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Au-delà des mirages
Au-delà des mirages
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Ebook467 pages5 hours

Au-delà des mirages

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About this ebook

Partout sur Rodinia, les apparences sont trompeuses. Dans l’espoir de récupérer les deux joyaux qui manquent encore, la dernière fée et ses alliés traversent le désert d’Urmalof, territoire maudit d’où personne ne revient jamais. Ils y affronteront Valfrid, le roi-sorcier, et sa femme, Zanne, ainsi qu’une armée de squelettes.

Les yeux braqués sur les vivants, la dame bleue n’a qu’une obsession: retrouver son fils. Même prisonnière du sous-continent, la défunte manipule de funestes créatures, mettant en péril l’équilibre du premier monde. Heureusement, les corbeaux veillent. Ils sont prêts à tout pour que le monde survive à cette ère de ténèbres…
LanguageFrançais
PublisherÉditions AdA
Release dateApr 15, 2020
ISBN9782898082108
Au-delà des mirages

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    Au-delà des mirages - Maude Royer

    PROLOGUE

    L’exil des magiciens hors de Rodinia avait peuplé le premier monde de nouvelles races d’êtres blancs : les elfes, les sirènes et les anges. Les terres où poussaient les chouffriers ayant disparu avec les magiciens, les humains avaient dû se tourner vers les cigognes pour obtenir les graines de choux qui donnaient vie aux enfants. Puis, un jour, les grands oiseaux blancs s’étaient rebellés…

    Devenus esclaves des hommes, les échassiers étaient gardés captifs dans une immense volière. Tandis que, dans les cageots, un deuxième soulèvement se préparait, les Méloriens s’apprêtaient à partir en quête de nouveaux mondes dans le but de retrouver les précieux chouffriers.

    Depuis le début de leurs aventures, Élorane et ses amis avaient combattu les chauves-souris vampires de Baltica et ramené les elfes du néant. Sur Sibéria, ils avaient sauvé les âmes des anges en plus de redonner aux dieux des profondeurs l’espoir de regagner le ciel un jour. Mais les aventuriers devaient encore finir de rassembler le trésor d’Éliambre, et ainsi racheter aux sirènes la liberté de la reine des elfes, qu’ils tenaient sous leur joug. Ayant récemment découvert qu’ils étaient eux aussi magiciens, Laurian et Aymric comptaient bien se servir de leurs pouvoirs afin de mener à bien cette mission.

    Cependant, les corbeaux avaient d’autres plans pour les héros. Tout autour d’eux, les apparences se révéleraient trompeuses. Les mirages ne se manifestaient pas seulement dans le désert d’Urmalof.

    Dans le domaine des morts, les yeux fixés sur sa perle magique, la dame bleue avait suivi le trajet d’Armand d’Isdoram jusque dans les contrées inexplorées. Elle voulait récupérer la bague qui, croyait-elle, lui rendrait son mari et son fils. Quand la petite cigogne Ramaq lui avait offert une graine de chou, Miranie avait fait la promesse de ne jamais abandonner son enfant à naître. Une promesse dont les conséquences allaient peser lourd sur l’avenir du monde…

    LES FÉES

    Un autre cri avait fait frémir la vieille sorcière. D’un doigt osseux, elle avait soulevé le rideau pour jeter un œil hors de sa chaumière. Passant sur son terrain, piétinant ses fleurs, des hommes traînaient une jeune fille de force. Sans doute l’emmenaient-ils, elle aussi, jusqu’au donjon de Torm. C’était là qu’ils emprisonnaient les magiciens.

    Du moins, ceux qu’ils gardaient en vie.

    La vieille femme était retournée à son chaudron, dans lequel mijotait doucement un liquide épais, orange et visqueux comme de la lave. D’une main tachée par l’âge, elle avait pris une paire de pinces et saisi une petite sphère d’or pour la plonger dans le chaudron. La mixture s’était mise à bouillonner, une fumée opalescente s’en échappait. Nesmérald avait ensuite ajouté au mélange une boule d’argent et une autre de bronze, puis avait remué le tout. Le clapotis des bulles couvrait maintenant le tapage de l’extérieur. Le nez dans un vieux livre aux pages racornies, la sorcière avait vérifié une formule avant de réciter une incantation faite d’une longue série de mots incompréhensibles. Dans le chaudron, le liquide s’agitait plus fort encore, et trois objets en avaient surgi et étaient tombés sur le plancher.

    Le métal tiédi, Nesmérald s’était penchée pour ramasser l’étoile d’or, l’hexagone d’argent et l’octogone de bronze. Après s’être relevée avec difficulté, la vieille sorcière avait enfilé les précieux objets, tous gravés du « N » de Nesmérald, à la chaîne qu’elle portait au cou. Ensuite, elle s’était dirigée vers la pièce du fond, cachée par un rideau de lierre.

    — Joëlia ? Dors-tu, mon enfant ?

    — Venez, lui avait répondu une voix très douce.

    La vieille femme s’était approchée du lit où reposait la fillette qu’elle avait découverte quelques jours plus tôt dans le tronc creux d’un arbre. Petite comme une souris, la créature grelottait de tous ses membres. Une fois chez Nesmérald, elle avait pris la taille d’une enfant d’une dizaine d’années.

    Nesmérald venait de poser une main sur le front trempé de sueur de Joëlia, écartant les cheveux roses qui s’y collaient. Les yeux violets de la petite étaient fiévreux et ternes.

    — Te voir dans cet état m’est insupportable, avait gémi la vieille femme.

    — C’est un malheureux hasard. La flèche qui m’a brisé les ailes ne m’était pas destinée. Les hommes ne font jamais de mal à une fée intentionnellement.

    — Mais le monde chavire, ma chère ! Les hommes sont devenus fous ! Dionis et Joshan l’ont bien compris.

    — Ont-ils décidé de suivre Marwïna ?

    — Elle a vu ce que nous réserve l’avenir si nous ne faisons rien. Les magiciens qui resteront sur Rodinia seront massacrés !

    — Quand comptent-ils partir ?

    — À la nuit tombée. Plus les magiciens les accompagnant sur la plage seront nombreux, plus le morceau du continent sur lequel ils fuiront sera grand.

    Joëlia avait tourné la tête vers la fenêtre. Les rideaux tirés ne laissaient passer que de faibles rayons de soleil. Dehors, les cris semblaient fuser de partout.

    — Les talismans sont-ils prêts ?

    — Oui, ma belle enfant.

    — Il faut y aller tout de suite, alors. Le jour où les magiciens reviendront, les humains seront peut-être disposés à les accepter.

    Ces paroles avaient été les dernières de Joëlia. Elle ne paraissait pas si mal en point, mais les fées qui perdaient leurs ailes trouvaient vite la mort. Ayant convaincu la plus puissante sorcière de Rodinia de forger les trois clefs, sa mission était accomplie. Joëlia avait fermé les yeux et s’en était allée sans prévenir. Gardant ses larmes pour plus tard, Nesmérald avait couvert ses cheveux gris du large capuchon de sa cape. Serrant d’une main le médaillon de bronze qui pendait à son cou, elle s’était faufilée dans les bois de Karadec pour se rendre chez Dionis, le gardien de l’ordre du village.

    Durant les décennies qui suivirent l’exil des magiciens, bien avant la rébellion des cigognes, le nombre des fées avait rapidement décliné. Comprenant qu’elles ne seraient pas toujours là pour veiller sur les hommes, elles avaient choisi quelques couples de magiciens vivant encore sur Gondwana et fait en sorte que des choux poussent dans leur potager. De ceux-ci étaient sortis des enfants qui devinrent leurs élus.

    C’est ainsi qu’une graine échappée par une cigogne au-dessus d’Ormanzor avait été mise en terre par une fée chez un couple de loups-garous, et Laurian avait vu le jour. Un an plus tard, la même fée avait offert une semence à deux hors-la-loi en cavale, donnant la vie à Miranie. Une graine avait même été allouée, fait rarissime, à un couple qui n’était pas marié. Bien que l’homme fût affublé d’étranges oreilles pointues, sa compagne n’était dotée d’aucun pouvoir magique. C’est que les fées avaient besoin de Sachan. Finalement, deux graines étaient revenues à Aubeline, cette pauvre femme poursuivie par des délivreurs, car le monde attendait également ses enfants, Trefflé et Ancolie.

    LES HOMMES

    À la mort de Joëlia, Nesmérald avait remis l’octogone de bronze à Dionis, gardien de l’ordre de Karadec et meneur des premiers exilés, qui deviendrait le roi des sirènes. Peu de temps après, deux autres groupes de magiciens prêts à fuir s’étaient formés. À leur tour, les deux hommes à la tête de ces mouvements avaient reçu une clef. L’étoile d’or avait été glissée au cou d’Axoriël, futur souverain de Sibéria, et l’hexagone d’argent était allé à Dezrid, qui serait élu roi de Baltica. Ces médaillons, Nesmérald avait insisté sur ce point, devaient être transmis à ceux qui les succéderaient.

    Trois cents ans plus tard, revenu depuis du monde des morts, Dionis possédait toujours l’octogone de bronze. Aménuel, l’actuel roi des anges, avait quant à lui hérité de l’étoile d’or. Par contre, Yazmine, la jeune reine des elfes, n’avait jamais entendu parler de l’hexagone d’argent, qu’un elfe avait dérobé à sa mère, la reine Ezmerlia. Guidé par une voix étrange, ce dénommé Zorey s’était jeté dans l’océan et avait abouti sur Gondwana. Sur le vieux continent, il avait eu un fils, Sachan, à qui il avait légué ce qui, en réalité, était une clef magique.

    Ainsi, le médaillon d’argent avait permis aux bandits d’Orphérion, mené par Sachan, d’entrer dans le caveau du général Guychel pour y voler un plein sac de graines de choux. Ce jour-là, Sachan, Yanni, Weliot et Lizbelle avaient été faits prisonniers. Or, quand les Méloriens s’étaient rassemblés pour assister à la pendaison de Lizbelle, un protecteur avait ouvert la cage de Sachan. Une fois libre, ce dernier avait frappé son bienfaiteur à la tête afin de lui soutirer sa clef et son couteau. Il avait délivré Weliot et Yanni alors que Lizbelle se balançait déjà au bout de sa corde. Les deux garçons avaient eu du mal à croire à leur chance. Fuyant à toutes jambes, ils en étaient venus à se persuader que même si le mauvais sort s’acharnait contre eux, ils le vaincraient toujours.

    Sachan ne les avait pas suivis.

    Weliot et Yanni avaient dormi quelques heures sous les branches d’une épinette. Aussitôt réveillés, ils s’étaient remis à courir. Trop content d’être en vie, Yanni ne pouvait s’empêcher de ricaner bêtement. Pourtant, à un moment donné, son rire s’évanouit d’un coup. Weliot, qui était devant lui, se retourna pour trouver son ami debout, adossé à un arbre.

    — Ça va ? As-tu besoin de souffler un peu ?

    Yanni ne lui répondit pas, mais ses yeux grands ouverts le regardaient bien en face.

    — Yanni ?

    Weliot vit alors la flèche. Fichée dans l’arbre, elle traversait l’estomac de son ami.

    « Cette flèche vient bien de quelque part… »

    On ne tarderait sans doute pas à le viser à son tour. Paniqué, Weliot voulut fuir. Une pensée le figea sur place. Lors de leur capture, Yanni lui avait confié refuser d’aller à Rhéïqua. Après sa mort, il désirait rester parmi les vivants. Weliot examina les alentours, hésitant. Devait-il respecter l’étrange choix de Yanni et empêcher son départ pour le domaine des morts ?

    Weliot décida qu’il ne pouvait pas ignorer le désir de son meilleur ami. Il arracha le projectile de son corps, qui glissa doucement le long du tronc comme s’il s’assoyait sur le sol de son plein gré. Le jeune homme prit une grande respiration et entreprit de scier un des doigts du mort à l’aide de la pointe métallique de la flèche. Le travail fut laborieux et salissant, mais en cassant l’os, Weliot parvint à détacher le doigt de la main. Des voix se faisant alors entendre au loin, le chagrin le submergea.

    Il n’aurait pas le temps de faire ses adieux à Yanni.

    Weliot se releva. Une flèche faillit l’atteindre à la tête. Serrant le doigt au creux de son poing, il déguerpit, évitant de justesse une dizaine de projectiles. Le garçon continua à courir longtemps après avoir semé ses poursuivants, jusqu’à ce qu’un homme lui arrache un cri en se dressant devant lui.

    — Où te sauves-tu comme ça ? lui demanda Sachan.

    — Yanni est mort !

    Sachan jura.

    — Ça valait bien la peine de me décarcasser pour vous sortir de vos cages.

    — Je suis vivant, moi.

    — Pour le moment, oui. Que tiens-tu là ?

    Weliot ouvrit la main.

    — C’est un des doigts de Yanni.

    Weliot s’attendait à d’autres questions, mais Sachan s’éloignait déjà. Après avoir balayé la forêt des yeux, il lui emboîta le pas.

    Weliot avait l’impression que Sachan et lui marchaient depuis une éternité. Toutefois, il voyait bien, à la hauteur du soleil, qu’ils ne s’étaient retrouvés que depuis une heure à peine. Les nombreuses blessures subies par Sachan sous la torture du général Guychel ne le ralentissaient même pas. Weliot, pourtant mieux portant, avait de la difficulté à suivre son rythme.

    Quand Sachan s’arrêta enfin pour introduire une main dans le creux d’un arbre, Weliot s’affala contre un pommier. Il vit alors Sachan extirper un parchemin du tronc qu’il fouillait. Après l’avoir déplié, il devint livide de colère. Weliot lut bientôt le papier à son tour.

    Parti pour Absulon Colim

    — Le sale traître ! rugit Sachan. Absulon ? Où se trouve ce foutu village ?

    Le jour de sa rencontre avec Lizbelle, la jeune femme avait dit à Weliot qu’elle venait d’Absulon. Depuis, il avait compris que cet endroit n’existait pas. Lui faisant miroiter la possibilité d’aller vivre dans un village où personne ne viendrait le chercher, la belle était de mèche avec Yanni et Colim pour l’attirer chez les bandits d’Orphérion.

    — Ce village a été inventé pour leurrer les imbéciles dans mon genre, répondit Weliot en se redressant. Mais je suppose que tu le savais déjà. Colim est ton complice ? Vous allez vous partager le butin et me laisser crever dans cette maudite forêt ?

    — Calme-toi, le somma Sachan en retrouvant son air impassible. Ne m’accuse pas d’un crime que je n’ai pas encore commis. Personne ne va crever. Du moins, pas avant que je mette la main sur Colim.

    Les pleurs d’un bébé se firent entendre. D’instinct, Weliot bondit pour se cacher derrière le pommier. Il s’étonna de voir Sachan rester à découvert et poser par terre le sac qu’il portait pour en sortir un tout petit être.

    — Qu’est-ce que… C’est l’enfant du couple accusé de contrebande ! s’écria Weliot en reconnaissant la layette dans laquelle était emmitouflé le poupon. Comment as-tu réussi à t’en emparer ?

    Laissant cette question sans réponse, Sachan glissa un doigt dans la bouche du bébé, qui ne cessa de geindre que pour recommencer aussitôt.

    — Pourquoi avoir pris le temps de nous libérer, Yanni et moi ? demanda Weliot en quittant sa planque. C’était très risqué.

    — Cet interrogatoire est terminé. Grimpe dans cet arbre et attrape-moi quelques pommes. Le petit a soif.

    Weliot allait s’exécuter, mais deux hommes armés d’arcs mirent fin à ce projet en faisant irruption devant eux. Malgré les feuilles mortes qui jonchaient le sol, ils s’étaient approchés dans le silence le plus complet. Tous deux portaient le pantalon marron, la longue veste et la ceinture vert sombre des protecteurs, mais pas l’insigne des soldats.

    « Ils seront plus faciles à corrompre », pensa Weliot avant que Sachan ne nomme leurs deux comparses.

    — Ghéaume ! Vianney ! Que faites-vous attifés de cette façon ?

    — Un sac de graines et un bébé ont été volés au général Guychel, déclara Ghéaume. Nous sommes là pour les reprendre.

    Weliot pouffa, certain que les brigands avaient enfilé ces uniformes de protecteurs pour semer leurs ennemis. Pourtant, Sachan ne riait pas. Ghéaume et Vianney non plus, d’ailleurs.

    — Nous serons graciés dès que nous t’aurons livré aux Méloriens avec les graines et le marmot, dit Ghéaume en lorgnant le bébé qui gazouillait dans les bras de Sachan.

    — Tu n’es qu’un lâche, Ghéaume, répliqua le bandit. Je l’ai toujours su. Tu n’as jamais eu l’étoffe d’un chef.

    Ghéaume poussa un grognement méprisant.

    — Toute la bande aurait fini par se retourner contre toi, Sachan.

    — Pas moi ! s’insurgea Weliot.

    — Tu n’as jamais fait partie de la bande, le casse-pieds ! protesta Ghéaume. Nous t’avons recruté dans le seul but d’attirer ton magicien de frère, que tu n’as même pas été fichu de nous emmener !

    — Tu crois que tous les gars t’étaient fidèles, Ghéaume ? le railla Sachan en lui tendant le parchemin. Avant d’être pris par les Méloriens, j’ai caché le sac de graines dans cet arbre creux. Colim devait m’espionner.

    Le bandit jeta un œil sur le papier qu’on lui mettait sous le nez.

    — Apparemment, je ne suis pas le seul à m’être fait avoir ! ajouta Sachan.

    Furieux, Ghéaume baissa son arc et se rua sur lui. Sachan eut tout juste le temps de remettre le bébé à Weliot et de saisir son couteau, qu’il enfonça si profondément dans le ventre de Ghéaume que la lame en ressortit dans son dos, comme pour menacer Vianney du même sort. De sa seule main libre, Weliot avait pris le coutelas à la ceinture du vieux bandit et l’en menaçait par-derrière. Sachan lui fit signe de retenir son geste.

    — Tu n’as rien d’un tueur, Weliot, insista-t-il en extirpa sa propre lame du corps de Ghéaume, qui s’affaissa au sol en gémissant. Baisse cette arme.

    Mais Vianney voulut s’éloigner, alors Weliot l’arrêta en posant sa lame sur sa gorge. Maintenant, Sachan et Vianney se scrutaient l’un l’autre. Quant à Ghéaume, il cessa soudain de se lamenter.

    — Comprends-moi, Sachan, dit Vianney en abaissant son arc. Si je ne te livre pas aux Méloriens, ils me traqueront et me tueront.

    — Tu sais te cacher aussi bien que moi, Vianney. Viens avec nous. Ça suffit, Weliot, laisse-le.

    Weliot lâcha Vianney et glissa le coutelas du bandit à sa propre ceinture. Sachan lui enleva des bras le bébé en pleurs et le remit dans son sac. Ghéaume ayant rendu l’âme, les trois hommes l’enterrèrent rapidement et reprirent la route.

    Ils ne restèrent pas longtemps ensemble. Dès que Weliot délaissa ses acolytes pour aller uriner, Vianney réarma son arc en vitesse et décocha une flèche qui frôla la tête de Sachan. Faisant volte-face, ce dernier trouva le vieux bandit à genoux, son propre coutelas lui traversant la gorge. Weliot le retira d’un geste et Vianney s’effondra tel un pantin auquel on aurait coupé les cordes.

    — Moi, je ne te trahirai pas, certifia Weliot en tendant à Sachan le couteau taché du sang du seul homme que le bandit avait un jour considéré comme un ami.

    — Garde-le, dit Sachan à Weliot. Tu l’as bien mérité.

    Les deux hommes reprirent leur route sans remarquer qu’ils étaient suivis. C’est que celui qui les filait était minuscule. Il bourdonnait près de Weliot sans trop s’approcher, de peur d’être repéré.

    Il était encore trop tôt pour cela.

    LES SIRÈNES

    Une vision avait fait de Cyprin le témoin impuissant du meurtre de Némossa. Le loup-garou qui avait tué la jeune femme avait au doigt une bague identique à celle que portait Yazmine, la reine des elfes, l’otage de Cyprin. Comprenant que l’assassin de Némossa était un elfe, le sirène avait dirigé son courroux sur sa prisonnière. Après l’avoir arrachée à sa hutte, il l’avait entraînée dans l’océan, où il l’avait abandonnée dans une cavité à demi remplie d’eau.

    Épris de Yazmine, mais désormais privé de ses pouvoirs, Loristan avait convaincu son ami Alvin de plonger au plus profond d’Aqua pour demander l’intervention du roi Dionis. Mais que pouvait bien faire le défunt blanc pour la reine des elfes, lui qui était contraint de demeurer dans la carcasse de sa baleine ?

    — Cyprin refuse de nous dire ce qu’il a fait d’elle ! se plaignit Alvin. Si quelque chose arrive à leur reine, la colère des elfes sera terrible. Et puisqu’ils peuvent se transformer en animaux, nous ne pourrons pas les envoûter !

    — Voyons, Alvin ! le semonça le roi de sa voix grave. N’êtes-vous pas en assez grand nombre pour ensorceler Cyprin et l’obliger à vous livrer cette femme ?

    — La plupart des sirènes suivent Cyprin aveuglément, Dionis. Et les autres parviennent à peine à l’ébranler. Sa rage est telle qu’elle a décuplé ses pouvoirs. Tout ça à cause de la mort de Némossa. Cyprin en était follement amoureux…

    — L’amour, soupira Dionis. Harmon, en s’unissant à une elfe et en mettant au monde un garçon moitié-elfe, moitié-sirène, a causé une série d’événements qui n’a pas fini de secouer notre île.

    — Mon Roi, nous voilà à l’aube d’une guerre qu’on ne saurait gagner, conclut Alvin.

    Sous les ordres de Dionis, Alvin rassembla près de deux cents sirènes, hommes et femmes, et les somma d’encercler la hutte de Cyprin. En les voyant venir depuis sa fenêtre, le représentant du roi sortit sur le pas de sa porte, un sourire aux lèvres. Subitement, tous ces yeux braqués sur lui devinrent gris. Cyprin perdit aussitôt l’envie de se moquer.

    — Tous aux abris ! tonna-t-il.

    Redoutant un stratagème de la part du représentant du roi, les hommes-poissons se regardèrent entre eux. Habituellement bleus, verts ou turquoise, leurs iris avaient effectivement changé de couleur. Ce phénomène ne pouvait signifier qu’une chose : une tempête était sur le point de frapper. Les sirènes eurent à peine le temps de se mettre en mouvement pour courir jusqu’aux souterrains que la pluie et le vent s’abattaient sur leur île, faisant ployer les palmiers et tourbillonner le sable.

    Dix serviteurs nageaient en permanence autour de Dionis. Le défunt blanc y puisait l’énergie nécessaire pour rester dans le monde des vivants. Mais soudain, le déferlement des eaux repoussa ces sirènes loin de la carcasse de l’orque. Enchaîné à son trône, Dionis vit une femme passer devant lui. Ses longs cheveux noirs l’entouraient comme un amas d’algues, et ses jambes battaient l’eau désespérément. Ses yeux grands ouverts étaient remplis de peur.

    Cette femme ne pouvait être que la reine des elfes ! Une violente vague avait sans doute submergé l’endroit où Cyprin la gardait prisonnière.

    Si le roi était attaché à ce lourd squelette enfoncé dans le sol océanique, c’était précisément pour se protéger de ce genre de tempête, susceptible de l’expulser de ce lieu d’où il ne devait pas sortir. S’il quittait cette carcasse, il retournerait sous le continent. Pourtant, il n’hésita pas plus d’une seconde avant de saisir l’octogone de bronze qui pendait à son cou.

    — Moi, Dionis de Karadec, roi de Laurentia, je désire ouvrir ce cadenas et être délivré de cette chaîne.

    Le médaillon diffusa dans l’eau une lumière cuivrée. On aurait dit que le soleil s’était réfugié dans Aqua le temps que la tempête se calme. Le roi retrouva aussitôt sa liberté, et le courant l’entraîna entre les côtes de la baleine. Dès qu’il s’en éloigna, son corps se mit à émettre une lumière blanche.

    Rhéïqua l’appelait déjà.

    Dionis s’élança derrière la femme. Contrairement à ses descendants, il n’avait pas de queue de poisson, mais il nageait bien et avait conservé la forme physique dont il jouissait de son vivant. Ignorant de combien de temps il disposait pour sauver la reine des elfes, il nagea aussi vite qu’il le pouvait jusqu’à ce qu’enfin il la rattrape.

    Yazmine était toujours consciente, mais prise de panique. Parce que le domaine des morts, qui s’étendait sous Laurentia, attirait le défunt blanc à lui avec encore plus de force que le malmenait la tempête, le roi des sirènes fut porté par les vagues en direction de l’île, la reine des elfes cramponnée à son cou.

    Effarés de voir leur roi surgir devant eux, trois serviteurs plongèrent pour aller à sa rencontre et l’aider à atteindre la plage. Bientôt, Dionis et Yazmine s’écroulèrent sur le sable. Puisque la tempête s’était brusquement arrêtée, presque toute la population d’Éliambre, sortant des abris souterrains, fut témoin de ce qui suivit. Du corps étendu du roi émanait un halo bleuté, et la lumière qui l’entourait était aussi bleue qu’Aqua. Dionis leva la tête pour regarder son peuple sans toutefois prononcer une seule parole. Dans un dernier geste, il arracha l’octogone magique de son cou et le lança devant lui sur la plage. Puis, le défunt blanc devint translucide et glissa vers l’océan comme si l’eau était une créature qui le tirait par les chevilles. Sachant ne rien pouvoir y faire, personne ne tenta de le retenir.

    Trois siècles après sa mort, le roi de Laurentia s’enfonça sous le continent.

    — Qu’a-t-il fait ? se désola un sirène en tombant à genoux dans le sable.

    — Il a sauvé la reine des elfes ! clama Alvin. Il l’a fait pour éviter que les elfes nous déclarent la guerre !

    Courant vers Yazmine, Loristan l’aida à se redresser. Il la serra si fort contre lui qu’elle dut le repousser pour respirer à son aise.

    De l’unique roi à avoir régné sur Laurentia, il ne restait que la couronne et le médaillon de bronze. Alvin les ramassa. Ses muscles contractés par la répugnance, il tendit les deux objets à Cyprin. Le représentant du roi les accepta, puis il marcha vers Loristan, toujours agenouillé auprès de Yazmine, qui reprenait difficilement son souffle. Sentant une main sur son épaule, Loristan se retourna tandis que Cyprin déposait la précieuse couronne autour de sa nageoire crânienne. Cet acte provoqua des murmures d’incompréhension.

    — C’est à toi, Cyprin, de remplacer Dionis ! s’indigna une femme. Loristan n’a aucun pouvoir !

    — Et alors ? répliqua Cyprin. Dionis était magicien sans être un sirène.

    Des regards désorientés s’échangèrent, mais personne ne s’opposa davantage.

    — Aujourd’hui, enchaîna Alvin, Dionis s’est sacrifié pour son peuple, tout comme Loristan l’a fait pour protéger nos frères de la panthère noire !

    Trop secoué pour dire quoi que ce soit, le nouveau roi dévisageait Cyprin, incrédule.

    — Mes serviteurs sont tiens, Loristan, ainsi que ma vaste demeure.

    Cyprin n’avait aucune intention de régner. Un seul désir le hantait, celui de réunir les cinq joyaux du trésor d’Éliambre.

    « Marwïna avait tort, s’était-il persuadé. Le passé peut être changé. Et il le sera ! Némossa ne mourra pas sur Gondwana. »

    Il passa le médaillon autour du cou de Loristan.

    — Cet octogone de bronze est l’une des trois clefs de Nesmérald, lui expliqua-t-il à l’oreille. Elle te permettra d’ouvrir une chose, celle qui te plaira. À toi de choisir, mon ami.

    Sans s’attarder davantage, Cyprin plongea dans l’océan et nagea vers le large. Longtemps après qu’il eut disparu et que les autres sirènes eurent regagné le hameau, Loristan fixait encore l’horizon, agenouillé, Yazmine pressée contre lui, à demi consciente. Il réalisait à peine ce qui venait d’arriver. La reine des elfes portait toujours la ceinture de perles qui l’empêchait de se transformer en coujara. Pour la lui retirer, l’enchanteresse qui l’avait conçue devait recevoir l’accord de tous les membres du Conseil du Calmar géant. Même s’il était désormais leur roi et que tous connaissaient son amour pour la prisonnière, Loristan savait qu’il n’aurait pas l’appui des élus sur cette question. Ils redoutaient le coujara et tenaient eux aussi à récupérer le trésor d’Éliambre.

    Loristan avait l’impression que la clef de bronze de Nesmérald lui brûlait la poitrine. Devait-il s’en servir pour ouvrir la ceinture ? Que ce geste lui coûte sa couronne lui importait peu, mais que deviendrait-il si Yazmine en profitait pour s’envoler au loin ?

    LES HOMMES

    Enfant, Exandre disait parler avec les morts. Soucieuse de le faire soigner, sa mère l’avait envoyé à l’asile de Gwerozen, où il était resté pendant six longues années. Puis, un jour, tout le village avait été détruit par les violents assauts d’une plante mystérieuse. Réussissant à s’extirper des décombres, Exandre s’était retrouvé à travailler dans les mines d’émeraudes de Monkarm, en espérant qu’une autre vie s’offrirait à lui. À quatorze ans, Exandre parcourait maintenant le continent aux côtés d’une revenante dont il était amoureux. Par contre, Arilianne, cette jeune défunte, n’avait qu’une envie : partir enfin pour Rhéïqua. Pour ça, son squelette devait être enterré. Or, il manquait toujours la dernière phalange de son petit doigt gauche…

    Sur son chemin, Exandre avait fait la connaissance des amis d’Arilianne. La plupart étaient des magiciens, tout comme lui. L’un d’eux, Clovis, l’avait entraîné sur un autre continent. Là-bas, Exandre avait vu le nombre effarant de revenants qui hantaient Sibéria. En prévenant le roi des anges, il avait permis à ces défunts de rejoindre Rhéïqua. Lorsque les nouveaux compagnons d’Exandre lui avaient appris qu’ils étaient à la recherche d’un trésor perdu, il avait proposé de les conduire auprès d’une vieille magicienne enfermée à l’asile d’Esmarok. Si Sortima leur révélait l’endroit où trouver ces joyaux, il leur serait possible d’éviter une guerre !

    Exandre se sentait enfin utile. Jamais il n’avait été aussi fier d’être magicien !

    Arilianne et lui étaient en route pour l’asile d’Esmarok avec Élorane, Aymric, Laurian et Nowanne, l’ange sans ailes. Cette dernière se voyait ainsi séparée de Trefflé, son amoureux, parti avec Clovis pour une mission plus périlleuse.

    Parce que Zavier, à la dernière pleine lune, avait mordu Zaèlie, les deux elfes étaient maintenant de dangereux êtres noirs. Trefflé et Clovis devaient les retracer et les convaincre de regagner la cabane, où la machine d’Alen avait été réparée et renforcée d’une deuxième paire de menottes. Zaèlie avait fait part de son intention de se rendre à la grotte magique. Même si Exandre prétendait que l’antre du dragon s’était effondré, c’était là-bas que Trefflé et Clovis comptaient commencer leurs recherches.

    Quelques semaines plus tôt, Clovis s’était porté au secours d’Ëlanie, la petite sirène que des forains avaient gardée prisonnière. Ayant promis de la protéger, il avait instantanément perdu ses pouvoirs magiques quand l’enfant avait reçu une flèche dans l’épaule. Voilà ce qui advenait de ceux qui ne pouvaient tenir une promesse faite à un sirène. Comble de malheur, Clovis était captif du corps de l’ours des cavernes que le maître du néant lui avait attribué. Sans sa magie, il ne pouvait pas en sortir. Or, s’il voulait un jour partager la vie d’Ancolie, qui ne tarderait plus à rentrer de Sibéria, il devait à tout prix retrouver son apparence humaine.

    Clovis était persuadé que la grotte magique pouvait s’être reconstruite d’elle-même depuis qu’Exandre l’avait vue s’effondrer. Il le fallait…

    Car qui, hormis Drugo, saurait lui venir en aide ?

    Au premier matin de leur expédition, Nowanne s’éveilla avec, sur le visage, un air particulièrement épanoui. La nuit avait été froide et le sol était couvert de givre, mais l’ange était beaucoup moins sensible que les humains aux caprices du temps. Sans compter qu’elle avait le pouvoir de se glisser dans les rêves de son amoureux…

    — Toi, tu as eu des nouvelles de Trefflé, devina Laurian.

    — D’après moi, ils n’ont pas fait que parler…, insinua Aymric à voix basse, faisant sourire Élorane et Arilianne.

    — La grotte s’est bel et bien écroulée, confirma Nowanne. Zavier et Zaèlie n’y sont pas, et Drugo n’a pas répondu aux appels de Clovis et de Trefflé. Ils continuent de chercher les elfes.

    En disant ces mots, l’ange s’assombrit.

    — Tout ira bien, lui assura Laurian en lui tendant un bol de bouillie d’avoine.

    L’ange saisit le bras du professeur, l’obligeant à se pencher vers elle.

    — Merci de m’avoir acceptée parmi vous, souffla-t-elle.

    Des larmes brillaient dans ses yeux. Laurian posa une main sur sa tête blonde.

    — Tu as coupé tes ailes pour suivre Trefflé sur notre continent, Nowanne. Pour moi, c’est la preuve de ta sincérité.

    — Oui, mais… Je ne suis pas une guerrière comme Ancolie. Je crains de vous nuire.

    L’homme la regarda avec bienveillance.

    — Tu as de précieux pouvoirs. Déjà, tu nous permets de garder contact avec Trefflé.

    — Ce pouvoir n’est utile que parce que nous sommes séparés. S’il lui arrive quoi que ce soit…

    Sous prétexte d’aller aider Aymric avec le feu, Laurian s’éloigna de l’ange. Lui aussi vivait dans l’angoisse que du mal soit fait à la femme qu’il aimait.

    Les voyageurs s’étaient à peine remis en route

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