
– Comment cela à la nage ?
– C’est ce que le capitane Bradford de la Field-security m’a recommandé de faire. C’était le seul moyen pour embarquer. Il m’a conseillé de demander après lui une fois arrivé. Sommes-nous arrivés ?
– Pas encore, nous venons d’essuyer l’attaque d’un Messerschmitt. Nous avons cru que vous étiez l’une des victimes du mitraillage…
– Je n’ai rien vu, ni entendu.
– Vous deviez être fichtrement épuisé pour avoir dormi avec tout ce vacarme.»
Je lui relatai brièvement les événements de ces derniers jours, qui expliquaient cette fatigue.
« C’est la première fois que j’entends un français parler anglais avec un accent gallois, curieux non !»
J’expliquai, une fois de plus, les raisons, mère originaire de Cardiff, père français, bilingue depuis mon enfance…
« Vous avez des papiers ?
– Mes papiers sont dans la poche arrière de mon pantalon. Merde ! Malgré l’étui imperméable ils ont pris l’eau.»
Je les tendis au lieutenant de la Military Police.
« Il faudra faire sécher tout cela, trouver de quoi vous habiller et vous chausser pour descendre de ce bateau.
– Où sommes-nous ?
– Nous arrivons à Ramsgate. »
Le vieux ferry s’était amarré à la jetée-promenade. Des ambulances chargeaient les blessés. Des dames de la Croix-Rouge distribuaient du thé et des biscuits. J’acceptai une tasse avec gratitude et dévorai quelques biscuits. Je n’avais plus fait de vrai repas depuis des lustres.
Les chaussures, que l’officier de la MP avait trouvées, étaient trop grandes d’au moins deux pointures. La capote kaki, par contre, était trop étriquée. J’avais l’air parfaitement ridicule, mais en ce moment c’était bien le cadet de mes soucis.
« Vraiment pas génial, on va vous conduire au cantonnement de la Home-guard. On vous donnera de quoi vous vêtir décemment. Les Français doivent être regroupés à Trentham-Park, un de mes hommes viendra vous chercher, en attendant je garde vos papiers. »
Le Lance-Corporal³ affligé d’un gros nez rougeaud et d’un accent cockney⁴ , à peu près incompréhensible, m’invita à monter dans son camion. Le cantonnement de la Home-guard, installé dans une ancienne école, était à cinq minutes de route.
L’accueil fut affable. Un infirmier vint examiner ma blessure et conclut que c’était bénin. Il me proposa de me doucher avant de faire le pansement. Il héla un vieux bonhomme, répondant au nom de Prescott, et lui demanda de s’occuper de moi.
Grand, le teint rubicond, moustache et crinière blanche, je présumai que c’était un vétéran de 14-18. Il confirma plus tard qu’il s’était battu sur la Somme en 1917.
« Viens mon garçon, on va te rendre présentable, et t’habiller de neuf. Appelle-moi John, ce sera plus simple.»
Mon nouveau cicérone me conduisit à la douche, où je m’attardai longuement.
« John, je souhaite également me raser. Avec une barbe d’une semaine j’ai vraiment l’air d’un bandit de grand chemin.»
Le vieux m’apporta un rasoir mécanique, du savon à barbe, ainsi que des sous-vêtements kaki. Il m’emmena ensuite au magasin d’habillement où l’on me donna un vieil uniforme britannique et des brodequins à ma taille. L’infirmier refit mon pansement.
John me demanda si je désirais manger quelque chose. Propre et vêtu de neuf je ne souhaitais que cela.
Il me conduisit au réfectoire où une cinquantaine de soldats étaient attablés. Les cuisiniers apportaient des plats fumants, remplis de viande en sauce et de pommes de terre. Prescott s’assit sur le banc à mes côtés.
J’écrasai une pomme de terre dans mon assiette et l’arrosai d’un peu de sauce. J’eus du mal à avaler. Je bus une gorgée de thé brûlant et repoussai mon assiette. J’avais le tournis, je ne tenais plus debout. John m’avait trouvé un lit dans l’un des dortoirs, il m’y conduisit et m’aida à enlever mon uniforme. Je m’allongeai et m’endormis comme une masse.
Le lendemain matin c’est mon nouveau compagnon qui me réveilla.
« Il est huit heures fils. Il faut faire ta toilette. Ensuite nous irons prendre un bon breakfast. Dans le courant de la matinée tu partiras, avec d’autres Français, pour Trentham-Park, c’est près de Stoke on Trent, dans le Staffordshire. C’est là que tous les Français doivent être rassemblés.»
Rien de tel pour récupérer qu’une bonne nuit de sommeil. Après ma toilette je tenais une forme olympique.
J’accompagnai John au réfectoire où nous eûmes droit à un véritable breakfast anglais. Thé, porridge, œufs au bacon, toasts grillés et marmelade.
Tout en mangeant j’interrogeai mon compagnon sur cette Home-Guard, dont je n’avais jamais entendu parler.
Le vieux m’apprit qu’elle avait été créée en février dernier. Initialement sous la dénomination de « Local Defense Volunteers » ou LDV en abrégé. Des plaisantins eurent vite fait de transformer cela en « Look, Duck and Vanish »⁵. Winston Churchill décida alors de l’appeler Home Guard. C’était une organisation de défense, composée de volontaires, dont beaucoup de vétérans de l’autre guerre, comme John, qui ne pourraient pas servir autrement.
« Tout sujet britannique, entre dix-sept et soixante-cinq ans, peut se porter volontaire. Nous ne sommes pas payés mais nous avons des uniformes et des armes. La Home-Guard est la deuxième ligne de défense en appui de l’armée régulière. Nous gardons les côtes, les usines d’armement et les dépôts de munitions. »
Il ajouta farouchement :
« On a beau railler en nous qualifiant d’armée de Papa
l’envahisseur devra compter avec nous…
– Vous croyez donc à une invasion ?
– Si la France tombe ce sera notre tour. A mon avis ce n’est qu’une question de temps. »
Je repoussai cette hypothèse de toutes mes forces. En dépit des terribles événements dont j’avais été témoin, je me refusais obstinément à regarder la vérité en face.
Un doute m’assaillit, et si ce que j’avais vécu n’était que le prélude d’un effondrement total ? L’impensable se produirait alors, la défaite de la France.
Nous avions terminé notre breakfast lorsqu’une estafette de la Police Militaire entra dans le réfectoire. Il demanda à haute voix si un sergent Beaucamp se trouvait là. Il prononçait le nom « Bioucamp». Foutus rosbifs, pas capables de prononcer mon nom correctement. Je levai la main « Here. »
Le MP vint à notre table :
« J’ai un message de la part du lieutenant Brackenburry, celui que vous a envoyé ici. Tenez, voici vos papiers qu’il a fait sécher. Mais ils sont tout de même bien abîmés.
– Merci, quel est ce message ? »
Il expliqua que, depuis la veille, les Français étaient autorisés à embarquer à Dunkerque. Durant quarante-huit heures des bateaux de pêche de Margate avaient fait d’incessants allers et retours pour en ramener un maximum. Des centaines d’hommes avaient été sauvés. Ils attendaient leur transfert par train pour Stoke on Trent.
« Ces hommes doivent être recensés avant leur transfert. Le lieutenant Brackenbury souhaite que vous l’assistiez, en tant qu’interprète, pour établir les listes.
– C’est le moins que l’on puisse faire pour ce brave lieutenant, et pour mes compatriotes. Quand partons-nous ? »
L’estafette me dit qu’on partait sur le champ. Le moment était venu de prendre congé de John Prescott. Je le remerciai avec effusion, en lui promettant de revenir un jour.
« Well, Good Luck my boy, and take care of yourself. (Bonne chance mon garçon, et prenez bien soin de vous.
) »
Margate est à une dizaine de kilomètres au nord de Ramsgate. Je pris place sur le tansad de la Royal Enfield. La sonorité du moteur était un enchantement pour le féru de motos anglaises que je suis. La Triumph achetée avec mes premières économies m’attendait à Cannes, dans la maison de mes parents. C’est le cœur serré que je pensai à eux.
Nous arrivâmes au port de Margate. Des centaines de soldats français étaient parqués dans un grand hangar. La lassitude et l’abattement se lisaient sur tous les visages.
Le lieutenant Brackenbury avait l’air content de me revoir.
« Sergent Beaucamp ! Merci d’avoir accepté de nous assister. On ne s’en sort plus. A ce rythme-là on en a pour trois jours. »
Il m’expliqua qu’il fallait établir une liste comportant les noms, prénoms, numéros matricule, grades et unité. C’était relativement simple pour ceux qui étaient restés groupés sous le commandement d’un chef, officier ou sous-officier, les gradés ayant commencé à remplir eux-mêmes les listes. C’était un peu plus difficile pour ceux qui étaient arrivés là indépendamment.
Je m’installai derrière une table avec une pile d’imprimés vierges. Une queue se forma rapidement. Je commençai à remplir les listes. Ceux qui avaient des papiers les présentèrent, les autres furent brièvement interrogés. La consigne était de signaler toute personne suspecte.
C’était le tour d’un homme de taille moyenne, cheveux châtains. Il me tendit son livret individuel. Sa classe de recrutement éveilla mon attention, 1938, né en 1918, comme moi. Il paraissait pourtant plus âgé, et le signalement ne semblait pas correspondre. Sa fiche signalétique mentionnait : taille 1m72, il paraissait plus grand. Toujours d’après son livret militaire il s’appelait Becker, était né à Sarreguemines, dans le département de la Moselle. Il était soldat de 2ème classe au 295ème RI⁶ .
Ce type m’intrigua, quelque chose ne collait pas, mais quoi ? Il avait un curieux accent que je n’arrivais pas à définir. Il m’expliqua que, dans sa région, on parlait un patois allemand.
Il ne m’avait pas convaincu et je décidai d’éclaircir ce point. Dans les derniers de la file il y avait un sergent-chef du Génie. Je l’inscrivis sur ma liste et lui demandai de s’enquérir, discrètement, s’il y avait des Lorrains parmi ceux qui étaient déjà enregistrés. Je le vis se diriger vers les hommes regroupés par unité. Le sous-officier du génie revint au bout de dix minutes en compagnie d’un sous-lieutenant de l’artillerie.
« Le lieutenant est originaire de Metz. Dans le civil il est professeur dans un lycée, il doit pouvoir répondre à vos questions. »
La quarantaine, de taille moyenne, mince, portant des lunettes à fine monture, le sous-lieutenant Kaufmann voulut savoir en quoi il pouvait m’être utile. Je lui expliquai la situation et lui fis part de mes doutes sur ce Becker qui parlait français avec un accent dû, selon lui, au patois allemand usuel dans sa région. Je lui demandai si c’était plausible.
« Ne confondez pas dialecte et patois. Un dialecte est la variété régionale d’une langue, alors qu’un patois est, à l’intérieur d’un dialecte, un parler spécifique à une région délimitée.
Je vous donne un exemple : l’alsacien est un dialecte alémanique qui est rattaché à l’allemand supérieur, ou Oberdeutsch, l’alémanique était le langage des Alamans qui ont peuplé la région dès le quatrième siècle.
Dans le nord de la Moselle, au Luxembourg, en Sarre, en Rhénanie-Palatinat, le nord de l’Alsace, les dialectes n’ont pas pour origine l’alémanique, mais le francique. Comme son nom l’indique c’est le langage des Francs qui ont envahi l’Europe au cinquième siècle. Ce dialecte fait partie du bas-allemand ou Niederdeutsch.
– Ce que m’a dit ce Becker est donc vraisemblable ?
– Ne concluez pas trop vite, il y a quantité de patois et de nuances à l’intérieur du francique. Il faudrait que je l’entende parler pour pouvoir vous dire si c’est bien le patois mosellan de la région de Sarreguemines. »
J’avais non seulement appris beaucoup de choses sur les dialectes, mais de plus ce brave sous-lieutenant Kaufmann allait lever tous mes doutes. Je lui désignai l’homme et le vis se diriger vers lui.
Intrigué, le lieutenant Brackenbury vint s’enquérir de ce qui se passait, je lui expliquai la situation. Kaufmann revint une vingtaine de minutes plus tard.
« Vos doutes sont justifiés, ce type n’est pas Lorrain et ne s’appelle sans doute pas Becker. Je ne sais pas ce qu’il est précisément, peut-être sarrois, donc allemand, en tout cas pas mosellan. Je lui ai tendu quelques pièges, il s’est fourvoyé plusieurs fois sur des questions de géographie de la Lorraine qu’il ne connaît manifestement pas. »
Je fis un bref rapport au lieutenant Brackenbury, lequel ordonna d’arrêter le suspect. Je le vis monter, sous bonne escorte, dans une voiture de la Military-Police.
« Où l’emmenez-vous, lieutenant ?
– A la prison de Margate. Ensuite, nous le remettrons au MI5, notre service de renseignement et de contre-espionnage.
– S’il s’avère que c’est bien un espion, que ferez-vous de lui ?
– Il sera pendu, ce ne serait pas le premier.
– Dans quel but un espion allemand se mêlerait-il à des soldats français ?
– L’Abwehr⁷ profite de l’évacuation de Dunkerque pour introduire des agents en Angleterre. Leur mission est en relation avec une probable invasion. Ils sont vêtus d’uniformes britanniques ou français, et munis de papiers d’identité pris sur des soldats alliés tués. »
Du coup je fus saisi de scrupules : et si ce type était innocent, envoyé à la mort par ma faute ? Je fis part de mon inquiétude à l’officier.
« Soyez rassuré, les agents du MI5 connaissent leur boulot. Si c’est un espion ils le démasqueront. J’aimerais d’ailleurs que vous leur parliez, ils arriveront demain main. Vous resterez donc avec nous, au lieu de vous joindre à vos compatriotes. »
Les listes étaient finalisées. Le lieutenant Brackenbury annonça le départ, à pied, pour la gare de Ramsgate.
– Il y a un bon mille à parcourir. Ceux qui ne peuvent pas marcher seront transportés par camion. »
Je traduisis. Une trentaine d’hommes trop mal en point pour marcher furent transportés. La colonne se forma et se mit en marche en bon ordre. J’assistai au départ de mes compatriotes, non sans angoisse… Qu’allait-il advenir d’eux et de moi ?
M.I.5 (MILITARY INTELLIGENCE SECTION 5)
Je passai la soirée, et la nuit, en compagnie des hommes du lieutenant Brackenbury. Le lendemain matin, trois membres du MI5 arrivèrent dans deux voitures. Ils étaient en civil, ce qui me surprit. Pris de remord à l’idée que mon zèle allait peut-être envoyer un innocent à la mort, je n’avais pratiquement pas fermé l’œil de la nuit.
Deux des trois hommes repartirent immédiatement dans l’une des voitures avec le prisonnier. Le troisième, un petit homme dans la cinquantaine, rondouillard et chauve, l’aspect aussi peu militaire que possible, me fut présenté comme étant le major Hinsley.
Je lui fis aussitôt part de mes scrupules.
« Rassurez-vous mon garçon, vous avez fait preuve de beaucoup de perspicacité. Le prisonnier a été fouillé méthodiquement à la prison de Margate. Dans l’une de ses chaussures les MP ont trouvé un nom et une adresse à Londres. Quelqu’un, que nous soupçonnons d’être un agent allemand que ce Becker
– sans doute pas son vrai nom – devait contacter.
Mes hommes l’emmènent à la prison de Wansworth à Londres, et le feront parler. Avec un peu de chance, grâce à vous, nous ferons d’une pierre deux coups en arrêtant également l’homme de Londres. »
Le major m’emmena dans l’un des bureaux de l’autorité portuaire. Un peu inquiet je me demandai dans quel but. Je fus vite édifié. Sous couvert d’une banale conversation j’eus droit à un véritable interrogatoire. Le major voulait connaître les circonstances exactes de mon arrivée en Angleterre, ainsi que le sort de mon unité. Il cherchait manifestement à savoir si je n’avais pas déserté.
Je lui fis un récit circonstancié des derniers combats auxquels j’avais participé, des raisons pour lesquelles je n’étais pas resté avec les derniers survivants de ma section, en concluant que je serais certainement plus utile en Angleterre que prisonnier des Allemands.
« Vous n’avez pas tardé à le démontrer. Que faisiez-vous dans le civil et que font vos parents ? »
Je lui dis que j’étais étudiant en droit à l’université d’Aix-en-Provence. Que mes parents résidaient à Cannes, où mon père était ingénieur des Ponts et Chaussées, ma mère professeur d’anglais. Que j’avais une sœur, Daphné, ma cadette de cinq ans.
« Avec votre degré d’instruction vous devriez être officier non ? »
J’expliquai qu’en tant qu’étudiant j’étais sursitaire, mais appelé sous les drapeaux lors de la mobilisation en 1939. J’avais suivi une formation de quelques mois, avant d’être nommé sergent et affecté à un régiment d’infanterie. J’ajoutai qu’en temps normal j’aurais certainement fait les EOR⁸ .
« Parlez-moi de votre famille maternelle.
– Le nom de jeune fille de ma mère est Withman, son prénom Pénélope, familièrement appelée Penny. Elle est originaire de Cardiff. Mes grands-parents maternels sont décédés depuis longtemps. Elle a une sœur cadette, ma tante Kate, que je n’ai pas revue depuis au moins dix ans. Je ne sais pas où elle réside, ni même comment elle s’appelle maintenant, car elle a divorcé au moins deux fois déjà. »
Le major voulut savoir dans quelles circonstances ma mère était devenue française.
« Mes parents se sont rencontrés au cours d’un séjour de mon père au pays de Galles. Ils ont dû tomber amoureux, puisque six mois plus tard ma mère a rejoint mon père en France, je naquis un an après leur mariage. »
Le major avait l’air satisfait de mes réponses, mais il chercha à connaître mes véritables intentions en venant en Angleterre. C’était un peu absurde comme question car, en vérité, ma seule intention était de ne pas croupir dans un camp de prisonniers. Pour le reste je n’avais pas la moindre idée de ce que j’allais devenir. J’étais toujours soldat, mon avenir était donc lié au sort final de l’armée française.
L’anglais me poussa quelque peu dans mes derniers retranchements. Je compris finalement où il voulait en venir lorsqu’il me dit :
« Quelqu’un comme vous, parlant deux langues à la perfection, et ayant les pieds dans deux cultures différentes serait particulièrement précieux dans les circonstances actuelles.
Au MI5 nous avons un centre d’interrogation, la Patriotic School
à Londres. Je vous propose de vous y engager comme interprète. Tous ceux qui essaient de venir en Grande-Bretagne y sont questionnés. Qu’en dites-vous ? »
Je n’étais pas séduit outre mesure, et surtout je ne voulais prendre aucun engagement tant que la situation de mon pays restait incertaine. Je le lui dis.
« Je comprends vos scrupules, je vous propose donc de voir sur place de quel travail il s’agit. Vous ne prendrez aucun engagement tant que vous ne serez pas décidé. Je tiens tout de même à préciser que c’est un job peu payé. »
Je me dis que je n’avais rien à perdre et décidai d’accompagner le major à Londres. C’est ainsi que mon destin bascula. Mais je ne le réalisais pas encore à ce moment-là.
LA PATRIOTIC SCHOOL
La Patriotic School était située au 74 Carlton Road, près de Tufnell Park, dans le nord de Londres. On me logea, provisoirement, dans une petite pièce mansardée, au dernier étage, l’une de celles destinées aux personnes retenues pendant un certain temps. Le major Hinsley m’expliqua que le centre d’interrogation était, en quelque sorte, un lieu de triage ou l’on dirigeait tous les réfugiés, ou étrangers venant de l’extérieur, principalement de France. Tous subissaient un interrogatoire serré quant à leur mobile et leur véritable identité. La plupart d’entre eux venaient pour poursuivre le combat, mais il s’agissait d’éviter l’infiltration d’agents allemands, comme ce soi-disant Becker que j’avais aidé à démasquer. Il ajouta que l’interrogatoire durait généralement de quelques heures à trois jours, mais que certaines personnes pouvaient être retenues pendant des semaines.
« Je vous laisse souffler un peu, venez me voir dès que votre décision sera prise. »
Je m’installai, tant bien que mal, dans la petite