La Corse d'aujourd'hui
By Pierre Piobb
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Pierre Piobb
Pierre Piobb, Paris, 12 avril 1874 - Paris, 12 mai 1942. Corse par son père, parisien par sa mère, Pierre Vincenti dei Piobbi fut orphelin de bonne heure, et dut se tracer seul le chemin qui devait l'amener à une solide notoriété. Ses excellentes études révélèrent en lui des capacités intellectuelles exceptionnelles, aussi bien pour les lettres que pour les sciences. En même temps qu'il poursuivait une carrière journalistique, ses connaissances dans les langues et civilisations anciennes l'incitèrent à rapprocher ces deux domaines apparemment irréconciliables, et à s'engager dans un parcours ésotérique et occultiste brillant. Son oeuvre peu abondante mais extrêmement érudite est aujourd'hui encore très recherchée.
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La Corse d'aujourd'hui - Pierre Piobb
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Avant-propos
Ceci est l’étude clinique du mal d’un peuple et d’un pays.
Par sa situation insulaire, la Corse, ainsi que toute île, forme une petite nation homogène.
Certes cette nation est française dans l’âme. Elle l’a prouvé maintes fois en versant son sang sur les champs de bataille, et en se dévouant pour les institutions et la gloire de la France. Néanmoins elle garde sa personnalité propre et ses enfants aiment leur sol ancestral comme une véritable patrie.
Les Corses sont très français, mais ils restent Corses. Il ne faut pas les incriminer de ce fait ; au contraire. Entrés dans l’histoire de France depuis le XVIIIe siècle, ils ne peuvent, ils ne doivent pas oublier qu’ils ont vécu auparavant plusieurs siècles d’histoire personnelle.
Et les peuples n’échappent pas plus à leur histoire que les individus à leur hérédité.
Depuis quelque temps on semble négliger cette vérité scientifique. Les divers gouvernements qui se sont succédé en France après la Révolution n’ont fait que perpétuer l’œuvre de la monarchie. Ils ont continué à imposer une formule unique à toutes les parties du territoire. Ont-ils eu tort ? Ont-ils eu raison ? C’est à la postérité de les juger. En l’espèce, le résultat de cette manière de gouverner a été néfaste à la Corse.
La Corse subit aujourd’hui une crise terrible. L’opinion publique s’en est émue. De toutes parts les réunions s’organisent, les commissions délibèrent et les feuilles publiques reflètent, comme des échos, l’agitation qui croît. La Corse se débat, impuissante, et pleure sa détresse. La France entière la plaint.
La littérature et la polémique se sont donné jusqu’ici libre cours. Mais la Corse souffre. Ce n’est pas avec du sentimentalisme qu’on peut comprendre son mal, ni avec de l’invraisemblance qu’on doit y remédier.
Une étude réellement clinique est seule capable d’éclairer la situation.
Paris, juillet 1909.
I – Le pays
1. Les cinq régions de la Corse
La Corse ! Un nom magique à la consonance âpre, prestigieux évocateur de souvenirs farouches et de sensations sauvages ! La Corse ! Île étrange, bien différenciée, dont l’histoire est palpitante comme un drame et héroïque comme une épopée ! Pays surprenant où, ainsi qu’en un microcosme, se trouvent réunis les échantillons de tous les pays européens ! La Corse est encore demeurée, malgré les progrès de la locomotion, une terre qui étonne à chaque pas le voyageur – tant on dirait que la nature a voulu y accumuler à profusion les tableaux de maître !
Quiconque l’a traversée en garde éternellement un souvenir ineffaçable, comme celui d’un musée où ne seraient exposés que des chefs-d’œuvre !
Résumer la Corse est chose impossible : on ne résume pas une contrée aussi diversifiée, où le paysage méditerranéen de la Riviera, aux rochers rouges se profilant sur la mer bleue, voisine avec la falaise dieppoise et avec la sapinière norvégienne – où le désert asiatique fait suite à la prairie normande et confine à la lagune hollandaise – où la cascade suissesque est à flanc d’un coteau d’olivets et de vignobles, dont l’allure rappelle ceux du Péloponnèse !
Il faut détailler de telles merveilles, il faut les admirer successivement, en évitant de les parcourir avec trop de hâte, car il n’en resterait qu’une kaléidoscopie de rêve.
La Corse cependant peut se diviser en cinq grandes régions, qui se distinguent entre elles par leurs aspects généraux.
C’est d’abord le Delà des Monts. On dit le Delà des Monts, comme on dit la Gaule transalpine par rapport à Rome. Le Delà des Monts – Di là dei Monti, en italien ou Pomonte en dialecte corse (Post Montes) – comprend tout l’arrondissement d’Ajaccio et la majeure partie de celui de Sartène. C’est la région sauvage par excellence, où les coteaux offrent des contours capricieux, où les torrents dévalent rapidement les pentes abruptes vers la mer. Il y a beaucoup de verdure ; le maquis est à la base des monts et prend au littoral même ; les châtaigniers croissent à mi-côte et sont tôt remplacés par les pins et les mélèzes, et les pics des monts se dressent, dominateurs, abrupts, dénudés. Les plaines sont rares ; à peine quelques hectares d’alluvions s’étalent-ils de ci de là dans les anfractuosités des criques à l’embouchure des torrents. La côte est déchiquetée ; des roches capricieuses s’y hérissent, des écueils et des îlots la défendent au large : elle présente aux navigateurs des abris remarquablement sûrs et des parages notablement dangereux.
Les villages sont éloignés les uns des autres. Ils sont juchés dans les ravins, sur des croupes rocheuses ; ils ont été établis dans des positions stratégiques ; ils ont été les théâtres des longues luttes intestines qui ravagèrent le pays jusqu’à l’annexion française. Ces villages communiquent mal entre eux ; ils possèdent chacun une autonomie bien caractéristique, et leurs habitants gardent au plus haut point le farouche sentiment de leur personnalité.
Le sol est granitique, revêche à la culture ; il est sec et en plusieurs endroits désespérément aride. Le langage des Corses de cette région a des accentuations rauques qui rappellent celles du castillan, et leurs mœurs même sont empreintes d’une certaine rudesse ; elles sont pleines de fierté, de dignité et d’intransigeance.
Mais si l’on franchit par les cols élevés la chaîne médiane de l’île, l’aspect change. Les pentes sont moins abruptes, les vallées plus longues et plus larges. Les torrents plus copieux arrivent même parfois à prendre des allures de fleuves. La verdure arrondit toutes les cimes, les villages fourmillent et se tapissent sous la futaie des châtaigniers séculaires. Le langage et les mœurs sont moins rudes, et dans les manières des gens, on sent poindre de ci de là l’industrie et la souplesse italiennes.
Le sol est schisteux, mol et friable ; la charrue l’entame aisément, l’eau le corrode avec facilité. Aussi, vers la mer, le relief s’atténue au point de former de vastes plaines.
C’est la région du Deçà des Monts ou de la Castagniccia (la Châtaigneraie). Et tandis que le Pomonte fut jadis la terre féodale, celle-ci fut la Terre des Communes (Terra delle Commune), dans laquelle les habitants gardent toujours des idées de liberté et de démocratie, mises en pratique à des époques lointaines où par ailleurs, on ne soupçonnait même pas de telles conceptions.
Les plaines de la Côte Orientale sont un vaste ruban, qui s’étend depuis Bastia jusque presque à la pointe Sud de l’île. Elles sont constituées par les alluvions des gros torrents du versant du Deçà des Monts. Elles présentent un littoral bas, au contour uni, dans lequel la mer s’est taillé de larges étangs qui forment des ports naturels.
Ces plaines sont éminemment fertiles ; elles furent autrefois un des principaux greniers de Rome. De grandes propriétés se les partagent et les exploitent en vignobles et en cultures de céréales. Çà et là, les habitations agricoles s’élèvent, entourées d’eucalyptus, d’oliviers ou de chênes-lièges. Mais aucun village ne s’y étale, car ces plaines admirables sont ravagées par la malaria : les mois de septembre et d’octobre y ramènent périodiquement l’atroce paludisme, qui terrasse les volontés les plus robustes et annihile les efforts les plus généreux. Aussi les habitants de la Côte Orientale n’existent-ils point, ce sont les hiverneurs des villages perchés très haut sur les contreforts des monts qui, pendant un temps, les constituent.
Les plaines confinent, au sud, à la région bonifacienne, dont le sol crétacé est brusquement brisé en face de la Sardaigne par des falaises à pic, témoins du gigantesque effort de la nature pour séparer les deux îles. La région de Bonifacio est exiguë mais nettement caractérisée : c’est un plateau cultivé et boisé d’oliviers et d’orangers, morcelé de clôtures en lignes courbes ayant un aspect de fortifications. Elle ne renferme pas de villages, mais une seule ville, qui est elle-même une forteresse. Elle présente un fjord étroit et profond, tel qu’on en rencontre en Norvège, au cul-de-sac duquel Bonifacio est bâti. Les habitants ici ont des allures spéciales ; doux et affables, leur langage affecte des consonances farouches qui contrastent, et leurs coutumes sont empreintes de souvenirs mauresques.
L’extrémité nord de l’île est une protubérance allongée qui constitue le Cap Corse. Le Cap Corse commence à l’ouest à Saint-Florent, et à l’est à Bastia. Ses assises sont l’arrondissement de Calvi, que l’on désignait autrefois sous le nom de Balagne. La Balagne et le Cap forment une cinquième région, dans laquelle les montagnes sont moins abruptes et les villages en grande partie maritimes. Cela ne veut point dire que tous les groupes d’habitations soient des ports de mer ; on aurait une fausse idée de la Corse en la supposant ornée d’une ceinture de ports de mer ; mais chaque village, quoique bâti à mi-côte sur les flancs de collines peu élevées, est à proximité d’un petit havre que l’on appelle une marine. Ces marines ont leur flotte ; ce sont des balancelles qui vont au large pêcher la sardine, l’éponge ou le corail et qui, parfois, se hasardent plus loin, jusqu’en France ou en Italie, exportant des denrées insulaires et important des produits continentaux. Ces marines ont donné le goût du trafic et des voyages aux habitants de la région, et ceux-ci se sont expatriés – en Amérique du Sud principalement – pour mettre en valeur leurs remarquables qualités de persévérance et de négoce. Plusieurs ont fait des fortunes inusitées en Corse, et que seules pouvaient procurer des tentatives hardies. Aussi les villages de cette région se disputent-ils les habitations modernes et somptueuses que leurs heureux enfants y ont élevées.
Tel est dans son aspect général cette île de Corse qui, en son exiguïté, est toute une patrie, presque tout un monde.
2. Aspect général
De même que l’on y rencontre les aspects les plus divers de la nature, on peut y jouir de tous les climats.
Alors qu’Ajaccio, tapi au fond de son vaste golfe de satin bleu, défendu par les îlots rouges des Sanguinaires, est baigné par les tièdes effluves d’un soleil clément et rappelle Naples, les cimes du Renoso, du Rotondo ou du Cinto s’élèvent à plus de deux milles mètres du niveau de la mer, et recèlent en leurs ravines de véritables petits glaciers qui fondent quelques instants à peine vers la mi-août.
Dans les plaines de la Côte Orientale, à Marana, à Aléria ou au Fium’orbo, les plantes des tropiques croissent aisément, tandis que, sur les cimes les plus élevées, les mélèzes eux-mêmes ont de la peine