Les secrets d’Acamar

Chapitre 1

LES NOUVEAUX DIEUX

… la vague gigantesque engloutit les îles de l’Atlantide, ainsi que les anciens, Hastérios Tsévir et Tirias-Hanoj. Le raz-de-marée emporta également la démone Kementarie.

Quelques minutes avant que cette vague géante ait tout détruit sur son passage, la démone avait été transformée en statue de sel par la lumière magique de Pierre Laventure. Il avait libéré son pouvoir ultime en lisant certaines pages du Grand Livre d’incantations. Le faisceau lumineux était sorti de son front pour la frapper de plein fouet.

L’âme obscure qui enveloppait le corps de Sara fut dissoute instantanément au contact de l’eau. Cette tempête du diable détruisit tout sur son passage, emportant du même coup l’historien, qui se noya.

L’enveloppe humaine de la scientifique était désormais libérée de l’emprise sombre. Le sel, qui avait pris la forme de Kementarie, avait emporté cette dernière dans sa dissolution instantanée en disparaissant de la chair de Sara. La scientifique fut engloutie au même moment que l’Atlantide et son amoureux.

Quest, sombrant dans les profondeurs, mourait à son tour jusqu’à ce qu’elle soit enveloppée d’un halo de lumière bleutée qui la fit disparaître subitement des tourments qu’avait causés la tempête.

La physicienne voyagea, inconsciente, dans le monde de l’au-delà. La lumière bleutée permit à son âme de se reconstruire en éliminant son enveloppe charnelle, préservant ses pouvoirs attribués par la déesse Élora lors de son passage en Égypte.

Kementarie avait perdu la première manche, mais elle n’avait pas dit son dernier mot. En naissant par les griffes du mal, la démone avait hérité d’une âme distincte de celle de son hôte ; par sa destruction, les esprits qui habitaient le même corps s’étaient scindés en deux. L’ombre ténébreuse s’était expulsée de l’enveloppe physique de la scientifique avec une rage effroyable, voulant la destruction de tous les hommes et de tous les dieux. Elle avait donc été projetée au cœur des ténèbres.

La diablesse devait se refaire des forces pour retrouver la maîtrise de ses pouvoirs, ce qui ne serait pas chose facile ; Laventure lui avait causé beaucoup de dommages. Malgré sa démarche claudicante, elle restait une machine de guerre incroyable. La démone avait gardé ses éclairs dans ses yeux exorbités, ses dents pointues, affilées comme des rasoirs, et sa langue fourchue qui sortait de sa bouche comme celle d’un serpent flairant ses proies. Deux cornes étaient fixées sur son front au-dessus de ses arcades sourcilières. Cette ange de la mort était pourvue d’une forme incroyable : des mains et des bras musclés et durs comme l’acier, ainsi que des jambes qui, en bon état, étaient agiles, parfaites pour faire des bonds d’une hauteur vertigineuse. Finalement, son apparence avait gardé la couleur du sel — un blanc sans éclat avec une légère teinte de gris.

Mais en raison de ce que Laventure lui avait fait subir, cette créature des enfers ne pourrait plus jamais contrôler qui que ce soit par la pensée ni voler dans les airs.

Elle errait depuis un bon moment le long de la plaine maudite, au bord du fleuve éternel qui séparait le monde des enfers et celui des dieux, en espérant reprendre contact le plus tôt possible avec les anciens, Tirias et Hastérios.

Il se passa quelque temps avant qu’elle trouve une route formée de crânes jaunis par les années. Ce chemin traversait une partie du royaume des morts. Il la conduisit près d’une tour qui se dressait comme une vigie. Cette vieille construction avait servi, après la dernière Grande Guerre contre les dieux, aux exécutions des âmes qui ne voulaient pas se soumettre à la volonté d’Égo. Elle servait aussi de prison, car il y avait des geôles au premier étage, et de lieu où l’on s’amusait à torturer les dieux capturés.

Kementarie dut se lever la tête pour voir la hauteur de cette tour. Elle était fabriquée en bois dur, tiré de la forêt des oubliés. Quelques fenêtres étaient taillées à même la structure, serpentant la fabrication jusqu’aux créneaux de fortune qui terminaient le sommet.

Une porte ouverte lui permit d’entrer. La démone entendit des voix familières provenant du sous-sol ; c’étaient celles des anciens qui discutaient de leurs états avec le roi des ténèbres.

Hastérios et Tirias avaient été rapatriés dans les ténèbres aussitôt que le raz-de-marée les avait engloutis. Pour eux, le retour auprès d’Égo ne fut d’aucune souffrance. Ils s’étaient téléportés au temps de l’Atlantide sous les ordres de leur maître pour prendre la place du roi Minos et mettre la main sur le Grand Livre d’incantations. Mais Pierre Laventure et Billy Swatch leur avaient donné du fil à retordre. Maintenant, les démons devaient revoir leurs plans ; en mourant, Laventure avait disparu avec le bouquin magique.

Quand elle entra dans la grande salle, Kementarie vit leurs visages s’éclairer, comme si un miracle venait d’entrer dans la pièce. La solution à leurs problèmes était là, sous leurs yeux. La revenante semblait mal en point, cependant. Seul Égo blêmit en voyant celle qu’il avait envoyée en pâture pour sa propre gloire. Kementarie le regarda en premier et le fusilla de ses yeux globuleux.

Au domaine des dieux, c’était le branle-bas de combat. La nouvelle de la destruction de l’Atlantide courait dans tous les sens.

La déesse mauve, Alfara, convoqua une assemblée d’urgence où tous les êtres concernés se présentèrent, formant le nouveau conseil des dieux. En ce moment important, celle qui maintenait les ficelles avait pris le contrôle du domaine. Et seuls ses partisans étaient présents.

Les exclus n’étaient guère heureux de la tournure des évènements. Eux aussi voulaient participer à cette rencontre fort importante pour l’avenir du monde divin. Mais la tension était si palpable que deux clans s’étaient formés au sein du grand conseil — ceux qui étaient en accord avec les agissements d’Alfara et les autres, qui voulaient un débat plus démocratique depuis la mort de Féléna. Même des gardes avaient été postés devant la porte pour empêcher les détracteurs et les adversaires d’y entrer.

Dès que toutes les conseillères et tous les conseillers de la déesse mauve furent assis, des joutes verbales fusèrent de toute part. Une cacophonie irrégulière fit vibrer les murs par la virulence des échanges. Toutes les rumeurs possibles y circulaient. Seule la présidente de l’assemblée restait muette sur le sujet.

Exaspérée, celle qui menait la réunion se leva d’un trait, ce qui fit taire les rumeurs petit à petit. Tous les regards se rivèrent sur elle, attendant sa prise de parole.

— Nous vous écoutons, Alfara, confirma sur un ton solennel le dieu chauve, assis juste à sa gauche, en inclinant sa tête vers l’avant.

« Alfara ». Il y avait si longtemps que quelqu’un avait prononcé ce nom avec autant de douceur. Le dieu chauve, nommé Revax, était comme un père pour elle. Il était responsable des luttes et des guerres contre tous les ennemis du domaine. Depuis des lustres, il lui avait tout appris sur le monde des dieux, des démons et des humains, mais Alfara n’était pas toujours en accord avec lui.

— Alfara ? insista-t-il.

Elle sursauta discrètement en entendant son nom pour une deuxième fois. Elle le regarda avec un petit sourire de gratitude puis se tourna vers le conseil.

La déesse mauve prit une attitude de confiance, scruta ses semblables et s’adressa à eux sur un ton calme et posé.

— Voici les dernières nouvelles de l’évènement dont tout le monde parle : l’Atlantide a bel et bien été engloutie par un raz-de-marée. Elle a emporté avec elle tous ceux qui nous étaient fidèles, termina-t-elle en levant le menton pour montrer qu’elle était en parfait contrôle de la situation.

Quelques conseillers fermèrent les yeux, craignant le pire. La tension était à son plus haut niveau dans l’assemblée. Alfara continua :

— Laventure est mort, et son corps aurait subitement disparu avec le Grand Livre d’incantations.

Des voix contrariées s’élevèrent à nouveau dans la salle. Au même moment, un des leurs entra pour se placer à côté de la déesse mauve, faisant ainsi taire le conseil en entier. C’était le dieu Thot. Il lança :

— Laventure et Quest débarqueront entre nos murs très bientôt. Ces premiers humains entreront dans l’au-delà, et non en tant qu’âmes devant nous servir ou être réincarnées, mais en tant que dieux. Telle était la volonté de Féléna.

L’assemblée fit résonner ses réprobations dans la grande salle.

— Silence, je vous en conjure ! intervint enfin Revax en tapant sur la table devant lui.

Alfara s’appuya sur le dossier de son fauteuil, sous le choc.

— Tenez-vous prêts à toutes éventualités, dit-elle. Tenez Maléasse Torgule le plus loin possible des gardiens du temps, car nous ne connaissons pas leurs intentions.

Alfara regarda aussitôt l’affect du dieu de la guerre et perçut un brusque changement sur son visage. La déesse mauve y voyait la peur. Quand il vit sa surprise, Revax se leva pour se défiler. Il regarda une dernière fois Thot, qui s’affala sur le siège derrière lui.

L’entité, protectrice de tous conflits, quitta la salle en faisant un signe de la main à deux gardes ailés qui la regardaient sortir. Ceux qui venaient d’être interpellés suivirent aussitôt le dieu sous les regards ahuris des autres divinités, qui haussèrent le ton pour avoir des réponses.

Alfara comprit que la divinité qu’elle chérissait lui cachait quelque chose d’important.

Au fond de sa cellule, Maléasse Torgule n’avait pas perdu toutes ses facultés, mais il portait des bracelets l’empêchant de se servir de la magie des ombres que lui seul, selon les dires, pouvait manipuler. La parcelle de pouvoir qui lui restait s’anima soudainement en lui ; il sursauta.

L’ancien serviteur d’Égo avait été mis aux arrêts, accusé du meurtre de Féléna. Pour l’empêcher de se servir de sa puissance, on avait fait apparaître à ses poignets les mêmes bracelets que le roi des enfers lui avait imposés quand il avait appris que Maléasse avait manigancé dans son dos.

Le démon se releva subitement du sol rocailleux et humide où il s’étendait quand il avait besoin de réfléchir sur son évasion future. Le son étrange qui suivit son geste se répercuta sur les murs de sa prison. Il tendit l’oreille davantage, car rien ni personne ne pouvait faire un tel bruit à l’endroit où il se tenait. Il était complètement seul. La noirceur dans laquelle il se noyait n’empêcha pas Torgule de voir de plus en plus clair au travers de l’énergie qui l’envahissait.

— Laventure ? Quest ? Ils sont morts ? marmonna-t-il.

Il avait les yeux sortis de ses orbites tellement la surprise était grande. Il connaissait par ailleurs la raison pour laquelle il recevait cette énergie dans son esprit.

Torgule connaissait très bien ce lien qui le liait à Laventure. C’était pour cette raison que le démon aux dents acérées avait pu le rejoindre dans son cauchemar. Il avait tenté de tuer l’enseignant de cette façon au moment où il était coincé dans la bulle temporelle à Rome avec Quest.

Tout à coup, Maléasse réalisa qu’il lui serait possible une seconde fois d’accomplir ce qu’il voulait avec l’historien : évincer les dieux de l’au-delà.

— Mais il faudra être capable de le convaincre, se dit Torgule à voix haute. Comment vais-je m’y prendre si je suis enfermé ici ?

Il fit une pause puis se mit à marcher de long en large.

— Mais bien sûr ! Je pourrais la persuader et me servir de l’attraction qu’elle a sur lui. Je ne peux pas passer par Laventure directement ; il est trop intelligent pour que je le manipule. Quest, elle, est impulsive et manipulable, termina le démon en s’asseyant au sol, jambes croisées, les mains déposées sur ses genoux.

Il ferma les yeux pour tenter d’atteindre la scientifique par télépathie — le seul pouvoir que ses bracelets lui permettaient d’utiliser.

Chapitre 2

LA NOUVELLE DÉESSE

Quelque part dans la plaine céleste, Quest ouvrit les yeux. Elle se redressa spontanément, prenant une position de combat.

L’assistante de Billy Swatch s’était éveillée en sursaut, cherchant son air. Elle venait de faire le cauchemar le plus horrible de sa vie. Une démone s’était emparée de son corps, la forçant à rejoindre les bêtes