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160 rue Saint-Viateur Ouest
160 rue Saint-Viateur Ouest
160 rue Saint-Viateur Ouest
Ebook334 pages4 hours

160 rue Saint-Viateur Ouest

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About this ebook

160 rue Saint-Viateur Ouest est l’histoire tumultueuse de Mathis Blaustein, Juif hassidique élevé dans le quartier du Mile-End à Montréal. Renié par sa famille et sa communauté ultra-orthodoxe à cause de son homosexualité, Mathis va devoir tracer lui-même son chemin. Seule Yocheved, sa mère, continue à le fréquenter clandestinement. Lieutenant de la Sûreté du Québec, il mène une enquête sur la mort suspecte de l’ingénieur Georges Jalabert qui, par ses rebondissements, le conduit à fouiller dans l’histoire cachée de sa famille.
LanguageFrançais
Release dateApr 10, 2018
ISBN9782897125301
160 rue Saint-Viateur Ouest
Author

Magali Sauves

Née en France d’une mère juive tunisienne et d’un père français catholique, Magali Sauves œuvre dans le domaine de l’éducation à Montréal. 160 rue Saint-Viateur Ouest est son troisième roman.

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    160 rue Saint-Viateur Ouest - Magali Sauves

    Magali Sauves

    160

    RUE SAINT-VIATEUR OUEST

    MÉMOIRE D’ENCRIER

    Mémoire d’encrier reconnaît l’aide financière

    du Gouvernement du Canada,

    du Conseil des Arts du Canada

    et du Gouvernement du Québec

    par le Programme de crédit d’impôt pour l’édition

    de livres, Gestion Sodec.

    Dépôt légal : 2e trimestre 2018

    © 2018 Éditions Mémoire d’encrier inc.

    Tous droits réservés

    ISBN 978-2-89712-529-5 (Papier)

    ISBN 978-2-89712-531-8 (PDF)

    ISBN 978-2-89712-530-1 (ePub)

    PS8637.A823C46 2018      C843’.6      C2017-942751-2

    PS9637.A823C46 2018

    Mise en page : Virginie Turcotte

    Couverture : Étienne Bienvenu

    MÉMOIRE D’ENCRIER

    1260, rue Bélanger, bur. 201, • Montréal • Québec • H2S 1H9

    Tél. : 514 989 1491

    info@memoiredencrier.com • www.memoiredencrier.com

    Fabrication du ePub : Stéphane Cormier

    de la même auteure

    Bleu azreq, Montréal, Éditions Sémaphore, 2011.

    Yiosh!, Éditions du Septentrion, coll. « Hamac », 2014.

    Aux anciens résidents du 160 rue Saint-Viateur Ouest, notamment Simon Singer en 1930, Jennie Ain en 1935, Isidore Tarasofsky et Samuel Blanshay en 1939, Jack Elman en 1948, R.A. Raifman en 1960, Frank Krapec en 1970, Luu Phong et Tran Van Lau en 1995 et Chu Hotang à l’aube de l’an 2000, fondateurs et acteurs de la diversité culturelle de Montréal.

    L’important, c’est d’apprendre à être humain,

    apprendre que, les autres, c’est du monde comme nous.

    Léa Roback

    1

    Le téléphone sonna, il tendit le bras pour l’attraper. Le lever était un instant pénible pour Mathis Blaustein. Il allait mieux pourtant. Fini les sueurs froides, les battements frénétiques de son cœur, la sensation de noyade et de suffocation. À côté de lui, Jean-Claude grommela, se frotta les yeux d’un air hébété avant de se rendormir profondément. Mathis se détendit. La nonchalance avec laquelle son compagnon chassait les grains de sommeil collés sur ses paupières alourdies bouleversait toujours autant le Juif hassidique, rompu par la stricte observance de rites et de pratiques, qu’il avait été. Des rites qui brimaient la liberté la plus élémentaire, qui interdisaient le moindre geste avant la prière et les ablutions matinales et qui nécessitaient des années d’entraînement pour réprimer le naturel d’une main jugée impure qui se porte machinalement au visage; des pratiques dont la transgression n’avait aucun sens pour les autres, et qui signifiaient tant pour lui.

    Le lieutenant du Service des enquêtes sur les crimes contre la personne de la Sûreté du Québec vérifia l’heure sur l’écran : trois heures du matin. Il se glissa hors du lit en faisant le moins de bruit possible pour ne pas réveiller Jean-Claude, qui avait cours à huit heures avec l’une de ses classes de cinquième secondaire dans une polyvalente de Montréal. Il se disait souvent, à voir son air épuisé, que de tous les deux, c’était son compagnon qui avait le travail le plus exigeant.

    Mathis vérifia sa silhouette dans le miroir de l’entrée. Il n’y pouvait rien, même vêtu du costume-cravate requis pour les enquêteurs, il avait l’air d’un étrange échalas aux bras et aux jambes interminables, courbé par le poids imaginaire d’une calotte et d’un châle.

    Inutile de laisser un mot sur le frigo. Jean-Claude savait que les cinglés en tout genre ne respectaient pas le sommeil ou les congés légaux des braves gens. Il soupira. Ses horaires n’étaient pas le problème, ses origines hassidiques en revanche avaient des conséquences qui s’immisçaient dans tous les domaines de leur intimité. Sans l’acharnement de Jean-Claude, leur couple n’aurait pas survécu.

    Mathis avait été un adolescent perturbé en tout, que l’étude de la Torah n’avait apaisé en rien, et surtout pas de ses pulsions sexuelles. Il s’était masturbé frénétiquement en regardant les photos de lingerie masculine des magasins pour lesquels les publisacs étaient un outil de promotion efficace. Les rabbins interdisaient la lecture de tous les catalogues d’achat par correspondance ou de publicités. Aussi, avait-il pris l’habitude de dérober les sacs de plastique blanc sur le perron de ses voisins goyim. Une éducation sentimentale d’une médiocrité et d’une tristesse affligeantes dont il n’avait pas conscience, jusqu’à ce que son regard croise celui de Jean-Claude Limoges.

    Leur première rencontre remontait à ses quinze ans, alors qu’il habitait avec ses parents au-dessus du célèbre Saint-Viateur Bagel. Le très jeune enseignant venait y acheter son lunch tous les jours. Mathis observait sa démarche allurée, les anses de son sac qui croulaient sous les feuilles quadrillées griffonnées et les manuels qui s’enchevêtraient avec son écharpe et le col de son manteau. Il avait hésité une année scolaire entière avant d’oser l’aborder et s’était lancé de peur de ne pas le revoir après les vacances. Heureusement que Jean-Claude était parfaitement bilingue. À l’époque, Mathis, à l’instar de la plupart de ses coreligionnaires, ne parlait qu’en anglais à l’extérieur de son foyer et de sa yeshiva. Du français, ses camarades et lui ne comprenaient que quelques mots, principalement des formules de politesse et des insultes antisémites.

    La découverte de son homosexualité avait provoqué la haine de son père, Aaron, le dégoût de son grand-père, Yssruli, les pleurs intarissables de sa mère, Yocheved, l’incommensurable mépris de ses frères et sœurs. Même le portrait de sa grand-mère Bluma, morte avant sa naissance, avait arboré une mine désespérée. Seule Rochel, dans son berceau, était encore trop petite pour exprimer son désaveu. La rupture nette et sans appel avec sa famille n’avait pas traîné, son père ne lui en avait pas laissé l’initiative. Les Blaustein vous dépossédaient de tout, même du droit de choisir de partir. Depuis lors, Mathis avait commencé une nouvelle vie, sa vie « apr. J.-C. ». Cette boutade faisait rire Jean-Claude, qui ne croyait ni en Dieu ni aux hommes de Dieu.

    S’il n’était pas le seul à être sorti de la stricte orthodoxie, il faisait partie des rares à en avoir été excommunié. Les « sortants » avaient eu en général le temps de mûrir leur décision avant le saut, de contacter des organisations pour leur venir en aide. Lui n’avait eu qu’un seul guide, Jean-Claude, qui l’avait recueilli. Après avoir emménagé chez son amoureux, le quotidien s’était avéré compliqué. Il avait dû tout réapprendre : s’habiller, manger et, surtout, adopter une coiffure appropriée à sa nouvelle vie. Lorsqu’il avait coupé ses papillotes, il était resté prostré pendant plusieurs jours dans l’appartement, pris de vertiges à l’idée d’exposer sa nudité.

    Petit à petit, il avait pris confiance en lui, appris le français et travaillé dans un dépanneur. L’été suivant son départ de la rue Saint-Viateur, Mathis avait rattrapé le niveau scolaire requis pour poursuivre des études en techniques policières à la rentrée des classes. Dès le début, Jean-Claude avait voulu le dissuader d’embrasser cette carrière, puis s’était résolu à l’accepter quand Mathis avait postulé à l’École nationale de police. Sa formation complétée, il était entré à la Sûreté du Québec en qualité de patrouilleur et avait ensuite gravi les échelons. Pour avoir été promu officier âgé seulement d’une petite trentaine, il était un oiseau rare, une exception.

    Mathis traversa le tunnel Lafontaine rapidement en direction de la municipalité de Saint-Mathieu-de-Beloeil. Bientôt, l’aube viendrait déchirer la nuit dense. Sur le bord de la route se découpaient les silhouettes de quelques machines agricoles laissées au repos. De part et d’autre de la route, Mathis pouvait constater les effets des orages de la veille. Le temps avait été très sec dernièrement et les pluies abondantes et subites avaient abreuvé les terres qui soupiraient d’aise et exhalaient une brume qui recouvrait les champs.

    À son arrivée, il se gara à côté du poste de commandement mobile, descendit de sa voiture et observa les lieux pour évaluer la situation. La scène, délimitée par les habituels rubans jaunes, avait été sécurisée par les premiers répondants de la Sûreté du Québec de la Vallée-du-Richelieu, qui avaient ensuite contacté les crimes contre la personne. Les techniciens, tout de blanc vêtus, s’affairaient depuis un moment sur les lieux. Ses collègues, la sergente enquêtrice Élaine Gendron et le sergent enquêteur Benoît Fortin, le rejoindraient d’une minute à l’autre. Mathis s’approcha d’un membre de l’escouade de l’identité judiciaire et reconnut Antoine Lenormand.

    — Alors, Antoine, tu ne peux pas te passer de moi!

    Le ton gentiment ironique évoquait un dossier bouclé quelques semaines auparavant.

    Antoine fit la moue.

    — Je me serais bien dispensé de ce réveil matinal. J’espère que tu n’as pas l’estomac fragile, ce n’est pas beau à voir.

    Il retira ses lunettes de protection, qui avaient creusé un sillon rouge sur l’arête de son nez. C’est tellement moche que le commandant du poste a d’abord eu peur d’un risque de contamination, ce qui explique l’installation de la tente et tout ce...

    Le mot « bordel » ne franchit pas ses lèvres, mais Mathis avait saisi l’allusion.

    Sur sa combinaison blanche se reflétait la lumière de l’enseigne lumineuse de l’entreprise, qui clignotait sa Green Stuff de raison sociale en lettres moulées. Le vert n’allait pas au teint d’Antoine. Il avait l’air sur le point de vomir.

    Le technicien désigna du doigt la bâche de protection qui couvrait la porte d’entrée de la compagnie Green Stuff.

    — Le médecin légiste de garde est arrivé.

    — Qui? Tu le connais?

    Antoine secoua la tête.

    Allons bon, pensa Mathis, encore un nouveau qui allait tergiverser et lui faire perdre son temps!

    Antoine Lenormand soupira de fatigue.

    — Donc… Georges Jalabert, ingénieur en production et expérimentation végétales, la quarantaine..., débita-t-il mécaniquement.

    — Qui a donné l’alerte?

    — L’homme de ménage. Le pauvre a été très ébranlé.

    Le lieutenant chaussa gants, masque et couvre-chaussures, écarta la bâche et s’avança, flanqué d’Antoine. Trois marches à gravir. Un étroit couloir d’immeuble et, au fond, une porte ouverte sur un banal bureau de réception. Près du standard téléphonique, un balai avait été oublié, le manche appuyé contre le mur. Il continua sa progression et se demanda à quoi pouvait servir une enseigne aussi clinquante dans un quartier industriel. Il rejeta aussitôt cette question pour se concentrer sur le tableau morbide devant lui : une bouteille de cola renversée sur la moquette beige, des doigts apparaissant derrière un bureau. La surface du bureau était couverte de feuillets épars, de stylos de toutes les couleurs sans leur capuchon, d’auréoles de verres, de traces de mégots oubliés sur le bord, de griffures en tout genre. Tant mieux, pensa Mathis en scrutant le fouillis qui y régnait comme autant d’indices potentiels.

    L’attention de Mathis se reporta sur le corps de la victime, si semblable aux autres si ce n’est qu’entre les pans de la chemise ouverte, la peau rosée et tendue sous des pustules saillantes provoquait le dégoût et l’envie irrépressible de prendre ses jambes à son cou. Le torse était réduit à une immense plaie. Les lunettes de l’homme tenaient de travers sur son nez. Il les retira avec délicatesse, les replia avec soin et les remit à l’un des techniciens.

    —J’aime mieux qu’on ne touche pas au cadavre autant que possible.

    Mathis se retourna et découvrit, sous une combinaison de cosmonaute, un personnage barbu au regard perçant, malgré le masque de protection couvrant ses verres cerclés d’acier.

    — Le cadavre est un être humain et il avait l’air comique ainsi, avec sa monture en écaille de travers. Aucun mort ne mérite d’être ridiculisé, répliqua le lieutenant.

    — C’est juste. Je me présente, docteur Patrick Deschênes. C’est ma première affaire. Enfin, la première pour la Sûreté.

    En voilà un qui avait lu dans ses pensées et avait tout de suite remis les pendules à l’heure.

    — Tout cela est bien étrange, constata Mathis. Vous avez une opinion?

    — Pour une mort suspecte, c’est une mort suspecte! J’ai déjà prévenu le haut commandement que nous ne sommes pas en présence d’une maladie virale. Vu l’état du corps, d’autres cas auraient déjà éclos et les hôpitaux des environs auraient lancé des alertes. Or, j’ai vérifié et rien n’a été déclaré. J’ai cherché des médicaments qui montreraient que l’homme a consulté un médecin dernièrement. Sans succès. J’ai quand même procédé à un appel d’urgence chez les généralistes et les cliniques sans rendez-vous dans un rayon de cent kilomètres. Nous aurons le résultat sous peu, mais je suis déjà certain de ma conclusion. Aucun confrère ne l’aurait laissé rentrer chez lui dans un tel état; il aurait été hospitalisé immédiatement. Je pense qu’il a ignoré puis caché son état. Notez que, malgré la chaleur écrasante des derniers jours, il porte une chemise à manches longues. Sinon, à première vue, pas de traces de perforation ni à l’arme blanche ni par balle. Pas de traces de strangulation non plus. Seulement ces pustules.

    — Le décès remonte à quand?

    — Je préfère ne pas me prononcer.

    — Une fourchette?

    — Entre trois et cinq heures, il hésita, je serai plus précis après les analyses.

    Au fond de la pièce, une porte bâillait. Mathis fit quelques pas et découvrit un réduit trop large pour être un placard et trop étroit pour mériter le nom de laboratoire. Sur les comptoirs qui longeaient les trois murs, des brûleurs, des portoirs, des anses de repiquage, des lamelles, des géloses, des lampes et, évidemment, un microscope; en haut des étagères, une réserve impressionnante de rouleaux de papier absorbant et des sacs poubelles.

    — Je me croirais dans le labo de mon école secondaire, ricana quelqu’un dans son dos.

    Mathis ne répliqua pas. Il n’y avait pas de laboratoire dans son école.

    — On a prévenu quelqu’un?, lança-t-il à la ronde. Je veux des photos sous tous les angles. Prenez-moi des mesures précises et passez-moi le moindre recoin au poliligth. Collectez des échantillons de tout ce qui se trouve sur les comptoirs et emballez les tiroirs sans oublier les bacs à recyclage et à déchets.

    Les ordres tombaient, secs et efficaces, bien que tout le monde connaisse sa tâche. Chaque item serait étiqueté méticuleusement avant et après avoir été analysé.

    À force, on finissait par connaître les gens. La réputation de chacun voyageait d’un service à l’autre, d’une unité de police à l’autre. Pour lui, les premières heures d’une enquête étaient précieuses et la précipitation était l’un des écueils à éviter. Il rabâchait sans cesse que les crimes et délits, quels qu’ils soient, racontaient toujours des histoires de mœurs.

    Mathis ne récolta donc que des grommellements en guise d’acquiescement. Les premiers arrivés sur place l’avaient attendu avant de prévenir une famille éventuelle ou le propriétaire de l’entreprise. Le principal témoin se tenait à sa disposition, effondré sur un fauteuil, et vu son air éberlué, il ne serait sans doute pas très utile.

    Le lieutenant aperçut Élaine et Benoît, qui étaient arrivés sur les lieux en même temps.

    — Ça sent la pomme, non?, leur demanda Mathis.

    Élaine était une mince jeune femme brune, coiffée à la garçonne. Ses yeux bleus immenses mangeaient son visage aux pommettes saillantes. Vive et espiègle, elle savait faire preuve d’une rigueur qui faisait contrepoids à sa nature portée à l’apitoiement tous azimuts. Mathis l’avait épaulée au début de leur collaboration. Benoît était un bon bougre qui cachait une sensibilité à fleur de peau et un équipier à l’analyse fine. Leur trio, relativement impénétrable et reconnu pour son efficacité, s’appuyait sur les forces de chacun. Les deux sergents acquiescèrent.

    Un bruit de voix excédée les interrompit dans leur travail. Quelqu’un insistait auprès des agents en faction pour qu’on le laisse entrer. Le lieutenant demanda à ce qu’on le conduise à un des cubicules non loin. Du coin de l’œil, il vit l’homme s’asseoir, étendre ses longues jambes avec un flegme de propriétaire et extirper de ses poches son portefeuille.

    Mathis le laissa mariner un peu, puis alla à sa rencontre. Nul doute qu’il s’agissait du patron de l’entreprise.

    — Je suis le lieutenant enquêteur Blaustein.

    — Blaustein?, persifla l’arrogant.

    Mathis le dévisagea des pieds à la tête. En guise de pièce d’identité, l’individu lui tendit un de ces badges avec photo, censé confirmer qu’il avait devant lui le big boss, Alain Lespérance. Des vérifications seraient menées de toute façon. Il nota la phrase d’accroche de l’entreprise « Green Stuff. Save the planet, save yourself », traduit par un approximatif et allez savoir pourquoi moins efficace en français : « Des astuces vertes. Sauvegardez la planète, sauvez-vous vous-même. » La responsabilité écologique collective versus le bien-être individuel? Une approche qui allait comme un gant au personnage.

    — Vous êtes le directeur général de cette entreprise, si j’ai bien compris.

    Alain Lespérance hocha la tête.

    — Et son propriétaire! C’est ce que j’ai expliqué à votre collègue. J’ai reçu un appel qui me signalait des mouvements autour du bureau. Vous savez, tout le monde ou presque se connaît ici, la ville à la campagne, comme on dit. Quand j’ai vu le nombre de voitures et l’ambulance en arrivant, j’ai commencé à paniquer.

    Il n’en avait pourtant pas l’air. Mathis décida d’entrer dans le vif du sujet.

    — Je suis au regret de vous annoncer la mort d’un de vos collaborateurs, monsieur Georges Jalabert.

    — Ce n’est pas bon pour le commerce, répliqua Alain Lespérance.

    Au haussement de sourcils de Mathis, Lespérance comprit que sa réaction pouvait être mal interprétée.

    — Nous vivons au rythme des saisons. Développement, installations, cueillettes de données, visites aux agriculteurs pour remplir nos carnets de commandes; hiver, printemps, été, automne et on recommence; c’est notre réalité. Cette tragédie risque de foutre en l’air le cycle de toute l’année à venir et d’avoir de graves conséquences sur nos recherches.

    — Je comprends, laissa tomber Mathis laconiquement. Votre activité est donc principalement concentrée sur l’agriculture?

    — Oui. Non. Notre avenir en fait. Nous développons des biopesticides. L’épandage des champs est notre cible ultime. Ce qui finance nos travaux, c’est l’extermination de petits animaux en milieu urbain, souris, rats, mulots, dans le respect de l’environnement. Cette branche de notre activité nous a permis de construire à la fois notre expertise et notre réputation.

    Mathis allait poursuivre et demander au chef d’entreprise où il était hier soir, lorsque son téléphone vibra. Sur l’écran, le nom de Yocheved, sa mère, s’inscrivit en lettres hébraïques. Son cœur s’accéléra. Machinalement, il regarda sa montre : cinq heures trente. Il avait oublié que la prière se tenait si tôt! Elle devait donc boire tranquillement son café devant l’arbre qui caressait la fenêtre de la cuisine.

    Mathis ne l’avait jamais vraiment perdue de vue. Au début, il s’était contenté de la suivre de loin, anonyme au milieu des promeneurs de l’avenue du Parc, juste pour être certain qu’elle allait bien. Il avait pu apercevoir bébé Rochel, passer du landau à la poussette. Après l’entrée à l’école de sa petite sœur, il lui avait été plus facile d’aborder sa mère dans les ruelles discrètes et ombragées des quartiers du Mile-End ou d’Outremont, puis de lui rendre visite durant la journée. Jean-Claude n’en savait rien. Sa mère était « sa » mère, et il était le seul à pouvoir la protéger de la vie, de son mari, d’elle-même, de tout et de rien. Le besoin de la « protéger » se révélait une certitude à la fois vague et très claire dans sa tête.

    — Je vous demande un instant, s’excusa Mathis d’un ton qui ne supportait pas la contradiction. Tout en s’éloignant de quelques pas, il fit signe à Élaine de prendre sa suite.

    Il ne cherchait pas à préserver l’anonymat de sa conversation, le yiddish s’en chargeait depuis le temps où les Juifs vivaient dans la crainte des Polonais, des Allemands, des Russes et de tous les autres. Il avait besoin de s’écarter physiquement de son environnement immédiat pour changer de peau, de langue et de statut, pour passer du flic performant au fils aimant malgré tout.

    — Bonjour, mameh. Comment vas-tu?

    Tout en parlant avec sa mère, Mathis observait l’entrepreneur et jugeait de sa contrariété. Alain Lespérance était offensé d’avoir été confié à une subalterne, à ses yeux. Il gigotait sur sa chaise, croisait et décroisait ses longues jambes. Le regard de Mathis glissa vers le sol et il réalisa que le bas de son pantalon sport dernier cri était crotté; une ligne d’un marron peu engageant plombait sa superbe! Sa mère lui avait appris que l’on juge un homme à la propreté de ses ongles et de ses chaussures. Et qui disait chaussures pensait ourlets!

    Justement, la voix tremblotante de Yocheved l’inquiéta.

    — La vieille, elle est revenue hier après-midi. Je ne sais pas quoi faire.

    Encore! Voilà quelques semaines que ce manège durait. Une dame âgée et dérangée frappait à la porte des Blaustein sur la rue Saint-Viateur Ouest. Yocheved était timide, complexée. Cette intrusion était une violation de son intimité. Rares étaient les goyim qui avaient franchi son seuil : à l’occasion, un réparateur si on y était vraiment obligé, sinon on faisait appel aux quelques compagnies juives. Là, l’incident se répétait. Si jamais ses voisins hassidiques venaient à penser qu’elle copinait avec des Québécois, les commérages sur son compte iraient bon train. Des ragots sur la famille, Mathis s’en fichait. Sa mère, elle, n’avait pas besoin de ce genre de publicité.

    — Il n’y a pas de quoi paniquer, voyons. Elle ne paraît pas menaçante, probablement juste un peu désorientée. Si elle revient à un moment où tu es seule, appelle-moi. Non, je n’aurai pas le temps de passer prendre un peu de ragoût. Oui, mameh. Gut shabbats à toi aussi.

    Yocheved lui réservait des restes de repas familiaux dans des contenants individuels qu’il jetait à la poubelle, incapable d’expliquer à Jean-Claude d’où il tenait ces plats et d’avouer à sa mère que, maintenant qu’il goûtait aux viandes interdites, aux mélanges proscrits, son palais savait faire la différence entre la gastronomie et les saveurs fades de la cuisine traditionnelle juive ashkénaze. Et puis l’odeur du Cholent avec ses morceaux de bœuf gras qui macéraient dans les haricots et les pommes de terre lui rappelait celle des boîtes à lunch du dimanche à la Yeshiva.

    Il retourna à son enquête. Élaine murmura :

    — Apparemment, il a passé toute la soirée à regarder un enregistrement du Banquier. Qui donc rejoue ces vieux programmes dans son salon?

    — Seul?

    Élaine fit signe que oui.

    — Au fait, à quelle heure avez-vous quitté le bureau hier?

    — Aux environs de dix-neuf heures. MétéoMédia avait annoncé les pluies torrentielles à venir sur la région; je me suis dépêché de rentrer à la maison, pour une fois. Je ne suis pas fonctionnaire, moi.

    Mathis ignora sa remarque.

    — Et monsieur Jalabert?

    — Franchement, je n’en ai pas la moindre idée. Georges n’avait pas d’heure. Il pouvait rester travailler jusqu’à l’aube et ne revenir que l’après-midi du lendemain.

    Pas très pratique pour gérer le personnel, songea le lieutenant.

    — Il était employé chez vous depuis longtemps?

    — Depuis le début de l’aventure. Plus de dix ans.

    — Je vois. Et quel était le rôle exact de monsieur Jalabert dans la société?, questionna-t-il d’un ton neutre.

    — Il était notre chercheur principal. Le meilleur. Il était à mettre au point un pesticide révolutionnaire, totalement écologique et redoutablement efficace.

    — Dans le laboratoire exigu derrière son bureau?

    — Georges cultivait des spores de champignons, alors il n’avait pas besoin de beaucoup d’espace. Pour la production, il faudra voir à s’agrandir.

    Mathis tiqua sans raison apparente. Lespérance toussota d’un air gêné.

    — Quelle tragédie! Enfin, c’est une question de perspective.

    Mathis s’abstint de répliquer, pour ne pas l’homme dans sa tirade que, de toute évidence, il brûlait de déclamer. Autant le laisser développer sa pensée.

    — Oui… N’allez pas vous faire des idées… Mais… Thierry Bissonnette, mon meilleur vendeur, a épousé son ex-femme… l’ex-femme de Georges, je veux dire... Alors, je réfléchissais et je me disais que, maintenant, notre cher Thierry n’aurait plus à partager sa Nathalie. Voilà. Je ne suis pas très adroit, excusez-moi, le choc...

    Mathis se contenta de noter sur son iPad ses déclarations saugrenues. Ordinateur, tablette, téléphone, la technologie lui était indispensable depuis que Jean-Claude avait exigé qu’il ait droit à des accommodations au cégep. Cet apport le rassurait et comblait les manques à son éducation.

    — Et, à part son ex-femme, il avait des parents, de la famille?

    Lespérance secoua la tête.

    — Merci, monsieur Lespérance. Nous vous recontacterons certainement.

    Lespérance hésita, décontenancé d’être ainsi éconduit. Le bruit du plat de ses paumes rebondissant sur ses cuisses accompagna sa levée du siège sur lequel il avait pris ses aises.

    — Bon!, laissa-t-il échapper avant de faire mine de sortir.

    Puis, il se ravisa et se retourna pour demander :

    — Avec toutes ces allées et venues sous cette pluie, vous m’avez pourri mon sol. Qui va payer pour tous ces dégâts?

    Élaine lui fit signe qu’elle s’en occuperait au moment où Benoît passait près d’eux.

    — Je ne t’ai presque pas vu.

    — Depuis quand joues-tu les mères poules?, rétorqua Benoît.

    Le jeune sergent avait le sang chaud, cependant il n’était pas dans ses habitudes de manquer de respect à ses collègues. Il se reprit immédiatement.

    — Désolé, je suis de

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