Nouvelles de Guadeloupe: Récits de voyage
By Gisèle Pineau and Fortuné Chalumeau
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About this ebook
À la découverte des traditions et de la culture de la Guadeloupe.
Alors que la mondialisation des échanges progresse, que le monde devient un pour tous, des mondes-miniatures s’imposent, des pays et des régions entières affirment leur identité, revendiquent leur histoire ou leur langue, réinvestissent pleinement leur espace. Quoi de plus parlant qu’une miniature, la nouvelle, pour lever le voile sur ce monde-là, celui d’une diversité infinie et porteuse d’espoir ?
« Dans l’exil, manger n’est pas manger, c’est se souvenir des fleurs, des fruits, des herbes, de la montagne et de la mer, c’est consommer le pays, en quelque sorte, et c’est faire surgir tout un monde absent, c’est faire lever des visages et des rires, des gestes, des paroles sans lesquelles on se dissoudrait, on cesserait d’être, on perdrait, comme on dit aujourd’hui dans un langage presque administratif, son identité », écrit Simone Schwarz-Bart dans ce volume consacré à la Guadeloupe.
Aux Antilles, « identité » est un terme souvent utilisé dans les écrits ou les discours, par les Guadeloupéens en particulier, ce dont témoigne cette riche littérature. L’appel de l’île et ses sortilèges, l’âme de son peuple, son identité parcourent chacune des nouvelles ici réunies.
Laissez-vous emporter dans un formidable voyage grâce aux nouvelles guadeloupéennes de la collection Miniatures !
À PROPOS DES AUTEURS
Adolescente, Gisèle Pineau découvre la Martinique puis la Guadeloupe où ses parents s’installent définitivement. De retour à Paris en 1974, elle entame des études de lettres qu’elle doit abandonner faute d’argent. Elle devient infirmière en psychiatrie en 1979, métier qu’elle continue d’exercer parallèlement à sa carrière d'écrivain. Elle est la première femme à avoir obtenu le prix Carbet de la Caraïbe en 1993 pour le roman La Grande Drive des esprits (Le Serpent à plumes) qui a reçu également, en 1994, le Grand Prix des lectrices de Elle. Elle apparaît alors comme une nouvelle voix au sein de la jeune génération d’écrivains d’outre-mer, aux côtés de Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Ernest Pépin. Proche du mouvement de la Créolité, elle apporte sa « féminité » à ce courant littéraire. En 1996, elle a reçu le prix RFO pour L’Espérance Macadam (Stock), en 2002, le Prix des Hémisphères-Chantal Lapicque, pour le roman Chair piment (Mercure de France) et, en 2006, le Prix littéraire Rosine-Perrier pour Fleur de Barbarie (Mercure de France). Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres, Gisèle Pineau est membre du jury du Prix RFO et de celui du Prix Tropiques. Elle est l’auteur de plusieurs romans pour la jeunesse, notamment.
Fortuné Chalumeau est docteur en sciences naturelles et, à ce titre, spécialiste de l’évolution des espèces. Fondateur et directeur de l’Institut de recherches entomologiques de la Caraïbe, il est l’auteur de nombreux romans et nouvelles parmi lesquels : Le Chien des mers (Grasset, 1988), et sa suite, Les Cavernes célestes (JC Lattès, 1996). Il a également publié Mille et une Vies (JC Lattès, 1997) qui a reçu le prix Arc-en-Ciel MédiaTropical.
EXTRAIT
Elles avaient encore parlé dans sa tête.
Certaines fois, elles chuchotaient, comme emprisonnées dans de la ouate. Chuchuchu…
Des paroles qu’on aurait pu croire sans queue ni tête, sans endroit ni envers…
Chuchuchu…
Au ciel et sur la terre…
La mission de Dieu…
Chuchuchu…
Blasphème érésipèle…
Mais que Marny savait codées. Dites juste pour elle, Marny.
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Book preview
Nouvelles de Guadeloupe - Gisèle Pineau
Avant-propos
« Dans l’exil, manger n’est pas manger, c’est se souvenir des fleurs, des fruits, des herbes, de la montagne et de la mer, c’est consommer le pays, en quelque sorte, et c’est faire surgir tout un monde absent, c’est faire lever des visages et des rires, des gestes, des paroles sans lesquelles on se dissoudrait, on cesserait d’être, on perdrait, comme on dit aujourd’hui dans un langage presque administratif, son identité », écrit Simone Schwarz-Bart dans la nouvelle de ce dixième « Miniatures » consacré à la Guadeloupe.
Aux Antilles, « identité » est un terme souvent utilisé. Il en est souvent question dans les écrits ou les discours des Antillais, des Guadeloupéens en particulier, ce dont témoigne la riche littérature de l’île. D’identité, d’âme, de l’île et de son peuple, chacune des nouvelles ici réunies s’en fait l’écho. L’appel de l’île et ses sortilèges parcourt ces textes de l’un à l’autre, que tel personnage soit à Paris ou que tel autre revienne de Montréal.
Dans le texte de Gisèle Pineau, Ta mission, Marny, une jeune Guadeloupéenne, devenue anorexique en métropole où sa mère, possessive et autoritaire, l’a envoyée pour ses études, entend les voix de son île lui rappeler constamment le mystère de ses origines. Dans la nouvelle de Fortuné Chalumeau, Le Coq rouge Jaffar ou le maléfice de Satan, cloches d’église et tambour-ka, croyances populaires et rites chrétiens, se répondent sous l’œil soi-disant maléfique du coq Jaffar. Dans la nouvelle de Simone Schwarz-Bart, Du fond des casseroles, c’est l’âme de la Guadeloupe qui surgit de plats cuisinés. Dans le texte d’Ernest Pépin, La Femme-Fleuve, Koan, l’orphelin à la patte folle, constructeur de pirogues et « réserve de connaissances » à lui seul, aime en silence et initie Moimanman. Dans la nouvelle de Dominique Deblaine, L’Odeur de la terre humide, Honoré, un peintre qui s’était exilé à Montréal, retourne en Guadeloupe et redécouvre, au travers du regard de sa bienveillante sœur, ce qui fait qu’il est ce qu’il est devenu. « Puis, elle reprit son livre et lut calmement à haute voix : Le pays dépend bien souvent du cœur de l’homme : il est minuscule si le cœur est petit, et immense si le cœur est grand. Je n’ai jamais souffert de l’exiguïté de mon pays, sans pour autant prétendre que j’aie un grand cœur. Si on m’en donnait le pouvoir, c’est ici même, en Guadeloupe, que je choisirais de renaître, souffrir et mourir. Pourtant, il n’y a guère, mes ancêtres furent esclaves en cette île à volcans, à cyclones et moustiques, à mauvaise mentalité. Mais je ne suis pas venue sur terre pour soupeser toute la tristesse du monde. À cela, je préfère rêver, encore et encore, debout au milieu de mon jardin, comme font toutes les vieilles de mon âge, jusqu’à ce que la mort me prenne dans mon rêve, avec toute ma joie…
» tels sont les mots de Simone Schwarz-Bart qui permettent à Honoré de découvrir le sens de sa vie.
La littérature est un puissant catalyseur de quête de soi. Ce recueil en est l’illustration.
Pierre ASTIER
Gisèle Pineau est née à Paris en 1956 et passe son enfance dans la région parisienne. Adolescente, elle découvre la Martinique puis la Guadeloupe où ses parents s’installent définitivement. De retour à Paris en 1974, elle entame des études de lettres qu’elle doit abandonner faute d’argent. Elle devient infirmière en psychiatrie en 1979, métier qu’elle continue d’exercer parallèlement à sa carrière d’écrivain.
Elle est la première femme à avoir obtenu le prix Carbet de la Caraïbe en 1993 pour le roman La Grande Drive des esprits (Le Serpent à plumes) qui a reçu également, en 1994, le Grand Prix des lectrices de Elle. Elle apparaît alors comme une nouvelle voix au sein de la jeune génération d’écrivains d’outre-mer, aux côtés de Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Ernest Pépin. Proche du mouvement de la Créolité, elle apporte sa « féminité » à ce courant littéraire. En 1996, elle a reçu le prix RFO pour L’Espérance Macadam (Stock), en 2002, le prix des Hémisphères-Chantal Lapicque, pour le roman Chair piment (Mercure de France) et, en 2006, le prix littéraire Rosine-Perrier pour Fleur de Barbarie (Mercure de France). Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres, Gisèle Pineau est membre du jury du Prix RFO et de celui du Prix Tropiques. Elle est l’auteur de plusieurs romans pour la jeunesse, notamment : Un papillon dans la cité et Caraïbes-sur-Seine.
TA MISSION, MARNY
Elles avaient encore parlé dans sa tête.
Certaines fois, elles chuchotaient, comme emprisonnées dans de la ouate. Chuchuchu… Des paroles qu’on aurait pu croire sans queue ni tête, sans endroit ni envers…
Chuchuchu…
Au ciel et sur la terre…
La mission de Dieu…
Chuchuchu…
Blasphème érésipèle…
Mais que Marny savait codées. Dites juste pour elle, Marny.
Là, les voix hurlaient. Elles s’étaient levées d’un coup dans la boulangerie, pareilles à un mauvais cyclone. Un cyclone enragé, sorti du fin fond du ciel et gonflé de colère contre le genre humain, contre les Nègres surtout, les Nègres maudits, les Nègres des îles, qui méritaient toutes les peines du monde, qui avaient déjà payé cent fois la maudition de leurs ancêtres, la mauvaiseté de leurs âmes. Marny avait sursauté et tendu l’oreille, et même regardé autour, un bref coup d’œil pour vérifier qu’elle était bien la seule à les entendre. Peut-être y avait-il d’autres personnes à posséder ce don, cette connaissance. Au fond d’elle-même, elle en doutait, mais sait-on jamais… Par moment, c’est vrai, elle espérait qu’un de ses semblables allait d’un coup se manifester, échanger avec elle un air complice et murmurer : « Moi aussi, Marny, je les entends. Tu n’es plus seule, Marny. » Mais non, pas un de ceux qui faisaient la queue dans la boulangerie n’avait tressailli. Les visages étaient demeurés impassibles. Les regards fixes, les mains crispées sur trois euros, les pieds battant la cadence de l’impatience et du piétinement.
Quand son tour était venu, la boulangère lui avait jeté sa monnaie avec un faux sourire trop bien ourlé qui en disait long, et un « Merci mademoiselle » trop sonore. Marny n’était pas dupe. Elle avait entendu ses pensées haineuses, lu dans ses yeux verts. Et Marny avait noté qu’elle avait cligné de l’œil. L’œil gauche. La femme avait lancé : « Tout chaud sorti du four ! » d’un ton enjoué. Et puis ses lèvres s’étaient figées dans un sourire hypocrite. Et elle était restée un instant statufiée, le bras en l’air, la main étranglant la baguette de pain. Alors, les voix dans la tête de Marny avaient cessé de hurler pour entonner une drôle de complainte comme arrachée à un disque rayé datant de Mathusalem. Des voix-sirènes, orfraies, des voix crécelles et tintamarres de batterie de cuisine, des voix-scies, des voix-litanies qui lui enjoignaient de fuir au plus vite, qui la mettaient en garde…
Poison Seigneur !
Mortelle farine !
Démon et tentation !
Marny avait jeté la baguette dans la première poubelle qui offrait sa gueule vorace aux passants. Elle n’avait pas retenu tous les mots de la curieuse mélodie, mais elle avait bien compris le message. Elle en avait inscrit quelques-uns sur une page de son carnet blanc. Blanc, pur, immaculé, pareil à ce don qu’elle avait reçu du ciel. Les voix la protégeaient, assurément, et il fallait les écouter, les adorer. Ces voix ne pouvaient être que celles des anges. Et même si elles étaient le plus souvent désagréables à entendre, cacophoniques et emplies de sons discordants, Marny se disait qu’elles étaient seulement parasitées par les bruits de la ville, les pétarades des mobylettes, les ondes échevelées de la technologie, les antennes, paraboles et satellites que le genre humain avait fabriqués pour son malheur. Et c’était vraiment miraculeux que Marny parvienne à percevoir les voix des anges dans ce brouhaha perpétuel. Il suffisait maintenant qu’elle parvienne à décrypter le message. Et cela serait possible, avec de l’entraînement, du temps, une assiduité à noter, à découper, à réunir, à agencer les mots dans son carnet blanc. Elle avait été choisie. Elle était, en quelque sorte, une élue. Un jour, se disait-elle, je percerai le mystère de ces voix. Un jour, tout sera clair.
J’ai été choisie, se répéta-t-elle en regagnant sa chambrette sous les toits. Je suis élue, se redit-elle devant le miroir qui lui renvoyait son visage creusé, son corps efflanqué. Il y a longtemps, elle avait été rondelette. Si bien qu’au collège on la surnommait Bouboule. Et ceux de sa classe ricanaient dans leurs uniformes vert et blanc. Bouboule par-ci, Bouboule par-là… À présent, ils ne l’auraient pas reconnue s’ils l’avaient croisée sur un trottoir. Ses côtes étaient bien visibles sous sa peau, tout près de percer la chair. Elle aimait les caresser, les sentir sous ses doigts, pareilles à des arêtes acérées, des lames de rasoirs affûtées. Et puis, laisser courir sa main jusqu’à son ventre et constater qu’il était vide en exerçant, du poing, des pressions de plus en plus fortes. Et approcher le nombril en traître et, d’un coup, y enfoncer l’index comme pour crever ce troisième œil.
Quand elle était arrivée en France, Marny avait cessé de se goinfrer. Là-bas, chez elle, aux Antilles, il y avait toujours des choses à manger et à boire, partout sur la route et dans la case de sa mère, dankits¹ à la morue salée et au piment, snowballs au sirop d’orgeat, gâteaux à la confiture de coco, colombo de cochon, riz au lait, pains aux raisins, court-bouillon de poisson, sandwiches à la viande, Sprite et Coca-Cola… Et elle se remplissait, jusqu’à la nausée, comme tous ceux de là-bas. Par mimétisme. Sans faim ni soif. Se remplir. Se remplir le ventre. Et aussi les yeux et les oreilles. Se remplir les yeux du spectacle de la rue, se réjouir