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Huit monologues: Théâtre
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Huit monologues: Théâtre

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About this ebook

Laissez-vous entraîner dans un voyage lyrique au cours de chacun de ces huit monologues

"Voici une voix singulière, charpentée et fragile.
Voici un coup de poing de tendresse première.
Voici une parole de galets et de ronces, polie par le torrent, sanguine sous l’épine.
Chaque monologue de Probst est une musique particulière, une partition construite sur le souffle, dans le matériau langagier le plus juste, et certainement le moins complaisant.
Il faut du coffre pour faire résonner ces solitudes.
Il faut que ça swingue, que ça jazze, que ça balance, que ça mâche et ça décape !
Il faut se laisser prendre par cette scansion si personnelle et si fascinante.
C’est un hoquet fondateur, aux récurrences jubilatoires.
Il y a du Ramuz et du Cendrars dans cette langue.
Prendre le pouls de cette écriture, c’est accepter de s’abandonner à l’arythmie du poète.
Le théâtre en a tellement besoin !" - Philippe Morand, directeur de la collection Théâtre en camPoche

Un ensemble audacieux et captivant où chaque voix a son caractère et une âme à part entière

EXTRAIT

Elle lâche le sac, essuie d’un revers de main son front, tombe assise sur la pierre.

De quelle mort ne suis-je pas revenue, pour vivre ainsi d’un équilibre si menacé ?

Quelle route, quelle interminable route, je ne bouge plus jusqu’au soir, plantée en pleine route, jalon, un de plus fiché dans cette vie baisée de toutes les manières, douces et sournoises et violentes et fermes, par-devant et par-derrière et de tous les côtés, et taillée, cette vie, par les pierres du chemin, et par le soleil traître comme une chèvre efflanquée, vie suée, remplie de soif, c’est-à-dire vide, vide, vide, quelle soif, quelle route, quelle interminable soif, une pastèque, trouverais-je quelque part une pastèque ?

A PROPOS DE L’AUTEUR

Auteur dramatique et comédien, Jacques Probst est né à Genève le 1er août 1951. Comédien, a joué dans plus de soixante spectacles, avec une prédilection pour les pièces de Shakespeare, Webster, Beckett, Pinter, H. Muller, Behan, Bond.

Il est l’auteur depuis 1969 d’une vingtaine de pièces pour le théâtre, allant du monologue à des pièces de dix, quinze, voire plus de vingt ou encore des pièces de trois, cinq, sept personnages.
Ces pièces furent représentées en Suisse, France, Belgique. Il a souvent, et particulièrement pour les monologues, travaillé avec des musiciens. Plusieurs des pièces ont fait l’objet d’enregistrements pour la Radio Suisse Romande. Il a aussi écrit trois scénarios de films.
LanguageFrançais
Release dateJul 4, 2016
ISBN9782882413710
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    Huit monologues - Jacques Probst

    Huit monologues

    Jacques Probst

    Auteur dramatique et comédien, né à Genève le 1er août 1951. Comédien, a joué dans plus de soixante spectacles, avec une prédilection pour les pièces de Shakespeare, Webster, Beckett, Pinter, H. Muller, Behan, Bond.

    Il est l’auteur depuis 1969 d’une vingtaine de pièces pour le théâtre, allant du monologue (Torito ; Le Banc de touche ; La Lettre de New York ; Ce qu’a dit Jens Munk à son équipage ; Lise, l’île…) à des pièces de dix, quinze, voire plus de vingt personnages (La Septième Vallée ; Sur un rivage du lac Léman ; On a perdu Ferkap ; La Route de Boston) ou encore des pièces de trois, cinq, sept personnages (Jamais la mer n’a rampé jusqu’ici ; L’Amérique ; Le Quai ; Missaouir la ville ; Le Chant du muezzin ; Un gué sur l’Aumance…).

    Ces pièces furent représentées en Suisse, France, Belgique, dans des mises en scène signées par Philippe Mentha, François Berthet, Charlie Nelson, Roland Sassi, François Marin, Denis Maillefer, Joël Jouanneau, JeanPierre Denefve, Liliane Tondellier, Claude Thébert et Probst lui-même.

    Il a souvent, et particulièrement pour les monologues, travaillé avec des musiciens, parmi lesquels Raul Esmerode, Patrick Mamie, Maurice Magnoni, Matthias Desmoulin, Popol Lavanchy, Pierre Gauthier, les frères Arthur et Market Besson, Olivier Magnenat, Christine Schaller, Claude Tabarini, Nicolas Meyer, Émilien Tolk, Jean-François Bovard, Diego Marion, Patrica Bosshard.

    Plusieurs des pièces ont fait l’objet d’enregistrements pour la Radio Suisse Romande.

    Il a, en outre, écrit trois scénarios de films : Le Rapt, d’après La Séparation des races de C. F. Ramuz, coproduction TSR, TF1, Torito, TSR, et Le Désert comme un jardin pour la réalisatrice Maya Simon.

    Jacques Probst

    Huit monologues

    Lise, l’île

    (1976)

    Torito

    (1982)

    La Lettre de New York

    (1988)

    Le Banc de touche

    (1990)

    Torito II

    (1991)

    Ce qu’a dit Jens Munk à son équipage

    (1994)

    Chabag

    (1999)

    Aldjia, la femme divisée

    précédé de

    La Maison rose

    et de Quelques notes de jour, quelques notes de nuit

    (2004)

    logo-theatre-campoche.jpg

    Collection « Théâtre en camPoche »

    dirigée par Philippe Morand,

    en partenariat avec la Société Suisse des Auteurs (SSA)

    Cet ouvrage a bénéficié d’aides à la publication accordées

    par le Fonds Rapin, État de Genève,

    et par le Département de la culture de la Ville de Genève

    « Huit monologues »,

    cent cinquante-cinquième ouvrage publié

    par Bernard Campiche Éditeur,

    le deuxième de la collection « Théâtre en camPoche »,

    a été réalisé avec la collaboration de Line Mermoud,

    Dieyla Sow, Daniela Spring et Julie Weidmann

    Couverture et mise en pages : Bernard Campiche

    Photographie de couverture : Mario del Curto

    Photogravure : Bertrand & Cédric Lauber, Color+, Prilly

    Impression et reliure : Imprimerie Clausen & Bosse, Leck

    (Ouvrage imprimé en Allemagne)

    ISBN papier 2-88241-155-3

    ISBN numérique 978-2-88241-371-0

    Tous droits réservés

    © 2005 Bernard Campiche Éditeur

    Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

    LISE, L’ÎLE

    À Lise Ramu

    Notice

    En 1976, on voyait au large de la plage d’Arila, à Corfou, une petite île comme deux collines soudées l’une à l’autre émergeant de l’eau. Bernard Heyman, qui habitait près d’Arila depuis quelques années, m’avait assuré l’île inhabitée. Elle était plantée d’une végétation de bruyère et d’une dizaine de cyprès groupés autour d’une petite chapelle orthodoxe, dans laquelle, une fois l’an, on célébrait la Fête de la Dormition de la Vierge.

    Un âne avait longtemps vécu sur l’île. On l’entendait braire, autrefois, quand le vent venait de la mer. Son squelette était sans doute couché quelque part sur la bruyère recouvrant l’île. Bernard avait un bateau de pêche, voile et moteur, avec lequel il m’emmena là-bas. J’y séjournerais une semaine, muni d’un sac de riz, d’un sac d’oignons, de trois litres d’ouzo, de trois livres, de papier à écrire et de stylos.

    À peine débarqués, Bernard m’emmena au pied d’une falaise argileuse, face à la mer. Nous y avons creusé deux petites cuvettes, afin d’y recueillir, de jour en jour, l’eau suintant de l’argile : ce serait ma seule source d’eau douce, bien qu’argileuse et rendue saumâtre par les embruns. Une fois creusées les deux cuvettes, Bernard me souhaita une bonne semaine et repartit vers la plage d’Arila, à quelques kilomètres de l’île.

    Nous étions au milieu de l’été et l’ombre mince qu’offraient les cyprès autour de la chapelle démarquait le seul lieu où je pouvais me tenir, le soleil du matin jusqu’au soir frappant tout le reste de l’île. Il me fallait, selon la course du soleil, tourner régulièrement autour du cyprès choisi, au long de la journée. La nuit, je dormais sur un lit que je m’étais fait de varech ramassé sur les rochers au bord de l’eau.

    Les trois premières nuits, je ne dormis pas. Dès le soleil couché, de trous innombrables sortaient des rats par dizaines. Ils avaient presque l’apparence de lapins, hormis leurs oreilles courtes, leur nez pointu et leurs longues queues. Comme, la nuit venue, je m’étendais sur mon lit de varech, une joyeuse sarabande commençait, qui se poursuivait durant toute la nuit : les rats profitaient au mieux de l’aubaine que j’étais, tombé comme un cheveu bienvenu dans leur soupe monotone. Ils se pourchassaient sur moi, risquaient leur nez dans mes oreilles, mes narines, ma bouche si je ne la tenais pas fermée. Trois nuits durant, les rats m’ôtèrent tout espoir de sommeil, mais dès la quatrième nuit, et toutes les nuits suivantes, je dormis très bien. Non seulement je m’étais habitué aux rats, mais j’appréciais leur compagnie. Jamais je n’eus affaire à leurs dents.

    Au bout d’une semaine, le jour où Bernard devait venir me rechercher, un fort vent était levé, rendant la mer impraticable. On m’avait prévenu de ce vent au début de mon séjour à Corfou : il souffle durant trois, six ou neuf jours, sans interruption. J’eus droit au vent de neuf jours. Les trois livres étaient lus, et bus les trois litres d’ouzo, le riz et les oignons mangés. Me restaient deux petites cuvettes d’eau douce mais affreusement saumâtre, du papier et des stylos.

    Sous le vent constant, le visage de Lise m’accompagna durant neuf jours. Je réécrivis trois fois le monologue, évitant à chaque version de relire la précédente. Je réécrivis trois fois le monologue sous le vent constant, adossé le plus souvent au mur de la chapelle orthodoxe dans laquelle, athée convaincu, j’avais juré de ne jamais entrer, malgré les intempéries. Au vent, par moments, se joignait la pluie. J’abritais alors mes feuilles de papier sous le varech de mon lit.

    Quand enfin Bernard put venir me rechercher, je relus les trois versions du monologue, emmenai la première avec moi et brûlai les deux autres devant le mur de la chapelle où je les avais écrites. J’étais alors loin de deviner que six ans plus tard, dans l’été 1982, je recevrais dans une église russe de la rue Lecourbe, à Paris, le baptême de l’Église orthodoxe.

    Lumière de midi, plein soleil.

    Un frêle arbre sec à l’une des branches duquel est pendu par la queue le cadavre d’un chat borgne.

    Deux pierres, la taille de l’une permettant de s’y asseoir, l’autre plus petite.

    Sur le sol, de la poussière de terre.

    Entre Lise, sa nudité mal couverte de haillons déchirés, ses pieds nus sanglants, fendus par une route difficile. Elle porte sur l’épaule un immense sac flasque, presque vide.

    LISE. Soleil, soleil…

    ne t’arrête pas, marche, marche encore un peu soleil

    ne pas s’arrêter, marcher encore un moment, avancer,

    quelques kilomètres

    soleil

    traîne encore cette jambe devant toi, puis l’autre, et encore, et encore, l’immobilité te désespère, et ensuite regagner le mouvement t’épuise

    soleil

    avance, avance, utiliser la force d’avant le soir pour progresser

    soleil

    allons mon petit, mon tout petit, allons, nous arriverons quelque part, forcément, tout n’est pas vide, tu le sais cette foi-là ne te quitte pas, ce moteur-là, cette pâle vision d’un mur enfin auquel se heurter, le long duquel glisser et dormir, dormir, dormir, cette foi-là ne te quitte pas, ce moteur-là, bien essoufflé, mais capable encore de progression, et le souffle se regagne, et parfois la route est jolie, la route

    soleil

    la route est jolie, parfois ?

    soleil qui me cuivre et me sèche, mercenaire circulaire à la solde de quels charognards ?

    Elle lâche le sac, essuie d’un revers de main son front, tombe assise sur la pierre.

    De quelle mort ne suis-je pas revenue, pour vivre ainsi d’un équilibre si menacé ?

    Quelle route, quelle interminable route, je ne bouge plus jusqu’au soir, plantée en pleine route, jalon, un de plus fiché dans cette vie baisée de toutes les manières, douces et sournoises et violentes et fermes, par-devant et par-derrière et de tous les côtés, et taillée, cette vie, par les pierres du chemin, et par le soleil traître comme une chèvre efflanquée, vie suée, remplie de soif, c’est-à-dire vide, vide, vide, quelle soif, quelle route, quelle interminable soif, une pastèque, trouverais-je quelque part une pastèque ?

    Elle prend dans ses mains un peu de poussière de terre, s’en poudre le visage.

    Visage couvert de poussière, exactement comme après un long voyage, exactement comme ce devrait être après cette première et démesurée demi-étape, et loin encore est la nappe d’eau douce désirée

    la tache d’ombre et pour le dos le tronc large d’un arbre (regard à l’arbre frêle et sec) j’ai dit d’un arbre ! d’un puissant jet de sève que protègent trente centimètres d’écorce inviolable, contre laquelle les dents même des termites se cassent. Loin encore ces désirs

    boire et manger et se reposer

    dont la revendication est soutenue par l’urgence

    boire et manger et se reposer

    et ne plus tordre, supplicier ni faire vacillante sa démarche sous ce ciel percé d’un clou irradiant, recouvrant torpeur et sécheresse. Seul ici ce qui est capable de sueur est humide, mais que reste-t-il à suer ?

    Elle passe la langue sur ses lèvres poussiéreuses, ramasse un peu de poussière de terre sur le sol, la lèche dans le creux de sa paume.

    Le goût de la terre, je connais, maintenant. Un peu d’ouzo, mon petit, pour te remettre, reprendre la route le cœur agréablement noyé, et le cerveau

    et savoir comme un radeau sur la nappe d’ouzo la joyeuse et certaine volonté de marcher

    un coup d’ouzo, mon petit ?

    C’est ça, c’est ça, un ouzo, vite fait, une grande lampée, sac sur l’épaule, et quelques kilomètres encore seront rongés, et plus proches l’eau douce et l’arbre et l’ombre, et la pastèque et le mur auquel se heurter et le sommeil au pied du mur et l’ombre et la fraîcheur éternelle

    et des bouquets de menthe pour exorciser de ma bouche ce perpétuel goût de terre. Ouzo ! Ena ! Paracalo !

    Elle ouvre le sac, en tire une bouteille d’ouzo vide et sale.

    Fini l’ouzo, fini, à quand remonte la dernière ponction ?

    Ce jour, ce soir où les rats, plus tardifs qu’à l’habitude…

    silence, Lise, silence, le voyage

    ne sors pas du voyage, ne t’écarte pas de la route, voyage,

    voyage, surtout ne pas en sortir, kilomètres de route droite, unique, des jours, des semaines, des mois de route sans détour, sans courbe, autrefois paisiblement escortée d’arbres, et baignée d’ombre, et bordée de ruisseau, mais c’était autrefois, éternelle et longue source, autrefois. Plus tard furent traversées des forêts nouées, chaque taillis, trou, fougère, abritant un danger ou la charogne d’une ancienne victime

    et maintenant la route est ainsi qu’une droite barre de fer chauffée à blanc et qu’un coup malheureux convulsionnerait comme est convulsionné un serpent sous le couteau. Midi. Soleil au mieux de sa forme, occupé à brûler sur ma route prochaine quelques survivances de végétation. Mes pieds déchirés, le vent taille des lames dans les cailloux, on ne sait plus faire l’asphalte comme autrefois, ça se sent, ni devant vous dérouler des tapis, mes pieds, rappelez-vous les tapis déroulés devant vous, leurs couleurs chaudes et apaisantes, et sur vous les baisers des princes, leurs langues pour vous laver, et les soies dont vous couvraient les princes, tous rivaux, splendide concurrence de douceurs et de richesses, rappelez-vous l’or dont on vous chaussait, et des têtes et des cœurs que l’on jetait devant vous

    on ne sait plus vivre, maintenant

    et les routes sont longues, sans cœur, sans regard, bien incapables de percevoir avec quelle souffrance vous les foulez.

    Les routes sont longues et le sac est léger, et ceci n’est pas heureux comme on pourrait croire, car il est midi, le soleil est au mieux de sa forme et rien ne se mangera, rien ne se boira, le sac est léger, garde en lui neuf amandes et c’est tout, neuf amandes, pas une de plus, neuf amandes et des centaines de jours pareils à celui-ci sont à venir, et plus tard il adviendra certainement que neuf amandes refoulent quelque peu une boule plus grande, plus lourde encore d’angoisse

    neuf amandes mais le moment n’est pas venu de les casser, de les manger, le sac est léger

    on soupèse votre sac dans les villages de ce pays, on évalue d’un coup d’œil son poids, et s’il est jugé trop faible, on vous nourrit de battants de portes, ou de vieux vicelards vous proposent des combines à couper l’appétit, ce qui est une façon de se nourrir, combines, en échange d’un quignon de pain sec, à faire vomir s’il y avait dans le ventre de quoi vomir. Jamais je n’ai mangé autant de quignons de pain que dans ce pays. On s’habitue. Aux quignons.

    Elle se dresse d’un coup, illuminée.

    Un navire ! Net, clair au large, le cri d’un navire, plein vent dans les voiles, chargé de viandes boucanées, d’eau douce et de marins, plein vent dans les voiles et cap sur l’île…

    Que dis-tu ? Navire, navire, qu’as-tu l’air d’espérer

    l’île, l’île, que viens-tu divulguer ? Le voyage est à réinventer, mais qui te croira, pour quel naïf traceras-tu une fois de plus la longue et droite apparence d’une interminable route ? Assez !

    Aujourd’hui la vérité sera regardée de face, comme sera regardée de face la mer, et reçu à pleines lèvres le sel des vents du large, jusqu’à la nuit, jusqu’à demain si je suis forte.

    Elle sort du sac une robe somptueuse, des bracelets, des colliers, des bagues, et dispose tout cela devant elle.

    Elle secoue ses mains, et d’un coup tend raides ses doigts, s’en peigne les cheveux.

    Elle revêt la robe, se pare des bijoux, se dresse.

    Debout, droite, parée, face à la mer

    figure de proue d’une île-vaisseau à jamais ancrée.

    Dressée

    parée

    face à la mer

    attendant que m’abordent les innombrables équipages d’innombrables navires, flot de marins par vagues roulés sur moi

    flux et reflux comme sur une plage monte et descend l’eau, flot de marins soulagés aussi, après l’ultime reflux, de barils d’eau douce qu’ils déposent sur l’île, à mon intention, seul salaire dont sont capables des hommes démunis par toutes les pirateries rôdant aux surfaces des océans.

    Debout, droite

    parée

    parée comme en d’autres temps, en d’autres lieux où…

    On ne va pas me croire née ici, surgie d’un ventre maintenant explosé ? On ne va pas supposer qu’à l’époque de ma naissance une matrice bondée aborda les rivages de l’île, pour ensuite, après avoir dégorgé, se décomposer, regagner l’eau par bribes et maintenant proie depuis longtemps digérée des poissons ? Parée

    comme en d’autres lieux

    où je marchais sur une terre pleine et plus vaste que la mer, la mer qu’aujourd’hui chevauche mon île, l’Océan que chevauche mon île car il faut voir grand quand moi-même je chevauche une si minuscule virgule de terre, brève respiration au centre des eaux, et m’abordent ici des navires aux très longs cours, et déferlent sur moi leurs équipages déchargeant dans mes profondeurs, dans mes soutes, leurs âpres cargaisons de sel amassées au travers de vents assoiffants, ces blanches cargaisons qui ont vitrifié les yeux des marins, pétrifié leurs poumons, leurs testicules, et je deviens, moi, alors, la source, la virgule, le « temps de respirer », en un lieu bien défini de leurs voyages infinis, et, sans moi, ces voyages sans but apparent garderaient-ils un sens ?

    Ne suis pas femme des ports, suis femme d’une île

    je suis l’île elle-même, de chair et de sang, l’île où la fatigue des grands larges rudement s’échoue, couchée en travers de moi, mais si rarement, mais si rarement. Oh ces navires dérivant au large de moi, dont ne me sont connues que de pâles vapeurs, et vers lesquels mes cris d’invite, mes rugissements, ne parviennent pas, mes appels submergés et détrempés et coulés par les houles, mes signaux que trop lointaines les vigies ne perçoivent pas, et pourtant, sur les passerelles des navires sont des télescopes, mais braqués sur le ciel puisque les routes de la mer se lisent sur le ciel, et je suis si terrestre, si terrestre malgré les faibles dimensions de l’île, son maigre pourtour qu’en vingt minutes à peine je boucle, si terrestre, bien que sans cesse soit ici subie la menace d’un gros temps et d’une totale inondation.

    Mais un jour un marin, mais un jour un marin…

    tendre et doux, au contraire de ses compagnons, et qui n’avait gravé ni sur ses bras ni sur ses épaules un cœur d’encre bleue, mais au fond de sa poitrine un cœur rouge, un jour un marin…

    sur son épaule se tenait un chat borgne, trois cicatrices fendaient sa joue droite et de sa main droite deux doigts étaient absents, et son bras gauche enveloppait une bouteille d’ouzo

    la bouteille d’ouzo, pleine

    et les trois doigts de sa main droite, c’est-à-dire le pouce, l’index et le médium, dévissèrent le bouchon, libérant le liquide dans nos gorges, et dis-moi

    marin, bois encore

    et dis-moi

    dis-moi les visages des hommes, des femmes que tu as rencontrés lors d’une dernière escale et les noms et les âges de leurs enfants

    et la largeur du dernier port que tu as quitté

    et le dessin de la côte alors que le large ne laissait que poindre ton navire

    et le nombre de fenêtres trouant les murs des maisons continentales

    énumère les variétés de fleurs de leurs jardins et dénombre les fontaines, les puits du continent, rafraîchis-moi,

    marin, j’ai soif, aime-moi

    pour toi je porte la robe, les bijoux, dont chaque nuit rêve une reine au fond du continent

    un jour un marin…

    est venue l’heure de son départ

    reprendre la mer comme si ce n’était pas la mer qui le reprenait

    ses compagnons ont remonté l’ancre

    et le marin juste avant cela m’avait fait cadeau du chat borgne, et fait aussi l’assurance qu’il reviendrait, que tous les ports du monde désormais ne lui seraient qu’autant d’escales car tu es belle et tu es mon port d’attache, ma patrie, ma terre natale

    car je viens de naître de tes bras, et aussi prends soin du chat borgne, outre les biscuits et la viande boucanée et l’eau douce que nous te laissons, tu trouveras des poissons séchés, de quoi nourrir le chat

    et dresse-toi la nuit sur les rives de l’île que je sache par où l’aborder, je reviendrai

    je reviendrai, je reviendrai, alors l’ancre a été levée, la dernière chaloupe avait été hissée à bord du navire et le ciel s’est empli de vapeur une sirène s’est faite longue et poignante comme un « au revoir », et n’est resté devant moi qu’un sillage de seconde en seconde plus large et plus confus

    et loin de moi un point flottant sur l’eau comme mon île flotte sur l’eau, mais, lui, mobile, capable d’éloignement

    et, loin de moi, plus rien, qu’une dent blanche de temps à autre levée de l’eau par le vent. Il restait un peu d’ouzo dans la bouteille, le soir était là, les rats s’éveillaient dans les taillis, j’ai vidé la bouteille, nourri le chat borgne d’un poisson séché, allumé trois lanternes pour braver

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