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Le sort des elfes
Le sort des elfes
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Le sort des elfes

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About this ebook

Sur une île lointaine, les elfes sont la proie de chauves-souris vampires qui font d’eux des morts-vivants assoiffés de sang. Au coeur de l’horreur et de la peur, Ancolie est la seule qui peut faire face à l’ennemi. Sans pouvoir magique et privée de l’ange qui la protégeait au temps de son enfance, la guerrière est plus vulnérable qu’elle ne veut bien se l’avouer.

Au sud de cette île, les villageois du vieux continent vivent dans la crainte de nouvelles attaques des cigognes. Alors que le loup-garou pourchasse des créatures maléfiques, qu’est-ce qui peut bien pousser les lynx à se déplacer en plein jour? Les derniers doutes s’envolent, une ère de ténèbres a bien commencé.
LanguageFrançais
PublisherÉditions AdA
Release dateApr 8, 2020
ISBN9782898082016
Le sort des elfes

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    Le sort des elfes - Maude Royer

    PROLOGUE

    L’exil des magiciens hors de Rodinia marqua le début d’une ère de ténèbres. Dispersés sur trois nouveaux continents, les êtres blancs évoluèrent différemment les uns des autres. Grâce à leurs pouvoirs magiques, ils développèrent des particularités physiques et des dons psychiques qui leur permirent de s’adapter à leur nouvel environnement.

    Trois siècles plus tard, sur Gondwana, le vieux continent, seuls quelques hommes étaient encore dotés de pouvoirs surnaturels. Cachés dans les villages, ils risquaient d’être châtiés s’ils révélaient leur véritable nature. Miranie, une magicienne surnommée la sorcière d’Isdoram, avait été brûlée par les villageois. Ce jour-là, elle avait glissé à jamais hors des frontières du monde des vivants, mais nombreux étaient ceux qui craignaient de la voir revenir hanter le village. Au nord du continent, le mari de Miranie, Laurian, n’avait pas abandonné la recherche de leur enfant. Ce garçon appelé Aymric, élevé par les loups, était en route pour Baltica aux côtés d’Élorane, la dernière des fées, et de Xanaël, l’ange de Sibéria.

    Le danger encerclait les voyageurs, plus que jamais menacés par des créatures maléfiques.

    Déterminées à exterminer la race humaine, les cigognes n’avaient pas dit leur dernier mot. Toutefois, chez les grands échassiers, une contre-armée s’affairait dans l’ombre à amasser les graines de choux qui avaient échappé à la vigilance des soldats.

    LES LYNX

    Aux confins d’Orphérion se terrait un peuple d’animaux mystérieux. Si l’un d’eux attrapait la rage, il ne devenait pas agressif comme le loup ou la chauve-souris. Il cherchait plutôt un endroit tranquille où, à l’abri des regards, il se laissait mourir.

    Derrière un massif de résineux, Maya, une jeune femelle, avait fermé les yeux. Sa tête reposait entre ses deux pattes avant, comme sur un oreiller. Elle semblait endormie mais, au coucher du soleil, elle ne se lèverait pas. Dans la forêt d’Orphérion, une ombre ne jouerait plus à cache-cache avec le crépuscule.

    Pour une dernière fois, les lumières du couchant enveloppèrent Maya de rose et d’orangé. Puis, elles s’éteignirent en emportant avec elles le secret de la chatte.

    Ce matin-là, le voyage de Lomac, un grand lynx solitaire, allait prendre un nouveau tournant. Il arrivait tout juste au pied de la montagne. D’expérience, il savait qu’il lui faudrait encore une demi-lune avant d’en atteindre le sommet.

    Lomac venait de sauter sur la branche d’un conifère où il prévoyait passer la journée, lorsqu’un petit râlement attira son attention. Dans l’air, il renifla l’odeur d’une de ses semblables. Le grand lynx s’approcha sans bruit de sa cachette. Il écarta une branche aux longues épines, découvrant la jeune femelle, qu’il crut assoupie. En s’avançant, il vit que la rage avait déformé son faciès, et que de l’écume moussait à ses babines. Il la toucha du bout de la patte, constatant avec regret que la vie avait déjà quitté le corps tacheté. La dépouille était froide. Malgré la jeunesse évidente de la chatte, il était inutile d’espérer qu’elle reprenne vie. Pourtant, un autre râle se fit entendre. À quelques pas de la femelle, blottie entre les racines du pin, Lomac aperçut une petite boule de poils picotée. Dans un feulement peu convaincant, elle montra ses minuscules dents.

    — Ne te fatigue pas, souriceau, se moqua le grand chat sauvage. Tu ne feras fuir personne de cette façon. Pas même une grenouille !

    — Frrr, insista le chaton.

    — Garde tes forces, petit, ou tu ne passeras pas la nuit.

    Le bébé se leva sur ses pattes chancelantes et fit quelques pas vers Lomac.

    — Arrière, souriceau ! Pas question que je t’emmène avec moi. Que ferais-je de toi ? Retourne sous tes racines et attends ton heure. Tu rejoindras bientôt ta mère.

    Le petit ne comprit pas grand-chose à ce que vociférait le mâle, mais son air hostile suffit à le faire reculer et il retourna contre le tronc de l’arbre.

    — En voilà une bonne petite souris docile, soupira le lynx en s’éloignant.

    Il n’avait pas fait deux pas qu’il s’arrêta, le museau en l’air.

    — Des renards ! ragea-t-il en regardant vers le massif de conifères. Te laisser à la mort, c’est une chose, souriceau, mais t’abandonner aux renards, plutôt me faire épiler les oreilles !

    D’un mouvement de mâchoire, Lomac saisit le chaton par la peau du cou.

    — Ne va pas croire que je vais te porter ainsi jusqu’en haut de cette montagne. Dès demain, tu apprendras à marcher comme un lynx digne de ce nom.

    Devant eux, trois renards surgirent de derrière les arbres. Lomac n’eut toutefois qu’à rugir pour que la bande se disperse. Déposé à terre, le petit poussa un cri de joie.

    — Tu penses peut-être que c’est un jeu, souriceau ? Ils n’auraient fait qu’une bouchée de toi ! Te serais-tu seulement défendu ?

    Debout sur ses pattes arrière, le nouveau-né tentait de s’accrocher au collier de poils blancs de Lomac.

    — C’est assez ! Tu me fais perdre un temps précieux avec tes pitreries. Je veux bien te traîner jusqu’au sommet, mais une fois là-bas, tu y resteras. Inutile de t’imaginer que je vais m’encombrer d’un bébé plus longtemps.

    Lors de ce voyage annuel, Lomac avait l’habitude de dormir toute la journée et de ne se mettre en chemin qu’à la nuit tombée. Mais avec ce boulet qu’il trimbalait sur son dos, il avait accumulé un retard considérable.

    — Les lynx sont, depuis le premier crépuscule, un peuple solitaire. Peu d’espèces sont au fait de notre existence. Tu peux être fier de toi, souriceau : on passera bientôt à l’histoire pour avoir été ceux qui ont révélé le secret le mieux gardé d’Orphérion.

    — Quel secret ?

    — Tu voudrais que je le crie à tout vent ? Tu ne m’apporteras décidément que des ennuis !

    — Je peux marcher, s’indigna le chaton. Je veux descendre !

    — Et quoi encore ? rétorqua Lomac. Au train où tu vas, on aura atteint le sommet à temps pour la réunion de l’an prochain.

    — Quelle réunion ?

    — Chut ! gronda le grand chat sauvage. Tu veux alerter un corbeau, ou quoi ? Contente-toi de bien t’agripper à moi et de ne pas tomber.

    — C’est quoi un corbeau ? miaula le chaton.

    Distrait, il relâcha son étreinte et glissa du dos de Lomac jusqu’à son ventre. S’arrêtant, le lynx riva ses yeux à ceux du petit, accroché tête en bas entre ses grosses pattes.

    — Partout où il y a un coin d’ombre, attends-toi à ce qu’un corbeau y soit, à épier tes moindres gestes, dit-il à voix basse. Et sois sûr qu’il va ensuite les rapporter aux quatre coins de la forêt.

    — Pourquoi les corbeaux font-ils ça ?

    — Ils ne peuvent pas s’empêcher d’épier, de fouiner et de piailler. Plus les nouvelles sont mauvaises, plus ils sont heureux de les répandre sur tout le continent. Ils propagent les malheurs comme se répandent les maladies. La moitié du temps, ils racontent n’importe quoi pour se rendre intéressants. Ils ont appris la langue de plusieurs peuples d’oiseaux, mais il y a longtemps que plus grand monde ne les écoute.

    — Pourquoi ?

    — Cramponne-toi, souriceau, le somma Lomac en lui lançant un regard mauvais. La prochaine fois que tu tombes, je te laisserai là.

    D’un coup de patte, le grand lynx le remit en selle.

    — Vous êtes de bien grosses souris ! s’amusa une voix douce.

    Lomac releva la tête et resta bouche bée devant la créature qu’il trouva devant lui.

    — C’est un corbeau ? voulut savoir le chaton.

    Son protecteur s’accroupit devant la fillette ailée et baissa la tête. D’un mouvement brusque, il le fit descendre de son dos et le força à garder le museau au sol.

    — Je suis Lomac, un lynx de la tribu des Pardelles, mademoiselle. Et voici… Gamel.

    — Enchantée. Je suis Élorane. Je vous présente Aymric et Xanaël.

    C’est seulement à ce moment-là que l’animal remarqua, du coin de l’œil, les deux êtres qui accompagnaient la fée.

    — Vous voyagez avec deux hommes ? s’étonna-t-il.

    — Avec un enfant-loup et un homme-oiseau à moitié chauve-souris, pour être plus précise, dit la fée en esquissant un sourire.

    Contenant son ébahissement, le lynx déclara :

    — J’aimerais vous exprimer toute la reconnaissance de mon peuple, Élorane. Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire pour vous ?

    — Peut-être pourriez-vous nous servir de guide jusqu’au sommet de la montagne ?

    — J’en serais très honoré, répondit aussitôt le chat sauvage en s’accordant le droit de lever la tête.

    Tandis que Lomac observait les deux étranges personnages, il constata que le garçon avait dans les bras ce qui semblait être un bébé cigogne.

    — Gamel, c’est mon nom ? demanda le chaton en lui donnant des coups de patte.

    — Tu préfères peut-être « souriceau » ?

    LES HOMMES

    Avant d’entrer chez lui, Naëtan s’arrêta devant la porte pour reprendre son souffle. Il faisait nuit noire, et il avait couru dans les bois jusqu’à sa demeure. Il avait passé une bonne partie de la nuit à guetter, avec Jamélie et Weliot, la chaumière où vivait la sorcière. Son ami était persuadé qu’elle allait réapparaître, et qu’ils devaient être là pour lui demander pardon. Après tout, s’ils avaient su tenir leur langue, Miranie n’aurait pas été brûlée pour avoir séquestré Weliot. S’ils s’excusaient tous les trois, ils seraient peut-être épargnés le jour où elle reviendrait pour se venger.

    Naëtan pénétra chez lui à pas de loup. Assis dans l’obscurité, ne dévoilant qu’une vague silhouette, son père le fit sursauter. Armand ne leva même pas la tête lorsque l’enfant saisit un bougeoir et s’approcha de lui. Les longs cheveux noirs de l’homme, habituellement bien coiffés et lustrés, pendaient, gras, devant son visage, cachant l’expression de ses yeux sombres. Naëtan s’assit face à lui et déposa la chandelle sur la table, renversant une larme de cire.

    Le garçon de onze ans était maigre. Il avait grandi trop vite. Sa timidité accentuait sa maladresse, ce qui agaçait son père. Mais cette nuit-là, Armand ne se formalisa pas de l’incident.

    Il tournait et retournait entre ses doigts un anneau de bronze monté d’une discrète aigue-marine.

    « La pierre est de la couleur des yeux de maman », remarqua Naëtan.

    Lui-même avait les cheveux noirs de son père et les yeux bleus de sa mère.

    — C’est la bague de la sorcière, dit Armand à voix basse, sans un regard pour son fils. Je l’ai ramassée au milieu de ses cendres.

    — Tu n’as pas peur qu’elle apparaisse pour te la reprendre ?

    — Miranie n’a aucun droit sur cette bague ! s’emporta Armand. Cette femme néfaste n’aurait même pas dû venir au monde ! Ainsi, c’est ta mère qui aurait hérité de cette bague quand je l’ai épousée.

    Naëtan observait son père, attendant des explications.

    — Cette bague appartenait à Zanne, la plus jolie fille du village. Zanne fréquentait Pascol, mon père, jusqu’à ce qu’elle tombe sous le charme maléfique de Valfrid, un sorcier nomade venu des limites des contrées désertiques. Pascol et lui se sont battus en duel pour l’amour de Zanne. Mon père était beaucoup plus fort que Valfrid ; jamais il n’aurait perdu un combat régulier. Seulement, il n’avait pas, comme le sorcier, le pouvoir d’embrouiller les esprits. Le combat était déloyal. Valfrid a pris le large avec Zanne, alors que mon père s’est retrouvé alité pendant près d’une année entière, accablé par de violentes migraines et victime de toutes sortes d’hallucinations. La nuit, il hurlait de terreur tel un enfant en plein cauchemar. Une fois remis du sortilège, il a épousé Tarissa, ma mère, qui avait pris soin de lui pendant son long délire. Je suis né l’automne suivant.

    — Et que vient faire Miranie dans cette histoire ?

    — J’avais six ans quand Philidor, notre maître-régnant, a ramassé au seuil de sa porte un panier où dormait un nourrisson vêtu de ses seules feuilles de chou. C’était Miranie. Dans le panier, il y avait une note de sa mère. Valfrid et elle étant sans cesse en fuite, comme des hors-la-loi, Zanne avait choisi d’abandonner son enfant. « Pour lui offrir une vie meilleure », avait-elle écrit.

    L’homme laissa échapper un rire sinistre.

    — Pourquoi fuyaient-ils ? l’interrogea son fils.

    — Tout le monde aimait Zanne au village, et personne n’a accepté de la voir partir avec un sorcier. Les frères et les amis de mon père les ont poursuivis jusque dans le désert.

    — Valfrid a-t-il été tué? demanda Naëtan.

    — Nul ne le sait. Ses poursuivants ne sont pas rentrés au village. Jamais personne n’est revenu du désert d’Urmalof.

    — Mais si tu gardes cette bague, papa, la sorcière pourrait se mettre en colère…

    — Tu sais ce que de vieilles légendes racontent sur les aigues-marines ? continua Armand, ignorant la remarque de son fils. À l’origine, ces pierres faisaient partie du trésor que gardaient les hommes-poissons au fond de l’océan. Cette pierre attire l’amour.

    — La sorcière y tient sûrement, tenta de le raisonner Naëtan.

    — Je garderai cette bague, lança Armand, sans lever les yeux du bijou. Combien de fois ai-je répété à Laurian de ne pas épouser Miranie ? À la seconde où il a posé les yeux sur la fille de Valfrid, il était ensorcelé. Et où est-il, maintenant ?

    À ces mots, une violente bourrasque de vent fit trembler les rideaux de lierre qui bordaient la fenêtre. D’un bond, Naëtan se leva pour fermer les volets. Mais à peine était-il debout que le vent s’était calmé.

    — Ce n’était qu’un avertissement, souffla Armand en glissant l’anneau de bronze à son doigt.

    LE LOUP-GAROU

    Dans l’aube qui se levait sur la dernière pleine lune, Alen avait vu une fée. Sous la forme du loup-garou, il s’était attaqué à l’homme-cigogne, qui avait failli le tuer tandis qu’il redevenait humain. Comme toujours après une métamorphose, l’homme presque aveugle avait bénéficié pour quelques heures supplémentaires de la vue perçante de l’animal, ce qui lui avait permis de reconnaître la jolie créature, mais également la cape de soie verte qu’elle portait sur son bras.

    La fillette à qui il avait donné ce vêtement était donc bien ce qu’elle avait prétendu être ! Ce matin-là, elle s’était éloignée avec l’enfant sauvage, et l’homme-cigogne leur avait emboîté le pas. Peu après, Alen avait surpris deux spécimens grotesques qui remontaient la piste des voyageurs. Mi-hommes, mi-il ne savait quoi, pourvus de crocs, d’oreilles pointues et l’air féroce, ils reniflaient comme des porcs en cherchant des plumes. Afin de ne pas perdre leurs traces, Alen n’avait eu qu’à suivre les cadavres de lièvres et d’écureuils qui gisaient sur le sentier. Si ces monstres rattrapaient l’homme-oiseau, ils trouveraient aussi la fée. Alen voulait s’assurer qu’aucun mal ne serait fait à cette créature rare et merveilleuse.

    La lune ne serait pas ronde à nouveau avant plusieurs jours. En attendant, embusqué dans les fourrés, couvert de boue et de fougères, l’homme observait l’entrée de la grotte où les vampires venaient de s’engouffrer. Les deux énergumènes allaient y passer la journée avec leur escorte constituée de six chauves-souris de la grosseur d’un enfant de cinq ans. Les fougères et la boue aidaient Alen à se camoufler, mais elles servaient surtout à masquer son odeur d’humain. Il avait déjà compris que les mutants avaient un odorat aussi développé que celui d’un loup-garou. Sans compter que, si les chauves-souris dormaient pendant le jour, les êtres noirs, eux, ne semblaient pas avoir besoin de sommeil.

    L’écho qui s’échappait de la grotte permettait à Alen de suivre sans trop de mal la conversation des deux vampires.

    — On finira bien par le retrouver !

    — Mais il faudrait lui tomber dessus avant qu’il n’ait plus une seule plume pour tracer son chemin.

    — Pourquoi Lomer tient-il tant à ce qu’on lui ramène cet ange ?

    — Lomer n’en a rien à faire ! Si on se retrouve encore une fois sur cet affreux continent, c’est à cause d’une lubie de ce cher Aridz. Notre roi prétend que l’ange a le pouvoir de garder les bébés de la chouffrière en vie. Il a bien failli m’étriper quand il a su que Lomer l’avait mordu. Comme si j’avais la moindre influence sur les agissements du maître !

    Le jour prit ses aises et cette discussion resta en suspens. Alen s’étendit à même le sol dans l’espoir de dormir un peu. Fermant les yeux, il tâcha de repérer son fils, mais il ne parvint pas à sentir son énergie. Effaré, il envisagea le pire.

    Trefflé était peut-être mort.

    Alen n’avait découvert qu’il était magicien qu’après avoir épousé Amandrine, qui était déjà la mère d’un petit garçon d’un an, dont Alen avait accepté d’être le père. Le nouveau papa s’était vite attaché à l’enfant. Il s’était alors rendu compte qu’il n’avait qu’à fermer les yeux pour avoir une vision de ce que faisait Trefflé à ce moment précis. Même lorsqu’Alen s’absentait pour de longues semaines de chasse, il pouvait regarder son fils jouer. Le soir, quand il allumait un feu dans la forêt, il combattait le sommeil afin de contempler l’enfant qui dormait. Si sa femme était auprès de Trefflé, le chasseur pouvait la voir également.

    Amandrine aussi était magicienne. Contrairement à son mari, elle l’avait toujours su. Elle pressentait bien avant tout le monde que la pluie tomberait ou qu’une tempête de vent balayerait les champs. Amandrine pouvait prévoir le temps qu’il ferait. Ce pouvoir aurait pu être utile à tout le village, mais la femme avait appris dès son jeune âge qu’il valait mieux n’en rien dire aux autres. Le jour où elle avait compris qu’Alen savait des choses qu’il aurait dû ignorer, ils s’étaient confiés l’un à l’autre au sujet de leur pouvoir.

    C’est trois ans plus tard qu’Alen avait passé tout l’été à pourchasser le dernier loup d’une meute contaminée par la rage. Cette bête avait décimé une bonne partie des troupeaux d’Isdoram, infecté des hommes et tué un enfant. Le chasseur s’était juré de ne rentrer à la maison qu’une fois qu’il l’aurait éliminée. Il rêvait du jour où, fièrement drapé d’un manteau de fourrure grise, il prendrait à nouveau son fils dans ses bras.

    À la fin de l’été, Alen était tombé nez à nez avec le loup enragé. L’animal s’était dirigé vers lui, l’écume à la bouche. Il tremblait en marchant. La paralysie commençait à le gagner. Le chasseur avait pointé son arc sur lui. À cette époque déjà, sa vue avait commencé à baisser. S’il manquait sa cible, l’animal allait mourir deux jours plus tard, tout au plus, mais ce sursis lui donnerait le temps de faire d’autres victimes.

    Alen avait bien visé. Cependant, le loup avait à peine reculé sous l’impact, car il ne ressentait plus la douleur. La flèche pourtant bien enfoncée dans sa chair, il avait continué à avancer vers le chasseur sans émettre le moindre gémissement, de son pas mal coordonné, la langue pendante. Alors que l’homme chargeait son arc d’une seconde f lèche, l’animal avait bondi sur lui et enfoncé ses crocs dans son avant-bras. À force de balancer son bras de gauche à droite, Alen était parvenu à fracasser le crâne du loup sur une pierre et les mâchoires s’étaient relâchées.

    Le héros avait finalement regagné Isdoram vêtu de sa fourrure. Or, une douzaine de jours après l’agression, il s’était découvert une peur panique de l’eau et s’était mis à saliver de façon excessive. Son comportement devenait de plus en plus agressif, même envers sa femme et son fils, et il s’égarait de plus en plus longtemps dans des fabulations. Les villageois s’attendaient à le voir sombrer dans le coma et succomber rapidement à la rage, comme d’autres avant lui. Dans les chaumières, on pleurait déjà le valeureux chasseur.

    Amandrine, elle, savait qu’Alen ne mourrait pas. La rage ne tuait pas les magiciens. Elle n’ignorait pas qu’à la prochaine pleine lune, Alen se transformerait en loup-garou. Un matin, elle avait amené Trefflé chez une amie, la priant d’en prendre soin. Elle lui avait dit craindre que son mari ne trépasse bientôt, et vouloir épargner ce triste spectacle à son fils.

    Quand Amandrine était rentrée chez elle, Alen était inconscient. Mais au premier rayon de lune, il s’était levé et l’avait prise dans ses bras. Les symptômes de sa maladie semblaient disparus. Par contre, de longs poils gris recouvraient son torse, ses bras et même ses joues.

    — Dépêche-toi de t’éloigner du village, Alen. Ne reviens qu’au matin, tu m’entends ?

    L’homme avait couru aussi vite qu’il le pouvait, s’essoufflant rapidement. La lune le suivait dans sa course tandis que la douleur irradiait dans tout son corps. Puis, ses pas étaient devenus plus légers. Il courait maintenant à quatre pattes, à une vitesse grisante. Il avait continué ainsi des heures durant, excité par les milliers d’odeurs qui lui venaient de toutes parts, par la force de ses muscles et par l’enivrant sentiment de liberté qui le gagnait. Soudain, il s’était arrêté. La bête avait faim. Il avait alors fait demi-tour.

    Au matin, Alen avait regagné sa chaumière, où sa femme l’attendait. Désorienté, les cheveux en bataille, le visage et les ongles maculés de sang et de terre, il s’était endormi sur le lit, repu et éreinté, pendant qu’Amandrine le nettoyait.

    Ce jour-là, une voisine du couple avait été retrouvée morte dans son jardin. Une bête féroce lui avait dévoré les entrailles.

    Convaincue que les villageois ne tarderaient pas à découvrir la vérité en voyant qu’Alen s’était soudainement remis de la maladie, Amandrine avait encouragé son époux à repartir dans la forêt.

    Elle annoncerait bientôt à Trefflé que son père n’était pas rentré de la chasse.

    À l’âge de sept ans, Trefflé avait fait une première fugue pour tenter de retrouver son père. Depuis la morsure qui lui avait noirci le sang, Alen avait perdu le pouvoir de voir son fils, mais il pouvait encore sentir sa présence. Il avait donc su que l’enfant se rapprochait de lui. À contrecœur, il s’était enfoncé plus profondément dans la forêt.

    Trois autres années s’étaient écoulées avant que Trefflé ne fugue à nouveau. La nuit était déjà avancée, et la lune était pleine. Suivant ses impulsions de loup-garou, Alen chassait aux abords des villages. Dans ce corps, il lui était impossible de savoir que son fils marchait vers lui. L’odeur de Trefflé, qu’il flaira, était aussi alléchante que celle de n’importe quel humain. En courant, il était allé se jeter sur le garçon, toutes griffes dehors. Croyant pourtant lui avoir infligé une blessure mortelle, le loup-garou avait vu l’enfant porter une main à son estomac. Cette main s’était enflammée, et la plaie avait cessé de saigner instantanément. Quand le feu s’était éteint, Trefflé avait perdu connaissance. Le loup-garou, méfiant, s’était éloigné à la recherche d’une autre proie pour rassasier sa faim.

    À l’aube, à nouveau maître de son don, Alen avait rejoint son fils. Étendu par terre, il était toujours évanoui. Pour Alen, la blessure de Trefflé ne laissait aucun doute sur ce qui s’était passé pendant la nuit. Affligé par le remords, il l’avait porté jusque dans son abri de branchages.

    En s’aventurant dans les bois, Trefflé était vêtu d’une cape soyeuse du vert de la forêt. Il s’était éveillé emmitouflé dans une fourrure de loup. Malgré les années de séparation, il avait reconnu son père au premier coup d’œil et s’était jeté dans ses bras.

    — Je savais que tu n’étais pas mort ! s’était exclamé le garçon. Pourquoi ne rentres-tu pas à la maison ?

    À cet instant, Alen s’était dit qu’il serrait son fils contre lui pour la dernière fois, et il avait prolongé l’étreinte. Puis, n’ayant guère le choix, il lui avait avoué ce qu’il était devenu, et ce qu’il lui avait fait subir la nuit d’avant.

    — Tu comprends pourquoi j’ai dû vous abandonner, ta mère et toi…

    La joie des retrouvailles s’était dissipée. L’homme avait failli révéler à l’enfant qu’il n’était pas son véritable père. Cette réalité l’aurait peut-être réconforté… Mais Alen avait décidé de se taire.

    — Je t’ai vu guérir ta plaie, Trefflé. Tu possèdes un don extraordinaire. Ta mère t’a expliqué qu’il était plus sage de ne pas en faire usage devant les autres, n’est-ce pas ?

    — Elle me le répète tous les jours.

    Alen n’avait pas eu à convaincre l’enfant de rentrer chez sa mère, car dès qu’Amandrine avait trouvé le lit de Trefflé vide, elle avait envoyé trois gardiens de l’ordre sur ses traces. Ils avaient suivi les pas de l’enfant sur le sol spongieux, puis de larges empreintes de pattes griffues, pour finalement faire irruption dans l’abri d’Alen.

    — Où est la bête ? avait crié l’un d’eux en découvrant l’homme avec l’enfant.

    — Je suis chasseur de loups, les avait rassurés Alen. Le loup-garou est mort.

    — Montrez-nous la dépouille, avait ordonné un autre.

    — Je l’ai enterrée.

    — Enterrée ? Et la récompense qui vous est due ?

    — Isdoram est encore loin, messieurs. Je ne pouvais pas prendre le risque que l’âme de ce monstre s’échappe de son corps et revienne hanter la forêt. Il fallait faire vite.

    — C’est honorable à vous, l’avait félicité un des gardiens de l’ordre. Montrez-nous l’endroit où la terre a été retournée, et les trois émeraudes vous seront remises.

    — Je n’ai que faire d’une récompense, avait répliqué Alen, le plus calmement possible. Ne voyez-vous pas que cet enfant a été blessé? Il faut le ramener chez lui au plus vite.

    Des larmes coulaient sur les joues de Trefflé, car il était conscient qu’il ne reverrait probablement jamais son père. Du moins ne chercherait-il plus à le revoir. Ce faisant, il avait mis leurs deux vies en danger. Si ces hommes avaient reconnu Alen, ils l’auraient sans doute abattu sans autre forme de procès.

    Confiant que Trefflé serait ramené sain et sauf à sa mère, Alen lui avait dit au revoir d’un petit signe de la main. Le cœur gros, il avait observé les trois gardiens s’éloigner avec son fils enveloppé dans sa fourrure grise.

    Sa cachette mise à jour, Alen avait gagné le Nord et s’était réfugié dans une petite cabane déserte, à quelques jours de marche de Sylvarion, où il avait pris l’habitude, les soirs de pleine lune, de se ligoter lui-même à une poutre du toit. Avec la force du loup-garou, il finissait immanquablement par rompre ses liens mais, en général, il ne lui restait plus assez de temps avant l’aube pour rejoindre le village le plus près.

    Au cours des sept années suivantes, le loup-garou avait fait une vingtaine de victimes. Il s’agissait pour la plupart de chasseurs ou de bûcherons qui, comme lui, étaient loin de chez eux. Quelques-uns étaient parvenus à s’échapper et à survivre après avoir été mordus mais, à la connaissance d’Alen, aucun ne s’était transformé en loup-garou. Puis, il y avait quelques mois, l’homme avait mis au point une machine ingénieuse, munie de solides courroies qui ne se relâchaient que lorsque le contenu d’un immense sablier s’était écoulé. Ainsi, Alen avait enfin réussi à dompter la bête qui grondait en lui.

    Tout ce temps, il avait su, grâce à son don, que son fils était en sécurité à Isdoram. Mais depuis les premiers jours de l’été, il sentait que Trefflé se déplaçait et se rapprochait. Il lui arrivait même de se persuader qu’il était là, quelque part, tout près de lui. Pourtant, il perdait souvent sa trace, comme si l’adolescent disparaissait subitement du monde pour réapparaître quelques heures plus tard.

    « C’est sûrement mon pouvoir qui s’amenuise », tentait de se réconforter Alen.

    Mais il tendait plus à croire que son fils, entre la vie et la mort, était sur le point de partir pour Rhéïqua.

    Alen essaya de s’endormir. Quand les vampires reprendraient leur chasse à l’oiseau géant, il devait être prêt. Et, surtout, si Trefflé était encore de ce monde, il lui fallait éviter par tous les moyens de tomber sur lui.

    LA FÉE

    Cachée sous sa cape, Élorane marchait aux côtés de Lomac. Derrière eux, Aymric trottinait à quatre pattes avec le petit lynx. Suivait Xanaël, ses ailes levées au-dessus de lui à la façon d’une ombrelle le protégeant du soleil.

    Ils s’étaient tous mis d’accord pour voyager de nuit mais, puisqu’Aymric avait tendance à s’emmêler les pieds dans les racines et qu’Élorane s’accrochait parfois aux branches, ils avaient changé d’idée.

    Encore plus que les pêches, la fée adorait les journées ensoleillées comme celles qui perduraient depuis leur rencontre avec l’ange. Pour le confort de Xanaël, qui avait peine à supporter la lumière du jour, elle espérait toutefois que des nuages arriveraient bientôt.

    — Vous semblez en connaître plus que moi sur mon peuple, signala Élorane à Lomac. N’avez-vous jamais entendu dire que le domaine des fées se trouvait au bord de l’océan ?

    — J’en serais fort étonné, feula le grand chat sauvage. Les fées ne supportent pas le sel.

    Yanni, l’ami qu’elle s’était fait à Esmarok, prétendait la même chose.

    — Est-ce que le sel peut tuer les fées ? s’enquit-elle.

    — Je ne crois pas, mais il affaiblit momentanément leurs pouvoirs, l’informa Lomac.

    — Que pouvez-vous me dire d’autre sur les fées ?

    — Je n’en suis qu’à ma première vie, mais pour ce que j’en sais, aucun lynx de ce monde n’était présent le jour où les fées ont échangé avec notre peuple pour la première fois. Ils racontent cependant que les fées sont des créatures parfaites parce qu’elles sont le fruit d’une longue

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