Cartographie de l'amour décolonial
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About this ebook
L’écrivaine et militante autochtone Leanne Betasamosake Simpson explore l’existence actuelle des peuples et collectivités autochtones, en particulier celle de sa propre nation nishnaabeg. Ses personnages s’efforcent de réconcilier leur désir de vivre une vie pleine de tendresse avec le combat qu’ils livrent quotidiennement pour survivre aux injustices passées et présentes causées par le racisme et le colonialisme.
Point de vue des traductrices
« La cartographie est à la base un projet colonial visant à dominer et à gouverner un territoire en y traçant des divisions. le titre de cette traduction doit donc être compris comme une métaphore. nous voyons ce recueil comme une anticartographie, comme une contre-cartographie qui va à l’encontre des cartes officielles et dominantes et qui relie plutôt les expériences se produisant à
l’extérieur de l’espace-temps colonial. dans cette mer coloniale qu’est le canada, l’auteure trouve refuge sur des îles, où l’amour et l’intimité ne sont pas dictées
par le pouvoir colonial. elle trace ainsi un archipel de liens et de solidarités qui permettent de penser la vie et l’avenir à l’extérieur des structures opprimantes du colonialisme, du racisme et du sexisme. »
Leanne Betasamosake Simpson
Écrivaine et musicienne, Leanne Betasamosake Simpson est une figure de proue de la résurgence autochtone au Canada. Elle a publié chez Mémoire d’encrier Cartographie de l’amour décolonial (2018), On se perd toujours par accident (2020) et Noopiming. Remède pour guérir de la blancheur (2021).
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Cartographie de l'amour décolonial - Leanne Betasamosake Simpson
leanne betasamosake simpson
cartographie
de l’amour décolonial
MÉMOIRE D’ENCRIER
Mémoire d’encrier reconnaît l’aide financière
du Gouvernement du Canada
par l’entremise du Conseil des Arts du Canada,
du Fonds du livre du Canada
et du Gouvernement du Québec
par le Programme de crédit d’impôt pour l’édition
de livres, Gestion Sodec.
Mémoire d’encrier reconnaît également l’aide financière du Gouvernement du Canada par l’entremise du Programme national de traduction pour l’édition du livre, initiative de la Feuille de route pour les langues officielles du Canada 2013-2018 : éducation, immigration, communautés, pour ses activités de traduction.
Mémoire d’encrier est diffusée et distribuée par :
Diffusion Gallimard : Canada
DG Diffusion : Europe
Communication Plus : Haïti
Dépôt légal : 3e trimestre 2018
© 2018 Éditions Mémoire d’encrier inc. pour l’édition française
© Copyright 2013, Leanne Betasamosake Simpson
Édition originale : Islands of Decolonial Love, ARP Books
(Arbeiter Ring Publishing Inc., Winnipeg)
Tous droits réservés
ISBN 978-2-89712-565-3 (Papier)
ISBN 978-2-89712-567-7 (PDF)
ISBN 978-2-89712-566-0 (ePub)
PS8637.I486I7514 2018 C813’.6 C2018-941597-5
PS9637.I486I7514 2018
Mise en page : Virginie Turcotte
Couverture : Étienne Bienvenu
MÉMOIRE D’ENCRIER
1260, rue Bélanger, bur. 201, • Montréal • Québec • H2S 1H9
Tél. : 514 989 1491
info@memoiredencrier.com • www.memoiredencrier.com
Fabrication du ePub : Stéphane Cormier
et pourtant, je ne suis pas tragique
lee maracle, « blind justice »
j’ai quelque chose à te dire, ai-je dit.
je ne vais pas te mentir.
il faut que je te dise.
dans mon cœur il y a un vide en forme de dieu, et je pense que dans le tien aussi.
richard van camp, the lesser blessed
le genre d’amour qui m’intéresse, celui que mes personnages recherchent intuitivement, est le genre d’amour capable de les libérer du legs épouvantable de la violence coloniale. je pense ici à l’amour décolonial. est-ce possible d’aimer cette partie de nous-mêmes qui a été brisée par le pouvoir colonial quand on la retrouve chez quelqu’un d’autre?
junot díaz, boston globe
indinawemaaganidog /
toutes mes relations
je suis sur le quai à cap saint-louis en train de réfléchir quand quelqu’un arrive à ma hauteur. il faut savoir que je me fais un devoir de ne jamais parler à personne sauf si c’est absolument nécessaire, oui je suis de mauvaise foi et abîmée et oui ça me bloque certaines possibilités, mais malgré tout certains individus sournois parviennent parfois à pénétrer mon périmètre auditif. tout finit toujours par s’arranger. à peu près.
donc étienne arrive à ma hauteur et me dit allô et bien sûr qu’il sait que je ne suis pas censée être là alors je me méfie de ce qu’il veut. je lui dis que je veux voir la colonie de phoques même si ce n’est pas ce que je veux ni ce que je cherche. sans hésiter il me dit qu’il m’y amène. je lui demande combien ça coûte. il me répond gratuit.
d’accord.
rien n’est jamais gratuit. les meilleurs plaisirs de la vie sont gratuits. tout ce qui est gratuit vaut le prix que vous l’avez payé.
on marche jusqu’au bout du quai et il me tend la main pour m’aider à descendre sur le pont du bateau. évidemment je refuse et m’appuie sur une pile de boîtes de plastique brisées comme une grande parce qu’il faut mettre certaines choses au clair dès le départ et voilà l’une d’entre elles.
il démarre le moteur et je suis à l’arrière avec l’équipement alors on ne peut pas parler. il fait soleil et il vente et c’est parfait et pendant qu’on s’éloigne du rivage je pense à dexter et m’imagine tous les scénarios possibles. il interrompt mes pensées en m’offrant une coors light thé glacé et j’en prends une sous l’impulsion du moment même s’il est seulement dix heures et demie du matin et que la coors light c’est toujours dégueulasse. tout à coup on est à un mille du rivage dans l’atlantique.
on passe près d’un kayakiste et kumbaya joue dans ma tête et je me lève dans le bateau et le salue comme une femme enjouée pour qu’il se souvienne de moi quand la police l’interrogera.
on est à quelques minutes des phoques, regroupés sur un banc de sable d’où ils peuvent attraper les poissons qui montent vers la rivière avec la marée haute. on s’approche et ils se ruent dans la mer, ça me rappelle les chiens et les moutons et les bisons et étienne me demande si je veux aller plus loin.
sous la même impulsion que pour la coors light, je dis oui et il dit qu’il connaît un endroit où il y a un banc de maquereaux et où on pourrait pêcher, parce que hier au soir il y était et qu’il en a attrapé une tonne juste en les taquinant. je décide qu’il est mi’kmaq parce qu’il pourrait l’être, et même si ça ne veut probablement rien dire ça me rend un peu moins nerveuse.
en route vers le maquereau, étienne me raconte comment le fédéral a évincé sa famille du parc et a payé ses parents trois cent cinquante piastres pour leur terre en 1968 avant de raser la maison au bulldozer. je lui dis que je comprends comment il se sent mais je ne pense pas qu’il me croit parce qu’il pense que je viens de toronto et que je suis riche et de mauvaise foi et snob parce que c’est ce que les gens pensent quand tu dis le mot « ontario ».
étienne sort les lignes et deux minutes plus tard on sait qu’on a trouvé le banc de maquereaux parce qu’on en pêche à la pelletée. il m’observe saisir l’hameçon et lancer les poissons dans la chaudière; ça le surprend. il fait soleil et il vente et c’est parfait et les bras de la journée sont grand ouverts et personne n’est attendu nulle part. j’aperçois un fou de bassan et j’aime vraiment les fous de bassan parce qu’ils peuvent se déboîter les ailes avant de plonger dans la mer pour attraper un poisson. imagine, se déboîter une partie du corps! attiré par l’odeur du sang de poisson le fou de bassan nage jusqu’à nous et étienne lui tend un poisson et dit « cet oiseau fait partie de ma famille, tout ça, les poissons, les phoques, l’eau – c’est ma famille »; ça me surprend.
nos yeux se rencontrent parce qu’il a toute mon attention maintenant. je me rends jusqu’à lui et le serre dans mes bras et il est le genre à pouvoir serrer et être serré pour de vrai et moi je ne suis pas de ce genre-là, quand quelqu’un me touche mon système d’alarme se déclenche et je fige sur place et me referme complètement. cette fois-ci c’est différent. je décide de l’embrasser et c’est parfait et simple et on s’embrasse longtemps et sans maladresse mais le moment a un début clairement défini et une fin clairement définie. puis il ramène le bateau au rivage pendant que je dépèce le poisson à l’arrière avec son couteau épouvantablement affûté, offrant les retailles aux goélands et aux fous de bassan. il me laisse sur le quai. on se dit merci. on se dit au revoir et je me concentre sur chacun de mes pas, au lieu de regarder derrière.
elle l’a caché dans ses os
je suis étendue de tout mon long sur la glace du chemung. le vent coule sur mon corps comme la pluie qui tombe, emportant avec lui les pièces auxquelles je ne peux m’accrocher.
il me dit qu’il veut mourir très lentement pour ne rien manquer. je lui dis que je ne suis pas aussi courageuse, je veux tout manquer.
le vent de glace chante une seule note, suspendue et sans parole, sans jamais reprendre son souffle; une intensité bienveillante.
il me parle de se dissocier lentement – un recul méthodique jusqu’au fin fond du décor. dans un tout autre souffle, il me parle de se battre corps et âme jusqu’à la fin.
une bouillie de neige fondante cicatrise le trou dans la glace et la ligne commence à figer. je garde le vent du dedans et le souffle du dehors à la même température.
il interprète les signes et prédit ce qui sera demain. je fais l’inventaire des questions passées sous silence, me demande laquelle renferme le plus de regrets.
il démarre le camion et me dit de monter. je lui dis « je rentre à pied ». il hoche la tête, ferme la portière et rejoint la terre ferme, où il s’arrête et attend jusqu’à ce que je me retourne vers la rive.
binesiwag
tu as huit ans et ta mère décide que le temps est venu pour toi d’aller dormir chez ta tante, pour aucune raison valable mis à part que c’est un rite de passage qu’elle doit rayer sur la liste de ton développement, tu trouves que c’est la pire idée du monde et il y a assez d’anxiété dans ton ventre pour fournir le sud de l’ontario en électricité jusqu’à la prochaine génération, mais ta mère dit que tu y vas quand même et tu décides de prier dieu pour qu’il intervienne parce que c’est la seule chose qui te vient en tête pour te sauver et parce que pour une raison obscure que tu ne comprends pas, le père noël et la fée des dents n’existent pas mais dieu lui oui, apparemment.
ta mère vous met toi et ta sœur dans sa dodge familiale vert forêt avec des panneaux en faux bois sur les côtés et vous conduit d’abord à ingersoll et ensuite à kitchener pour la