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TEXTE OU NE PAS TEXTE ?

Les mots viennent si besoin donner des indices, un contexte, éclairer. Mais on peut aussi se taire.

Comme Obélix et la potion magique, je suis tombée dans Shakespeare quand j’étais toute petite, par la télévision et un vieux livre. La télévision, c’étaient les pièces produites par la BBC et diffusées sur la Sept, l’ancêtre d’Arte, le samedi après-midi. Je les regardais seule, sur la grosse télévision aux coins arrondis dans la chambre de mes parents. C’était sombre, sous-titré. Musique, lumières et couleurs tenaient à la fois du conte de fée et de la Quatrième dimension. Entre les assassinats, les guerres, les tromperies et était illustrées par Albert Robida, un caricaturiste prolifique de la fin du XIX qui a illustré à tour de bras Balzac, Rabelais, Cervantès, Swift et Shakespeare. Dans le vieux livre, les textes étaient souvent obscurs car traduits de l’anglais du XVI en français du XIX , et je n’avais pas dix ans. Je comprenais le gros de l’histoire sans les nuances. Les nuances étaient dans les images. Ophélie, des fleurs dans les cheveux et les yeux fous, avait vraiment l’air d’avoir besoin d’aide. Cependant, personne ne l’aidait. Et Hamlet, les bras croisés, la posture bravache au milieu des nobles de la cour du Danemark, drapé dans du lourd tissu noir qui pour moi ne pouvait être que du tissu à rideaux, ressemblait à Albator. Albator, sans la cicatrice et avec ma coupe de cheveux, à savoir un carré aux épaules et la frange. Je ne me serais sans doute pas autant identifié à Hamlet s’il n’avait pas eu la même coupe de cheveux que moi. Mais ce sont bien ces images-là dont je me souviens encore, et pas celles des pièces suivantes dans le même volume, , , . Dans l’espace multimédia qui se dégageait entre des phrases aux tournures approximatives et les illustrations, ce Hamlet se générait pour moi seule, impuissant ou inactif, manipulé, à qui les gens venaient sans cesse parler, pas assez concerné par Ophélie pour la sauver, habitant étrangement près du cimetière et qui parlait avec les morts et les crânes. Plus tard, quand j’ai lu les pièces, puis vu les pièces, revu les pièces, lu en VO puis étudié les textes en littérature comparée, en regard de Claudel ou Hofmannsthal, ça n’a plus jamais été Hamlet mais , , , . Le Hamlet né dans mon esprit d’enfant, impressionnable et disponible, était à mille lieues de celui que je lisais alors, toutes les clés en main – si ce n’est que, vraiment, quelqu’un aurait pu aider Ophélie, pourquoi personne n’aide Ophélie, ça se voit comme le nez au milieu du visage qu’elle va faire une connerie. Peut-être même, ce Hamlet-bator, m’empêchait il d’entrer. Aujourd’hui encore, dans mon univers de livres photos, je pense régulièrement à Hamlet-bator. Dans un univers de livres de mots, l’illustration est forcément l’image: “Action d’éclairer par des exemples un développement abstrait. Ce qui a valeur d’application, de vérification, de démonstration. Action d’illustrer un ouvrage destiné à l’impression. Toute gravure, photographie, dessin, reproduction figurant dans un livre ou un périodique. Ensemble des gravures, des dessins, des reproductions, etc., documentaires ou artistiques, ajoutés au texte d’un ouvrage”, note le Larousse. Mais si ce n’est pas au texte qu’on ajoute, mais à l’image, il s’agit toujours d’illustration. Les livres photos regorgent, mine de rien, de textes. Depuis la classique préface à un livre fait d’une suite d’images éditées, aux textes de “personnalités” apportant leur interprétation du travail, ou les témoignages façon journal du photographe qui parsèment les images, au livre objet multimédia assumé avec textes, illustrations, documentations. Quand je fais des lectures de portfolios, je rencontre souvent des photographes qui me tendent un texte à lire avant de regarder leurs images. Ça a aussi peu de sens pour moi que de montrer une image à quelqu’un avant d’ouvrir un livre. C’est souvent le signe que le photographe manque de confiance en lui ou en son travail. Le texte d’une exposition, je le lis à la fin, si je pense avoir besoin de précisions. Les images sont là pour créer une narration non verbale, donner une couleur, une ambiance, un ton, qui interpellent l’inconscient. Les mots viennent si besoin donner des indices, un contexte, éclairer. Mais on peut aussi se taire. J’aime commencer les livres par la fin. Je ne lis pas les textes institutionnels en préface, qui jouent le même rôle que les dizaines de publicité entre la couverture et le sommaire dans un magazine féminin. J’aime les livres asiatiques parce que je n’ai aucune prise sur les mots, quand il y en a. Il y a de l’espace pour laisser l’imagination rebondir et jouer au flipper d’une sensation à l’autre. Et les murs pour la faire rebondir, il faut les choisir avec soin. Les placer à des endroits judicieux, qui ne font pas d’ombre aux images. Est-ce particulier à la France d’être aussi empêtrée dans les mots, qui est à la fois un vieux pays de la littérature classique et un des pays historiques de la naissance de la photographie? Les mots ne sont ni des ennemis ni des handicaps. Ils sont malheureusement trop souvent mal utilisés. Il y a un sentiment d’infériorité de nombreux photographes à exprimer en images ce qu’ils ne sauraient exprimer en mots, sentiment d’infériorité qui laisse la part belle à des auteurs de textes sur la photographie qui enflent leurs lignes pour répéter à l’envi que tel travail dit si bien l’indicible ou montre si bien l’invisible (ce sont deux de mes bingos préférés, le premier qui dit ou a perdu, c’est cadeau cher lecteur. Et attention pokemon rare, là on boit cul sec : ). Le texte n’est pas un signe comme un autre dans un univers d’images. Il est à sa place d’illustration : à tenir le bol beauté. C’est au photographe de décider de quoi les textes doivent être les signes. S’ils sont là pour générer une béquille même attachante, un Hamlet-bator drapé dans ses rideaux, ou pour renforcer le sens et exploser le score au flipper.

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