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Pax Europæ 4. Trahisons
Pax Europæ 4. Trahisons
Pax Europæ 4. Trahisons
Ebook547 pages8 hours

Pax Europæ 4. Trahisons

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About this ebook

2034. L’Europe s’est enlisée ; les défaites s’accumulent.

Après la débâcle de Tirana et la défaillance d’Euronet, l’Eurocorps est en mauvaise posture. Les trois fronts n’en forment plus qu’un, et des Régions entières sont désormais occupées par les ennemis de la fédération. Entre l’afflux de réfugiés et la proposition d’instauration de la loi martiale, les citoyens des E.U.E. sont à fleur de peau.

Dans ce contexte explosif, le président Markus Tramper avance ses pions. Il doit changer l’Europe en profondeur, et ne compte pas se laisser entraver, ni par ses opposants politiques, ni par la quête de vérité d’Erwin Helm et ses amis.

Tandis que les enjeux aussi bien extérieurs qu’intérieurs n’ont jamais été aussi grands, et alors que le mystère du Complot K se lève enfin, une partie d’échec s’engage autour du Carnet de Guerre : politiciens, amiraux, espions et simples soldats s’affrontent dans l’ombre... Un jeu dangereusement asymétrique, où tous les coups sont permis.

LanguageFrançais
Release dateOct 4, 2019
ISBN9789198544046
Pax Europæ 4. Trahisons
Author

Florent Lenhardt

Florent Lenhardt est un Franco-Allemand vivant en Suède. Il s'est attelé pendant plus d'une décennie à l'écriture d'un cycle d'anticipation uchronique sur l'avenir de l'Europe (entre autres), appelé PAX EUROPÆ. Et maintenant il le publie.

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    Pax Europæ 4. Trahisons - Florent Lenhardt

    Prologue

    12 février 2034. Berlin.

    Les colonnes de fumée qui s’élevaient de différents quartiers de la ville au son des sirènes devenaient une scène de plus en plus familière pour les Berlinois. D’après Euromédia, ils partageaient ce spectacle avec les Parisiens, les Praguois, les Stockholmois, et les habitants d’une bonne cinquantaine de grandes villes de la fédération. Aux quatre coins des E.U.E., les services de police et les pompiers intervenaient dans des rues où pavés et fumigènes volaient en tous sens, où vitrines et arrêts de bus ou de tram étaient parfois vandalisés, et surtout où des millions d’euros de dégâts étaient commis à chaque heure qui passait. Voilà ce dont parlait Euromédia. Les citoyens que les dernières annonces du gouvernement avaient échaudés criaient leur colère dans la rue. Certains s’affichaient ouvertement défédératistes, mais il était encore difficile de tirer quelque conclusion que ce soit. Aujourd’hui n’étaient que chaos, colère et incertitudes.

    Dans le bureau de Markus Tramper, au bout de l’aile présidentielle du Parlement européen, l’ambiance était tendue. Des coups de téléphone à n’en plus finir, des réclamations, des appels d’urgence, des mises en garde de politiciens de l’opposition, des menaces… Le Parlement se trémoussait sur ses sièges, partagé entre le besoin irrépressible de se débarrasser de la responsabilité du désastre annoncé et la peur du qu’en-dira-t-on médiatique. Le Conseil européen, la deuxième chambre du système fédéral, constitué des « chefs d’État » régionaux et que tout le monde avait tendance à considérer comme inutile voire à oublier, se réveillait après des années de léthargie. Il se montrait soudain critique, réclamant qu’on lui dise une bonne fois pour toutes qui du Parlement ou du Conseil présidentiel avait le dernier mot aux E.U.E.. Le Conseil constitutionnel européen se plaignait de lacunes dans le traité de réforme de la Constitution que Markus défendait depuis des mois… Pourquoi les institutions qui autrefois lui mangeaient dans la main freinaient-elles soudain des quatre fers ? Qu’est-ce qui avait changé ? Ne comprenaient-elles pas où étaient les intérêts de l’Europe fédérée ?

    Markus se tourna une fois encore vers son ministre de la Défense et de la Guerre, Thomas Garibaldi. L’Anglo-Italien en surpoids s’épongeait le front nerveusement, comme chaque fois qu’il venait se faire dessus devant lui. Tramper le dévisagea en contenant son mépris. Il l’aurait bien remplacé, mais les amiraux du Haut Commandement Suprême faisaient pression pour le maintenir en poste. Certainement appréciaient-ils de rendre compte à un fonctionnaire capable de transmettre leurs idées au président sans avoir de réelle ambition personnelle, ni même de convictions propres sur comment l’Eurocorps devait gérer ses affaires. Garibaldi était un bon messager, et un gestionnaire compétent. De quoi faire contre mauvaise fortune bon cœur, pas comme cette vipère d’Agota. Ou pire, tous ces idiots utiles du Conseil européen et du Conseil Constitutionnel.

    « Vous êtes sûr que c’était une bonne idée ?, singea Tramper. Combien de fois ces abrutis vont-ils encore me poser la question ?

    — Monsieur le Président, répondit Agota à sa place, je soutiens cette opération. Vous êtes le seul à pouvoir mettre un terme à cette guerre, il fallait prolonger votre mandat. »

    Aux ordres, comme un bon petit soldat, le Premier ministre se tenait à côté de Garibaldi. Ils le regardaient avec sérieux et inquiétude. Mais ce n’était pas la tournure qu’avaient prise les événements qui les inquiétaient, mais bien son attitude à lui.

    « Je sais pourquoi je dois rester au pouvoir, rugit Tramper en bousculant son fauteuil. Mais il est trop tôt pour révéler…

    — Nous ne révèlerons rien du tout maintenant », le reprit Agota pour se montrer rassurant.

    Contenir sa frustration en public pour la libérer en privé faisait partie des méthodes habituelles du président pour gérer ses énormes responsabilités. Quiconque ne le connaissait que face caméra le prenait généralement pour un homme mesuré et charismatique. Passionné dans ses discours, certes, mais incarnant le contrôle. En coulisse, cependant, il n’était pas rare de voir l’Autrichien à la limite de l’hystérie durant quelques instants, juste assez pour faire passer les trop nombreuses contrariétés qui accompagnaient sa position. Les deux ministres avaient donc l’habitude de ces épisodes de colère passagers. Aujourd’hui, cependant, quelque chose était différent. Une légère vibration dans ses intonations, comme un glissement vers la panique. Mais ce n’était peut-être pas si surprenant, après tout, il venait virtuellement de faire de lui-même un dictateur. Il y avait de quoi avoir les nerfs à vif.

    « Monsieur, insista-t-il, calmez-vous. »

    Un CMO gradé pénétra dans la pièce en trombe au mépris du protocole. Rien ne distinguait ce gradé de ses subordonnés hormis deux bandes grises sur son thorax. Ses épaulettes et ses genouillères semblaient usées, ses protège-tibias avaient visiblement encaissé plusieurs coups. Ou en avaient administrés. On ne voyait de son visage cagoulé que ses yeux bleus, des yeux nerveux comme ceux du président.

    « Nous réprimons une nouvelle vague de manifestants sur le pont d’accès principal, monsieur. Ordre de lancer l’assaut ? »

    Tramper réfléchit. Il se massait le front du bout des doigts sans s’en rendre compte.

    « L’assaut, oui… qu’en est-il de l’assaut à la Porte de Brandebourg ?

    — La situation sera bientôt sous contrôle, l’informa le commando.

    — Bien, approuva-t-il d’un hochement de tête las, si ça se passe bien, autorisation pour le second assaut.

    — Bonne décision, monsieur le président, remarqua Agota une fois que le gradé se fut retiré. Les charges de CMO prouveront aux Européens que vous êtes intransigeant avec la Pax Europæ

    — Oui... ou bien cela contribuera à faire de moi le méchant bureaucrate totalitaire que les défédératistes aiment décrire dans leurs pamphlets. Et ainsi prouver qu’ils ont raison de foutre le boxon.

    — Garibaldi, laissez-nous, le congédia Agota. (Le ministre acquiesça puis, indécis, observa le président d’un œil inquiet avant de se retirer.) Markus. On se connaît depuis longtemps, on a tout préparé ensemble… Qu’est-ce qui se passe, là ? Pourquoi craquer maintenant ? »

    Tout préparé ensemble, oui… Bien que cela lui en coûte de l’admettre, Markus était dans la même mouise que ce salopard opportuniste. Ils risquaient gros, il fallait faire preuve d’un mental de Kalanium. Pourtant le poids sur ses épaules devenait colossal, semaine après semaine. Le sort de la Maison européenne reposait entre ses mains… et celles d’Agota. Des centaines de millions de gens comptaient sur eux pour prendre les décisions qui s’avéreraient bonnes sur le long terme. Et c’était bien de cela qu’il s’agissait, bâtir une Europe plus solide pour les cinquante ans à venir, le siècle, même. Moins de bureaucratie inutile, moins de couches administratives, plus d’unité. Mais aussi la pacification de l’Europe de l’Est… toute l’Europe. Il fallait faire ces réformes, il fallait gagner cette guerre, il fallait agir comme il le faisait. Il n’avait tout simplement pas d’alternative. Et si les événements finissaient par faire de lui le méchant, tant pis ! Quelqu’un devait faire les sacrifices nécessaires. Pour le long terme.

    « Je ne craque pas…

    — Je vois bien que si, le contredit Agota. Et le plus grave c’est que Garibaldi lui aussi sent qu’il se passe quelque chose… C’est Erwin Helm qui vous dérange ? Il est incarcéré à Dresde en transit et repart cet après-midi pour Oslo. Dans trois jours il sera jugé coupable et fusillé ! Nous n’avons plus rien à craindre de lui !

    — Oui, mais il aurait pu empêcher le bon déroulement des opérations, imaginez s’il avait découvert pourquoi nous en sommes là aujourd’hui ! Tous ces gens, là-dehors, cette colère, cette frustration… Cette incompréhension ! Égoïste et ingrate, voilà ce qu’est la génération Helm. Ils s’imaginent que tout pourrait être bien mieux sans vouloir faire d’effort pour y arriver, et sans envisager une seule seconde ce qui serait arrivé si nous n’avions pas fait tout ça. Nous aurions pu sauver ces gens de la slavisation forcée, empêcher cette guerre avant qu’elle n’ait lieu. Mais il faut toujours qu’un Helm se croie plus malin et nous juge du haut de son intransigeante moralité. Combien d’années gâchées et de vies sacrifiées inutilement à cause de Josch Helm ? Et combien de plus si son fils avait réussi ?

    — Il ne l’a pas fait, et notre espion, l’Archange, nous a confirmé que, d’après les dires de rescapés du Bataillon Furie, les biens – et donc le Carnet de Guerre – d’Erwin Helm ont été détruits à Tirana.

    — Les preuves qu’il avait amassées n’existent plus ? insista Tramper avec suspicion. Il n’y a pas de copie cachée quelque part ? Nous risquons tout, nous avons atteint le point de non-retour de la partie. Le Parlement, la Conseil européen, le Conseil constitutionnel… ils sont sur le point de basculer, maintenant il faut gagner, pas de match nul, plus de compromis. Surtout avec les États-Unis d’Amérique qui nous tirent dans le dos.

    — Rien ne prouve…

    — Et qui d’autre, vous l’avez dit vous-même !

    — J’ai dit cela parce que je ne pouvais pas avouer que je n’en savais rien ! Tout le monde pourrait être contre nous, cela peut-être n’importe qui : la Grande Inde, la Ligue d’Amérique Latine, l’Océanie, tout le monde ! Nous avons peut-être aidé l’Union africaine à émerger, mais globalement les pays du Nord ont réussi à conserver l’ascendant économique sur ceux du Sud malgré le Millenium Crash, beaucoup de challengers aimeraient certainement nous le faire payer ! Il faut tenir encore un moment, lui conseilla Agota. Vous avez joué à merveille jusqu’ici, ce n’est pas le moment de flancher.

    — Je ne flancherai pas, assura Tramper en reprenant son ton froid et neutre. J’ai forgé moi-même ce projet en mon temps, perfectionné le Grand Dessein de Galligart, je maîtrise totalement la situation. C’est ma responsabilité, et c’est sans doute pourquoi vous ne pouvez pas comprendre.

    — Comprenez-moi, je ne cherche pas à minimiser votre…

    — Cessez de me faire la leçon comme à un écolier, l’interrompit sèchement le président. Si vous êtes à ce poste aujourd’hui c’est parce que vous représentiez Mouvement Athée à l’époque, moi si je suis à mon poste c’est parce que j’avais foi en notre Pax Europæ. Et en ce qu’elle pouvait apporter aux Européens qui avaient été exclus de l’Europe fédérale. »

    La foi, nota Agota en son for intérieur…

    « Apportez-moi le rapport du général Eggton sur le plan de rétablissement de l’ordre, et surtout le dossier de l’Amiral Cjesz. Il suffit, je n’ai pas empêché Erwin Helm de me priver de mon dû pour que de jeunes casseurs viennent faire la loi dans la capitale. Donnez l’ordre de déployer les CMO dans toute ville européenne à la moindre apparition de banderole. Aucune manifestation, interdit, c’est clair ? »

    Agota se surprit à lever les sourcils devant ce revirement qu’il avait tant attendu. Tramper était enfin passé du découragement aux représailles. En un battement de cœur. Peut-être disait-il vrai et maîtrisait-il effectivement les événements après tout. Ou bien trompait-il ses doutes par cette répression. Il devenait instable, et David avait de bonnes raisons de s’en inquiéter. Car par la faute de Tramper, la guerre avait failli commencer bien trop tôt. Ce qui n’était pas bon pour lui…

    « Il va falloir que le Conseil européen approuve. Et le Parlement se dandine. Ça va être un tollé général.

    — C’est pour ça que je veux ces rapports ! Je vais leur prouver par a + b que c’est la meilleure façon de diriger l’Europe ! Ils vont la réclamer à genoux, ma réforme. »

    Tramper se dirigea vers son téléphone pour convoquer ministres et délégués. Il se figurait la structure du maintien de l’ordre européen comme un organigramme mental, et visualisait toute la chaîne de commandement qu’il s’apprêtait à mettre en branle.

    « Placez les casernes de sécurité en état d’alerte, elles seront bientôt en opération. »

    Durrës. Région Albanaise.

    La zone militaire de Durrës n’était pas à proprement une caserne, ni une base navale, bien qu’elle soit fréquemment nommée ainsi par les soldats et les marins. Il s’agissait en réalité d’un port fortifié, un point de transit interarmées, destiné à permettre un ravitaillement rapide et facile lors de déploiements à partir des Balkans, ou à désengorger les bases navales durant de grosses opérations. Il y avait donc des docks pour les navires de la Marine, des hangars pour l’Euro Air Force et l’Eurocorps, un tarmac, et de nombreux bâtiments-dortoirs pouvant héberger temporairement tout un régiment. Lorsque les troupes en déroute avaient dû se retrouver après la débâcle de Tirana, tous les commandants, capitaines et lieutenants qui étaient parvenus à organiser des groupes de survivants avaient naturellement convergé vers Durrës. Ils savaient qu’il y aurait la place, le carburant et les munitions nécessaires à un regroupement, puis une contre-offensive.

    Ainsi les survivants de multiples unités cohabitaient désormais dans ces bâtiments ternes gardés par un immense périmètre de grillages, de barbelés, et de tourelles de tir automatisées. Les hélicoptères et Furies qui avaient été épargnés par les combats au-dessus de la capitale régionale bénéficiaient d’équipes de techniciens s’acharnant à réparer ce qui pouvait l’être au plus vite. C’était un balai ininterrompu d’équipes en roulement, les gerbes d’étincelles illuminaient les hangars au son des riveteuses. Certains écoutaient la radio dans les entrailles de ces engins de mort, ajoutant à la cacophonie des outils et des ordres beuglés pour couvrir le boucan.

    Ennio Gayans était aux anges.

    L’odeur du carburant et des soudures brûlantes l’enivrait. Ces derniers jours avaient été particulièrement difficiles, des camarades étaient morts, Tirana était tombée, les effectifs du Bataillon Furie fondaient à vue d’œil et la fédération européenne semblait partir à vau-l’eau vitesse grand V… de quoi devenir fou. La seule chose qui l’avait maintenu à flot, c’était le travail. Il était pilote de Furie, et quand tout s’écroulait autour de lui, il lui restait les Furies. Forcément, dès qu’il avait entendu dire que des Furies amphibies avaient finalement rejoint Durrës, il s’était précipité pour les voir de plus près. Ses camarades n’avaient d’yeux que pour leurs écrans et les images désespérantes d’Euromédia. Lui voulait voir les Gaïa.

    Une fois face au hangar qu’il cherchait, le Français marqua une pause pour savourer l’instant. Il avait bien conscience d’essayer de chasser ses doutes, son deuil et son épuisement de son esprit par une simple astuce, mais elle avait fonctionné par le passé. Ses yeux caressèrent les engins protégés par la taule. Cette idée arracha un sourire à Gayans. Les balles des chasseurs arabes déchiquèteraient ce hangar en un clin d’œil, ainsi que tout le personnel, sans nécessairement pénétrer le blindage au Kalanium des Furies Gaïa. Elles seraient tout aussi sûres sur le tarmac, à découvert. Mais les techniciens seraient morts…

    Stop ! se morigéna-t-il. Arrête de penser à ça.

    Il décida de s’approcher.

    La première chose qui le frappa fut à quel point elles étaient larges. Si leur allure générale rappelait bien les Furies d’Assaut, la sphère qui composait l’essentiel de la carlingue devait bien mesurer une dizaine de mètres de diamètres. Elles étaient donc considérablement plus grosses que les modèles standards qu’Ennio avait eu la chance de piloter jusqu’à présent.

    Et de crasher…

    Leurs ailes massives n’avaient en revanche rien à voir avec celles de leur aînée. Au lieu d’être fines et rétractables, orientées vers le sol, les Gaïa possédaient deux ailes coudées vers le haut tel un oiseau déployant ses ailes. Cela conférait à l’appareil une forme en M si on le regardait de face. Gayans trouvait cela assez moche, en réalité. Trop massif, l’air lourdaud… et surtout cela offrait bien trop de profil à un chasseur ennemi. Toutefois, en observant mieux, il constata qu’en plus des énormes réacteurs nichés dans les coudes de ces ailes, il pouvait observer des grilles et des entrées qui devaient être indispensables aux capacités amphibies de la Furie.

    « J’espère qu’elles sont rapides, sinon elles doivent être extrêmement faciles à abattre. »

    Ennio sursauta. Il était tellement hypnotisé par les appareils qu’il n’avait pas entendu Ayoade Assam se glisser derrière lui. Le chef de char portait sa combinaison moulante comme s’il s’attendait à devoir sauter dans son blindé à tout instant. Son casque spécial, plus fin et proche du crâne que ceux de l’infanterie et même des pilotes de l’Euro Air Force, pendait à son ceinturon. Quant à ses yeux noirs, ils fixaient les Gaïa avec une fascination égale à celle d’Ennio.

    « Je me disais la même chose, approuva ce dernier. Mais le système amphibie doit encore prendre trop de place pour affiner la silhouette. Et en théorie, pouvoir voler et plonger sous la surface devrait lui donner un avantage certain face aux appareils arabes, slavistes et russes.

    — C’est vrai, et l’armement a l’air sérieusement augmenté, aussi. C’est presque une canonnière !

    — On s’approche ? demanda Gayans avec un soupçon d’excitation.

    — Absolument ! »

    Voilà ce qu’il lui manquait, un compagnon qui partageait son état d’esprit. Ayoade et lui ne se parlaient pas en permanence, ils n’étaient pas les meilleurs amis du monde, mais ils se comprenaient. Or quand ils avaient un coup de blues, lorsque tout semblait aller pour le pire et qu’ils venaient se réfugier dans les odeurs de cambouis et de kérosène, ils tombaient si fréquemment l’un sur l’autre qu’un lien avait fini par se créer. Pas comme ce que Cyril, Greg et Erwin partageaient, ni aussi intime que l’amitié que Gayans ressentait pour Joffrey, mais une complicité certaine, quoi qu’il arrive.

    Ils allèrent à la rencontre du personnel en pleines réparations et engagèrent la conversation. Il ne fallut pas insister bien longtemps pour que les mécaniciens se mettent à parler. Travailler sur des Gaïa était un privilège pour ces hommes. Ce modèle était encore un prototype, il n’en existait que quelques dizaines, et les rapports qu’ils allaient rédiger à leur sujet détermineraient comment les versions suivantes seraient améliorées. Malgré la fatigue, malgré le stress, malgré la mort omniprésente, difficile pour eux de dissimuler leur fierté. Pour des gens situés à la base même de la pyramide hiérarchique, se dit Ennio, cette mission devait leur donner l’impression de pouvoir enfin influencer directement les grandes décisions qui détermineraient peut-être la victoire européenne. Un caporal leur fit une visite rapide de l’engin, répondant à leurs questions, et pendant un bref instant, le pilote oublia tout. Son monde n’était que câblages, ampoules, rivets, circuits, cassettes à munitions, pompes, vérins, cuir, métal.

    Mais au moment de ressortir de l’appareil, il fallut repasser par la soute ouverte vers l’avant, et dans laquelle reposait un véhicule de reconnaissance Furie, ces petits modules arachnoïdes qu’on pouvait embarquer dans des Transports Furies et qu’il avait vu en action devant Lviv. L’excitation au moment d’entrer enfin dans la sphère de Kalanium avait-elle suffi à réprimer ces pensées ? Était-ce l’angle sous lequel il revit le petit monoplace ? Quoi qu’il en soit, Ennio marqua une pause, son regard fixé sur le véhicule de reconnaissance. Des images de Lviv lui revenaient en flash. L’embarquement des deux appareils dans les soutes de son Transport Furie dans une atmosphère grisante de victoire facile. Il y avait eu des chants militaires pour se donner du courage quand cinquante-six hommes avaient pris place dans chacun des deux modules du Transport, ignorant que l’intégralité des passagers de l’une de ces deux sphères périrait dans quelques heures avant même que la Furie ne touche le sol. Et il y avait ce souvenir étonnamment vivace du commandant Kollár, inconscient de sa mort imminente, se félicitant de cette opération exemplaire…

    « Ennio ? »

    La main d’Ayoade lui secouait doucement l’épaule, et ce contact le ramena au présent. La silhouette de Kollár, affalé sur la console le crâne ouvert tandis que s’infiltrait dans la cabine le brouillard de guerre slaviste se dissipa dans son esprit. Mais le mal était fait. Sentant la tête lui tourner il prit maladroitement appui contre la paroi, Assam lui déploya un strapontin et il s’assit lourdement.

    « Vous voulez que j’appelle un médic ? » s’inquiéta le caporal.

    Si tu fais ça, Joffrey va rappliquer et s’inquiéter.

    « Non, ça va, j’ai pas mangé grand-chose dernièrement, c’est tout.

    — Je l’emmène au réfectoire avaler un morceau, renchérit Ayoade en comprenant les réticences de son camarade. Merci pour la visite ! »

    Les deux hommes repartirent, l’un plus chancelant que l’autre, mais il fallut de longues minutes avant qu’Ennio ne reprenne la parole :

    « Merci.

    — Pas de souci. Ça m’arrive aussi, tu sais. Surtout depuis Minsk.

    — Tu en as parlé à…

    — À quoi bon ? le coupa Assam plus durement qu’il n’aurait souhaité. De toute façon, personne ne quitte le Bataillon Furie. Pas de son plein gré, en tout cas pas en vie. »

    Les soldats étaient dans le grand réfectoire, le vidéoprojecteur de la salle de loisirs avait été apporté avec son écran de toile plastifiée pour diffuser en direct l’édition spéciale d’Euromédia. L’information, la vraie. Un journaliste en costume noir, oreillette bien visible, prenait des poses intenses pour commenter des images qui passaient en boucle depuis des heures.

    « … Images filmées caméra à l’épaule vous montrent la violence des arrestations. Les images exclusives et en direct qui ont été diffusées il y a deux heures viennent d’être censurées, nos équipes ont été refoulées des lieux d’émeutes. Il est impossible de chiffrer les dégâts, mais on parle déjà de millions d’euros de dommages et de centaines de blessés. Un jeune homme vient de décéder de ses blessures, il a été piétiné par la foule selon nos renseignements. Il porte à douze le nombre de décès dans la capitale, et 45 dans tous les États-Unis d’Europe. »

    Les hommes étaient captivés par ces informations, dégoûtés de voir comment les civils détruisaient ce qu’eux, soldats, défendaient aux frontières de l’Europe au péril de leur vie. Ils se battaient pour les E.U.E. et les E.U.E. se battaient entre eux. Certains commençaient à murmurer les mots « guerre civile », termes vite réprimés par le capitaine Roy qui conseillait à tous de garder une certaine distance vis-à-vis des informations diffusées. Ce qui était étonnant, c’était de voir les images les plus violentes disparaître pour laisser la place à des arrestations calmes, dans les règles de l’art. La propagande avait mis un certain temps à réagir, cette fois, cela indiquait bien que l’ampleur du phénomène dépassait les estimations.

    Roy sortit du réfectoire et descendit le couloir désert qui le mena à ce qui aurait dû devenir le bureau d’Erwin Helm. Le caporal-chef Efthimios « Zeus » Zaratis s’y trouvait, assis derrière une montagne de papiers et de dossiers. Deux jours plus tôt, les rescapés épars du Bataillon Furie qui s’étaient regroupés étaient arrivés à Durrës avec d’autres survivants de la débâcle de Tirana. Parce qu’il était le plus gradé en l’absence de l’Adjudant-chef Franck Norbert et à cause du retard du lieutenant Felt, c’était à Zaratis qu’il avait échu de faire le compte des membres du Bataillon Furie et de mettre les dossiers à jour. Et comme Euronet non crypté n’inspirait pas confiance, tout devait être fait à l’ancienne plutôt qu’en numérique. Retour à la paperasse. Mais ce n’était pas le pire, car au-delà de la masse de travail, il y avait la réalisation concrète des pertes. Sur un écran, difficile de se rendre compte du nombre de disparus. Cela devenait beaucoup plus tangible lorsque les piles encombraient complètement le plan de travail. Les tampons « mort au combat » et « porté disparu au combat » lui causaient toujours la même douleur amère.

    « Vous vous en sortez ?

    — Très bien, répondit Zeus en levant brièvement les yeux d’un dossier. J’en ai presque fini… Dix camarades de plus sont morts dans un raid, en venant ici. Il leur a fallu traverser des lignes ennemies dont la position fluctue sans cesse. Il est temps de réagir, capitaine.

    — Tout à fait. Nous avons reçu un ordre du Haut Commandement Suprême. Une tactique générale a été votée, nous avons ordre de nous replier jusqu’à Podgorica, en Région Monténégrine. On leur abandonne Shkodra.

    — Comment ça ? fit Efthimios, surpris. Depuis quand la retraite est-elle une tactique générale ? »

    Le soldat fulminait intérieurement. Pour foncer vers Moscou, le HCS avait des chars et des Furies à revendre, mais pour reconquérir sa Région Grecque natale, non seulement on n’envoyait personne, mais pire encore : on reculait. Pour défendre la Région Russe et la Région Polonaise, on envoyait des casernes entières. Pour la Région Albanaise, rien. Le dédain des Régions Centre et Nord face aux pertes des Régions Sud commençait à le faire sérieusement se poser des questions. Pas comme un défédératiste, évidemment. Mais tout de même.

    « Ils veulent créer une ligne de front à un endroit bien précis, éluda Roy. Je n’en sais pas plus. Il faut obéir, pas réfléchir.

    — Comment faites-vous pour ne jamais vous poser de questions ?

    — Comme vous faisiez avant de connaître Erwin Helm, je suppose. »

    C’était vrai. Avant de rencontrer Erwin, Zeus avait toujours été fervent partisan de la toute-puissance européenne, celle de la fédération qui les avait sauvés du chaos autodestructeur par la sécurité et la paix. Celle qui défendait ses citoyens et leur garantissait des droits que d’autres Blocs refusaient toujours aux leurs. Aujourd’hui, il avait tendance à tout remettre en question. Sans oublier tous ces bienfaits, il voyait désormais l’autre face de cette médaille. Helm lui avait vraiment apporté quelque chose.

    « Mais vous savez, poursuivit le capitaine, c’est surtout que, lorsqu’on arrive à un certain grade, il faut apprendre à exécuter les ordres et – pour être franc – fermer sa gueule, vous saisissez ? Je suis rentré dans le moule sans résistance, comme l’aurait dit le lieutenant, c’est d’ailleurs pour cela que je l’admire. Il a fait ce que je ne suis pas parvenu à faire… »

    La suite ne venant pas, Zeus fit une moue interrogatrice.

    « À savoir ?

    — Il se révolte, caporal-chef, il se révolte. Et il n’a pas cherché à en fuir les conséquences, il les a assumées. Je vous laisse à vos travaux, mais je vous conseille tout de même de suivre les infos. Ce qui se passe en ce moment risque d’avoir de lourdes conséquences… pour nous tous. »

    Et il se retira, silencieusement, laissant Zeus à sa surprise. Un clone de la pensée unique conscient de son esclavage intellectuel, songea-t-il. Comment pouvait-on rester ainsi, conscient du vol de sa liberté, sans réaction ? Et alors Zeus comprit que, comme Erwin, Roy cherchait peut-être le moyen de se couvrir pour attendre le moment propice. Sauf que contrairement à Erwin, Roy n’avait aucune arme à sa disposition, et il resterait dans l’attente d’un espoir, qu’il croyait voir en Helm. L’attente désespérée d’un changement utopique, qui ne viendrait peut-être jamais à voir la déferlante de catastrophes qui menaçaient la démocratie européenne. Les menaces couvaient, à l’extérieur comme à l’intérieur, mais Roy attendait. Et mourrait peut-être sans jamais en voir la fin.

    Le Grec sentit comme un poids sur ses épaules. Il avait le carnet, il avait le moyen de pression. Mais il avait peur. Comment utiliser cette arme médiatique, comment en faire le meilleur usage sans menacer la survie même des États-Unis d’Europe au bord de la guerre civile et combattant trois ennemis en simultané ? Cette interrogation, ce comment, c’était à Zeus d’y répondre, c’était à lui d’agir. Il avait réfléchi depuis sa discussion avec Cyril, et cette question le hantait. Il ne se sentait pas capable d’assumer ce fardeau, pas capable d’être celui qui critiquerait enfin ce système ouvertement, faisant de facto le jeu des défédératistes. Il comprenait maintenant pourquoi Erwin restait si calme, si renfermé. Il savait qu’il n’avait pas les épaules assez solides pour supporter de telles responsabilités, et le souvenir de Dalendel abattu en public se glissait insidieusement dans ses pensées. Sa vie risquait d’être mise en danger, mais d’une façon qu’il n’était pas prêt à affronter. Ça n’avait rien à voir avec les combats de rue auxquels il était désormais rompu… Ou bien ?

    « Je n’y arriverai pas… »

    Chapitre 1

    13 février 2034

    Les chambrées étaient spartiates dans le plus pur style Eurocorps. La plupart des soldats s’y étaient habitués, quelques-uns râlaient encore, mais c’était presque par habitude, pour la forme. Omar Tarik, lui, avait même commencé à leur trouver un certain charme. L’avantage de cette uniformisation des chambrées, c’était que dans n’importe quelle caserne de l’Eurocorps, il se sentait chez lui, désormais. Et après sa jeunesse compliquée, c’était bon d’avoir un chez-soi.

    Pendant les pires années du Millenium Crash, en plein essor de Mouvement Athée, les religieux de tous bords s’étaient vus rapidement persécuter, et derrière cette façade antireligieuse, beaucoup de citoyens avaient laissé libre cours à un racisme ordinaire et latent. Les agressions et les intimidations avaient déclenché une sorte d’exode de populations aux origines arabes ou africaines. Certaines diasporas parlaient d’« appels des ancêtres », là où les Européens de souche préféraient « retour au pays ». Beaucoup d’entre eux se gargarisaient de cette « réeuropéanisation » du continent. La fédération avait provoqué un nouveau baby-boom, et ils n’avaient plus peur du vieillissement de l’Europe. Et puis les choses s’étaient calmées, les tensions dues à la crise, au chômage et à la faim s’étaient estompées, et l’union renaissante sous la forme des États-Unis d’Europe était redevenue une terre d’accueil. C’était dans ce contexte que la famille d’Omar avait trouvé refuge dans ce havre de paix, et malgré les efforts du gouvernement européen pour rappeler à ses concitoyens que l’asile faisait partie intégrante des valeurs des E.U.E., il n’avait pas été tout de suite facile pour les Tarik de s’intégrer. Il y avait eu plusieurs déménagements sur fond de suspicion de pratiques religieuses. Mais même cela avait fini par passer, sans même avoir recours à ces faux noms « d’intégration » comme celui de Klaus Bernhardt.

    C’était justement avec Klaus qu’Omar partageait sa chambrée, son chez-lui. Ils avaient en commun l’expérience d’être des étrangers intégrés, ce qui les avait tout de suite rapprochés. Tous deux avaient conscience de ce que les E.U.E. pouvaient représenter comme espoir de paix et de prospérité, ce que beaucoup d’Européens nés dans le confort post-Crash avaient parfois tendance à oublier.

    « Je n’arrive toujours pas à croire que Joffrey ait pu cracher sur Erwin comme ça, soliloquait Klaus. Devant tout le monde, et surtout dans un moment pareil ! Aucun respect, aucune décence ! Et comme par hasard, qui est son meilleur pote ? Le défédératiste Ennio Gayans. Ce genre de coïncidence, ça ne s’invente pas. Les œufs pourris sont dans le même panier. Et personne ne moufte ! Faut vraiment qu’on fasse quelque chose, sinon ce genre de mecs finira par s’afficher au grand jour et sabotera la cohésion du groupe et l’Esprit de Corps. »

    Omar ne dit rien, se contentant de hocher la tête ou de grogner son approbation de temps en temps. Pourtant, il n’était pas certain de partager les convictions de son ami sur Gayans. Le pilote était certes un peu critique sur les E.U.E., mais après les images d’Euromédia, ne pouvait-on pas admettre qu’il y avait bel et bien un problème au sein de la fédération ? Klaus, dans sa volonté de défendre l’Europe bec et ongles, s’arc-boutait sur ses arguments des besoins du plus grand nombre, de la sécurité face aux terroristes, et tout ce que disait déjà Euromédia pour commenter les arrestations musclées. Il niait complètement que tout cela sentait mauvais, que cela commençait à ressembler à ce que leurs parents avaient fui. Ce qu’il avait vu à la télévision avait déclenché chez Tarik un véritable frisson d’angoisse. Il avait peur pour les États-Unis d’Europe.

    Pourtant, hors de question d’en parler à Klaus, pas depuis la dernière altercation en date avec Ennio. Le pilote avait osé sous-entendre que les E.U.E. avaient choisi depuis le début une posture agressive face à laquelle Slavistes et Russes n’avaient pu que renchérir. « Tu croyais quoi ? avait-il lancé à Klaus avec mépris. Quand l’Europe a construit des centaines de casernes d’unités d’assaut à la frontière russo-slaviste, tu pensais que Moscou et Kiev allaient se contenter de se pencher en avant et d’écarter gentiment les fesses ? ». Bernhardt avait explosé. Russophile. Traître. Défédératiste. Toutes les insultes y étaient passées, tandis que lui, Omar, se faisait tout petit afin qu’on ne lui demande pas son avis. Il n’était pas défédératiste, certainement pas.

    Mais il avait peur pour les États-Unis d’Europe.

    Konrad Wilhelm avait éteint la télé, arguant que les images n’étaient à présent plus qu’un ramassis de vidéos purgées par le Ministère de l’Information et dont la fiabilité était plus que douteuse. Le brancardier originaire de la Région Allemande avait suggéré d’apporter la stéréo du foyer pour alléger un peu l’atmosphère, et on l’installa derrière le bar. Des rythmes de pop scandinave formaient désormais un fond sonore aux discussions, parties de cartes et de jeux vidéo. Tout le monde se désespérait de recevoir enfin l’ordre officiel de préparer l’évacuation, car tant que l’ordre ne serait pas officiel, ils devraient se contenter d’attendre en prétendant tenir leur position. Mais tenir comment ? Il leur restait si peu de munitions et d’équipement…

    En réalité, les paquetages étaient déjà faits et les armes chargées restaient à portée de main, juste au cas où. Zeus leur avait dit que tout pouvait arriver dans les heures à venir, il fallait donc se tenir en alerte tout en profitant de cet instant de repos trop rare pour être gâché. Après des jours de ruminations et de mélancolie, des nuits de chagrin pour les disparus, et ce ressassement de honte et de regrets causé par la défaite cuisante à Tirana, les hommes essayaient aujourd’hui de reprendre le cours des choses là où ils l’avaient laissé. Ne pas se laisser abattre, ne pas abandonner. Et chacun s’y prenait comme il pouvait.

    Installé avec d’autres membres du Bataillon Furie, Cyril disputait une partie de poker. Il remplaçait le Luxembourgeois Emmerik Gaaden, qui avait quitté la table bruyamment après une série de déveines spectaculaires, maudissant sa malchance au jeu devenue légendaire. Vu son propre jeu, le Danois commençait à croire que c’était en réalité la chaise qui portait la poisse.

    « Ce n’est pas maintenant que je vais abandonner, marmonnait Marco Da Silva en tirant une bouffée de la cigarette qu’il venait d’échanger à Floyd Gallagher contre un de ses fameux paquets de chewing-gum portugais à la cannelle.

    — Vas-y, ricana le caporal Gábin Němec en poussant en avant plusieurs jetons noirs, suis ou couche-toi…

    — Oui, mais j’hésite à me contenter une somme aussi faible, hésita Marco avec un sourire forcé. Peut-être que je devrais en rajouter et voir si tu oses suivre ?

    — Peut-être, approuva Gábin. Ou bien tu te contentes de me suivre, et on regarde qui a la plus grosse. Joue, c’est un ordre », ajouta-t-il, tout aussi crispé.

    Le Portugais poussa à son tour suffisamment de jetons pour égaler la somme du Tchèque. Puis il aplatit ses cartes sur la table pour dévoiler une quinte flush sous les plaintes de ses adversaires. L’assistance émit un « oh ! » admiratif, sauf Gaaden qui pesta de plus belle.

    « Mais comment fait-il pour avoir autant de chance ? se demanda Floyd incrédule. La probabilité qu’il ait le 5 et le 9 de pique, quoi ! Mec, est-ce que tu vends des grigris porte-bonheur ? Je t’en prends un tout de suite ! Donne ton prix.

    — La chance n’a rien à voir là-dedans, tout est dans l’expérience et la technique, se vanta Da Silva, acquises après de longues années de…

    — Triche ? le coupa Gábin en levant un sourcil.

    — Des années de pratique, grogna le vainqueur. Franchement, montre tes cartes pour voir ? J’en étais sûr. Ce n’est pas avec un brelan que tu allais gagner une manche pareille. Mauvais perdant, va ! (Il se leva et se tourna vers le barman improvisé) C’est mon triomphe, là ! On pourrait changer la musique ?

    — Ouais, intervint Antonin Romuald en lui lançant un minidisque de silicium. Mets ça ! »

    Le barman à la peau noire s’exécuta sans poser de question, très professionnel. Il fallait dire que lorsqu’Ayoade Assam faisait quelque chose, il aimait qu’on le prenne au sérieux et se plongeait à fond dans son travail. D’habitude, cela consistait à diriger l’unité de blindés du bataillon. Mais aujourd’hui, en cet instant précis, être le barman disc-jockey du Bataillon Furie était l’emploi le plus gratifiant de ce coin du pays. Et contrairement à ses habituels exploits de chef de char, cette fois, il n’agissait pas dans l’ombre anonyme de son habitacle étriqué, mais tenait le devant de la scène. Ça le changeait, et il aimait ça.

    Il inséra le disque de silicium et attendit, curieux. Lorsqu’une guitare électrique entonna un rythme célèbre accompagné d’une des voix les plus connues du siècle passé, il leva des yeux stupéfaits. Son sourire révéla des dents couleur d’ivoire.

    « Elvis Presley ?

    — T’as oublié de regarder la date de péremption, plaisanta Gábin en frappant la table du plat de la main. C’est aussi vieux que mon grand-père !

    — Ce n’est pas vieux, se défendit Antonin la mine renfrognée. C’est vintage.

    — Yep, acquiesça Jan Vanhamer pour qui le rock était un véritable état d’esprit. Et puis faut savoir ce que vous voulez : quand on passe du métal ça râle que ça fait trop de boucan, et là ça râle que c’est trop plan-plan ! Alors que je suis désolé, vintage ou pas, ça bouge sûrement plus que ton papy ! »

    Comme pour lui donner raison, plusieurs hommes s’étaient arrachés aux tables pour essayer d’imiter le King entre eux, oubliant un instant la guerre pour se remémorer le temps où leurs partenaires de danse étaient moins viriles.

    « Ah, si l’Eurocorps acceptait les femmes, soupira Floyd.

    — Tiens, le gamin s’éveille à la vie, ricana Da Silva. Ça va venir, petit.

    — Grande gueule, répliqua Antonin avec un sourire entendu.

    — Moi je ne dirais pas non à du métal, rouspéta faussement Maxime Troc en se faisant servir une bière. Ça nous changerait de la soupe électro-pop insipide reposant essentiellement sur des reprises de chansons composées par de bien meilleurs musiciens. On sait tous qu’il y a de nombreux amateurs parmi nous, cependant je ne citerai pas de noms… pour respecter l’anonymat des familles des coupables. »

    Des rires saluèrent la pique, certains renchérirent, l’ambiance habituelle. Tandis qu’ils se laissaient porter par le vieux rock’n’roll, Gábin Němec, très populaire au sein du groupe, ne cessait d’amuser la galerie en débitant des blagues slavistes. De son bureau, Zeus écoutait distraitement les rigolades et l’air entraînant. Son devoir l’appelait là, devant lui, sous la forme favorite de la bureaucratie, pourtant il n’arrivait pas à se résoudre à remplir tous ces formulaires. Entendre ses camarades profiter d’un moment de paix, surtout après ces dernières semaines, si éprouvantes, était bien trop précieux.

    Quand Roy toqua à nouveau à sa porte, une heure avait déjà passé, et lui n’avait pas avancé dans la paperasse.

    « J’ai reçu un message, commença le capitaine. On peut remballer. J’espère que vous avez fini votre décompte et vos reclassements…

    — Il ne me manque plus grand-chose, mentit Efthimios. Je finirai pendant qu’ils rangeront. »

    Il se pencha en arrière pour écouter la musique, se prenant à espérer voir la guerre se finir au plus vite. Qu’on reprenne la Région Grecque et qu’on en finisse, avait-il dit il n’y avait pas si longtemps de ça. Roy jeta un regard en direction du mess où se détendaient les soldats. Qu’ils en profitent un peu avant de débarrasser le plancher. Brusquement, une note de la chanson monta dans les aigus, toujours plus. Et Roy comprit que ce n’était pas la stéréo juste avant que l’obus ne s’écrase quelque part dans la base.

    Les danses s’arrêtèrent, les hommes se précipitèrent paniqués vers leurs chambres toutes proches. D’autres bombes tombèrent dans les environs, augmentant la précipitation. Les soldats couraient comme des fous pour récupérer leurs armes et casques laissés dans les chambrées pour cause d’évacuation imminente. Les gens armés croisaient ceux qui ne l’étaient pas encore, chacun refermait son uniforme dans la panique. Les premiers hommes prêts à en découdre se postèrent aux fenêtres tandis que dehors, des coups de feu claquaient et des obus de mortier pleuvaient. Enfin, tous furent parés au combat, les uniformes débraillés et les vestes béantes, mais les armes chargées et les grenades pendues aux harnais.

    Roy avait dégainé son pistolet, Zeus le sien, et ils s’étaient mis à couvert sous la fenêtre du bureau du caporal-chef. Des rafales furent tirées contre les murs du bâtiment, on entendait vaguement les chenilles d’un véhicule blindé. Et alors que tout le monde faisait silence dans la salle, aux aguets, la stéréo continuait de diffuser du vieux rock’n’roll. Da Silva se tourna vers Antonin qui lui renvoya un grand sourire.

    « Ça le fait !

    — Assaut ! » hurla quelqu’un de l’autre côté du couloir menant au mess.

    Des coups de feu se répondirent à une vingtaine de mètres de là, une grenade explosa, des soldats européens arrivèrent en tirant à reculons dans le mess, se repliant du couloir. Ayoade Assam, le casque compact typique du personnel de char sur le crâne, s’était replacé derrière le comptoir – conscience professionnelle – et venait d’achever le montage d’un long fusil mitrailleur au Kalanium. Lui non plus ne semblait pas incommodé par les guitares d’Elvis. Les Européens qui battaient en retraite, au nombre de trois, se placèrent de chaque côté de la porte, prêts à accueillir les arrivants.

    « Ils veulent nous empêcher de nous replier, cria l’un pour couvrir le feu nourri de leurs adversaires. Ils bombardent les hangars et les docks ! »

    Ainsi, non content de pousser son avantage après Tirana, l’ennemi désirait les clouer ici pour mieux les exterminer ? songea Cyril. Il allait leur montrer. Serrant le poing contre ses prothèses, il tenta d’oublia la douleur qu’elles lui causaient et se

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