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Une Grande Histoire
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Une Grande Histoire

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About this ebook

Quatre amis d'enfance qui n'ont cessé de se voir au fil des ans. Chacun avec une situation personnelle ou familiale parfois insatisfaisante, pour une raison ou pour une autre.
Les quatre amis conviennent de se retrouver un jeudi soir pour dîner au bord de la mer. La soirée se déroule paisiblement, mais à la fin du dîner l'exaltation du sentiment de liberté, de jeunesse et d'éternelle adolescence montre qu'en réalité tout a une fin et que derrière les rires et les sarcasmes se cachent des frustrations et des désillusions, mais aussi des rêves qui semblent enfin se réaliser. Pas pour tout le monde, semble-t-il, mais l'amitié, c'est aussi cela : se réjouir des succès des autres.
LanguageFrançais
Release dateSep 18, 2020
ISBN9781071566046
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    Une Grande Histoire - Alessandro Greco

    31

    1

    UNE GRANDE HISTOIRE

    C’est alors qu’arrive la pire journée, celle qui s’écoule en pensant à autre chose sans faire aucun effort.

    Je suis dans mon bureau – ce bon vieux bureau de merde, soyons honnête.

    S’ils me bandaient les yeux et qu’ils me laissaient dans le noir au milieu de ce dédale de pièces, j’arriverais à rejoindre mon bureau en suivant le sillage d’odeurs et de bruits. Des odeurs de surchauffé, la machine à café qui recrache sa potion tous les jours dans la gorge des dépendants. La photocopieuse qui déblatère une accumulation de mots empilés. Les ordinateurs toujours allumés qui encadrent un petit morceau de monde, des réseaux, des grandes entreprises, trop loin de toi, quoi qu’il arrive. Il y a même des horloges digitales et leur façon frénétique de rythmer les instants d’emprisonnement.

    Je connais bien ma prison : la moquette, le bureau, et le fauteuil où poser ses fesses (mais pas trop longtemps) en attendant un nouveau client.

    Mais aujourd’hui c’est encore pire, encore différent par rapport à tous les jours que j’ai vus naître et mourir là-dedans.

    L’équilibre précaire de ces petits bureaux encastrés s’est soudain gâté, me faisant sombrer en l’espace de quelques instants, avec l’arrivée d’une codétenue.

    Elle s’appelle Marilisa, elle est secrétaire ; elle a les traits obscènes et se tripote souvent les cheveux décolorés avec l’air légèrement embarrassé de ceux qui prennent la pose en priant pour être à leur avantage. Corpulente, mais toujours prête à se démener pour avoir l’air plus mince, compressant son surpoids dans des tenues serrées de couleurs sombres. Sa voix, parfois ringarde, a un rythme insupportable. Marilisa archive des piles entières de documents et accumule les agrafes, s’ennuie toute la journée et fait des allers-retours à la machine à café en espérant que quelqu’un adressera un mot à sa présence insignifiante.

    Aujourd’hui, pleine d’enthousiasme, elle prend une mauvaise décision : elle s’approche avec l’envie de me parler et dégaine son sourire, probablement le meilleur dont elle soit capable. Elle me dit quelque chose, je ne saisis pas tout de suite les mots qu’elle prononce, chacun d’entre eux m’atteint et reste suspendu dans le vide comme un blasphème.

    « Salut Andrea, je sais qu’on n’a jamais vraiment eu l’occasion de mieux faire connaissance, mais je voulais te dire que l’un de mes romans va être publié et qu’il sera dans toutes les librairies. »

    Voilà ce que me dit l’insignifiante Marilisa, alors que mon gobelet de café en papier me tombe des mains.

    ***

    J’ai comme l’impression que, brusquement, tous ceux qui m’entourent se sont réveillés d’une torpeur de mille ans avec un unique besoin, celui de se donner des airs, l’air d’être quelqu’un. Les gens veulent être présents, veulent exister, veulent projeter leur voix vers le ciel à une vitesse folle. Être reconnu dans la rue, pour quelques âneries, serait un réconfort. Moi je les regarde, je connais sans doute la vanité insatiable qu’ils traînent derrière eux, nous avons certains points en commun, mais en même temps je voudrais les voir exploser l’un après l’autre.

    Mais quand sont-ils tous devenus écrivains ? Comment se fait-il que la vendeuse, la caissière, l’étudiant, l’employé, l’ingénieur, le retraité et la femme au foyer, un matin, ont décidé de consacrer leur vie à cet art noble qu’est la littérature ?

    Tu en entends parler n’importe où, comme un joyeux brouhaha d’étrangers qui se délectent de l’annonce d’une nouvelle publication et tu n’arrives pas à savoir si celui qui se tient en face de toi est un clown ou un véritable homme de lettres.

    Vous avez tous besoin d’écrire, de vous raconter, d’écœurer le monde entier avec les absurdités que vous avez prises pour de belles histoires. Paradoxalement, il existe même quelques malheureux éditeurs prêts à vous accorder du papier pour y baver des kilomètres de banalités. Vous regardez fièrement vos produits affreux, en essayant d’impressionner et de les vendre comme des poissonniers, sans une once de dignité, en observant ceux qui comme vous se définissent comme écrivains.

    Un peu dégoutés.

    Un peu hautains.

    Convaincus d’avoir écrit de meilleures pages.

    C’est une guerre entre de pauvres gens qui rêvent de quatre vilaines pages imprimées, une course à qui sera le premier à arracher le thème vainqueur à son camarade de classe, c’est une deuxième vie, l’occasion que n’importe quel abruti choisit de saisir pour devenir célèbre.

    Tu peux n’être qu’un parfait inconnu, mais une chose est sûre, tu as écrit un livre.

    Tu as toujours été un pauvre type, mais quelque part tu as écrit un livre.

    Tu avais une idée pour un livre et – miracle ! – ils te l’ont même publiée. Ton idée a une valeur, ton idée a plus de valeur que toi, ton idée est tout ce que tu n’avais pas avant. Et maintenant tu peux la lancer à la figure de tes collègues, cette trouvaille géniale que tu couvais depuis un moment. Tu peux parcourir le monde en récitant tes vers par cœur, t’invoquer toi-même à haute voix.

    De toute manière, il y aura toujours quelqu’un à tes côtés qui sera prêt à te croire et à se sentir presque inférieur, il y aura toujours un crétin qui prendra tes mots au sérieux quand tu prononceras le mot écrivain.

    Aujourd’hui, ma chère secrétaire, ce crétin, c’est moi.

    Il est à moi, le visage pâle et bouleversé qui croit à tous les airs que tu te donnes.

    C’est moi la énième victime sacrifiée sur l’autel de ton envie de plaire.

    Et pendant que Marilisa retourne faire des photocopies, je reste là avec mon air de crétin et une seule question en tête. Question, doute, peur d’être passé à côté de quelque chose, ou même de valoir un peu moins qu’elle.

    À quoi ressemble le foutu livre qu’elle a écrit ?

    ***

    C’est comme ça. Toutes mes inspirations arrivent au bureau, ce mauvais choix de vie où tout mon temps libre finit dans le canal des égouts.

    On se lève, on baille, on prend son petit-déjeuner, on a mauvaise haleine et on a mal au dos, on s’asperge le visage d’eau froide et, si besoin, on se rase. On se faufile en cuisine, on prend un café ou directement quelques gorgées à même la brique de lait, et puis on s’assoit pendant que le reste de la famille ouvre les yeux et sème un bourdonnement réconfortant à travers la maison.

    Voilà.

    C’est à ce moment qu’arrive l’idée maudite à laquelle tu n’avais pas encore pensé et c’est là, un matin comme les autres, que tu dois t’exercer à la retenue et à la patience.

    Parce que, disons-le clairement, Andrea : tu n’as pas le temps. Tu dois aller au bureau avant qu’ils ne collent partout les affiches avec ta tête dessus, porté disparu. Rien que de penser au bureau tu imagines la file interminable de voitures aux conducteurs encore plus emmerdés que toi, le défilé des feux que tu maudiras, des feux qui seront toujours verts. Pour la personne devant toi. Toi, tu auras droit à l’angoisse de l’attente au feu rouge en te mordant les ongles et en échangeant deux mots avec un laveur de pare-brise. Ce sera une belle journée, ou pas, mais quoi qu’il arrive tu seras traîné de force sur ce siège par tes foutues obligations, par toutes ces responsabilités que tu t’es choisi toi-même. Mais ce matin tu voudrais rejeter la faute sur quelqu’un d’autre. Lui dire C’est toi qui as passé l’entretien à ma place, c’est toi qui as l’air engoncé dans tes vestes, c’est toi qui as associé l’avenir et la stabilité. Moi, je suis cet autre aux cheveux bouclés et à la guitare, celui qui joue au foot le dimanche et qui a écrit un roman, moi je suis celui qui donne des coups de pieds et qui s’agite pour faire apparaître ton sourire sous ce visage de marbre.

    C’est comme ça, l’inspiration est le miracle d’une matinée quelconque, assis la tête entre les mains, enrobé dans ton pyjama, déjà en retard.

    Ta femme te prépare le petit déjeuner et elle est à des années lumières de tes pensées, elle ne sait pas à quoi tu penses, sans bruit, en pyjama.

    « Tu as l’air fatigué », dira-t-elle. « Tu as mal dormi ? »

    Cet autre aux cheveux bouclés ne dort jamais, soyons clair.

    Et puis ta fille arrive, elle a déjà l’énergie pour jouer pendant toute la journée et les joues d’un rose à envier, et, après tout, tu comprends que tu lui ressembles. Elle aussi, quand une nouvelle journée prend forme, elle a toute son imagination débridée et tout son entrain. Dans son petit monde, les aventures de quatre peluches occupent toutes ses pensées, mais, comme toi, elle s’est réveillée avec le cœur déchaîné et les poussées d’adrénaline. Parce qu’elle est prête à construire ses journées en y mettant tout ce qui lui plaît.

    Et toi, peux-tu en faire autant ?

    C’est cet autre aux cheveux bouclés qui me le demande, adossé au chambranle de la porte avec un sourire joyeux de fainéant éternel, un brin de paille au coin de la bouche, les yeux clairs, il a l’air d’un jeune vieux cowboy sorti tout droit d’un film. Et toi, en pyjama, les mains entourant l’assiette que ta femme te sert en répétant Tu m’écoutes ?, l’inspiration froissée entre les lèvres, immobile, comme une pipe qui reste encore à fumer. Et les aiguilles de l’horloge qui accélèrent pour se venger de toi, et les feux toujours plus près, les feux verts. Pour les autres.

    Et c’est là que tu te rappelles comment tu as fait pour arriver jusque-là, jusqu’à ce petit-déjeuner dans la vie d’un étranger. C’est là que tu te rappelles ce qui est arrivé à cet autre aux cheveux bouclés.

    De quelle façon tu l’as éliminé en t’assurant que personne ne trouve son corps.

    Personne à part toi, toi qui sais où tu l’as enterré.

    ***

    Les enfants qui rêvent se reconnaissent tout de suite. Ils sont un point de couleur dans une foule de petits sacs à dos gris en direction de l’entrée de l’école. Ils restent un pas en arrière, une émotion en arrière, avec les yeux qui se promènent vers l’avenir et l’esprit prêt à se rappeler. Ils sont curieux, tout simplement. Un peu emmerdeurs, oui, parce qu’ils te harcèlent avec leurs questions et veulent savoir la raison des détails les plus insignifiants. Parfois ils ont un stylo, ils ont une histoire qu’ils ont lue, ils ont un bloc à papier quadrillé et l’encre qui laisse des taches couleur myrtille sur le bout des doigts, les lettres penchées, les premières annotations.

    Moi aussi j’ai commencé tôt, moi aussi j’écrivais tout, je remplissais mes cahiers de ce que j’avais vu ou entendu, d’impressions toutes à moi, de choses qu’à l’époque je n’aurais jamais voulu partager. Les pages ne me suffisaient jamais, je sentais le besoin insensé de raconter des histoires, une chaîne ininterrompue de propositions et d’idées et de situations que j’aurais voulu raconter avec mes propres mots. Bouillonnant, toujours. Toujours trop bariolé, trop long, trop prolixe. J’étais toujours fertile. De cette magie luxuriante et tonique qui huile les engrenages du cœur.

    Tu le vois, le gouffre, tu la vois, la différence ? Les petits écrivent presque en secret, dans le secret extraordinaire et intouchable de leur propre intimité. Les grands, eux, se battent pour que tout le monde lise quelque chose qu’ils ont écrit. C’est absurde, non ?

    Quoi qu’il en soit, j’écrivais. Des stations balnéaires, j’écrivais des cartes postales embrouillées, et à Noël des poésies à thème et des petits mots. En se penchant vers moi, quelqu’un aurait très certainement dit Andrea est un petit artiste, il a tellement de passions. Comme l’écriture, que tu peux entièrement t’approprier lorsque tu es petit. Et c’est étrange de noter que plus tu t’agrippes à ce rêve, moins ton rêve est pris en compte.

    Andrea est un petit artiste, il a tellement de passions.

    Par exemple peindre, chanter, colorier et apprendre les tables de multiplication avant les autres, peut-être même les faire rimer. Et écrire, quelque chose que tout le monde apprend, ce n’est pas un signe distinctif, ce n’est rien tant que tu es un enfant et cela peut devenir toute sorte de chose avec le temps.

    J’ai été un enfant aux cheveux bouclés, puis un adolescent aux cheveux bouclés, portant une lettre écarlate de passion cousue sur la poitrine. Écrire et le faire convenablement, le faire mieux qu’avant, le faire avec les mots qui me paraissaient adaptés. Lire et toujours emporter dans mon sac à dos un butin d’aventures, de mots, de missions et de grands idéaux. Car lorsqu’ils disent Un écrivain est avant tout un lecteur, ils n’ont pas tout à fait tort. J’emmenais toujours une tonne de livres avec moi et j’avais toujours quelque chose à lire, à terminer, à relire. Vous ne pouvez pas savoir combien de fois j’ai mis à profit les mots pour bricoler quatre lignes idiotes à transmettre à une fille. J’essayais d’ouvrir une brèche dans son cœur de la manière la plus antique et la plus noble du monde, la petite blonde avec la coupe au carré se tournait vers son amie, ouvrait grand les yeux et de ses lèvres (si longuement vantées dans mes lettres) sortait un seul et implacable mot solennel.

    Blaireau.

    Un blaireau qui écrit et qui s’émeut, un blaireau qui écrit des textes de chansons d’amour, qui emprunte un peu par-ci par-là et te présente une lettre frêle et dépouillée, seulement quelques lignes très dures écrites avec mon sang, pour te dire à toi, Veronica, Serena ou Marzia ou peu importe ton nom, que tu es la plus belle de toutes. Et donc, tu aurais quand même pu y penser un peu. À moi, je veux dire. Accepter de sortir avec moi au moins une fois. Juste pour faire la connaissance du garçon aux cheveux bouclés caché derrière le blaireau qui écrivait des lettres d’amour.

    Ça s’est passé comme ça pendant des années, une vaste accumulation de tentatives dans l’espoir de briser le mur de l’indifférence. Des choses écrites par plaisir et des choses écrites pour personne, rien que pour moi. J’ai été le garçon avec les cheveux bouclés qui jouait de la guitare, qui grattait doucement les cordes pour ne pas réveiller les parents, et qui écrivait peut-être même ses propres textes. Un peu recopiés, oui. Pas toujours originaux. Mais tout frais sortis du cœur, en provenance directe du recoin le plus authentique de mon être, des émotions toutes à déballer.

    Et bien sûr, en fin de compte je ne suis pas devenu parolier. Mais je peux affirmer avoir beaucoup pleuré sur ce que j’ai écrit. Y avoir cru avec la force d’un enfant et la détermination d’un adulte. Pendant des années,

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