Discover millions of ebooks, audiobooks, and so much more with a free trial

Only $11.99/month after trial. Cancel anytime.

À l'ombre de la mine - Tome 1
À l'ombre de la mine - Tome 1
À l'ombre de la mine - Tome 1
Ebook480 pages7 hours

À l'ombre de la mine - Tome 1

Rating: 0 out of 5 stars

()

Read preview

About this ebook

1937. Jeunes mariés, Jeanne et Kristoff Rudenko filent le parfait bonheur dans le village minier de Bourlamaque, en Abitibi. Ne manque que la venue d’un enfant pour compléter ce tableau idyllique. Pourquoi est-ce si difficile? Marek, frère de Kristoff et voisin immédiat, en a déjà trois avec sa femme Charlotte… À la recherche de réponses, Jeanne se culpabilise.

Les deux frères d’origine ukrainienne, malgré des profils diamétralement opposés, ont un objectif commun: découvrir la vérité sur les circonstances du décès de leur père, envoyé au camp de détention pour ressortissants étrangers de Spirit Lake, non loin de là, et assassiné dans des circonstances nébuleuses. Qui l’a tué? Pourquoi?

Secrets de famille, apparences trompeuses, espoirs de bonheur, luttes de travailleurs dans un milieu difficile, conflits entre deux frères, amours complexes… Cette nouvelle saga familiale de France Lorrain, très attendue, décrit le quotidien de gens aussi fascinants que profondément attachants. Coup de cœur assuré!
LanguageFrançais
Release dateOct 31, 2018
ISBN9782897585327
À l'ombre de la mine - Tome 1
Author

France Lorrain

France Lorrain demeure à Mascouche et enseigne au primaire. Elle est aussi chargée de cours à l’Université de Montréal. On lui doit 16 romans jeunesse en plus de sa remarquable saga en autre tomes, La promesse des Gélinas, propulsée au sommet des ventes dès la sortie du premier tome.

Read more from France Lorrain

Related to À l'ombre de la mine - Tome 1

Related ebooks

Historical Fiction For You

View More

Related articles

Related categories

Reviews for À l'ombre de la mine - Tome 1

Rating: 0 out of 5 stars
0 ratings

0 ratings0 reviews

What did you think?

Tap to rate

Review must be at least 10 words

    Book preview

    À l'ombre de la mine - Tome 1 - France Lorrain

    Remerciements

    Chapitre 1

    Septembre 1937

    Les gens quittaient l’hôtel de ville, situé sur la 3e Avenue, le cœur rempli de fierté. Val-d’Or, le joyau de l’Abitibi, avait reçu le titre de municipalité au mois de mai dernier et, en ce dimanche soir, le maire venait de livrer une vibrante allocution présentant ses projets à venir pour la communauté. Jeanne et son mari Kristoff marchaient côte à côte d’un pas nonchalant. Même s’ils n’habitaient pas les lieux, la plupart des résidents des alentours avaient choisi de se déplacer pour assister à l’événement.

    — C’était une belle cérémonie, non? demanda la femme rousse en levant son menton pointu vers son mari.

    Le grand blond hocha la tête sans parler. Il acquiesça tout de même avec retenue aux paroles de son épouse. Son esprit était ailleurs. Tout au long de la soirée, il avait été distrait. Bientôt, il devrait passer à l’action.

    — Kristoff?

    — Oui, oui.

    Le ton sec de son époux fit tressaillir Jeanne et son visage fin montra son incompréhension. Le jeune couple était marié depuis bientôt deux ans. Même si ses parents avaient tenté de la dissuader d’épouser un Sheptetski*¹, rien n’aurait pu empêcher la femme d’aller de l’avant avec cette union. Pourtant, elle n’était pas du genre à contredire sa famille. Mais personne n’aurait été en mesure de l’arrêter dans cette démarche, elle qui avait découvert, au contact de Kristoff, une partie insoupçonnée d’elle-même. Alors, passant outre les réticences de sa famille, Jeanne avait épousé son fro – son foreigner – nom donné à tous ces travailleurs venus de l’étranger. Elle ne l’avait pas regretté, même si, parfois, il lui donnait des sueurs froides en l’obligeant à décoder ses humeurs. Son homme la faisait sourire quand il insistait pour l’aider à marcher comme si elle était une petite vieille ou qu’il s’endormait, assis dans le salon, à peine le souper terminé. Il était tendre et chaleureux, mais avait aussi un côté ombrageux qui lui rappelait que la raison principale de sa venue dans le nord du Québec était de retrouver un homme qu’il détestait. Elle connaissait son passé douloureux, protégeait ce secret.

    Désireuse d’arriver enfin chez elle pour enlever sa nouvelle paire de chaussures, Jeanne accéléra le pas, jusqu’à ce qu’elle aperçoive son beau-frère Marek et sa belle-sœur Charlotte un peu plus loin devant eux. Comme leurs maisons au village de Bourlamaque étaient côte à côte, pas une semaine ne passait sans qu’elle doive subir le caractère irascible de cet homme, un an plus jeune que Kristoff. Elle tenta donc de faire diversion pour éviter qu’ils ne rejoignent l’autre couple.

    — Le maire Chalykoff a fait un bon discours, tu trouves pas? insista-t-elle.

    Perdu dans ses pensées, Kristoff ne répondit pas. L’automne n’était pas encore commencé, mais la plupart des arbres avaient perdu leurs feuilles. C’est que le froid n’attendait guère les mois d’hiver pour se précipiter aux portes du Nord. Ici, dans les campements autour des mines construites sur la faille de Cadillac, tous s’étaient habitués à sortir leurs vêtements chauds dès la fin du mois d’août. Heureusement, cette soirée était douce. Le magistrat de Val-d’Or avait égayé une grande foule, qui s’était déplacée de Bourlamaque à Sullivan. Les villageois des environs déambulaient dans les chemins de terre pour retourner lentement chez eux. Certains continueraient leurs pérégrinations dans les rues désorganisées de Val-d’Or, alors que d’autres, comme Jeanne et Kristoff, poursuivraient leur route jusqu’aux rues bien structurées de Bourlamaque. Jeanne mit sa main gantée sur le bras de son époux:

    — Kristoff? Tu m’écoutes?

    — Hein? Oh oui, c’était un bon discours. Un peu long, par contre, si tu veux mon avis.

    La femme sourit gentiment.

    — Peu importe qui le prononce, tous les discours t’ennuient, mon amour!

    — En effet, approuva l’homme en lui faisant un clin d’œil.

    — Mais j’espère qu’ils vont mieux s’organiser, maintenant que Val-d’Or est une ville, parce que je te dis que l’aménagement est pas leur fort. Une chance qu’on habite Bourlamaque!

    — Hum…

    Déçue du manque d’intérêt de son époux, Jeanne se tut pour regarder autour d’elle. Ils arrivaient au coin de l’avenue Perreault et tourneraient bientôt sur la rue Lemieux, où était située leur maison, semblable à toutes les autres du village. Devant eux, Marek marchait d’un pas énergique, alors que Charlotte et leurs trois enfants se pressaient à sa suite pour le rattraper. Jeanne sourit en voyant la plus jeune de la famille, Cécilia, s’arrêter pour ramasser un caillou.

    — Elle est adorable, murmura la femme pour elle-même.

    — Quoi?

    Ce fut au tour de Jeanne d’éviter de répondre à la question. Les discussions sur les enfants de son beau-frère – ou tous les autres enfants – ne faisaient qu’attrister la femme, qui n’avait toujours pas le bonheur d’être maman. Kristoff, lui, ne s’en faisait guère. Il serait toujours temps d’avoir une grande famille. Le fait que son épouse ne soit pas encore mère leur permettait de se gâter un peu, puisqu’elle était ainsi en mesure de travailler à la librairie de Val-d’Or. À ce sujet, les frères Rudenko pouvaient discuter pendant de longues minutes dans leur langue maternelle. Marek, le cadet, trouvait absolument inconcevable que son aîné permette à Jeanne de travailler.

    — Tu vas le regretter le jour où elle voudra pas s’occuper de ta maison ou que tes repas seront pas prêts quand tu reviendras de la mine!

    — Mêle-toi pas de ça, Marek! lui rétorquait alors l’aîné.

    Kristoff répondit par un signe de la main au salut de son ami Taras, qui s’éloignait. Il appréciait de plus en plus le grand Polonais qui s’était joint à leur équipe de travail quelques mois plus tôt. C’était un homme jovial qui savait alléger l’atmosphère par une blague ou un jeu de mots. Après quelques minutes de marche sur les larges trottoirs bordant la rue, Jeanne émit un murmure de satisfaction:

    — Enfin!

    La femme sourit en voyant le toit rouge de leur maison en bois rond, derrière laquelle s’élevait au loin le chevalement de la mine. Construite avec de l’épinette trouvée sur place, leur habitation, sans être parmi les plus grandes du village, n’en demeurait pas moins fort acceptable et de bonne qualité. Au moment d’y emménager, ils n’avaient même pas eu à se soucier de la finition intérieure, le maître d’ouvrage employé par la mine Lamaque s’étant occupé de faire venir de très loin les matériaux requis: du bois de solives, des poutres et des poutrelles, des plafonds… En plus, leur maison était même dotée de planchers de bois franc! Jeanne soupira.

    — Je te le jure, j’ai les pieds qui vont éclater! se plaignit-elle.

    Pour la première fois de la soirée, Kristoff sourit avec légèreté en penchant la tête.

    — Éclater? Vraiment?

    — Puisque je te le dis, regarde!

    Jeanne étira sa jambe pour montrer sa chaussure noire et blanche, lacée sur le dessus de son pied. L’homme fronça les sourcils avant de déclarer, en faisant semblant d’être soucieux:

    — Non, je vois pas. Tout me semble parfait!

    Jeanne haussa les épaules en recommençant à marcher. Elle insista une dernière fois.

    — Tu dois avoir besoin de lunettes! Mais remarque que j’avais juste à pas vouloir faire ma «fraîche», comme dirait ma mère. C’était pas brillant de marcher presque trois milles avec des souliers neufs.

    Sans attendre de réponse, elle s’appuya avec soulagement contre la rampe de bois, sous le porche. Comme toujours, elle ressentit un sentiment de fierté devant leur demeure. Habiter dans le village minier de Bourlamaque était vraiment une chance pour le couple. Peu de gens pouvaient se vanter de louer une maison pour seulement cinquante dollars par année. C’est ce qu’avait précisé Jeanne à ses parents, déçus de la voir quitter Rouyn*.

    — On serait fous de refuser, voyons donc! s’était exclamée la jeune femme.

    — Ça veut dire que ton mari pourra pas aller travailler ailleurs qu’à la mine Lamaque, ma fille! avait grogné son père.

    Jeanne s’était passé la réflexion que cet éloignement ne ferait rien pour améliorer les relations entre son époux et son père Philibert. Avec sa douceur habituelle, elle lui avait toutefois précisé:

    — Papa, penses-y, cinquante dollars par année, incluant l’eau, l’électricité et le téléphone! Il y aura même un dispensaire dans le village.

    Résigné, son paternel avait laissé tomber le sujet, devant l’air déterminé de sa fille.

    Kristoff lâcha un cri pour saluer son frère et sa famille, qui se pressaient pour entrer chez eux, et se dépêcha d’ouvrir la porte de leur maison pour y pénétrer. Une odeur de vanille flottait dans l’air et c’est avec gourmandise que l’homme regarda les deux douzaines de beignes à l’érable qui trônaient sur le comptoir de la cuisine. Il s’approcha pour en prendre un sous le regard attendri de Jeanne.

    — Attends, je te sers un verre de lait avec ça.

    — Mmmmm…

    Les fesses appuyées contre le comptoir de bois, Kristoff avait les yeux fermés et du sucre en poudre sur le bout du nez. Quand sa femme s’approcha pour lui donner son verre, elle ne put s’empêcher de se hisser sur la pointe des pieds pour passer le bout de son index sur la poudre blanche. Ce qui fit sursauter l’homme, qui regarda aussitôt Jeanne avec un air avide. Il passa sa main derrière la taille fine pour coller sa femme contre son torse. Rougissant, la rouquine se mit à se tortiller doucement lorsqu’il tenta de l’embrasser dans le cou.

    — Voyons, mon amour… Si quelqu’un arrivait!

    — Qui est-ce que tu veux qui vienne nous visiter à cette heure-ci? répondit Kristoff en entreprenant de détacher les boutons au dos de la robe verte de son épouse.

    Docilement, Jeanne se tourna en levant ses cheveux pour lui rendre la tâche plus facile. Elle frémissait d’avance à la pensée de l’activité à venir. Au début de leurs fréquentations, Jeanne restait sage et Kristoff n’avait pas voulu la brusquer, lui qui avait plus d’expérience. Lorsqu’il la quittait, après quelques heures passées dans le salon de ses parents, à Rouyn, il devait la saluer dignement, sous le regard sévère de Philibert. Et puis un jour, à quelques semaines du mariage, ce dernier avait dû partir pour trois jours chez un de ses frères, dans le Témiscamingue. Sa mère Margot, plus naïve peut-être, avait laissé les amoureux seuls le temps d’aller au marché pour acheter quelques denrées.

    — Soyez sages, avait-elle précisé, avec un peu d’inquiétude dans la voix.

    Son mari l’avait bien avisée de demeurer près du jeune couple en tout temps. Mais il n’était pas présent et Margot s’était dit que sa fille, qui avait été éduquée avec des valeurs chastes et chrétiennes, saurait bien se tenir. Pourtant, lorsque Kristoff s’était avancé pour s’asseoir près d’elle sur le divan, Jeanne avait dégluti dans l’attente. L’homme avait pris son visage dans ses mains avant d’avancer le sien pour l’embrasser. Ce ne fut pas un bec rapide, amical ou affectueux, mais un baiser langoureux, qui s’était éternisé, alors que la jeune femme avait perdu le souffle l’espace d’un moment, sous le flot d’émotions qui l’avaient envahie.

    — Non, avait-elle chuchoté.

    — Oui, avait répondu Kristoff, avant de recommencer plusieurs fois.

    Il avait aisément fini par vaincre ses réticences et, n’eût été l’arrivée de sa mère, trottinant rapidement sur le chemin pour éviter de laisser les jeunes gens seuls trop longtemps, le couple aurait peut-être consommé son amour avant même le grand jour! Par la suite, toutes les caresses et les baisers de son époux avaient amené la femme à la découverte de sa sensualité. Tous les moments étaient propices à des rapprochements charnels entre Jeanne et son mari, qui profitait largement de son emprise sur sa douce.

    — Dieu que tu es belle, murmura Kristoff en la tirant de nouveau contre lui. Encore une fois, la femme sentit bien à quel point elle était désirée et oublia toute sagesse.

    Dénudée jusqu’à la taille, elle se retourna pour permettre à son amour de saisir sa poitrine opulente dans ses mains usées par le travail à la mine. Ni l’un ni l’autre n’eut connaissance du visage qui s’appuyait contre le carreau de fenêtre de leur porte de bois.

    — Je t’aime, ma chérie. Je t’aime!

    * * *

    Le lendemain matin, Jeanne se réveilla trop tard pour préparer le déjeuner de son époux.

    — Huit heures! Mon doux, j’ai même pas entendu Kristoff se lever!

    Elle s’étira langoureusement dans le grand lit vide. Sa silhouette nue se découpait dans les draps de coton écru. Avec pudeur, même si elle était seule, Jeanne passa ses mains sur son corps trop mince et grimaça en sentant les os de son bassin.

    — Grande perche! C’est moi qui devrais manger tous les beignes, marmonna la femme en laissant remonter ses doigts fins jusqu’à ses seins, la seule partie de son anatomie qui dépassait la moyenne.

    Lorsqu’elle fermait les yeux, Jeanne pouvait éprouver dans toutes les fibres de son corps la jouissance de cette nuit d’amour. Sentant renaître dans son bas-ventre les sensations qu’avait fait éclore Kristoff au cours de leur activité nocturne, Jeanne rougit en s’empressant de rouler sur le côté pour sortir du lit.

    — Heureusement que je travaille seulement demain, murmura-t-elle, je vais prendre ce temps pour laver mes rideaux. Après l’été et la poussière qui s’est infiltrée partout, je pense que ça fera pas de tort. Ensuite, j’irai voir Magalie et les filles. Je pourrais lui apporter des beignes, elle dit toujours qu’elle déteste ça, faire de la friture. Que sa maison pue pendant des jours quand elle s’y adonne!

    Envahie par la tristesse, Jeanne songea à sa grande amie, qui s’apprêtait à déménager à Ville-Marie, près de la frontière de l’Ontario, avec son époux Frank. Les deux filles avaient été élevées dans des maisons voisines à Rouyn, et s’étaient retrouvées avec joie lorsque Jeanne avait épousé Kristoff et s’était installée à Bourlamaque. Puis, voilà que le mari de sa copine avait obtenu un poste dans le Témiscamingue. Jeanne secoua la tête pour chasser cette émotion. Avec le train, elles pourraient quand même se visiter facilement. Satisfaite de ses plans pour la journée, la femme se dépêcha de se vêtir de sa robe lilas un peu défraîchie avant de sortir de la chambre, au bout du couloir. Dans la cuisine, elle se sentit de nouveau coupable en voyant le bol de gruau sur la table de bois.

    — Il a même pas pris de café! Je suis vraiment pas fine. Si Marek savait ça, il en finirait plus de dire que je prends pas soin de son frère. Et il aurait raison quand même!

    Étirant ses bras pour nouer sa longue chevelure sur le dessus de sa tête, Jeanne soupira. Pourtant, elle avait insisté plusieurs fois auprès de Kristoff pour qu’il la réveille le matin avant son départ pour la mine.

    — Je suis capable de me faire une toast! maugréait-il alors.

    — Oui, mais c’est mon travail de prendre soin de toi. Or, son époux s’entêtait à la laisser dormir, surtout lorsque leur nuit avait été mouvementée. Il se moquait d’elle parfois, en sachant que la seule mention de leurs relations sexuelles la gênait énormément. Il adorait ce côté prude de sa femme, qui cachait si bien cette fougue qu’elle savait démontrer, une fois dans ses bras. Avant de fréquenter Kristoff, Jeanne n’avait eu de contacts physiques qu’avec un jeune voisin malhabile, à l’âge de 16 ans. Ce dernier avait tenté de l’embrasser derrière la grange et, curieuse, elle l’avait laissé faire. Une grande déception avait découlé de ce baiser humide et gourmand, qui lui avait donné la nausée. La découverte de sa sensualité aux côtés de son fiancé avait donc été pour elle une grande révélation. Parfois, la jeune femme était si gênée de leur passion effrénée qu’elle avait l’impression que les villageois pouvaient lire son indécence sur ses traits.

    Jeanne grignota un morceau de rôtie et but un grand verre de lait avant de faire la vaisselle en chantonnant. Par la fenêtre, elle voyait les maisons, de l’autre côté de la rue, identiques à la leur, sauf celle du contremaître, Marcus Polovitz, sur l’avenue Perreault, qui comptait deux étages.

    — Ça doit être grand pour une famille de quatre quand même! pensa Jeanne. En plus, leur plus vieille, Rosemary, doit se marier à la fin du mois d’octobre. Il restera juste la jeune Ann à la maison. Et, arrangée comme elle est, j’ai bien l’impression qu’elle trouvera pas à se marier, la pauvre! Ses parents vont la garder avec eux jusqu’à leur mort.

    Se sentant coupable de penser ainsi, Jeanne fit un signe de croix. Après tout, la jeune handicapée, qui était née avec un pied bot, pourrait peut-être bien trouver chaussure à son pied! Encore une fois, malgré un fou rire qui la tenaillait devant ce jeu de mots, la jeune femme pinça les lèvres pour éviter de laisser aller son hilarité. Il lui faudrait se confesser si elle n’arrêtait pas de se moquer de sa voisine. Elle déposa son linge à vaisselle sur le dossier de la chaise, près du poêle, puis se rendit à la petite salle de bains pour terminer sa toilette. Moins de dix minutes plus tard, Jeanne sortait de chez elle pour grimper sur sa bicyclette, toujours appuyée contre le mur de leur maison. Elle déposa son sac dans le panier sur le devant du guidon et s’apprêtait à partir lorsqu’un cri la retint:

    — JEANNE? JEANNNNE?

    Tournant la tête avec curiosité, la femme vit sa belle-sœur s’avancer en vitesse vers elle. Courte et trapue, la châtaine avait déjà été jolie. Mais depuis un an, la lassitude avait envahi ses traits. Comme son mari Marek, Charlotte était caractérielle et souvent colérique. Ce couple s’était plus d’une fois engagé dans des disputes éhontées devant public. Jeanne croyait difficilement Kristoff quand il lui disait qu’un amour vrai et sincère les avait unis avant la venue des enfants. Pourtant, ils étaient rares, les moments harmonieux, chez leurs voisins. Quand elle arriva à ses côtés, Jeanne remarqua aussitôt le ventre de Charlotte, qui faisait un léger renflement dans sa jaquette étirée. Surprise, elle pointa le corps de l’autre avant de demander:

    — Dis donc, es-tu enceinte?

    — Oui! Encore! J’ai juste trois, quatre mois de faits. Tu as l’œil! Peux-tu croire? Je voulais te le dire hier, mais on a pas eu le temps de jaser à la cérémonie.

    Un peu honteuse en songeant qu’elle avait tout fait pour éviter cette rencontre, Jeanne fit un sourire crispé avant de murmurer gauchement:

    — Félicitations!

    Sa belle-sœur en avait déjà plein les bras avec trois enfants de moins de quatre ans! Cette mère n’avait aucun contrôle sur ses gamins, qui faisaient ce qu’ils voulaient jusqu’à ce qu’elle se fâche. Charlotte grimaça un semblant de sourire avant de demander:

    — Justement, je voulais savoir si tu pouvais aller au magasin me faire une commission. Je me sens l’estomac à l’envers depuis trois jours et j’ai pas le goût de vomir mon déjeuner en chemin!

    Sachant que sa voisine ne dirait pas non, Charlotte se détourna en précisant:

    — J’ai juste besoin d’une poche de patates, mais j’ai pas l’argent sur moi. Peux-tu demander à monsieur Hill de le mettre sur ma note? Merci, je te revaudrai ça, ma chère!

    Avant que Jeanne ne puisse répliquer, la courte femme était rendue sur son balcon, où elle réprimanda avec sécheresse Cécilia et son frère Victor, qui étaient sortis à sa suite sans en attendre l’autorisation. L’aîné des enfants, Pavlo, était resté assis à la table, puni pour avoir rouspété devant son éternel dranyky, une galette de pommes de terre mélangée avec des restes de navets. Le gamin aurait préféré un peu de gruau pour une fois! Mais Marek tenait à ce que son épouse préserve son héritage ukrainien et elle évitait une dispute additionnelle en cuisinant comme une vraie Slave! En regardant sa belle-sœur du coin de l’œil, Jeanne ne put s’empêcher de murmurer:

    — Un autre bébé! Ça va être beau! Bon, je suis aussi bien de me dépêcher si je veux avoir le temps d’aller chez Magalie avant le dîner. Voir si j’avais le goût de faire ce détour-là! Une bonne fois, je vais lui dire à Charlotte que je suis pas sa servante!

    Mais Jeanne savait bien qu’elle n’aurait pas la force de caractère pour affronter sa belle-sœur. Celle-ci avait beau mesurer cinq pouces de moins qu’elle, jamais la femme n’arriverait à s’affirmer auprès de sa voisine. Était-ce causé par le fait d’avoir été la seule fille dans sa famille? Sa mère l’avait couvée et protégée, craignant qu’elle ne meure comme les trois autres enfants qu’elle avait eus entre son frère Eugène et elle. Toujours est-il que depuis qu’elle était toute petite, la femme discrète n’arrivait pas à tenir tête aux autres. Même si les gens s’attendaient à tout un caractère émanant de cette tête flamboyante, Jeanne était l’opposée de cette attente. Douceur, tranquillité et patience étaient au contraire les qualificatifs qui la caractérisaient le plus.

    — Bah, je peux bien lui rendre service! Après tout, c’est pas comme si j’étais bien occupée, se résigna Jeanne, en donnant un puissant coup de pédale pour s’éloigner vers l’avenue Perreault, où était établi le magasin général. Premier commerce de Bourlamaque, l’établissement de David Hill se trouvait à côté du cinéma Capitol. On pouvait s’y procurer un peu de tout et le propriétaire, un homme charmant et obligeant, y tenait aussi le bureau de poste depuis peu.

    Foulard mauve noué au cou, bottines noires bien ancrées sur ses pédales rouillées, Jeanne laissa la sérénité l’envahir de nouveau, malgré la tristesse dans laquelle la nouvelle de la grossesse de Charlotte l’avait plongée momentanément.

    — Je le sais que bientôt, ce sera mon tour, murmurat-elle en levant son visage étroit vers le soleil de ce matin frais.

    Elle fila dans les rues du petit village aux toits rouges et verts. Le bonheur d’être maman viendrait un jour, elle gardait la foi. Elle n’avait qu’à songer au destin, qui lui avait permis de rencontrer Kristoff, quelques années auparavant, pour retrouver toute sa confiance. Lorsqu’elle avait croisé cet homme, au coin de la rue, son cœur avait cessé de battre durant quelques secondes. Du moins, c’est l’impression qu’elle avait eue. Accroupi pour lacer sa bottine usée, Kristoff n’avait pas tout de suite remarqué la femme qui tentait de passer derrière lui. Jeanne avait dû patienter, puis, lorsqu’il s’était relevé, il avait eu ce sourire chaleureux qui la faisait fondre encore aujourd’hui.

    — Je m’excuse, mademoiselle.

    Le léger accent était charmant, le corps musclé, tout autant. En quelques minutes, le duo s’était mis à discuter, puis, dans les semaines qui avaient suivi cette première rencontre, à se fréquenter. Parfois, Jeanne frémissait à la pensée que si elle n’avait pas choisi de venir visiter son amie d’enfance établie à Val-d’Or, ce matin-là, Kristoff et elle ne se seraient jamais rencontrés.

    1Tous les passages suivis d’un astérisque réfèrent à une note de l’auteure à la fin du roman.

    Chapitre 2

    Alors que Jeanne tergiversait depuis quelques jours sur la façon de dévoiler la grossesse de Charlotte à son mari, ce dernier la devança, un soir après le souper.

    — Hum, Marek m’a dit que Charlotte était encore enceinte. Tu le savais?

    En prononçant ces mots, l’homme mit sa main sur celle de sa femme, comme pour la protéger. Il fut surpris de voir l’air serein de cette dernière, qui avait eu le temps de digérer l’information.

    — Oui, je voulais t’en parler. Il est content? demanda Jeanne.

    Kristoff lui lança un regard indéchiffrable. Son frère l’agaçait la plupart du temps, pour toutes sortes de raisons. L’une d’entre elles était son incapacité à réaliser sa chance de devenir père aussi facilement.

    — J’imagine. Tu sais que c’est pas le genre à s’exclamer de joie.

    En fait, à l’annonce de la nouvelle, son cadet avait plutôt sacré dans leur langue maternelle, avant de se plaindre de l’ajout à la famille d’une autre bouche à nourrir. Pourtant, lorsqu’il avait courtisé Charlotte, Marek avait parlé avec joie de cette tribu qu’il souhaitait. Puis, les années passant, la vue de ses garçons grandissants lui rappelait trop souvent l’enfant qu’il avait été, avant de trahir son père. Car depuis le jour de l’arrestation de Yuri Rudenko, jamais le jeune homme n’avait pu se pardonner d’avoir aidé les soldats. Cette culpabilité qu’il entretenait depuis si longtemps s’était peu à peu transformée en colère et en frustration, avec les lourdeurs de la vie.

    — Ils sont bien chanceux, en tout cas, murmura Jeanne.

    * * *

    En mettant les pieds dans la librairie Fortier, Jeanne sourit de bien-être. Même si l’endroit était encombré de livres du plancher au plafond, il n’y avait pas beaucoup d’autres lieux au monde où elle se sentait aussi bien. Enfant, elle avait poursuivi son parcours scolaire aussi longtemps qu’elle l’avait désiré. Son père avait coutume d’affirmer:

    — Si ma fille veut être plus intelligente que moi, je vois pas pourquoi je l’empêcherais!

    Pendant quelques années, à la sortie de l’adolescence, Jeanne avait même aidé la maîtresse d’école de son village. Puis, un matin, alors qu’elle déambulait sur la 3e Avenue, à Val-d’Or, quelques mois après son mariage, elle s’était retrouvée devant la devanture du Barber shop. La femme du barbier, arrivée après son époux au printemps 1935, était en train d’accrocher une large affiche dans la vitrine du commerce de son mari.

    — Tiens donc, avait murmuré Jeanne, intriguée.

    Librairie Fortier

    Ouverture juin 1936

    Venez en grand nombre

    Élargissez vos horizons!

    Le cœur palpitant, elle avait salué la femme du coiffeur derrière la vitre avant d’entrer dans le commerce.

    — Bonjour, madame. Je vous félicite pour cette belle initiative, avait commencé Jeanne timidement. J’osais pas imaginer qu’un jour on aurait la chance d’avoir enfin notre librairie!

    — J’avais une petite bouquinerie à Montréal. Et quand j’ai décidé de venir rejoindre mon vieux, ici, dans le Nord, j’ai dit à mes enfants: «Je m’en vais pas me morfondre au milieu des maringouins, moi là! Je veux bien suivre votre père dans son rêve de colon, mais il y a des limites!» Si au moins on avait une terre à défricher, avait continué la femme en riant, j’aurais quelque chose à faire de mes dix doigts! Mais mon Théophile a jamais eu l’intention d’acheter un autre terrain. Juste notre petite maison sur la 3e Avenue est bien assez pour nos besoins. J’ai donc décidé de me trouver un local pour ouvrir une autre librairie. Ça fait que, tadam!

    La petite femme rondelette avait ouvert grands ses bras dodus pour montrer le fond du commerce rempli de bouquins. Son mari, qui s’était amené avec peignes et ciseaux pour ouvrir son salon de barbier, avait hoché la tête avec résignation. Quand il avait informé son épouse qu’ils n’auraient pas l’argent pour louer un local avant au moins cinq ans, celle-ci l’avait aussitôt rabroué.

    — Eh bien je vais trouver une solution, mon cher, t’en fais pas avec ça!

    Solution qu’elle avait proposée le lendemain matin, sans que le pauvre puisse rien y redire.

    — Ça fait qu’on sera la première librairie-barbier de la province de Québec, je pense bien! avait rigolé la comique en tirant Jeanne vers l’arrière de l’établissement.

    La discussion avait coulé aisément entre les deux femmes, malgré leur différence d’âge. Avec Bérangère Fortier, Jeanne pouvait partager ses connaissances sans craindre de la voir bayer aux corneilles ou lui répondre, comme c’était le cas de sa mère et de ses frères:

    — Tu es bien trop savante pour nous autres!

    De fil en aiguille, la jeune femme était passée à la librairie une à deux fois par semaine pendant la première année d’exploitation. Puis, au printemps dernier, lorsque Bérangère était tombée malade, la libraire lui avait fait une offre impossible à refuser:

    — Prendrais-tu les commandes de la librairie le temps que je me remette sur pied?

    Malheureusement pour la femme de soixante ans, la maladie dont elle était affligée – la sclérose en plaques – la fatiguait beaucoup trop pour qu’elle puisse reprendre les rênes de son commerce comme prévu. Alors Jeanne avait vu son embauche se poursuivre et elle avait bien l’intention de rester en poste jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte, pour alléger la tâche de sa vieille amie.

    — Bonjour, Jeanne, la salua Théophile, en ne quittant pas des yeux la nuque de son client.

    — Bonjour. Bérangère est déjà descendue?

    — Je crois pas qu’elle viendra aujourd’hui. Elle fait dire que la commande de Montréal est arrivée et qu’il faudrait vérifier si tous les livres sont en bon état.

    — Oh… elle est souffrante?

    L’homme maigre arrêta de couper les cheveux de son client avant de soupirer.

    — Je pense qu’elle a très mal dormi. Elle voulait récupérer un peu ce matin. Peut-être qu’elle nous fera une surprise après le dîner, répondit-il en reprenant son travail minutieux.

    Théophile Fortier avait beau compatir avec sa femme, il savait que cette dernière ne s’attendait pas à ce que les gens autour d’elle cessent leurs activités à cause de son état. À ses enfants qui téléphonaient une fois par mois, Bérangère n’avait toujours pas fait mention de sa maladie et avait bien avisé son époux de se taire.

    — Nos jeunes ont assez de préoccupations comme ça, pas besoin qu’ils s’énervent avec moi! On vieillit, mon vieux, et ça ira pas en s’améliorant pour personne. J’ai jamais entendu dire que quelqu’un était mort en santé!

    Jeanne sourit avec retenue avant de se diriger vers l’arrière de la librairie. Une fois dépassés les trois chaises de coiffure, le lavabo et la petite salle de bains, une grande arche séparait les deux commerces. Au mur de droite, des tablettes avaient été installées, sur lesquelles reposaient des dizaines de volumes de différentes épaisseurs. À gauche, une bibliothèque faisait tout le mur et contenait elle aussi des livres et des magazines à vendre. Et puis, au centre de la petite pièce, on trouvait une belle table ronde où trônaient toujours un pichet rempli d’eau et quelques verres pour les clients désireux de s’asseoir pour faire un choix éclairé avant d’acheter.

    — Bon, la boîte doit être ici, murmura Jeanne, en déposant son foulard et sa veste de laine grise sur le crochet derrière le petit comptoir.

    Pourtant, elle eut beau farfouiller pendant plusieurs minutes, la femme dut admettre que ses recherches étaient vaines. Mal à l’aise d’aller déranger le barbier en pleine taille de moustache, elle s’y résigna tout de même à contrecœur.

    — Dites-moi donc, monsieur Fortier, je trouve pas la boîte de livres dont vous m’avez parlé!

    — Oh, je suis désolé, ma pauvre Jeanne! J’ai oublié de te dire que je l’avais mise sous l’escalier parce que Bérangère la trouvait trop encombrante.

    Jeanne fit un signe gentil avec la main et se dirigea de nouveau vers l’arrière du commerce. Ouvrant la porte intérieure qui menait aux appartements du couple, elle marcha vite pour rattraper son retard. Elle voulait quitter la librairie vers 3 heures de l’après-midi pour avoir le temps de préparer un pain de viande pour son homme, qui travaillait beaucoup depuis le début de l’été.

    — Enfin!

    Se penchant pour récupérer une grosse boîte de carton remplie à ras bord de livres tout neufs, Jeanne sentit un frisson la parcourir. Dieu qu’elle aimait l’odeur des pages couvertes d’encre! Elle adorait les faire craquer près de ses narines pour aspirer avec bonheur les premiers relents de ces histoires qu’elle aurait la chance de découvrir. La libraire roula les manches de sa robe et s’empara de la boîte. Comme elle la levait péniblement, une plainte venant du haut de l’escalier la fit se figer.

    — Onhhhhhh…

    Surprise, Jeanne redéposa le colis sur le sol. Elle jeta un regard vers l’étage en se demandant si elle avait bien entendu. Mais les lamentations reprirent.

    — Onnnhhh… onhhhhh…

    — Bérangère? demanda la jeune femme en mettant un pied sur la première marche.

    Elle n’obtint pas de réponse à sa question. Hésitante, elle se retourna, dans le but d’informer le barbier de la situation. Mais à peine eut-elle mis la main sur la poignée que les gémissements de sa vieille amie recommencèrent. Par la porte entrouverte, Jeanne voyait bien que les trois chaises du barbier étaient occupées et qu’il devrait délaisser ses clients si elle quémandait son aide.

    — Je vais d’abord aller voir, décida-t-elle, en gravissant cette fois les marches d’un pas déterminé.

    Arrivée au haut de l’escalier de bois, elle donna un petit coup contre la porte de l’appartement et, sans attendre de réponse, l’ouvrit doucement.

    — Bérangère? C’est moi, Jeanne. Tout va bien? demanda-t-elle en se traitant aussitôt d’idiote. Les pleurs et les plaintes étaient rarement un signe de santé!

    — Ici, Jeanne. Je suis ici!

    Se hâtant vers la voix épuisée de Bérangère, la jeune femme se dirigea dans le corridor menant à la petite cuisine. Là, affalée sur le dos, sous la table de bois, se trouvait son amie, le visage rougi par les larmes.

    — Oh! Bérangère!

    La femme aux courtes boucles grises tendit une main désespérée.

    — Je suis tombée, et je suis pas capable de me relever. Je crois que je me suis tordu le genou…

    Jeanne était maintenant agenouillée au sol, faisant fi de sa belle jupe marine qu’elle portait pour le travail. Elle repoussa une chaise vers le mur pour libérer un espace afin d’extraire son amie de sa fâcheuse position.

    — Comment tu as fait pour te retrouver sous la table?

    — Je déjeunais puis j’ai ouch… tire pas trop fort… aïe, aïe!

    — Je suis désolée, je sais pas si je vais être capable…

    À bout de souffle, Jeanne tentait de sortir la femme, mais le lourd corps souffrant de Bérangère n’était pas aussi maniable que celui d’une jeune personne en santé. En plus, la dame n’arrivait pas à s’aider, ayant épuisé toutes ses forces depuis le début de cette mésaventure.

    — Je vais chercher Théophile, décida Jeanne en voulant se relever.

    — Non! Je t’en prie.

    Le regard bleu suppliant de la libraire empêcha la jeune femme de se retirer de la cuisine. Elle vit l’autre placer ses mains tremblantes sur la chaise près d’elle et prendre une grande inspiration.

    — Je vais y arriver. À trois, tu tires et moi, je pousse. Un, deux, trois!

    — Ohhhhhh…

    Enfin, après deux autres tentatives semblables, la pauvre Bérangère se retrouva assise sur le plancher de lattes d’érable, les traces de larmes bien visibles sur son visage rond. Elle resta ainsi quelques secondes, le temps de reprendre ses esprits, pendant que Jeanne allait chercher un verre d’eau. Elle déposa la boisson fraîche sur la table et entreprit de relever son amie avec douceur.

    — Tiens, ma chère Bérangère, bois un peu, ça devrait t’aider à retrouver des forces.

    — Merci.

    L’aînée ferma ses yeux, prit le verre d’une main faible et laissa l’eau couler dans sa gorge asséchée. Inspirant profondément, la femme empoigna le bras de Jeanne et murmura:

    — Aide-moi, je vais m’asseoir sur une chaise.

    — Tu es bien certaine que tu te sens assez forte pour te relever? Et ton genou?

    — Il faut bien que je m’y essaie! Je peux pas rester sur mon plancher jusqu’à ce soir!

    Péniblement, Bérangère se releva, puis, en grimaçant un peu, réussit à prendre place sur une chaise de bois. Elle frotta son genou douloureux en chuchotant:

    — Plus de peur que de mal, ma belle! Merci beaucoup pour ton aide. Je commençais à désespérer!

    Les deux femmes se retrouvèrent assises face à face, l’une fringante et l’autre amorphe, et elles se sourirent avec tendresse.

    — Tu es certaine que tu veux pas que j’aille chercher Théophile?

    — Non, non, je l’inquiète assez comme ça avec ma maladie. C’est juste un bête épisode, je préfère attendre à la fin de sa journée pour lui en parler. Va falloir que je maigrisse si je veux pas revivre un autre incident comme celui-là. J’avais l’impression d’être une tortue à l’envers! Si tu vas chercher mon mari, il est bien capable d’annuler tous ses clients. C’est pas comme si on roulait sur l’or quand même!

    — Mais tu lui raconteras ta chute, hein?

    Jeanne fixa l’autre d’un œil sévère, qui fit rougir la femme aux cheveux gris. Elle sentit qu’elle n’avait pas le choix d’acquiescer et que, de toute manière, si elle n’informait pas Théophile, la jeune le ferait.

    — Promis. Maintenant, si tu veux bien m’aider à me recoucher dans mon lit, je pourrai te laisser retourner à ton travail. Tu as trouvé la boîte de livres? demanda Bérangère avec lassitude.

    — Oui, je l’ai cherchée un bout de temps, mais heureusement qu’elle était au pied de l’escalier, sinon, tu aurais passé la journée sous la table!

    Bérangère éclata

    Enjoying the preview?
    Page 1 of 1