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Sanglante Istanbul
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Ebook440 pages6 hours

Sanglante Istanbul

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About this ebook

Paul Smet, philologue enseignant à l’Université de Montréal, est invité par l’Université d’Istanbul à prononcer une conférence pour donner suite à deux articles qu’il vient de publier. Son arrivée sur le sol turc coïncide avec une série d’attentats non revendiqués. Erkan Çelik, chef de l’unité anti-terroriste, mène l’enquête. Son équipe met la main sur le fragment d’un mystérieux document codé.

Aspiré malgré lui au centre d’un conflit qui le dépasse, le professeur Smet devra mettre à profit toutes ses connaissances sur les langues disparues du monde antique et affronter ses démons personnels s’il veut pouvoir sauver sa peau…
LanguageFrançais
PublisherÉditions AdA
Release dateJun 3, 2019
ISBN9782898033506
Sanglante Istanbul
Author

François Massie

François Massie est né à Montréal le 8 octobre 1963. Diplômé de l’Université de Montréal en anthropologie, il est à l’emploi de la confédération des syndicats nationaux (CSN) depuis 1999 en tant que conseiller syndical. Sanglante Istanbul est son premier roman.

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    Sanglante Istanbul - François Massie

    1298

    – 1 –

    Avril 2014

    L’eau froide pénétrait par les interstices et commençait lentement à emplir l’habitacle. Le niveau montait progressivement, caressant le bout de ses doigts pour atteindre sa cuisse. Le contact de l’eau glacée la fit tressaillir. Elle était prisonnière de cet espace clos, incapable de bouger. La mort, léchant son corps inanimé, poursuivait son ascension inexorable. Le liquide pénétra doucement dans ses narines, provoquant son réveil soudain. La sensation d’étouffement, le lieu sombre et glauque, l’absence totale de repères déclenchèrent un affolement absolu. Sa main longea la paroi, cherchant désespérément…

    Il ouvre les yeux. La scène familière du plafond et des murs de la chambre à coucher le ramène peu à peu à la réalité. Il sort progressivement de sa torpeur, des profondeurs du sommeil dans lequel il s’est englouti aux petites heures du matin. Encore un de ces mauvais rêves. Les souvenirs sont vagues, englués dans la léthargie dont il cherche à s’extirper. Il ne tient pas à se les remémorer. Peu lui importe les détails, toutes les nuits, c’est la même histoire ou une variante sur le même thème. Il referme les yeux pendant quelques secondes, inspire profondément et les rouvre de nouveau. Toujours le même décor, c’est déjà ça.

    Il jette un coup d’œil au réveil-matin : 7 h 35. Il repousse les couvertures et s’assoit sur le bord du lit. Un mal de tête lancinant l’accable, lui rappelant les dernières heures. Il se dirige d’un pas hésitant vers la salle de bain, s’arrête devant le lavabo, puis lève les yeux et se regarde dans la glace. Les miroirs ne mentent jamais : ils vous renvoient votre image, belle ou mauvaise, sans jamais faire la moindre cachoterie. Sa mine est affreuse. Sinistre même, un mot sans doute plus approprié. Il ouvre un tiroir, trouve des cachets et les avale, engloutissant du même coup deux verres d’eau par grandes rasades. Il demeure debout un moment, les mains sur le comptoir, observant son reflet comme s’il s’était soudain transformé en statue de sel. Finalement, il ouvre le robinet, laisse couler l’eau et s’en asperge le visage. La fraîcheur du liquide le ranime un peu.

    Encore une nuit en compagnie d’Alex, à boire du scotch et à jouer au backgammon. Il a laissé la voiture et plutôt pris un taxi pour rentrer, conscient qu’il n’était pas en état de conduire, risquant d’avoir un accident. Le genre d’accident bête qui ruine une vie. Il gagne la cuisine du même pas mal assuré. Machinalement, il pèse sur le bouton de mise en marche de la machine à café et s’appuie contre le comptoir en attendant que l’appareil ait terminé de laisser couler le liquide brunâtre dans la tasse. Il enfile l’espresso, puis s’en fait couler un deuxième et l’apporte au salon, attrapant au passage sa tablette numérique sur la table de la cuisine.

    Il s’écroule dans un fauteuil en laissant échapper un gémissement : son mal de tête ne s’améliore pas. Il est sans doute préférable d’éviter tout geste brusque, du moins tant qu’il n’aura pas terminé son deuxième café. Son regard erre dans son bel appartement, acheté dix ans plus tôt dans le Mile-End, ce quartier de Montréal que plusieurs appellent maintenant le Petit Brooklyn. La décoration est plutôt banale : des bibliothèques remplies de livres couvrent presque tous les murs du salon, des piles de magazines spécialisés encombrent la table, des bibelots témoignent de ses voyages et une raquette de tennis gît sur le sol. Un véritable foutoir dans lequel il faudra bien un de ces jours mettre de l’ordre.

    Il ferme les yeux quelques secondes, puis les écarquille après avoir pris une longue respiration. Toujours cette sensation de vide omniprésent, tant dans sa vie que dans son environnement quotidien, un vide qui l’accompagne depuis des mois et occupe tout l’espace sans pour autant se faire oppressant. Il s’y est habitué. C’est comme ça depuis que Karen a subitement disparu de sa vie. Il jette à nouveau un œil à la ronde pour se convaincre qu’il est bel et bien seul dans cette pièce. Rien que des livres. À peine distingue-t-on le titre et le nom de l’auteur sur le dos de certains. C’est à se demander s’il n’est pas sur le point de devenir un de ces cinglés qui accumulent des choses jusqu’à ce que le moindre espace soit presque entièrement occupé. Pour l’instant, ce ne sont que les murs, ça peut toujours aller. Il essaie de se rappeler le nom de cette pathologie. Peine perdue, ses neurones refusent de fonctionner. Rien à faire, c’est le chaos dans ses pensées. Le battement régulier dans son crâne s’amplifie au point de devenir une torture dès qu’il esquisse le moindre geste.

    Il regarde sa montre, fait la grimace avant d’ouvrir sa tablette pour lire les nouvelles de la BBC News World. À la une, un attentat perpétré dans le quartier touristique d’Istanbul : une trentaine de morts et de nombreux blessés, dont certains dans un état grave. Il demeure songeur un bon moment. Au cours des dernières semaines, plusieurs attentats ont frappé des villes du Caucase et de la Crimée. Sans oublier la crise qui a éclaté entre la Russie et la Turquie. Cette fois, c’est du sérieux et les Turcs ne manqueront pas de réagir.

    Dès le départ, il a suivi, chaque jour et presque à chaque heure, le développement de la crise syrienne. Surtout l’histoire de jeunes torturés qui a servi de déclencheur. Au début du conflit, des adolescents avaient reproduit, sur les murs de la ville de Deraa, des slogans qu’ils avaient vus à la télévision lors de reportages montrant les manifestations du printemps arabe en Tunisie et en Égypte. Le gouverneur de la province de Deraa les avait fait arrêter pour leur faire avouer le nom de leurs commanditaires. Tous avaient été affreusement mutilés avant de succomber aux mains de leurs tortionnaires. Les chefs de tribus s’étaient alors rendus à Damas pour rencontrer le président et réclamer les corps de leurs enfants. Le gouverneur de la province avait finalement consenti à les remettre aux familles en échange de leurs épouses. La femme étant l’honneur de l’homme dans cette partie du monde, impossible d’imaginer pire insulte. Sur ordre des chefs de tribus, le peuple était massivement sorti dans les rues dès le lendemain pour dénoncer les autorités en place et hurler sa colère. Le régime avait sévèrement réprimé la révolte et la situation avait dégénéré, pour se transformer en véritable guerre civile.

    Cette sale guerre était-elle sur le point de s’exporter en Turquie ou même en Russie ? La déflagration tant redoutée qui embraserait le Proche-Orient ? Cette idée lui glace le sang.

    Il jette un coup d’œil aux journaux turcs sur le web. La presse officielle accuse encore une fois le PKK, le Parti Nationaliste Kurde, ou sa branche dissidente, les Faucons de la liberté du Kurdistan, d’être responsables de l’attaque à Istanbul. Un journal évoque l’hypothèse d’un complot fomenté par des djihadistes islamiques ou une alliance entre ceux-ci et les Faucons de la liberté. Le gouvernement turc n’exclut toutefois pas une implication de la Russie.

    Il finit son café froid avec une moue de dégoût, suivi d’un haut-le-cœur. Il repose la tasse et prend, sur une pile de livres, une enveloppe décachetée adressée à M. Paul Smet. Il l’a lue et relue plusieurs fois ces trois derniers jours. Il la retourne entre ses doigts comme si le fait de toucher le papier allait subitement lui révéler quelque chose par magie. À l’intérieur, une invitation à donner une conférence dans moins d’une semaine à l’université d’Istanbul. Il murmure, en essayant de se convaincre : « Quel merveilleux moment pour aller en Turquie ! »

    Comme il est l’un des spécialistes mondiaux de la civilisation grecque de l’âge du bronze, il doit prononcer une conférence sur la Grèce minoenne. Historien et philologue, enseignant au département d’histoire de l’université de Montréal, il a tout de suite accepté l’invitation sans se poser de questions sur sa sécurité. Il a décidé de se rendre là-bas, peu importe la situation politique. Après tout, il faudrait vraiment être au mauvais endroit au mauvais moment pour se faire tuer dans une ville de quatorze millions d’habitants. En plus, il connaît très bien et aime cette ville où il a habité pendant un peu plus de deux ans lorsqu’il était étudiant et où il est régulièrement retourné pour ses recherches.

    Il reporte les yeux sur l’invitation. Le texte en turc est suivi d’une traduction française, sans doute par courtoisie, car les organisateurs du colloque savent bien qu’il maîtrise parfaitement la langue du pays. Il sourit en pensant à tous ces collègues avec qui il entretient des liens d’amitié depuis tant d’années et qui ne manqueront pas d’assister à sa conférence. Cette occasion de renouer avec eux renforce son désir de partir. C’est aussi le prix à payer pour sa soudaine notoriété. Les deux articles qu’il a publiés récemment ont fait grand bruit, à tout le moins pour la petite communauté des historiens et philologues qui s’intéressent à la période comprise entre le XVe et le XVIIe siècle avant notre ère dans les îles de Crête et de Santorin. Heureusement, son directeur, Jean Cliche, comprend l’importance de sa contribution à la discipline, bien qu’il apprécie surtout le prestige qui rejaillit sur l’université et sur le département qu’il dirige. Obtenir des fonds pour la recherche fondamentale n’est jamais chose facile : un chercheur de premier plan vaut donc son pesant d’or. D’ailleurs, cela permet d’avoir les coudées franches et de goûter à la liberté que confère ce statut particulier.

    La sonnerie de son cellulaire tire brusquement Paul de sa rêverie :

    — Allô, répond-il d’une voix caverneuse.

    — Bonjour Paul, c’est Alex. Comment a été le retour ?

    — J’ai un mal de tête carabiné, mais je devrais survivre encore une fois.

    — Tu veux sûrement récupérer ta bagnole. Je passe dans ton coin, je te prends au passage et je te ramène chez moi, comme ça tu pourras repartir avec.

    — OK, le temps d’enfiler un pantalon et je suis prêt.

    Les verres d’eau, le café et les cachets commencent à faire effet. Une fois habillé, Paul attrape son blouson et dévale l’escalier. En ouvrant la porte, il est transpercé jusqu’aux os par le froid mordant et s’empresse d’enfiler son blouson de cuir, remontant la fermeture éclair d’un coup sec. Autant il adore vivre à Montréal, autant il déteste son foutu climat. On est pourtant le 8 avril, mais en plus d’un blouson, il aurait dû enfiler un chandail. Il se souvient d’un article de magazine qui classait Montréal au cinquième rang des grandes villes du monde ayant le pire climat. Au moins, ce sera vraiment le printemps à Istanbul, se dit-il pour s’encourager.

    Cinq minutes plus tard, il est assis dans la voiture d’Alex. Comme il a oublié ses lunettes fumées, il peste en agrippant le pare-soleil ; la lumière trop vive a pour effet de raviver son mal de tête. Il jette un coup d’œil à son ami avec un air désespéré.

    Alexandre Béliveau enseigne lui aussi au département d’histoire. Ses travaux portent sur Venise et ses comptoirs commerciaux en mer Noire au Moyen Âge. De tous ses amis, il est le plus ancien, celui qui possède un certain droit d’aînesse. Leurs deux existences sont intimement liées : ils ont fait les quatre cents coups depuis leur adolescence, jouent au tennis trois à quatre fois par semaine et ont souvent pris leurs vacances ensemble.

    Alex est le prototype même du bel homme au début de la quarantaine : plus de 1,80 mètre, cheveux châtains, sportif aguerri, du charme à revendre et beaucoup d’esprit. Il plaît aux femmes et est la coqueluche des étudiantes qui s’inscrivent à ses cours, même lorsque les crédits obtenus sont inutiles à l’obtention de leur diplôme. Bien qu’ayant certainement bu autant que lui la veille et dormi quelques heures seulement, Paul remarque que son ami paraît frais et dispos.

    — T’arrive-t-il d’avoir besoin de repos ? grommelle-t-il sur un ton faussement irrité.

    — Tu as sûrement regardé les nouvelles, réplique Alex, ignorant la remarque. Cette fois c’est à Istanbul qu’on a frappé. Les pires organisations terroristes ne sont plus aux portes de la Turquie, mais à l’intérieur même de ses frontières.

    — Du calme mon vieux ! On n’a aucune idée de l’organisation à l’origine de l’attentat. Il n’a pas encore été revendiqué.

    — Écoute-moi bien, Paul, la Syrie est à feu et à sang. Il y a l’État islamique, Jabhat Fateh al-Sham, les salafistes et même le Hezbollah. La Turquie et la Russie ont décidé de se mêler de cette foutue guerre et toi, tu crois que les djihadistes ne vont pas réagir. Je te le dis, ce n’est pas le moment d’aller faire du tourisme là-bas !

    — T’inquiète pas, mon vieux, la mort ne veut pas de moi, du moins pas encore, le relance Paul en s’empressant d’affecter un ton détaché.

    — Pas de ça avec moi, Paul. Tout le monde est une cible. Ils frappent même les hôpitaux. Pas comme dommages collatéraux. Ils sont devenus des objectifs délibérés !

    Alex l’observe du coin de l’œil tout en conduisant. Il demeure un bon moment silencieux, absorbé par ses pensées. Il finit par parler après quelques minutes.

    — Tu sais que Marie s’intéresse toujours à toi ?

    — Marie ? fait Paul sur un ton interrogatif.

    — Te fous pas de ma gueule. Marie, du département de sociologie. Elle a encore demandé de tes nouvelles.

    La sollicitude d’Alex l’irrite au plus haut point. De temps à autre, il connaît des passages à vide, inutile qu’on s’inquiète pour lui. Paul veut juste qu’on le laisse tranquille. Il a besoin de temps. La mort de Karen a été un coup dur et il entend bien régler ça tout seul. Il se tourne vers son ami.

    — Mais de quoi je me mêle ! Tu es devenu une agence de rencontre ou quoi ?

    Alex se tait à nouveau pendant un moment. Il connaît Paul depuis l’adolescence. Il sait jusqu’où il peut aller et fait une ultime tentative.

    — Je disais juste qu’il va falloir que tu oublies Karen un jour, c’est tout.

    — Message reçu, répond Paul sur un ton sans appel pour mettre fin à la conversation.

    * * *

    Erkan Çelik observe la scène, impassible, pendant que son équipe s’affaire : des corps encore fumants et projetés en tous sens — certains salement déchiquetés — et le bruit assourdissant des sirènes qui retentit dans tout le quartier. L’horreur. Les dernières ambulances emportent les grands blessés vers les hôpitaux. Des préposés installent près d’un muret les blessés moins gravement atteints en attendant de pouvoir leur prodiguer des soins. Il n’y a pas d’enfants parmi les victimes. Du moins pas cette fois, se dit-il. Par la force des choses, il est habitué de faire face à toutes les situations, mais c’est toujours plus pénible quand il y a des enfants.

    Les auteurs de l’attentat n’ont pas lésiné sur les explosifs. Les restes métalliques tordus et calcinés de ce qui était un autobus reposent au milieu de la place, entre la Mosquée bleue et Sainte-Sophie. C’est un miracle qu’il n’y ait pas eu plus de victimes, car l’endroit grouillait de touristes. Ça ne peut pas être le résultat d’une bombe artisanale ; il avait enquêté sur suffisamment d’attentats pour savoir, sans attendre les résultats, qu’il s’agit d’un explosif sophistiqué, le genre d’engin qu’on ne bricole pas avec des fertilisants et un baril de clous. Il secoue la tête, passe une main dans ses cheveux coupés en brosse, puis marche en direction de ses assistants en hurlant ses ordres.

    — Passez-moi toute la zone au peigne fin. Scrutez chaque millimètre à la loupe, pas un seul indice ne doit nous échapper. Interrogez rapidement chaque témoin oculaire. Je veux être informé de la moindre trouvaille, y compris les indices insignifiants, même les plus farfelus. Est-ce que je me fais bien comprendre ?

    Son ton impératif ne porte à aucune réplique. Çelik commande son équipe avec une poigne de fer, mais a toujours su conserver le respect de ses hommes. Il a recruté lui-même tous ces policiers, les meilleurs qu’il connaisse. Il sait qu’il peut compter sur chacun d’eux, qu’ils n’hésiteraient pas à prendre des risques, voire à mettre leur vie en danger si nécessaire.

    Son patron, Dursun Khatun, sous-secrétaire du Service de renseignement national, le Millî Istihbarat Teskilati, l’a convoqué pour le lendemain. Çelik déteste ces rencontres où Khatun lui demandera inévitablement des réponses, alors que l’enquête n’en est qu’à ses premiers balbutiements. Il voudra savoir pourquoi le Service n’avait pu prévoir le coup, même s’il n’ignore pas que le nombre de menaces qui pèsent sur le Proche-Orient font en sorte qu’il est virtuellement impossible de les prévenir toutes. Plusieurs conflits font rage aux portes même du pays. C’est presque un miracle dans les circonstances que la Turquie s’en soit tirée jusqu’à présent avec aussi peu de dommages.

    Mais les politiciens veulent des réponses, exigent des solutions rapides, voilà tout. On allait sûrement lui rappeler le tort considérable que subit l’industrie touristique du pays et aussi l’impatience du gouvernement. L’enquête n’allait pas avancer plus vite pour autant. Il faudra du temps, être méticuleux, analyser chaque information et remonter la filière patiemment. Çelik souhaite seulement qu’on le laisse travailler, qu’on lui fiche la paix. Il connaît son boulot.

    * * *

    Paul se gare à quelques mètres de son appartement et descend du véhicule. Le soleil est plus fort et c’est plus confortable qu’au petit matin. Il n’a pas tellement envie de rentrer chez lui tout de suite. Il veut profiter du début de printemps montréalais et des quelques jours qu’il lui reste avant son départ pour Istanbul.

    Il marche d’un bon pas jusqu’au boulevard Saint-Laurent, qu’il descend en direction sud. Il se détend progressivement. Le soleil réchauffe son visage, ce qui est une véritable bénédiction après l’interminable hiver. Il faut vivre dans un tel climat pour être à même de comprendre ce que veut dire la fièvre du printemps. La soirée avec Alex, malgré qu’il ait trop bu, lui a tout de même fait le plus grand bien. Pendant un moment, il a pu penser à autre chose, s’évader un peu.

    Paul ralentit la cadence et se met à flâner. Il aime explorer les boutiques hétéroclites de cette artère qu’il considère comme l’âme de sa ville. Depuis toujours, Saint-Laurent a été le point de chute des immigrants venus des quatre coins du monde pour chercher une vie meilleure à Montréal. Pourtant, ce n’est pas une belle rue : l’architecture des édifices est, au mieux, quelconque, souvent même inintéressante, mais l’endroit a du vécu, ce qui contribue à son charme. Il s’arrête peu avant l’Avenue des Pins, à la Charcuterie Hongroise, commande un sandwich à la saucisse Debrecener et à la choucroute avec l’inévitable cornichon à l’aneth. Il n’y a ni tables ni chaises et on y mange debout, devant un comptoir le long du mur. C’est impersonnel et très bien ainsi.

    Après s’être restauré, il poursuit sa marche en empruntant l’avenue des Pins jusqu’à Saint-Denis qu’il remonte vers le nord, s’arrêtant à la hauteur de Laurier, dans un café jouxtant l’École supérieure des ballets du Québec. La place est surtout fréquentée par des étudiants qui s’installent sur les divans et fauteuils avec leurs ordinateurs pour travailler. L’ambiance est chaleureuse et le café excellent. Paul s’installe confortablement et sirote lentement son latte dans une sorte d’hybride entre la tasse et le bol. Il avale une gorgée de liquide chaud, simplement heureux d’être en vie. Les deux dernières années ont été pour lui un véritable enfer. Il émerge d’un long hiver. Il inspire profondément, se cale au fond du fauteuil et expire lentement l’air de ses poumons. Partir au loin sera peut-être salutaire.

    – 2 –

    L’avion de Paul se pose sans encombre à l’aéroport d’Istanbul-Atatürk. Les formalités d’usage complétées, il récupère sa valise, se dirige promptement vers la sortie et hèle un taxi. Il a été invité à séjourner chez un confrère et ami, Levent Çesmeli, qui habite un bel appartement dans le quartier Beyoglu, près de l’avenue Istiklal Caddesi. Le magnifique logis, dans un secteur prisé de la capitale, lui vient de l’héritage d’une vieille tante sans enfants. Levent est connu de la communauté des historiens pour ses travaux sur les peuples turcs vivant hors de la Turquie. Il a reporté de quelques jours un voyage aux États-Unis pour une collaboration sur un projet de recherche à l’université de Chicago afin d’assister à la conférence de Paul. Et lui a gracieusement offert le gîte pour la durée de son séjour.

    À chaque fois qu’il pose le pied à Istanbul, Paul ressent le même émerveillement qu’à sa toute première visite. L’ancienne Constantinople, capitale de l’Empire romain d’Orient, la nouvelle Rome, regorge de trésors. On reconnaît les capitales des grands empires à la qualité de ses vestiges et de ses monuments. On s’y promène comme dans un musée à ciel ouvert. Pas tout à fait un musée parce que cette mégapole grouille de vie, la modernité côtoyant le passé. Les cités anciennes possèdent un charme indéfinissable qui les rend précieuses, uniques entre toutes. Les nombreux vestiges sont autant de témoins des drames, des joies, des peines et des amours des hommes et des femmes qui, au fil des siècles, ont façonné cette ville magnifique. On peut visiter les restes de l’aqueduc de Valens construit au IVe siècle et admirer des pans entiers d’anciennes fortifications, dont les doubles remparts de Théodose II, qui ont permis de résister à presque toutes les invasions. Les Bulgares, les Avars, les Perses, les Arabes et autres envahisseurs se sont butés à cet extraordinaire système défensif. Seuls les Croisés en 1204 et les Ottomans en 1453 ont réussi à conquérir la cité mythique. Ces derniers l’ont à leur tour enrichie en y construisant les plus belles mosquées. Les nombreux touristes visitent le plus souvent la Mosquée bleue, ou encore celle de Soliman le Magnifique. Paul, lui, affectionne particulièrement la Mosquée aux Tulipes, la Mosquée de la Sultane Validé Pertevniyal, la Mosquée de la princesse Mihrimah, et d’autres plus petites et moins connues comme la Mosquée Hirami. Il adore surtout flâner au hasard des rues, en s’imprégnant des odeurs de viande grillée et d’épices, observant les restaurateurs qui viennent vous chercher jusque dans la rue et se mêlant à cette foule compacte et cosmopolite. Le point charnière entre l’Orient et l’Occident fait d’Istanbul un endroit unique au monde. Les couchers de soleil sur les mille et une coupoles frappées par ses rayons déclinants inondent la cité d’une lumière or. C’est lors de ces promenades, le plus souvent solitaires, que Paul a fait ses plus belles découvertes.

    Le chauffeur du taxi le tire de sa rêverie :

    — Vous êtes arrivé, monsieur. Comme vous parlez turc, ce n’est pas la première fois que vous venez en Turquie…

    — Non, j’y suis venu plusieurs fois par le passé.

    — Alors, je vous souhaite un bon séjour.

    Paul paye la course et donne un généreux pourboire. Les déplacements en taxi à Istanbul sont abordables en dépit du prix exorbitant de l’essence. Le conducteur lui remet sa valise et Paul grimpe les marches jusqu’à la porte.

    * * *

    Pendant ce temps, Çelik patiente dans une antichambre décorée de carreaux de faïence émaillée de couleur verte. Le mobilier de bon goût est du plus pur style ottoman. Une assistante vient le chercher et le fait pénétrer dans un vaste bureau tout aussi somptueux. Khatun, qui se tient près de la fenêtre et regarde dehors, se retourne et examine Çelik. Une carrure impressionnante : 1,92 mètre, 95 kilos de muscles et d’os, les mains épaisses, les cheveux en brosse aux tempes grisonnantes, le teint buriné par le soleil. Malgré ses 54 ans, le personnage en impose. Mais ce qui attire surtout l’attention, c’est son regard. Dès le premier coup d’œil, vous le devinez déterminé, doté d’une grande force morale. Il a gravi un à un les échelons et commande maintenant l’unité antiterroriste parce qu’il est, sans l’ombre d’un doute, l’homme de la situation.

    — Commandant Çelik, comment allez-vous ?

    — Bien, monsieur le sous-secrétaire, répond-il sur un ton posé.

    — Comment progresse l’enquête ? Vous n’êtes pas sans savoir que la situation, comment dire… préoccupe au plus haut point le gouvernement.

    — Je le conçois tout à fait, monsieur le sous-secrétaire. Khatun enchaîne en prenant un air de circonstance :

    — Ces attentats sont désastreux pour notre industrie touristique. Nous avons atteint la limite du tolérable. Cela prendra peut-être cinq ou dix ans pour faire oublier ces incidents. La situation extérieure est aussi des plus difficiles avec la Russie. Nous ne pouvons, quel qu’en soit le prix, nous payer le luxe de désordres sur le plan intérieur.

    Çelik ne peut s’empêcher de remarquer que le sous-secrétaire ne manifeste aucun sentiment pour les victimes de ces horribles attentats. Est-il indifférent à leur sort ou cherche-t-il à agir en homme responsable, dans une situation de crise, en canalisant toutes ses énergies pour prendre les meilleures décisions, sans se laisser distraire par des réactions émotives ? Çelik a beau connaître son patron depuis des années, il n’a jamais pu répondre à cette question de façon satisfaisante. Khatun poursuit sur sa lancée.

    — Je ne peux d’aucune façon laisser la Turquie être humiliée de la sorte, Çelik. Les journaux du monde entier ne parlent que de ces attentats. Je veux des résultats. Je veux aussi être tenu au courant du moindre développement.

    — Bien, monsieur.

    Khatun regarde de nouveau par la fenêtre. Çelik comprend que l’entretien est terminé.

    * * *

    Levent accueille Paul avec chaleur. Il l’installe dans la chambre qui donne sur la cour intérieure, une pièce spacieuse et confortable.

    — Comment a été le voyage ?

    — Bien, bien.

    Ils se regardent en souriant bêtement. Levent ouvre grand ses bras et lui fait l’accolade.

    — Je suis content que tu sois là et que tu aies accepté mon invitation. Je pars après ta conférence, mais nous aurons tout de même le temps d’aller dîner en ville ce soir.

    Pendant qu’il parle, il sort une bouteille de raki et deux verres du buffet. Paul sourit à nouveau :

    — Doucement, Levent. Je viens de faire un vol de nuit. Je n’ai presque pas dormi depuis deux jours.

    — C’est vrai, j’oubliais que tu es presque un vieillard. Quel âge as-tu au fait ? 45, 46 ans ? J’ai perdu le compte…

    — 43, espèce de salaud, ce qui fait toujours deux ans de moins que toi ! réplique Paul avec amusement.

    Ils boivent quelques verres. Paul prend une douche et fait une longue sieste. À son réveil, il enfile un pantalon sport, une chemise et un veston clair. Ils sortent pour dîner dans un petit resto du quartier que Levent fréquente assidûment. C’est du moins la conclusion à laquelle en arrive Paul de par la réaction du restaurateur à leur arrivée. Ils enfilent à nouveau quelques rakis, suivis de vin en mangeant. L’effet de l’alcool se fait sentir.

    — J’ai lu les deux articles que tu viens de publier, dit Levent la bouche pleine. Remarquables.

    — OK, Levent, n’en mets pas trop.

    — Non, je suis sérieux, tu m’as épaté, mon vieux. J’ai toujours su que tu avais du talent, mais ça, c’est autre chose. Vraiment.

    — La chance y est pour beaucoup dans cette histoire, répond Paul en faisant preuve d’une humilité non feinte.

    Levent lui pose plusieurs autres questions. Paul s’en amuse. Il recule sa chaise et met ses mains sur sa nuque en s’étirant.

    — Eh, mon vieux, si je te dis tout, ma conférence n’aura plus aucun intérêt. Tu vas devoir faire preuve d’un peu de patience.

    Ils enchaînent sur d’autres sujets, de moins en moins sérieux à mesure qu’augmente leur taux d’alcoolémie. Levent bavarde et raconte toutes sortes d’anecdotes sur les collègues de l’université. Soudain, il demande :

    — Et les femmes, je veux dire… as-tu quelqu’un dans ta vie ?

    Le sourire de Paul s’efface progressivement jusqu’à disparaître. Un voile sombre passe sur son visage. On aurait cru qu’il venait de vieillir de dix ans en quelques secondes.

    — Excuse-moi. J’ai trop bu, ce soir. Je pensais que c’était derrière toi.

    Paul lève une main en esquissant un faux sourire :

    — Ça va, Levent, c’est OK.

    En dépit de cette dénégation, son ami sait d’instinct que ce n’est pas vrai et que Paul préfère ne pas en parler.

    — Je suis un sale con, je suis désolé. Viens, allons marcher. La nuit est confortable. Ça nous permettra de dégriser un peu.

    * * *

    Çelik avait convoqué ses hommes pour 7 heures du matin. Quand c’est possible, il tient ce genre de meeting une fois par jour, afin de s’assurer que les derniers détails de l’enquête sont accessibles à l’ensemble de l’équipe. Il répète sans cesse que la mise en commun des informations permet souvent de tisser des liens qu’il n’aurait pas été possible de connaître autrement. On leur apporte un plateau de verres de thé. Çelik peut en boire jusqu’à douze, parfois même quinze chaque jour.

    Les dix hommes s’assoient autour d’une grande table. Azer, Bülent, Cem, Gürcan et Kazim sont tous de solides gaillards recrutés dans les forces spéciales de l’armée. Maksut est informaticien, tandis que Peker provient de la brigade des stupéfiants. Enfin, Sakip et Taylan ont travaillé aux homicides. Tous d’excellents policiers.

    Le thé terminé, Çelik s’adresse au groupe :

    — Messieurs, où en sommes-nous ?

    Kazim le regarde :

    — Les explosifs ont été transportés sur le site par un autobus volé. On a initialement cru que c’était un véhicule maquillé, mais nous avons eu la confirmation de la Société de transport d’Istanbul qu’un de leurs autobus avait disparu du garage.

    — Vérifiez s’il était muni d’un système GPS. Si c’est le cas, je veux connaître tous les endroits où il est allé. On sera ainsi à même de savoir où les explosifs ont pu être chargés.

    — Je m’en suis déjà occupé, commandant, lui répond Kazim.

    — Nous procédons à l’analyse des résidus, dit Cem. On devrait rapidement connaître le type d’explosifs utilisés.

    — Bien, autre chose ?

    — Oui, commandant, ajoute Gürcan en lui remettant des photos. Nous avons de bonnes raisons de croire que le corps que vous voyez à droite est celui du chauffeur de l’autobus. Il était toujours au volant au moment de l’explosion. Il est mort sur le coup, mais comme cela arrive parfois, son corps a été projeté par le souffle de l’explosion suffisamment loin pour qu’il ne soit pas brûlé entièrement.

    — Et…

    Gürcan interrompt son patron et poursuit :

    — Nous avons trouvé dans ses vêtements un bout de papier. Regardez la deuxième photo.

    Çelik regarde attentivement le cliché. Dans le coin supérieur gauche, on distingue un arbre dépouillé de ses feuilles, suivi d’une roue dentelée. Juste au-dessous, trois symboles faits de traits. Enfin, au bas de ce qui reste du document, les lettres A et N, le reste est presque entièrement détruit par le feu. Il regarde Gürcan :

    — De quoi s’agit-il ?

    — On ne sait pas encore, commandant. Vous avez réclamé d’être informé des moindres détails. Peut-être s’agit-il d’un message codé, peut-être aussi que ce n’est rien du tout. J’ai requis une analyse.

    — Merci, Gürcan. Tenez-moi au courant si vous avez du nouveau.

    – 3 –

    Paul s’éveille vers 6 h 30. Il se lève aussitôt, met son plus beau costume et se rend dans la cuisine où Levent est déjà en train de préparer le petit-déjeuner.

    — C’est le grand jour. J’ai préparé du thé. Tu en veux ?

    — Un café aurait mieux fait l’affaire.

    — J’ai pensé, lance Levent la bouche pleine, que l’on pourrait se rendre à l’université ensemble.

    — OK, la conférence est prévue pour 10 heures. J’aimerais pouvoir y être un peu à l’avance.

    Une fois là-bas, ils sont accueillis par le directeur du département d’histoire, Mehmet Sengül. C’est un homme de petite taille au tempérament nerveux qui bouge sans arrêt et gesticule tout autant.

    — Bienvenue à Istanbul, professeur Smet, l’accueille le directeur sur un ton des plus affables.

    — Bonjour, monsieur, répond Paul avec un grand sourire.

    — Je tiens

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