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Le prince
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Livre électronique709 pages10 heures

Le prince

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À propos de ce livre électronique

Dulcie est en guerre contre les marais. Les sachant ignorants de la véritable situation, les habitants du Sud se refusent à exterminer ce nouvel ennemi. Afin de contrer les plans du ténébryss, Arkiel retourne en Dulcie. Malheureusement, il est aussitôt mis aux arrêts et confiné dans la citadelle des magiciens. Malgré cela, et les monstrueux gardes du sorcier, les chasseresses et leurs compagnons ont pu atteindre le repaire des rebelles. Toutefois, le voyage est loin d’être terminé. Ils doivent maintenant se rendre à Yrka pour rencontrer le prince. Là-bas, le ténébryss et son homme de main, Tchérok, les attendent impatiemment. Sa déception relativement à la perte du dragon surmontée, le sorcier voit s’ouvrir une voie beaucoup plus dévastatrice. Éli l’ignore encore, mais elle en sera elle-même l’instigatrice.
LangueFrançais
Date de sortie30 avr. 2014
ISBN9782897338145
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    Aperçu du livre

    Le prince - Claude Jutras

    C1.jpg292159.jpg

    Copyright © 2014 Claude Jutras

    Copyright © 2014 Éditions AdA Inc.

    Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme que ce soit sans la permission écrite de l’éditeur, sauf dans le cas d’une critique littéraire.

    Éditeur : François Doucet

    Révision linguistique : Féminin pluriel

    Correction d’épreuves : Katherine Lacombe, Nancy Coulombe

    Conception de la couverture : Mathieu C.Dandurand

    Photo de la couverture : © Thinkstock

    Mise en pages : Mathieu C.Dandurand

    ISBN papier 978-2-89733-812-1

    ISBN PDF numérique 978-2-89733-813-8

    ISBN ePub 978-2-89733-814-5

    Première impression : 2014

    Dépôt légal : 2014

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque Nationale du Canada

    Éditions AdA Inc.

    1385, boul. Lionel-Boulet

    Varennes, Québec, Canada, J3X 1P7

    Téléphone : 450-929-0296

    Télécopieur : 450-929-0220

    www.ada-inc.com

    info@ada-inc.com

    Diffusion

    Canada : Éditions AdA Inc.

    France : D.G. Diffusion

    Z.I. des Bogues

    31750 Escalquens — France

    Téléphone : 05.61.00.09.99

    Suisse : Transat — 23.42.77.40

    Belgique : D.G. Diffusion — 05.61.00.09.99

    Imprimé au Canada

    43599.png

    Participation de la SODEC.

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.

    Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC.

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Jutras, Claude, 1979-

    La vengeance des ténébryss

    Sommaire : t. 1. La descendante -- t. 2. Les marais.

    Pour les jeunes de 12 ans et plus.

    ISBN 978-2-89667-686-6 (v. 1)

    ISBN 978-2-89667-687-3 (v. 2)

    I. Titre. II. Titre : La descendante. III. Titre : Les marais.

    PS8619.U883V46 2012 jC843’.6 C2012-941373-9

    PS9619.U883V46 2012

    Conversion au format ePub par:

    Lab Urbain

    www.laburbain.com

    Index des personnages

    Éli alias Éléonore Deschênes, Louiss, Balka, Éthanie et Éloi Margolez

    Roland Deschênes (père)

    Moïra Zéleste (mère)

    Kyll (frère aîné)

    Hugh (second frère)

    Ramaël (frère cadet)

    Rebelles :

    Eldérick Desmonts (chef)

    Éric Desmonts (fils d’Eldérick)

    Malek (fils adoptif d’Eldérick)

    Zyruas Valleburg (chef)

    Karok Dergainte (chef)

    Dowan (tribu de Nejmahw, fils de Ménaï et Feilaw)

    Kaito (Arkéïrite)

    Myral Desmonts (frère cadet d’Eldérick)

    Émilia Desmonts (femme de Myral)

    Suzie Desmonts (fille d’Émilia et de Myral)

    Rescapés des hommes de l’autre continent :

    Miallina (femme qui a perdu ses pieds)

    Méarth et ses sœurs Josy et Aniès

    Phinéa (amie de Méarth)

    Marléni

    Famille royale de Dulcie :

    Kordéron Dechâtelois (roi de Dulcie)

    Laurent Dechâtelois (prince aîné de Dulcie)

    Julior Dechâtelois (prince cadet de Dulcie)

    Martéal Le Borgne (roi de Dulcie 1000 ans avant)

    Nobles de Dulcie :

    Edward Delongpré (membre du conseil royal)

    Mylène Delongpré (fille aînée d’Edward)

    Anna Delongpré (fille cadette d’Edward)

    Dame Katherine (matrone du carrosse)

    Krilin Lelkar (premier conseiller royal)

    Soldats dulciens :

    Franx Remph (capitaine allié du prince Laurent)

    Dorian Mussely (sergent allié du prince Laurent)

    Galator Lamorie (lieutenant)

    Desso (soldat et espion du prince Laurent)

    Garem (soldat et espion du prince Laurent)

    Larss Geoffroi (général)

    Orel Magrow (général)

    Johan Montbleau (sergent)

    Général Dubourvois (fidèle de Krilin)

    Freinn Dolenga (sergent qui arrête Arkiel)

    Kurt (soldat qui arrête Arkiel)

    Matthéo Debelle

    Citadelle des magiciens :

    Arkiel Lilmïar (archimage)

    Eldébäne Moralta (apprenti magicien)

    Méléar (membre du conseil des magiciens)

    Zélorie (membre du conseil des magiciens)

    Fesba (membre du conseil des magiciens)

    Îléa (membre du conseil des magiciens)

    Beldariane (professeure d’art pictural)

    Myatso (Arkéïrite membre du conseil)

    Bûcherons :

    Keldîm (chef du groupe)

    Zélir

    Koll

    Lalko

    Romaré

    Barog (chef du camp)

    Tabem :

    Wiltor (chef de la guilde)

    Livianne (tenancière de bordel)

    Lilas (prostituée, amie d’Éli)

    Tinné (ami d’Éli)

    Novalté Brawm (ami d’Arkiel, ancien pirate)

    Xéloi (membre de la guilde des voleurs)

    Armahl (membre de la guilde des voleurs)

    Ralph (voleur)

    Diétro Miard (capitaine)

    Nestor Degrisbois (sergent)

    Amaldo Pergi (lieutenant)

    Famille royale d’Ébrême :

    Ferral Ergot (roi d’Ébrême)

    Ludovick Ergot (fils unique de Ferral)

    Sarahlyne (reine d’Ébrême)

    Afgarh Ergot (arrière-grand-père de Ferral)

    Nobles d’Ébrême :

    Rémy Vallière

    Noëlle Vallière (femme de Rémy et ancienne chasseresse, Noéka)

    Alphéus (historien et ami d’Éli)

    Zalielle (sorcière des peuples du désert au service de la reine Sarahlyne)

    Soldats ébrêmiens :

    Grégor Manni (général)

    Silmon Beauvais (général)

    Torik Lijey (capitaine)

    Vélone Monsorat (soldat et compagnon d’Yrgh)

    Parlial Davernay (capitaine)

    Morlitar :

    Olfgar (marchand et ancien marin)

    Peuples du désert :

    Wahjal-Bner (roi du désert de l’Est)

    Rajnaw (troisième fils de Wahjal-Bner et cousin de Dowan)

    Gowlian (roi du désert central et oncle de Dowan)

    Fael-Ahj (reine du désert central)

    Maïjner (roi du désert de l’Ouest)

    Gardiens :

    Arthax (rawgh guide)

    Ulga (ogresse guide)

    Guilf (ogre guide)

    Krog (rawgh, ami d’Éli)

    Xélia (rawgh et sœur de Krog)

    Yrgh (compagnon de Vélone)

    Territoires :

    Dreykar (capitaine)

    Chasseresses :

    Gyselle, dite Gyséka (mère)

    Anaïs, dite Anaïka (mère et sœur de Gyséka)

    Julianne, dite Julianika (mère cadette)

    Rîamenne, dite Rîamka (maîtresse d’armes)

    Krylène, dite Krylènka (maîtresse de la guerre)

    Fely-Joang, dite Félika (maîtresse de combat)

    Xéfirya, dite Xéfirka (maîtresse de sorcellerie)

    Tilka (Tilk pour les bûcherons)

    Malika (mi-humaine, mi-rawgh)

    Adéleylka (sorcière)

    Eldéïrs :

    Thellïanessor (chef)

    Dovilfay

    Romézyra

    Murièno

    Myrkoj (ténébryss)

    Tchérok (capitaine des pirates de l’Ouest)

    Ester (ancienne chasseresse et compagne de Tchérok)

    Ghor (chef des mercenaires mort dans le tome I)

    Ergatséï (reine du désert 1000 ans avant)

    Kyrsha (fondatrice des kryalls et des chasseresses, ancêtre d’Éli)

    Mark Walker (lieutenant de l’Ancien Monde, qui a libéré les rawghs)

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    Résumé des tomes précédents

    D ebout sur le pont d’un large navire de guerre, Myrkoj observait ses cinquante frères et sœurs qui arrivaient tout juste de l’autre continent. Les voiles claquaient dans le vent, seul son perceptible, puisque le ténébryss avait exigé, l e te mps de son discours, un silence complet de l’équipage. Les marins vaquaient à leurs occupations, l’air sévère, voir même maussade. La présence des sorciers austères était rarement appréciée des hommes, même des pirates.

    À l’est, l’horizon était souligné d’une longue et inégale ligne brune aux contours brouillés. Ils se trouvaient juste à la limite de vue des habitants des villages côtiers.

    Un mince sourire étira les lèvres de Myrkoj en avisant le mépris dans le regard des siens rivé sur le continent Melbïanais. Enfin, il n’était plus seul. Après de longues et, pour certains, émouvantes salutations, il était prêt à leur narrer les événements des dernières semaines. Prenant une profonde inspiration, il commença à haute voix, ne voulant pas prendre le risque que leur conversation mentale soit interceptée

    — Comme vous le savez, j’ai perdu la pierre aux mains de la chasseresse qui dirige la faune. Grâce à ses étonnantes capacités ainsi que l’aide de l’archimage et du roi ébrêmien, elle a pu la rapporter à ces traîtres d’eldéïrs.

    Quelques soupirs désespérés s’élevèrent du groupe. Sans en prendre ombrage, Myrkoj expliqua:

    — Mais comment en aurait-il pu être autrement, puisque cette jeune femme est la descendante de Kyrsha? Celle qui, bien qu’elle eût trahi Ergatséï, a réussi à unifier tous les peuples.

    Les ténébryss hochèrent gravement la tête.

    — Heureusement, grâce au premier conseiller du royaume de Dulcie, j’ai pu lancer une attaque sur les marais, où s’affrontent présentement les guerriers des territoires, les pirates et les Dulciens. En remplacement des soldats, le roi Kordéron a accepté de prendre les porteurs qui circulent maintenant librement à travers toute la Dulcie, en attente de l’ordre d’éliminer le reste des gardes. Quant au roi Ferral d’Ébrême, il est toujours installé au nord des marais et j’espère profondément que sa présence attirera les foudres des trois rois du désert et, surtout, des chasseresses. Pour continuer avec les Ébrêmiens, une armée est campée à l’est de Tabem. Le capitaine de la ville a refusé de me suivre et s’est élevé contre les ordres du premier conseiller. Mais cette résistance sera de courte durée, car des centaines de pirates s’y dirigent afin de remédier à la situation. Les Ébrêmiens ne pourront donc pas rejoindre la citadelle où est confiné l’archimage. Je n’ai pas de nouvelles de ce dernier. Toutefois, je sais qu’un groupe a réussi à sortir de l’enceinte, dont la maîtresse du dragon. Celui-ci, non plus, ne s’est pas encore manifesté. J’ignore combien ils sont, mais je devine facilement qu’Yrka est leur destination. Effectivement, des porteurs ont été retrouvés massacrés dans une forêt située bien au nord de la citadelle. Sans aucun doute souhaite-t-elle contacter le prince Laurent afin qu’il rapatrie les soldats dulciens postés dans les marais. Cela ne m’effraie pas puisque Tchérok manipule parfaitement le roi et attend le moment idéal pour occire le prince héritier qui est le plus grand obstacle du premier conseiller. Je ne peux donc pas rester longtemps auprès de vous, mes chers frères et sœurs. Le temps de vous expliquer mon plan ainsi que vos tâches et je devrai retourner auprès de ces misérables créatures.

    Des sourires éclairèrent les sombres visages et certains se permirent même un bref hoquet de rire. Lorsqu’ils furent tous de nouveau attentifs, Myrkoj leur partagea l’idée qui avait fait renaître l’espoir perdu avec le dragon. Les regards admiratifs et les hochements de tête enthousiastes lui confirmèrent qu’il avait vu juste et que le Créateur ne les avait pas encore abandonnés.

    Chapitre 1

    « Je le savais ! »

    A ccroupi sur un rocher, Krog fixait les profondeurs de la forêt de Dèbre. Sous les nombreux nuages grisâtres qui voilaient le ciel déjà à peine visible entre les cimes des conifères, le cœur des bois était plongé dans l’ombre. Il y avait à peine deux jours qu’ils avaient quitté le repaire d’Eldérick dans les montagnes. Sous la conduite d’Éli, le trajet avait été aisé : capable de sentir les chevaux de loin, elle pouvait éviter les patrouilles et tirer le maximum de leurs propres bêtes s ans le s épuiser. Kalessyn, qui les dominait du ciel sous sa forme de corbeau, leur signalait tout ce qu’ils pouvaient croiser et qu’Éli n’aurait pas senti. Elle changeait alors leur trajectoire sans même ralentir.

    Les deux chasseresses avaient pris soin de ne pas s’approcher des villages et s’étaient concentrées sur leur destination. Attaquer un nouveau groupe important d’hommes de l’autre continent aurait permis au ténébryss de savoir qu’elles se rapprochaient d’Yrka. Déjà qu’il devait être informé de leur présence dans le nord du royaume, après ce qu’elles avaient fait dans les forêts jumelles, Éli ne voulait pas qu’il puisse les suivre à la trace. Décision difficile, car tout leur être leur criait de débusquer les nouveaux gardes du roi pour les exterminer. Toutefois, Kalessyn calmait grandement Éli lorsque la haine s’emparait d’elle, et Eldébäne se chargeait de distraire Tilka. Celle-ci ne parlait pas beaucoup, mais ne pouvait s’empêcher de rire aux blagues du jeune magicien.

    Krog, quant à lui, restait continuellement sur ses gardes. Éli savait qu’il se sentait isolé et piégé dans le royaume et que cela écrasait sa jovialité habituelle. Lilas, elle, arrivait à le mettre à l’aise. Or, elle était loin, à Tabem. Éli aurait bien voulu le réconforter, mais elle se sentait elle-même trop perturbée par la présence des hommes de l’autre continent.

    Heureusement, ils n’en avaient vu aucune trace depuis qu’ils avaient mis le pied dans la forêt de Dèbre, une journée et demie plus tôt. L’endroit était composé d’immenses conifères de tout genre, idéal pour la production des bûcherons. Pourtant, aucune vie ne s’y était encore manifestée. Ils n’avaient pas non plus croisé de chemin ni même de sentier. Comme les branches basses et les petits sapins rendaient l’avancée ardue, ils avaient dû laisser les montures à l’orée du bois. Stelka, la jument d’Éli, qui avait pris la tête du groupe, les suivrait de loin et les rejoindrait aussitôt qu’un chemin le lui permettrait. Éli supposait que les bûcherons avaient leur campement plus à l’est, près de la route principale de Dulcie, cette même route que les hommes avaient dû emprunter pour aller à Tabem.

    Krog passa sa main griffue sur un tronc d’arbre et plissa les yeux en fixant le nord.

    — Ils sont plus au nord-est. On ne doit plus être très loin.

    Il se redressa et regarda ses trois compagnons du haut du rocher. Éli et Tilka profitaient de ce temps de repos pour boire une gorgée d’eau. Leur visage était exagérément sale pour cacher leur féminité qui se perdait assurément sous leur habit de voyageur. Assis, Eldébäne se massait les pieds. Le magicien prit avec reconnaissance la gourde que lui tendit Tilka, la sienne étant vide depuis un moment. Il leva un regard interrogateur sur les chasseresses pour demander :

    — Va-t-on pouvoir se reposer un peu, là-bas ? Je dois avouer que même si je m’efforce vraiment de vous suivre, mes pieds sont à la veille de ne plus pouvoir du tout.

    Éli lui fit un sourire rassurant et répondit :

    — Ne t’inquiète pas, Eldébäne. Si le Créateur nous le permet, tu pourras reposer tes pieds, mais, pour le moment, il faut continuer.

    Krog sauta de son rocher et marcha dans la direction qu’il avait indiquée. Après avoir rajusté leur sac, Éli et Tilka le suivirent, tandis qu’Eldébäne soupirait en se rechaussant. Il se releva avec peine et s’appuya sur les troncs d’arbres pour s’aider à avancer.

    Après quelques dizaines de minutes, un croassement retentit au-dessus d’eux. Eldébäne leva les yeux sur un corbeau qui vola entre les arbres avant de regagner le ciel. Kalessyn leur signalait qu’ils approchaient du camp de bûcherons ; le jeune magicien accéléra donc le pas pour rattraper les autres.

    À travers le feuillage, la lumière s’accentuait. Il aperçut quelques troncs coupés, tandis que des bruits de haches et des cris leur parvenaient de l’éclaircie. Les voyageurs sortirent du couvert des arbres et s’arrêtèrent un instant afin de laisser leurs yeux s’habituer à la lumière, même si le soleil ne s’était toujours pas montré. Entre les arbres plus distants vaquait une vingtaine d’hommes. Certains abattaient des arbres dressés, d’autres coupaient ceux déjà au sol. Tilka et Krog gardaient leur capuche baissée et Éli se dissimulait dans l’ombre de son chapeau aux larges bords. Ils profitèrent de cet instant où personne ne les avait remarqués pour examiner les lieux.

    Le chantier s’étendait vers le nord, mais les arbres épargnés par les bûcherons cachaient le camp principal. Les travailleurs portaient pour la plupart des pantalons de peau et des chemises si sales et trempées de sueur qu’il était difficile d’en identifier le tissu.

    Un homme se planta devant eux, faisant sursauter Eldébäne. Grand et gros, son visage se dissimulait sous une barbe broussailleuse et ses cheveux foncés étaient attachés derrière sa nuque. Il croisa ses bras musclés en les dévisageant sévèrement.

    — Vous faites quoi, ici ? demanda-t-il d’une voix profonde.

    Il se tut soudain en apercevant Krog qui le dépassait de près d’une tête. Il avisa alors les armes des trois guerriers et plissa les yeux d’un air soupçonneux. D’un geste de la main, il fit signe à ses compagnons. Quatre autres bûcherons s’approchèrent d’eux, leur hache à la main. Il continua d’un ton peu avenant :

    — C’est un camp d’bûcherons ici, si vous avez pas remarqué. Alors, j’vous conseille de partir si vous voulez pas qu’y arrive un accident.

    Avec un mince sourire, Éli s’avança vers lui en retroussant le bord de son chapeau. Elle retira de son cou un collier qu’elle lança vers l’homme. Celui-ci le saisit pour l’examiner.

    — On vous veut pas d’mal, dit-elle d’une voix grave. J’viens voir un ami.

    Le bûcheron tourna le petit ours en bois entre ses doigts, puis fixa intensément Éli, qui soutint son regard sans ciller. Au bout d’un moment, il hocha la tête.

    — Suivez-moi, dit-il en leur tournant le dos. On verra si vous êtes vraiment des amis.

    Il se dirigea vers le centre du camp et les trois guerriers le suivirent sans s’occuper des quatre hommes qui faisaient tourner leur hache dans leurs mains. À mesure qu’ils traversaient le chantier, toutes les têtes se relevaient de leur travail pour les fixer avec méfiance. Eldébäne les regarda, craintif, avant d’interroger Tilka qui marchait près de lui.

    — Vous êtes sûre que…

    Tilka répondit avant qu’il n’ait le temps d’en dire davantage :

    — Ne t’inquiète pas, ce n’est pas nous qu’ils craignent.

    Devant l’air interrogateur d’Eldébäne, elle ajouta :

    — Je t’expliquerai plus tard.

    Il opina et croisa le regard mauvais d’un des bûcherons qui s’était approché en les voyant parler. Les yeux du magicien s’abaissèrent aussitôt sur la hache. Il reporta son regard sur Éli en se répétant qu’il devait lui faire confiance. Elle marchait à côté de l’homme qui les avait interpellés, sans sembler le moindrement perturbée par la réaction des autres. Il n’y avait plus seulement quatre bûcherons qui les suivaient, mais une bonne dizaine. Eldébäne se reprit et se prépara à réagir. Krog lui avait dit, lors d’une des rares fois où le rawgh avait ouvert la bouche durant les derniers jours, qu’il lui ferait signe s’il devinait qu’Éli se préparait au combat. Il se força donc à se concentrer sur les gestes du gardien.

    Les cabanes du camp apparurent entre les arbres. Elles étaient construites en cercle, les portes face au centre. Au milieu de la place, au-dessus d’un feu, un large chaudron répandait une délicieuse odeur de repas qui leur vint au nez. Krog redressa la tête pour la humer en échangeant avec Tilka un regard entendu. Eldébäne tenta de comprendre ce que ce regard signifiait, tout en examinant le camp.

    Les cabanes étaient humbles, mais bien entretenues. Des outils étaient appuyés contre les murs et des tables et bancs encerclaient le feu. Quelques carrioles étaient alignées sur un chemin, à gauche du camp. La route de terre devant mener jusqu’à la route principale s’enfonçait dans la forêt, qui retrouvait sa densité beaucoup plus loin. Près de la lisière se promenaient quelques bêtes qu’Eldébäne, malgré la distance, devina être des chiens. Il en dénombra une bonne vingtaine. Que faisaient autant de chiens dans un camp de bûcherons ?

    Ils traversèrent le cercle des cabanes et marchèrent jusqu’à la plus éloignée. Apparemment prévenus de leur arrivée, trois hommes se tenaient à l’extérieur. Le premier, aussi grand et costaud que leur guide, avait le crâne chauve. Une cicatrice courait de sa tempe à sa joue et ses yeux se perdaient sous d’épais sourcils. Une barbe de quelques jours lui rongeait le visage. Près de lui se trouvait un homme beaucoup plus petit et mince, aux courts cheveux bruns coupés négligemment. Son regard était moins agressif que les autres, mais plus perçant. Le chef, devina Eldébäne à ce qu’Éli lui avait décrit des bûcherons. De taille moyenne, le troisième était tout aussi costaud que le premier. Ses cheveux noirs frisés partaient dans tous les sens. Il s’appuyait sur le manche de sa hache dans une attitude qui se voulait nonchalante.

    L’homme qui les avait escortés lança le collier d’Éli au chef. Celui-ci le saisit et l’examina à son tour.

    Éli, restée légèrement derrière le large bûcheron, regarda Keldîm de sous son chapeau. Elle avait immédiatement reconnu les trois compagnons avec qui elle avait voyagé sur la route de Tabem : Koll, Keldîm et Zélir. Toutefois, ceux-ci étaient apparemment trop préoccupés pour reconnaître Balka. Les sourcils de Keldîm se froncèrent, puis il leva vivement la tête vers le groupe. Éli s’avança en relevant du bout du doigt le bord de son chapeau pour lui sourire.

    — Bien le bonjour, Keldîm, déclara-t-elle en reprenant une voix masculine. Je passais par icitte et je m’suis dit : « Pourquoi pas rendre visite à mes amis ? »

    Le visage des trois hommes se détendit légèrement. Koll fut le premier à réagir. Il s’avança rapidement et assena une forte claque dans le dos d’Éli, comme il avait pris l’habitude de le faire lors de leur rencontre. Elle sentit ses dents claquer et se força à sourire au grand chauve.

    — Balka ! s’exclama-t-il. P’tite canaille. Ben, si c’est pas une bonne surprise !

    Zélir éclata de rire avec un regard soulagé vers Keldîm. Ce dernier, qui n’avait encore rien dit, s’approcha en fixant Éli.

    — Heureux d’te revoir, l’jeune, déclara-t-il.

    — Tu dois t’douter d’la raison d’ma venue, dit-elle en désignant, l’air sérieux, le collier d’un geste du menton.

    Il hocha la tête en se souvenant qu’en le lui remettant à l’auberge, il avait du même coup promis à Balka qu’il pouvait compter sur lui s’il avait besoin d’aide. Voyant qu’il se rappelait, Éli continua :

    — Je devine que c’est pas le moment pour les visites de courtoisie.

    Elle lança un regard aux bûcherons qui les avaient suivis.

    — Alors, t’as qu’à m’répondre, oui… ou non. Si c’est non, j’repars, sans plus.

    Keldîm prit un air songeur, puis leva les yeux vers les autres, mais les bûcherons se dévisageaient, indécis.

    — Tu veux du temps pour réfléchir ? demanda-t-elle. Ça fait des jours qu’on n’a pas pris de vrai repos, mes compagnons et moi. On peut s’asseoir, l’temps qu’vous discuterez.

    Keldîm hocha la tête.

    — Bonne idée. Vous pouvez vous asseoir là, dit-il en montrant les bancs de bois près des cendres. Si vous avez faim, y reste du ragoût dans l’chaudron. Y vous r’donnera de l’énergie.

    — Merci, répondit Éli, qui se dirigea vers le chaudron.

    Keldîm adressa quelques mots à l’homme qui les avait escortés, après quoi celui-ci s’éloigna en lançant un regard menaçant à Éli. Les bûcherons reprirent leur tâche, sans pourtant les quitter des yeux. Les chasseresses mangèrent un peu du ragoût, puis allèrent s’asseoir sur l’un des bancs disposés au centre du camp. Krog les suivit, ainsi qu’Eldébäne, trop mal à l’aise pour s’approcher du chaudron. Tilka se tourna vers Éli dans l’intention de lui parler, mais celle-ci secoua la tête.

    — Nous le savons, alors inutile d’en discuter pour l’instant.

    En soupirant, Éli fixa la cabane où les hommes s’étaient retirés.

    — C’est loin d’être gagné, si tu veux mon avis. Je n’avais pas du tout envisagé cela.

    D’un air agacé, elle pinça les lèvres avant d’ajouter :

    — Pourtant, j’aurais dû.

    — Personne n’y a pensé, la défendit Tilka.

    Krog hocha la tête et s’immobilisa en croisant le regard interrogateur d’Eldébäne. Ils avaient oublié le magicien. Ce dernier, qui n’avait probablement pas remarqué les signes dans le camp, ignorait ce dont les chasseresses parlaient. Il regarda Éli qui lui désigna le chaudron. Krog se tourna vers Eldébäne et l’invita de la main. Ils se levèrent et marchèrent vers le feu. Des haches s’immobilisèrent en l’air alors que les hommes les suivaient des yeux. Le rawgh goûta au ragoût et tendit la louche à Eldébäne. Après avoir jeté un coup d’œil hésitant aux hommes qui avaient repris leur travail, le magicien y goûta à son tour.

    — Délicieux, n’est-ce pas ? commenta Krog. Autant que l’odeur le laisse croire. La viande et les légumes sont tendres et la sauce, juste assez épicée.

    Eldébäne hocha la tête en prenant une autre bouchée. Krog se pencha et continua tout bas :

    — Pour un camp de bûcherons, c’est hors du commun, puisqu’on voit rarement ici de chef cuisinier. À moins que ce ne soit l’œuvre d’une femme.

    La troisième bouchée resta en suspens. Eldébäne se tourna lentement vers Krog, la bouche toujours ouverte. Il déglutit péniblement et examina les cabanes. Son regard se porta ensuite sur les bûcherons qui leur lançaient constamment des coups d’œil méfiants. Il comprenait maintenant pourquoi les hommes travaillaient si près du camp, où il y avait très peu d’arbres, alors qu’ils auraient dû s’enfoncer bien plus dans la forêt.

    Le rawgh lui prit la louche et continua de manger d’un air indifférent. Eldébäne abaissa le regard sur le sol. Parmi les larges empreintes des hommes, il en avisa de plus petites, des pieds d’enfants.

    — Oh, Seigneur ! souffla-t-il entre ses dents. Ils ne nous laisseront jamais partir d’ici en vie.

    — En effet, approuva Krog. Si les copains d’Éli décident que nous représentons un danger, ils ne nous laisseront pas partir. Ces hommes ne nous en veulent pas personnellement, Eldébäne, ils protègent les leurs. Alors, s’il faut se battre pour sortir de ce camp, tentons de faire le moins de blessés possible et je crains fort que cela repose sur tes compétences.

    Krog lui tendit la louche et Eldébäne se força à avaler une dernière bouchée.

    — Je comprends, dit-il.

    Ils rejoignirent les deux chasseresses, près de qui ils s’assirent. Eldébäne tentait de rester l’air décontracté, mais il sentait son sang battre trop fort à ses tempes. Deux hommes arrivèrent en courant dans le camp, puis s’arrêtèrent brusquement devant eux. Ils avaient de longs cheveux châtains attachés derrière la nuque. Leur ressemblance laissait deviner deux frères. Le plus vieux, costaud, avait la peau usée par les travaux. Plus mince, l’autre affichait la vingtaine.

    — Balka ! s’écria celui-ci avec enthousiasme.

    Éli reconnut les deux frères du groupe de Keldîm. Elle se leva pour serrer la main de Romaré, mais Lalko, plus distant, lui serra la main avec une certaine réserve.

    — Salut, l’jeune, dit-il d’un ton qui manquait de chaleur.

    Il examina ses trois compagnons et ajouta en faisant référence à son travail de passeur :

    — Des clients.

    — Non. Des compagnons.

    Lalko opina sans en demander davantage, puis darda sur Krog un regard perçant. Après un sourire forcé, il se tourna vers son cadet.

    — Je vais aller rejoindre Keldîm.

    — Parfait. Moi, je reste avec Balka.

    Lalko ouvrit la bouche d’un air ennuyé, puis la referma dans un soupir. Les deux frères se dévisagèrent un instant et Lalko partit vers la cabane de Keldîm. Avant d’y entrer, il lança un dernier regard à son frère. Romaré hoqueta en secouant la tête. Un immense sourire éclairait son visage alors qu’il revenait vers Éli.

    — Alors, à l’auberge, tu t’es fait cette grande noiraude, hein !

    Éli ne s’attendait pas à cette question. Elle resta coite, tandis que Krog éclatait de rire. Il déclara :

    — En effet ! Balka est un vrai tombeur.

    D’un air irrité, Éli se tourna vers le rawgh, mais s’abstint de tout commentaire. Romaré, qui riait aussi, ajouta :

    — Ouais, ça, on l’a vu. Toutes les filles étaient après lui. Y vous a déjà emmenés à cette auberge, vous aussi ?

    Krog acquiesça et allait répondre lorsqu’une voix l’interrompit :

    — Romaré !

    Dans l’embrasure de la porte, Keldîm lui fit signe de venir.

    — Vous aussi, dit-il à l’intention du groupe.

    Ils se levèrent pour suivre le jeune bûcheron.

    — C’est ici que ça se joue, Balka, marmonna Tilka. J’espère que tu as bien évalué tes cartes.

    Éli ne répondit pas et entra dans la cabane avec le même air décontracté.

    — Kal ? appela-t-elle mentalement.

    — Oui. Oh, grande maîtresse !

    — Cesse de faire le mariole, c’est sérieux. La cabane est-elle sûre ?

    — Eh bien. Cela dépend de ce que tu veux dire par sûre, car il y a une bonne vingtaine de grosses barriques de muscles qui jouent de la hache en attendant l’ordre de vous trancher en morceaux, mais aucun d’eux n’est assez proche pour vous entendre parler, si c’est ce que tu voulais savoir. Et si l’un d’eux s’approche, je te le dirai.

    — Merci, Kal. Et essaie d’être un peu moins rassurant la prochaine fois, parce que là, tu m’as mise beaucoup trop à l’aise.

    Elle le sentit rire et s’efforça de ne pas laisser paraître son propre amusement.

    L’intérieur de la cabane était petit. Ils se retrouvèrent collés les uns aux autres. Près du mur du fond, un poêle côtoyait un lit et l’on avait écarté les autres meubles afin de laisser de la place aux visiteurs. Koll et Lalko allèrent s’appuyer à la porte. Ils n’affichaient pas un air menaçant, mais il était clair qu’ils ne les laisseraient pas sortir. Zélir et un homme qu’Éli n’avait jamais vu se tenaient de chaque côté de Keldîm. Romaré la regarda en haussant les épaules pour lui signifier qu’il n’y pouvait rien. Éli lui sourit et porta son attention sur Keldîm, qui s’appuya à une table, face à elle, et croisa les bras. D’un air interrogateur, elle regarda l’homme à sa droite.

    Il était beaucoup plus vieux que les autres, à en croire les longs cheveux blancs mêlés de gris qui pendaient dans son dos en mèches graisseuses et la barbe blanche tombant sur sa poitrine. Il y passa la main en observant chaque membre du groupe. Sous sa barbe, on distinguait une chaîne en or qui descendait jusqu’à la moitié de son chandail de laine. Les manches coupées aux bras laissaient paraître des muscles fermes malgré son âge.

    — C’est Barog, dit Keldîm. Not’chef.

    Éli le salua de la tête. Keldîm continua :

    — Tu peux y faire confiance. D’ailleurs, ce qui s’dira ici n’en sortira pas.

    Éli sonda la cabane ; il n’y avait effectivement personne d’autre alentour, ni dans le grenier ni dans la cave.

    — Tu dis vrai, dit-elle. À mon tour pour les présentations. Mes compagnons vous connaissent déjà. Lui, c’est Tilk.

    Tilka retira sa capuche, libérant une courte tignasse rousse, ternie par la saleté.

    — Eldébäne.

    Le magicien se força à sourire, mais son malaise était palpable.

    — Pis Krog.

    Le grand rawgh pencha la tête, les mains jointes devant lui, tandis que Keldîm le dévisageait. Du fait de sa stature, c’était surtout de lui que se méfiaient les bûcherons.

    — Ton ami s’découvre pas ? demanda-t-il

    — Non. Pas encore. Avant, faut discuter.

    Éli resta un moment silencieuse, les yeux rivés sur le bûcheron, mais celui-ci conservait ce même air mi-amical, mi-méfiant.

    — Premièrement, commença-t-elle en abandonnant son patois, mettons au clair que je suis ici parce que tu m’as offert ton aide dans le passé.

    Keldîm acquiesça et Éli continua avant qu’il ne réponde :

    — Mais le malheur s’est abattu sur votre royaume, et je m’attendais à cette réticence de ta part. Donc, deuxièmement, parlons des choses que tu sais.

    Elle tourna sur elle-même pour regarder tous les occupants de la cabane.

    — Je ne suis pas passeur et je ne l’ai jamais été non plus.

    Un léger sourire apparut sur les traits de Keldîm. Quant aux quatre autres bûcherons, ils hoquetèrent de surprise. Romaré s’offusqua :

    — Tu nous as menti !

    Éli prit un air consterné et approuva :

    — Eh oui ! Et cela me mène à ma seconde confession : je vous ai menti, parce que je vous ai utilisés pour entrer à Tabem sans me faire remarquer.

    Ce fut au tour d’Eldébäne de hoqueter, mais le regard sévère de Tilka le força au calme. Les bûcherons dévisagèrent furieusement Éli, qui leva les deux mains pour apaiser l’atmosphère.

    — Mais, dit-elle, vous ne pouvez pas dire que je ne vous en ai pas amplement remerciés.

    Les expressions se figèrent, puis Koll finit par éclater de rire.

    — Ça, on peut l’dire ! s’exclama-t-il au souvenir de l’auberge. Tout un congé qu’on a passé là !

    Romaré approuva avec vigueur et les autres sourirent. Satisfaite de l’effet provoqué, Éli vint se planter devant Keldîm. Son collier toujours à la main, il faisait tourner l’ours entre ses doigts.

    — Cette fois-ci, je serai franc. J’ai besoin de vous pour entrer à Yrka. Je sais que vous allez prendre vos commandes là-bas régulièrement.

    Keldîm inspira fortement en lançant un coup d’œil à Barog. Celui-ci déclara d’une voix caverneuse :

    — Nous, on est bûcherons. Y’a des gens pour faire le travail que tu demandes.

    — Je sais, dit-elle en haussant les épaules d’un air légèrement ennuyé, mais Eldérick et ses hommes sont trop connus.

    Barog se redressa et s’approcha d’elle. Voyant à son expression qu’il connaissait Eldérick et son groupe, Éli le fixa dans les yeux.

    — Et qu’est-ce qui te fait croire que mes hommes veulent risquer leur vie pour vous ? demanda-t-il. Parce que tu les as jetés dans les bras de belles putes ?

    Éli pencha la tête de côté, un petit sourire aux lèvres.

    — Non, marmonna Eldébäne, non. Elle ne va pas… mais il se tut en sentant Tilka lui pincer douloureusement l’arrière du bras.

    Le sourire d’Éli disparut et ses yeux se portèrent sur Keldîm. Elle répondit lentement :

    — En effet. Pourquoi les visages de vos hommes me sont-ils apparus lorsque je cherchais un moyen d’approcher la ville ?

    Elle les regarda tour à tour et, en allusion au jour où elle les avait rencontrés lorsqu’ils aidaient la paysanne, déclara :

    — Peut-être parce qu’ils m’ont semblé être des hommes bons et généreux, prêts à donner toute une journée de congé pour dessoucher le terrain d’une veuve.

    Se tournant vers Barog, elle ajouta :

    — Peut-être parce que ce sont des hommes fiers et droits qui travailleront toute leur vie à la sueur de leur front pour nourrir leur famille, sans se plaindre des plaies qu’ils se feront aux mains et aux pieds. Puis, continua Éli en faisant deux pas vers le bûcheron, parce que je sais, pour toutes ces raisons, qu’ils n’accepteraient jamais de vivre sous la férule d’un tyran qui fait torturer les paysans comme bon lui semble, surtout les femmes et les enfants.

    Keldîm tenta de rester de marbre, mais Éli vit ses pupilles se dilater.

    — J’ai raison, n’est-ce pas ?

    Elle s’éloigna et les regarda tour à tour.

    — Nous venons de très loin pour chasser cette vermine qui infeste votre royaume et Yrka est ma prochaine destination. Je ne suis pas passeur, je suis chasseur et mes proies, ce sont ces monstres. Alors, risquerez-vous votre vie pour m’aider ?

    Les bûcherons restèrent un moment silencieux à réfléchir sur ses paroles. Romaré toussota, puis demanda :

    — Allez-vous leur causer ben du tort ?

    Dans un large sourire, Éli sortit de ses vêtements une bourse poisseuse et la lança à Romaré qui la saisit d’une main.

    — Nous avons commencé une collection, dit-elle en regardant Romaré ouvrir la bourse.

    Il prit l’un des objets qu’elle contenait et poussa une exclamation de dégoût en fixant l’oreille translucide qu’il tenait. Il la jeta vivement dans la bourse que Zélir lui arracha des mains. Koll et Lalko délaissèrent la porte pour s’approcher et examiner eux aussi le contenu. Se tournant vers Keldîm avec un sourire carnassier, Éli termina :

    — Et nous aimerions bien la continuer.

    Keldîm lui adressa un regard stupéfait. Même le visage inexpressif de Barog rougit de surprise.

    — Bon sang ! s’exclama Zélir en relevant la tête vers eux. Y’en a près d’une vingtaine.

    À son tour, Tilka leva sa bourse et déclara :

    — Et nous ne gardons que l’oreille gauche.

    Les regards se portèrent sur elle. Keldîm tendit la main et Zélir lui porta la bourse. Barog vint aussi y jeter un coup d’œil, après quoi ils dévisagèrent Éli.

    — Alors, dit-elle. Est-ce que je réponds à ta question, Romaré ?

    Celui-ci acquiesça sans pouvoir prononcer un mot.

    — Balka, avança Zélir. T’es un barbare.

    — Ouais ! s’exclama Koll avec enthousiasme. Et j’adore ça. Ces saletés méritent pas mieux. Tu trouves pas, chef ?

    Le regard de Barog allait d’Éli au sac que tenait Keldîm. Le chef soupira et, l’air préoccupé, marcha jusqu’à la fenêtre. Avec un sourire, Keldîm tendit la bourse à Éli tout en hochant la tête. Quand elle se tourna vers les autres, tous lui firent signe qu’ils étaient d’accord. Romaré montra discrètement le chef du doigt pour signifier que c’était tout de même lui qui avait le dernier mot. La mine sérieuse, Éli se plaça derrière, puis déclara d’une voix sombre :

    — Tu sais que vous ne pourrez pas les tenir éloignés éternellement, chef.

    Barog resta silencieux, mais elle vit les muscles de sa mâchoire se crisper.

    — Tôt ou tard, ils apprendront ce que vous faites ici.

    Il se tourna à demi vers elle, les prunelles chargées de colère.

    — Tes hommes sont forts et braves, mais ces êtres-là ne sont pas des hommes, continua-t-elle, implacable. Ils massacreront tes bûcherons et prendront possession de votre camp, ainsi que de tous ceux qui s’y cachent.

    Barog lui fit face, l’impuissance se mêlant à la colère. Éli leva le poing et le fixa avec la même colère.

    — Cette terre n’appartient pas seulement à ce crétin de roi, c’est aussi la vôtre. Laisserez-vous donc ces monstres vous la prendre ? Souiller vos demeures et vos femmes ?

    Les hommes grognèrent, poings serrés.

    — Seuls, vous ne pourrez pas les arrêter, mais, ensemble, nous pouvons leur faire face. Vous, Eldérick que je viens juste de quitter et qui mène déjà sa propre bataille, et ces autres que je m’en vais chercher à Yrka.

    Elle se tut un moment, puis demanda :

    — Alors, Barog ! Pourquoi risqueriez-vous votre vie pour m’aider, si vous pouvez rester ici à attendre la mort ?

    Le bûcheron, qui pinçait les lèvres d’un air furieux, hocha légèrement la tête alors qu’une détermination farouche s’animait dans ses yeux. Il posa une main sur l’épaule d’Éli et leva son poing en l’air. En hochant plus vigoureusement la tête, il fixa ses hommes. Lorsque ses yeux revinrent sur Éli qui l’observait, il déclara :

    — T’as gagné, jeune homme. T’auras le bras des bûcherons de Dèbre à tes côtés. On fera tout ce qu’on pourra pour t’aider contre ces monstres.

    Romaré sauta sur place et s’écria :

    — Ouais !

    Satisfaits, les autres approuvèrent. Éli sourit en posant à son tour la main sur l’épaule du chef.

    — Ce n’est pas moi qui ai gagné, Barog, c’est toi. Et c’est ensemble que nous vaincrons.

    Il lui sourit et ils restèrent face à face. Keldîm vint passer un bras autour des épaules d’Éli, qu’il attira vers lui.

    — Je l’savais, dit-il avec bonne humeur.

    Éli lui montra le collier d’un air approbateur. Il le lui remit autour du cou et ajouta :

    — Je savais que t’étais spécial, l’jeune. J’avais deviné que tu servais quelque chose de grand.

    — Le Créateur, Keldîm, dit-elle d’une voix chargée d’émotion. Nous servons le Créateur et Il ne laisse rien au hasard.

    La mine solennelle, les bûcherons approuvèrent gravement.

    — Bon ! conclut Tilka. Maintenant que c’est réglé, parlons de cette défense que vous avez érigée, car il y a certains points à améliorer.

    Barog sortit et elle le suivit à l’extérieur. Éli entendit la voix de Tilka s’éloigner.

    — Premièrement, il y a ces empreintes de pas…

    Elle regarda Eldébäne qui ne disait mot et avait l’air épuisé.

    — Avez-vous un endroit où mon compagnon peut faire un somme ? demanda-t-elle.

    — Bien sûr ! acquiesça Keldîm. Romaré, conduis-le au dortoir.

    Le jeune bûcheron hocha la tête et invita Eldébäne à le suivre.

    — Kal ? demanda-t-elle intérieurement.

    — Oui. Oui. Je sais. Une chose de plus à surveiller.

    Éli déclara d’un ton reconnaissant :

    — Que ferais-je sans toi ?

    Elle n’eut pour réponse qu’un sentiment de faux désespoir. Elle demanda :

    — Et alors ?

    — Tout va bien, répondit Kalessyn. Ces bûcherons sont de braves types, un peu rustres, mais bon.

    — C’est le principal. Merci.

    — C’est un plaisir, maîtresse.

    — Arrête ça !

    Il rit et ajouta :

    — Ou aimerais-tu mieux « ma petite biche » ?

    — Y’a quelque chose qui va pas ? demanda Keldîm en remarquant l’air furieux d’Éli.

    Elle sourit vivement et secoua la tête.

    — Non ! Allons donc dehors rejoindre votre chef.

    Lalko, qui observait Krog depuis un moment, constata :

    — Ton ami, y nous a toujours pas montré son visage.

    Tous les regards convergèrent sur le rawgh. Comme Éli cherchait une explication, Krog la devança :

    — Je suis défiguré par les combats, alors je préfère ne pas montrer mon visage.

    — Je respecte ça, déclara Koll.

    Krog sortit, suivi des autres. Seul Keldîm resta derrière, l’air songeur. Éli croisa son regard perçant et sortit avant qu’il ne voie son sourire. Le bûcheron se doutait bien que Krog venait de mentir. Il n’en laissait pas passer une, mais, comme à l’auberge, il ne dirait rien. Ils rejoignirent Tilka entourée de plusieurs hommes.

    — Les chiens sont une excellente idée, disait-elle.

    Éli se plaça en retrait et observa avec satisfaction l’intérêt qu’ils portaient aux paroles de la chasseresse. Aussitôt qu’elle disait qu’il manquait quelque chose, Barog envoyait un groupe y remédier. Il n’y avait maintenant qu’un événement susceptible de leur faire perdre l’alliance de ces hommes : s’ils apprenaient qu’elles étaient des femmes. Éli leva les yeux vers le ciel où un corbeau décrivait des cercles au-dessus du camp.

    — Te demandes-tu ce qu’Il t’a réservé à Yrka ? demanda Krog.

    Sans quitter le ciel des yeux, Éli répondit :

    — J’étais venue ici pour qu’un petit groupe m’aide à entrer dans la ville et je me retrouve en tête d’une armée de bûcherons. Il y a de quoi me demander ce qui m’attend à Yrka alors que je vais là-bas chercher l’aide d’un prince.

    Elle sourit.

    — Je me demande ce qu’Eldérick va dire en l’apprenant.

    Éli baissa les yeux sur le rawgh et ils éclatèrent de rire.

    — Comme Arthax, il finira bien par ne plus s’étonner de ce qui vient de toi, déclara Krog.

    Le gardien se tourna vers Tilka qui parlait en gesticulant, puis il continua :

    — Je crois que tu ferais mieux d’aller freiner son enthousiasme, parce qu’elle m’a l’air d’être en train de leur faire ériger une forteresse.

    Éli approuva et ils marchèrent vers la chasseresse.

    Chapitre 2

    Alliés invisibles

    D es volutes de vapeur noirâtres montaient vers le ciel au-dessus de la cime des arbres. La forêt semblait avoir pris feu, mais ces volutes ne provenaient pas d’une combustion. Elles étaient produites par les eaux dormantes des m arais. Ell es se rejoignaient pour former une voûte au-dessus des arbres, dont les branches tordues se tendaient vers le ciel à la recherche du plus petit rayon de soleil, comme des mendiants quêtant quelques pièces. Mais l’astre jaune ne parvenait pas à percer ce dôme de nuages noirs. Pourtant, il régnait sur l’endroit une chaleur suffocante. D’étranges oiseaux volaient entre les volutes de vapeur dans la mer noire du feuillage. L’orée de cette forêt immonde se trouvait au sud-ouest du désert. À cet endroit, celui-ci n’était plus qu’une terre desséchée et craquelée. Des mares boueuses sillonnées de plantes rampantes apparaissaient à mesure que les marais se rapprochaient.

    Les sabots du cheval claquèrent sur le sol rocailleux. L’animal s’arrêta au sommet d’une falaise surplombant la lisière des marais. Loin à l’ouest, les hauts monts enneigés du sud de la Dulcie se démarquaient dans le ciel bleu. Celui-ci se teintait de noir au-dessus des marais avant de retrouver son bleu plus loin à l’est, où se trouvait la jungle des gardiens. Le regard du roi d’Ébrême embrassa l’horizon pour s’arrêter sur la forêt marécageuse située sous lui. Son heaume noir aux motifs argentés jetait une ombre sur son visage tanné par ces dernières semaines dans le désert. Sa courte barbe demeurait bien taillée et ses cheveux châtains noués à la base de sa nuque pendaient sur sa cape noire où le faucon déployait ses ailes.

    Ferral plissa le nez de dégoût et le comte Deschênes déclara sombrement :

    — Alors, voici les vrais marais, ceux où rampent ces créatures grotesques.

    Roland, malgré son handicap à la jambe, avait tenu à accompagner Ferral. Il voulait voir chaque endroit qu’avait visité sa fille durant son long séjour dans les marais, surtout les plus sinistres. Dans son armure noir et argent, il chevauchait à droite d’Arthax, une large épée à la hanche.

    — Oui, répondit le guide des gardiens. Et ce n’est que le début. Plus tu avances vers l’ouest, plus ils deviennent vaseux. Ici, on peut encore voir une certaine forme de végétation.

    Du fait de son imposante stature, le rawgh montait un zorka, l’une de ces bêtes d’un brun grisâtre aux corps et aux pattes énormes. L’animal avait un long cou épais et une large tête aux yeux protubérants. Le guide des gardiens portait une armure de cuir souple couverte de plaques de métal, et une large épée était fixée à son dos. Il avait attaché ses cheveux noirs au niveau de sa nuque, exposant ainsi son visage poilu. Ses iris jaunes aux pupilles en amande se posèrent gravement sur Ferral.

    — Ils vont surgir de là, dit Arthax.

    Ferral hocha la tête et reporta son attention sur l’orée des marais qui se fondait dans l’obscurité. Éli les avait quittés depuis plus d’un mois et il y avait eu beaucoup d’activités. Les gardiens et les soldats des territoires ayant fort à faire avec les pirates et les Dulciens qui attaquaient les îles au nord-ouest des territoires, les créatures avaient toute liberté. Elles qui, jusque-là, étaient restées tapies dans leur sombre domaine, sortaient maintenant et attaquaient les villages des peuples du désert. Le roi Maïjner du désert de l’Ouest avait dû mobiliser les villageois. Sans compter toutes les bêtes monstrueuses que vomissaient également les marais. Si Maïjner n’appréciait pas la si longue présence de Ferral et son armée sur ses terres, il ne pouvait le renvoyer en Ébrême, car ses effectifs ne lui permettaient pas de soutenir Arthax.

    De leur côté, les rois Wahjal-Bner du désert de l’Est et Gowlian du désert central étaient tout aussi occupés avec les bêtes féroces qui sortaient de la jungle pour déferler sur leurs terres. Maintenant que les gardiens étaient réunis dans l’ouest et qu’ils n’effectuaient plus leur tâche principale de contenir les animaux dans la jungle et les marais, les habitants des royaumes du désert devaient revoir tout leur mode de vie. En paix avec leur voisin du nord et protégés par les gardiens, il y avait des années qu’ils ne sortaient plus leurs armes que pour la chasse ou afin de régler quelques querelles intestines.

    Ferral ne se gênait donc pas pour s’éterniser sur leurs terres. Toutefois, le prince Rajnaw et une forte troupe de guerriers du désert le suivaient comme son ombre. Sur son fougueux destrier noir, le jeune homme se tenait à sa gauche, son long manteau jaune ondulant légèrement sous le vent. Ses multiples tresses encadraient son grave visage noir et son poing serrait déjà son grand arc.

    Arthax et eux mettaient toute leur énergie pour contrer les sorties des créatures qui étaient les plus dangereuses pour les habitants du désert et ceux du sud d’Ébrême, mais, comme le guide des gardiens le disait, ces êtres étaient comme des cancrelats et leur nombre semblait sans fin.

    Plusieurs jours auparavant, un éclaireur d’Arthax leur avait appris que les créatures s’étaient regroupées plus qu’à l’ordinaire. Elles semblaient préparer une attaque, mais on ne savait pas encore où. En les suivant pour connaître leur dessein, ils avaient découvert qu’elles comptaient traverser le désert vers la Dulcie.

    Une immense falaise rocheuse barrait le désert d’est en ouest, ce qui rendait l’accès des royaumes très difficile. Cette falaise avait considérablement aidé les gardiens à protéger leur secret pendant toutes ces années. Seuls trois passages permettaient à un important groupe d’hommes de la traverser : le premier, à l’est, était celui que Ferral avait emprunté pour se rendre aux marais avec Éli. Le deuxième, qui se trouvait à douze kilomètres à l’ouest du premier, donnait toujours sur le territoire des gardiens. Enfin, le troisième débouchait à cette partie des véritables marais. En se dirigeant vers le nord, le passage franchi, il ne restait plus que deux journées de marche avant d’entrer en Dulcie. Il était donc désormais le plus gardé des trois. Mais, si les guerriers de Maïjner et les gardiens avaient établi plusieurs campements sur la falaise, ils n’étaient pas assez nombreux pour se confronter à toute une armée.

    À l’annonce de la volonté probable des créatures à franchir la passe dans la falaise, Guilf, l’ogre qui faisait partie des guides des gardiens, avait déclaré de sa voix grondante :

    — C’est stupide. Pourquoi se rendre en Dulcie ? Même rassemblées, elles ne seront pas de taille si nous nous joignons au roi Maïjner.

    Grégor, le général ébrêmien, avait avancé :

    — Peut-être veulent-elles nous attirer à l’ouest pour libérer l’est ?

    — Pour quelles raisons ? s’était interrogé Rajnaw. L’ennemi a tout intérêt à nous maintenir loin du royaume de Dulcie, s’il essaie de le conquérir.

    Caressant de ses larges doigts gris sa proéminente mâchoire imberbe, Guilf avait approuvé :

    — Effectivement, il n’y a pas intérêt. Mais le fait est que les créatures se réunissent et il sait que nous nous y rendrons.

    — Un piège ? avait supposé Grégor.

    — Peu importe, avait coupé Arthax, ce n’est pas en restant ici à tergiverser que nous saurons ce qu’il a en tête. Rendons-nous là-bas et tâchons d’en apprendre davantage.

    Ferral avait laissé Alphéus aux bons soins du roi Wahjal-Bner pour, cette fois-ci, accompagner ses hommes. Il leur avait fallu plusieurs jours pour longer la jungle des gardiens avant d’atteindre la lisière des marais des créatures. Les nouvelles reçues restaient les mêmes : l’ennemi se regroupait en se dirigeant vers le nord et aucune autre attaque ne semblait se préparer dans le reste des marais. Arthax avait fait avertir les chasseresses, qui feraient leurs propres vérifications. Puis Ferral avait reçu le message du général Silmon Beauvais, qui avait atteint la ville de Tabem et l’informait qu’il s’était allié à ses autorités. Ceux-ci en avaient conclu qu’une attaque risquait de provenir du sud et Silmon lui suggérait de surveiller plus attentivement ce secteur.

    — Tabem ! Bien sûr ! s’était écriée Ulga, l’ogresse faisant partie des guides des gardiens.

    D’un bond qui avait fait vibrer le sol, elle s’était levée pour ajouter de cette voix profonde et, pourtant, étrangement féminine :

    — Ce ne sont pas les créatures qui vont traverser en Dulcie. Ils vont nous tenir occupées pendant que d’autres traverseront.

    Grégor avait haussé les épaules.

    — Et alors ! s’était-il exclamé. Nous les empêcherons de traverser eux aussi.

    — Non, avait déclaré Arthax en fixant Ulga d’un air préoccupé. Le ténébryss commence à prendre de l’assurance, car il sort ses grosses cartes. Il va tenter de nous avoir par surprise. Guilf, fais tout de suite prévenir les chasseresses.

    — Mais que se passe-t-il ? s’était exclamé Ferral d’un ton irrité. Qui sont ces nouveaux adversaires ?

    Arthax les avait alors pris à part pour leur raconter les événements qui avaient suivi l’arrivée des hommes de l’autre continent sur les territoires, soixante-dix ans plus tôt ; à quel point ils étaient forts et comment seule la haine des chasseresses avait réussi à les décimer. Depuis lors, les gardiens et les soldats des territoires laissaient aux femmes tout combat contre ces êtres. Rajnaw et ses hommes l’avaient vite compris. Toutefois, les soldats concevaient difficilement que des femmes soient plus aptes que les rawghs et les ogres à combattre un ennemi aussi puissant. Mais Ferral, ne voulant pas dicter à Arthax quoi faire sur ses propres terres, n’avait émis aucune réserve.

    Guilf était revenu avec des nouvelles des gardiens qui suivaient les créatures et la confirmation qu’ils avaient vu des hommes de l’autre continent. Ceux-ci semblaient s’être dissimulés dans un coin reculé de l’ouest des marais. Le sorcier, qui les réservait peut-être pour attaquer les soldats des territoires, avait changé ses plans du fait de la rébellion de Tabem. Les êtres continuaient de se dissimuler en avançant vers le nord et Arthax, Guilf et Ulga avaient convenu que les gardiens devaient sensibiliser les hommes à ce nouvel adversaire, mais personne ne devait en parler ouvertement. Si les hommes de l’autre continent continuaient à se cacher, c’est qu’ils ignoraient que les gardiens avaient deviné que les créatures n’étaient qu’un moyen de les faire traverser, eux, vers la Dulcie.

    Arthax avait envoyé l’un de ses gardiens informer le roi Maïjner, lequel protégeait déjà la passe, à moins de deux kilomètres derrière eux. Accompagnés de leurs troupes respectives, le guide des gardiens, Ferral et Rajnaw s’étaient ensuite dirigés vers l’endroit d’où sortiraient les créatures. Les effectifs, désormais habitués à cohabiter, n’auraient pas de problème à partager le champ de bataille.

    Les hommes se massaient devant eux. Le plan prévoyait que les gardiens donnent l’impression qu’ils prenaient ce combat à la légère et qu’ils étaient certains qu’aucune créature ne réussirait à se rendre jusqu’à la falaise. Et, en effet, Ferral devait avouer que les gardiens avaient un très bon sens de la comédie. Ils riaient entre eux et prenaient des positions décontractées, certains étaient même couchés. Par contre, ses soldats étaient plus nerveux. Même s’ils tentaient de ne pas le montrer, ils n’aimaient pas que le combat repose sur les chasseresses, comme en avait décidé Arthax, ou plutôt Julianika, la troisième mère.

    Aucune des maîtresses ne s’était montrée. Guilf était revenu avec des ordres qu’Arthax avait aussitôt exécutés. Ceux-ci étaient simples : ils ne devaient se préoccuper que des créatures et ignorer les hommes de l’autre continent s’ils apparaissaient. Sans leur expliquer ce qu’elles comptaient faire, les chasseresses avaient simplement dit qu’elles s’occuperaient d’eux comme elles en avaient l’habitude.

    Bien entendu, cet ordre n’avait rien pour rassurer ses soldats, mais à quoi bon se quereller avec Arthax à ce sujet ? La seule réponse que Grégor avait réussi à tirer de lui était que s’il n’était pas content, il n’avait qu’à s’en aller, ce que, d’ailleurs, le général Manni avait presque fait. Ferral avait dû utiliser tout son pouvoir de persuasion pour le calmer.

    Rajnaw, dont les rangs comptaient plusieurs femmes, ne s’en montrait pas perturbé. Il attendait près de lui d’un air sévère, mais détendu. Ses guerriers tentaient de rassurer les soldats, tandis que les guerrières étaient impatientes de voir leurs voisines du sud à l’œuvre.

    Les yeux du monarque se tournèrent à nouveau vers le futur champ de bataille. Il poussa un profond soupir auquel Arthax ne prêta aucune attention. Ferral demanda alors :

    — Peux-tu me dire, au moins, par où elles arriveront ?

    Le guide des gardiens haussa les épaules.

    — On ne peut jamais savoir. La seule chose qui importe, c’est que les créatures vont venir de là, dit-il en pointant la lisière des marais.

    Ferral grogna et marmonna :

    — Comment peut-on établir une stratégie d’attaque avec des alliés comme ces chasseresses ?

    Ce fut au tour d’Arthax de soupirer.

    — Ce que j’ai hâte de ne plus sentir ce mépris dans ta voix quand tu parles d’elles !

    — Ce n’est pas de cette façon que je vais m’en départir, c’est certain.

    Un rawgh arriva en courant et s’arrêta devant Arthax. Il fit une courbette ridicule à Ferral, qui avait appris à ne plus s’en offusquer.

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