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La rue est mon royaume: Un roman contemporain
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La rue est mon royaume: Un roman contemporain

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About this ebook

Quand le passé resurgit, une existence peut être bouleversée...

Hiver comme été, vous êtes sûrs de me trouver pour peu que vous traversiez la placette sise à l’angle des rues Ordener et Damrémont dans le XVIIIème arrondissement de Paris. J’ai accumulé couvertures, doudounes, baskets – le superflu dont vous vous débarrassez alentour. Je connais tout le monde ici. Presque tout le monde me connaît. Comme tout le monde, j’ai une histoire, des souvenirs, des rêves. Des projets ? Je ne suis pas certaine de savoir ce que signifie ce mot.
Vous me regardez, vous m’ignorez. Ou alors, vous me gratifiez d’une pièce, d’une cigarette, parfois d’une parole gentille. Gentillesse… Là aussi, j’ai oublié la signification exacte. Pourtant, j’ai des choses à dire, je veux que vous les entendiez avant que je sois complètement déglinguée. Ma vie bancale a commencé sur un banc…

Georgette n'a pas toujours été clodette... Avant, elle était Léa, une bourgeoise parisienne qui vivait dans le confort. Un jour, elle croise "un fantôme" qui va bouleverser sa vie.

Ce roman plein d'émotions, à la fois drôle et tragique, questionne notre capacité à changer de peau du jour au lendemain et nous plonge dans le monde des sans-abri où la fraternité et la solidarité sont indispensables à la survie.

EXTRAIT

L’homme, assis tout près, si près, a gardé ses yeux espiègles, des rides sont venues les encadrer ; les tempes sont blanches, les lèvres s’étirent en un large sourire. Il la regarde comme s’il observait le rayonnage d’un bar-tabac, car l’objet de son désir est à portée de main : quelques bouffées de plaisir volées au temps qui rechigne à vieillir. Il la regarde, ne la reconnaît pas, ou plutôt se refuse à la reconnaître : il n’y a qu’une Léa sur terre, et ce sosie ne peut être qu’elle. Mais comme il a zappé de son passé étoiles et fées, il zappe aussi le sosie et reste campé sur ses positions. Elle – Léa – n’a rien oublié. Elle sait que c’est lui, elle savait qu’elle le retrouverait : célèbre et puant, ou… éclopé et nauséabond. Puant et nauséabond… L’association des deux adjectifs la fait sourire : quel que soit le niveau du barreau social sur lequel on perche, on transmet ses odeurs.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

La rue est mon royaume est une merveille. Un livre inattendu, une grande baffe dans le cœur, costardée d'une écriture fabuleuse qui n'est pas sans me rappeler celle d'Un Singe en hiver [...] La rue est mon royaume est l'un des bouquins les plus tisonnants, qu'il m'a été donné de savourer depuis quelques temps, qui me "contente", comme dirait son héroïne. - Grégoire Delacourt

À PROPOS DE L'AUTEUR

Née à Paris, Bénédicte Froger-Deslis partage sa vie entre la France et le Congo, où elle a vécu plusieurs années. Elle anime des ateliers d'écriture pour les adultes et les enfants et est formatrice en français pour les étrangers.
LanguageFrançais
Release dateMar 29, 2017
ISBN9791095999133
La rue est mon royaume: Un roman contemporain

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    La rue est mon royaume - Bénédicte Froger-Deslis

    roman

    Les Lettres Mouchetées

    Du même auteur :

    Le Café de l’Espérance, L’Harmattan, 2011

    L’Obscur des jours, Le Salon du Manuscrit,

    2014

    Niafora – Paroles de Gaps, (co-auteur :

    Gérard Athané), Le Salon du Manuscrit,

    2015

    À Audrey

    À Léa et Hugo

    Hiver comme été, vous êtes sûrs de me trouver pour peu que vous traversiez la placette sise à l’angle des rues Ordener et Damrémont dans le XVIIIème arrondissement de Paris. J’ai accumulé couvertures, doudounes, baskets – le superflu dont vous vous débarrassez alentour. Je connais tout le monde ici. Presque tout le monde me connaît. Comme tout le monde, j’ai une histoire, des souvenirs, des rêves. Des projets ? Je ne suis pas certaine de savoir ce que signifie ce mot.

    Vous me regardez, vous m’ignorez. Ou alors, vous me gratifiez d’une pièce, d’une cigarette, parfois d’une parole gentille. Gentillesse… Là aussi, j’ai oublié la signification exacte. Pourtant, j’ai des choses à dire, je veux que vous les entendiez avant que je sois complètement déglinguée.

    Ma vie bancale a commencé sur un banc…

    Première partie

    L'amour

    Il y a des êtres troubles dont on ne connaît jamais la vraie nature, des individus obscurs dont le plus grand risque serait bien de les approcher. Il y a des gens comme ça, s’y frotter c’est s’y rayer, dès lors qu’on les fréquente on est perdu.

    Serge Joncour,

    L’Écrivain nation

    Chapitre 1

    Sa vie bancale a commencé sur un banc, parce que sur ce banc a déboulé un fantôme. Les fantômes surgissent de façon impromptue ; fracassant les portes de la mémoire, ils vont déterrer les histoires qu’on aimerait laisser enfouies à jamais.

    Ce jour-là, elle a quarante ans. C’est un jour de gloire, son premier roman est édité. Certes, sans grande promotion, sans ouvrages dans les gondoles et présentoirs des librairies – son éditeur lui a promis la lune, sans préciser que la lune serait petite et anonyme. Mais ça, elle ne le sait pas encore. Elle exulte en son for intérieur parce qu’elle obtient un début de consécration, parce que toutes les années d’acharnement paient enfin. Sur le banc, choisi par hasard, elle fume en regardant les passants, les pigeons ; elle est une reine. La brise se veut encore estivale, les arbres commencent à arborer leurs parures cuivrées sous un ciel bleu chiné.

    Le nez de la reine anonyme picote : fumet de catacombes. Une forme se tasse à côté d’elle… cheveux et barbe hirsutes… L’errance en haillons.

    — Ouais, ouais, ouais… Z’auriez pas une cibiche ?

    Ouais, ouais, ouais… Ça explose dans sa tête ! L’homme, assis tout près, si près, a gardé ses yeux espiègles, des rides sont venues les encadrer ; les tempes sont blanches, les lèvres s’étirent en un large sourire. Il la regarde comme s’il observait le rayonnage d’un bar-tabac, car l’objet de son désir est à portée de main : quelques bouffées de plaisir volées au temps qui rechigne à vieillir. Il la regarde, ne la reconnaît pas, ou plutôt se refuse à la reconnaître : il n’y a qu’une Léa sur terre, et ce sosie ne peut être qu’elle. Mais comme il a zappé de son passé étoiles et fées, il zappe aussi le sosie et reste campé sur ses positions. Elle – Léa – n’a rien oublié. Elle sait que c’est lui, elle savait qu’elle le retrouverait : célèbre et puant, ou… éclopé et nauséabond. Puant et nauséabond… L’association des deux adjectifs la fait sourire : quel que soit le niveau du barreau social sur lequel on perche, on transmet ses odeurs. Elle lui tend une cigarette – les mêmes qu’autrefois –, reprend son regard de lutin coquin.

    — Pourquoi vous souriez, ma p’tite dame ? Contente de braver la bienséance, de côtoyer un rat de cave ?

    — Rat de cave… Où est la cave ? On est au grand jour. Un rat, c’est gris, avec le poil lisse. Vous êtes vêtu de noir et plutôt embroussaillé.

    — Vous causez bien. Langage de bourge, je me trompe ?

    — À la naissance, on nous délivre un bon de sortie sans nous laisser le choix du statut. J’ai été parachutée chez les bourges. Et la bourge, elle est écrivain : son premier roman sort aujourd’hui… Ça vous arrive de lire ?

    — Vous me faites injure ! C’est pas parce que je vis dans la rue que je suis illettré.

    Elle lui tend son livre. Il s’en empare, le tourne, le retourne, et lance d’un ton dubitatif :

    « La Bifurcation… Pfft… Vous parlez d’un programme ! Il feuillette à la va-vite ce roman qui lui est tombé dans les mains. Deux, trois phrases lui accrochent le regard. Il rend l’ouvrage à sa propriétaire en concluant :

    — C’est pas un truc pour nanas au moins ? J’aime quand ça pisse le sang et les énigmes. Et je n’accepte que ce qui est gratuit : mes poches sont trouées, aucune fortune.

    L’écrivain insiste ; elle lui redonne La Bifurcation :

    — Allez, prenez ! Je vous en fais cadeau... À vous l’honneur d’être mon premier lecteur.

    — Vous voulez vraiment que je le lise ?

    — Hmm, hmm. Et j’attends avec impatience vos

    commentaires. Je suis certaine qu’ils ne seront pas hypocrites.

    — Ça veut dire qu’on va se revoir ? Manquez pas d’air, vous !

    — On peut partager cigarettes et banc, non ?

    — Ouais… À une condition : que vous vous mettiez pas en tête d’écrire ma vie.

    — Pas besoin de l’écrire, votre vie… Lisez-moi, et rendez-vous dans trois jours sur ce banc à la même heure. S’il pleut, j’apporterai un parapluie.

    — Bourge, va ! A peur d’être mouillée ?

    — A peur que La Bifurcation soit trempée.

    — Et s’il me plaît pas, votre bouquin ?

    — Il vous plaira. Faites-moi confiance.

    — Léa, c’est votre prénom ?

    — Oui, je n’écris pas sous pseudonyme.

    — Léa… Marrant… J’ai connu une Léa dans une autre vie. Une fille dans votre genre… Elle avait les yeux plus bleus, qui tiraient à la fois sur le gris et le vert, des yeux tricolores en somme, et le cheveu plus blond, plus long.

    — Elle était plus jeune.

    — Elle sera toujours jeune… Bon, vous voulez pas dégager maintenant ? Vous êtes sur mon banc, et à cause de vous je dis des conneries. On se revoit dans trois jours ; ouais, ouais, ouais.

    — Vous promettez ? Même si le livre ne vous plaît pas ? Attention, dedans, il y a une jeune, blonde et tricolore. Je ne voudrais pas qu’elle vous fasse fuir.

    — Je n’ai qu’une parole, Madame ! Et jouer le conseiller littéraire me changera de mes non-occupations.

    — J’ai droit à un joker : dites-moi votre prénom.

    — Gus, pour les rats. Hugues, pour les civilisés.

    — Salut, Hugo.

    — Pas de familiarité, on n’a pas partagé le même litron ; et le romantisme me débecte

    Chapitre 2

    Léa est partie, elle a arpenté les rues de Paris sans pouvoir rentrer chez elle, sans pouvoir affronter sa solitude. Six mois auparavant, un mari l’attendait encore. Il s’est lassé – pas assez de place entre les mots qu’elle alignait, plus envie de supporter la bohème d’un écrivain. Elle passe à l’épicerie, s’achète une bouteille de champagne ; elle boira seule à sa publication, elle boira au fantôme retrouvé.

    Le bouchon s’envole vers le plafond, le liquide fuse comme un geyser. Dans le placard de la cuisine, elle attrape une chope de bière : pas le récipient adéquat ; pas envie de chercher finesse et cristal. Qu’importe le contenant, le contenu conserve ses vertus euphorisantes ; dans une chope, la dose est plus conséquente et Léa a bigrement besoin d’une forte dose pour affronter le passé. Elle trinque, choque sa chope contre la bouteille : « À toi Léa… À ton fantôme… À vos vingt ans retrouvés ! » Ils sont si loin leurs vingt ans.

    Le parcours a été compliqué, et en y réfléchissant, la jeunesse est du domaine de la préhistoire. Jeunesse gâchée, études tarabiscotées, portes claquées, bac bâclé mais obtenu grâce à quelques centièmes de points, refus d’obtempérer, rébellion assumée. Il y a vingt ans, Léa a décampé. Elle s’est installée chez une amie en attendant d’avoir un nid bien à elle. Il y a vingt ans, elle trouve un emploi de vendeuse dans une friperie. Elle plie et déplie les vêtements des autres, fait des risettes, mais amasse des sous. Au bout de trois mois, fière comme une gagnante du jackpot, elle emménage dans une chambre de souris aux abords de la rue Mouffetard, un truc riquiqui avec une douche dans la cuisine, un salon-chambre dont la fenêtre donne sur un jardinet fouillis peuplé d’oiseaux et de chats baladeurs. Chaque matin, elle descend sa rue du Cardinal-Lemoine, et chaque matin, un olibrius la percute – un de ces étudiants en Prépa qui grimpe vers la montagne Sainte-Geneviève. Celui-ci est toujours embrumé, comme s’il terminait sa nuit, on pourrait entendre ses ronflements.

    Léa s’habitue vite au télescopage matinal, il est en quelque sorte un rite. Bien sûr, elle se demande s’il n’est pas voulu, mais devant la mine effarée et confuse du garçon, elle en déduit que l’indélicat n’est qu’un gentil rêveur fêtard.

    De semaine en semaine, elle attend ce moment de fantaisie. Un matin, l’idée lui prend d’esquiver le tamponnage. Comme ça, pour rire, pour voir si l’embrumé réagit. Elle fait deux pas sur le côté, avance un tantinet, se retourne…, et se retrouve face au rêveur qui est sorti de ses songes, tout hébété. Il se gratte la tête, on dirait qu’il s’épouille, baragouine quelques mots : « Journée foireuse en perspective » Léa sourit, comprend qu’une vrille dans le dispositif routinier déstabilise l’oiseau de nuit. Comment va-t-il dérouler les heures jusqu’à minuit et jusqu’à l’aube, si dès potron-minet des imprévus surgissent ? Les yeux bruns croisent les yeux tricolores, le monde alentour s’estompe ; brun et bleu-gris-vert sont scotchés l’un à l’autre ; les deux tamponneurs restent plantés au milieu du trottoir, les passants sont obligés de les contourner.

    S’ensuit une deuxième phase d’approche : arrêt sur image, les regards se transpercent en silence, on reprend sa route jusqu’au jour suivant. Seuls les dimanches sont moroses, la Prépa est fermée, aucun étudiant ne s’aventure dans le quartier.

    Paris s’encanaille, sort ses tenues de printemps. Rue du Cardinal-Lemoine, une troisième phase est amorcée : on se parle, on s’écoute, on évalue la voix : l’une ressemble au gazouillis de l’eau d’une fontaine, l’autre file vers des graves éraillés. On se dit des banalités : « Bonjour, ça va ? Beau temps. Belle pluie. Salut, à demain. Salut, à lundi. »

    Mai étant un adepte des révolutions, l’embrumé adopte une nouvelle tactique, il change de discours : « Hugues, ou Hugo, c’est selon. Et toi ? » « Léa. » Il éclate de rire et part en courant. Dès lors, mai s’égrène en des « Hello, Léa ; Ciao, Hugo. »

    Paris s’enfièvre : examens, soldes dans les boutiques, et… petits cafés au bistrot du coin tout en haut de la rue.

    Paris se met à l’heure d’été : la friperie ne désemplit pas, la Prépa ferme ses portes, l’étudiant reçu et encensé part en stage de l’autre côté de l’Atlantique. Cardinal-Lemoine devient un désert dans lequel ne se télescopent que mémères à chiens-chiens et travailleurs laborieux. Léa prend ses vacances, monte dans un train bondé, se dore au Lavandou, danse, chante, se grise, oublie l’embrumé de l’année. Parfois, elle repense au trottoir de la Mouffe, elle sourit comme on sourit à l’évocation d’une gentille bourde. Elle rentre à Paris, ramasse le courrier : prospectus, factures, cartes postales, et… une lettre… « Je suis revenu. Épouse-moi. » Léa a vingt ans, le monde est un rêve ; le rêve peut devenir réalité. Léa est charmée.

    Un jour radieux de septembre, deux fous se jettent dans les bras l’un de l’autre et s’offrent un baiser de cinéma à décrocher la lune. Du trottoir à la chambre de souris, il n’y a qu’un pas. Le pas est franchi. Les nuits sont impétueuses, nuits de soubresauts, nuits d’encastrement ; au matin, les yeux sont bouffis, mais rayonnent. Déjà, on forme mille projets, on se moque d’avoir vingt ans, on se projette dans l’avenir. La friperie est abandonnée, remplacée par des cours de jeune fille sage, auditrice libre, à l’École du Louvre. L’explosion des sens diminue. Dans la chambre de souris, on travaille dur, on apprend, on récite, on révise – on a de nouveau vingt ans. Durant deux ans, on a vingt ans…

    Jusqu’à une Toussaint gris de cendre. Léa se réveille la bouche pâteuse et le corps amolli. Elle est seule dans son lit ; sur l’oreiller d’Hugo, un post-it jaune la nargue : « Désolé, tu es arrivée trop tôt, l’avenir est trop loin. »

    Le trottoir de Cardinal-Lemoine se peuple à nouveau de mémères, de chiens-chiens et d’étudiants pressés qui avancent droit devant sans télescoper la blonde aux yeux tricolores.

    Léa boit chope de champagne sur chope de champagne, sans souci du tournis, du geste moins sûr. Elle veut oublier celle qu’elle devint après la Toussaint. Mais comment occulter la dégringolade, les draps froissés par des inconnus ramassés au hasard dans un bus ou un bar ? Une œillade, un rire racoleur, et hop… la chambre de souris empeste la semence. Léa ne pense qu’à être broyée, inondée de plaisir, afin d’oublier que le plaisir l’a abandonnée. Elle devient brutale en amour, elle griffe, mord, rue, frappe, en fermant les yeux. Elle se venge ! C’est à Hugo que s’adresse cette violence. Comment a-t-il pu lui faire ça ? Chat doux ronronnant le soir, et le lendemain…, fantôme introuvable.

    Oh, Hugo ! Tu étais mon soleil, j’étais une conquérante, avec toi je n’avais peur de rien, nous étions le bonheur, nous étions uniques… Nos rires fous, nos conversations philosophico-romantiques, nos désirs de révolutionner le monde, ta bouche était l’ivresse, tes mains glissaient sur ma peau telle la brise en été… Tu voulais dix enfants, tu leur apprendrais le mandarin, tu les emporterais sur ton grand voilier, ton pur-sang qui caracolait, tu me promettais le tour des îles, tu m’apprenais le bruit du vent sur une mer étale éclairée par un quartier de lune, tu m’expliquais les étoiles. Nous n’étions pas sages, nous construisions l’avenir. Tu m’offrais l’éternité. Je n’ai récolté que la finitude.

    J’ai jeté le Louvre et son École dans la poubelle des souvenirs, la friperie n’a plus voulu de moi, j’ai dégoté une boutique de luxe dans laquelle venaient pavaner des cocottes friquées sans chagrin d’existence. Pendant un certain nombre d’années – beaucoup ; combien ? je ne sais plus –, j’ai trimballé ma rage et mon désarroi, jusqu’au jour où Papa est mort, Papa à qui je n’avais pas eu le temps de dire « Je t’aime », à cause de toi ! On a enterré le premier homme de ma vie, on a serré la main de ses amis, de ses associés, de ses subordonnés, de son adjoint. Son adjoint…Jean-Baptiste Silsed…Col anglais, cravate de golf, sourire de bon aloi, parole mesurée, décapotable jaune poussin. Il avait certes quelques centimètres en trop (tu étais si peu grand, Hugo, je m’étais habituée à regarder droit devant), mais il maniait à merveille les discours de condoléances : « Je vénérais votre père… Il a été mon mentor… Saurai-je avancer sans lui ?... J’ai perdu un dieu ! » Moi aussi je perdais mon dieu alors que j’avais encore besoin d’un tuteur. Jean-Baptiste avait trente-sept ans, une vie rangée et méticuleusement planifiée dans laquelle il me proposait la place d’honneur. J’en avais assez de la démesure, j’ai dit oui. En épouse docile, j’ai pondu un petit garçon, un futur col anglais qui pratiquerait l’art des courbettes. Cependant, je l’ai marqué de ton sceau, j’ai exigé qu’il s’appelle Hugo, je n’ai pas transigé, j’ai refusé le blason héréditaire : Baptiste. Il n’y aurait ni Louis-Baptiste ni Baptiste-Marie ! Pourquoi pas Baptiste-Aristobule, pendant qu’on y était ? Si Hugo était refusé, je rendrais collier de perles et bague de fiançailles, et je retournerais sur mon trottoir de la Mouffe. L’adjoint de feu mon père s’est incliné, Hugo bis a grandi en solitaire, en trop grande sagesse. J’ai vieilli dans l’aigreur et la révolte. Révolte contre toi, contre le monde entier.

    Je me suis mise à collectionner les papiers de qualité, les stylos à plumes très brillantes, les crayons et les gommes. Je me suis prise d’amour pour l’écriture, je suis devenue fuyante, évanescente, j’ai lu, observé, j’ai passé mes nuits à noircir de grands cahiers à spirales, j’ai beaucoup raturé, j’ai déversé une multitude de mots, ils giclaient sur les pages, comme un raz-de-marée. J’ai écrit, sans objectif, j’ai écrit dans le seul but d’écrire, j’ai vidé inconscient, subconscient et tutti quanti. Jean-Baptiste avait des relations dans l’Édition. Quitte à ce que sa femme écrive, autant que ce soit pour la gloire. Dès lors, j’ai structuré mes pensées. Je luttais pour prendre du recul face à mon histoire écorchée : je brouillais les pistes, falsifiais la vérité ; malgré mes efforts de gardienne du temple, tu suais à chaque page, Hugo, tu étais présent avec tes yeux de yorkshire, tes épis de fêtard, ton menton de marin, tes « ouais, ouais, ouais ». Dans ton sillage traînaient une blondinette, une rue pentue, des mémères et des chiens-chiens.

    Au bout d’un an de galère, j’ai envoyé des dizaines de manuscrits impeccablement reliés. Paris a été inondé, et moi j’ai tremblé. Je chancelais devant la boîte aux lettres, je lisais les refus laconiques ou sardoniques, j’étais un punching-ball sur lequel on frappait sans ménagement, chaque missive me faisait l’effet d’un uppercut, les rares commentaires m’envoyaient au tapis. Je désespérais, jurais cent dieux qu’on ne m’y reprendrait plus, et… hop… repartais en chasse. Il existait quelque part mon éditeur, restait à le débusquer ! Combien de fois ai-je remanié mon bijou qui invariablement était déprécié par un jugement négatif ? Prise en faute, je baissais la tête, tendais la joue, recevais ma gifle, et pondais une nouvelle version. J’étais droguée d’écriture, la reconnaissance publique était mon fantasme. J’avais trente ans, j’avais l’innocence de croire la maxime que j’avais placardée sur le mur de mon bureau : « Qui ose gagne ».

    Pendant dix ans, je me suis battue. Je me suis cramponnée à mon audace. Foin de tous les censeurs qui ricanaient devant et derrière mon dos ! Pendant dix ans, j’ai écrit, écrit, écrit…

    Monsieur mon mari, lui, ne croyait plus à la gloire depuis belle lurette. Il me laissait à mes occupations de femme du monde, pérorait dans les dîners et les cocktails : « J’ai épousé une femme, je vis avec une écrivassière. Résultat : j’ai embauché une bonne à plein temps ; je ne peux tout de même pas travailler avec des chemises crasseuses et me nourrir midi et soir au restaurant… Léa est très imaginative, mais elle n’a aucun sens des réalités. » Parle toujours, paon vaniteux ! Plus il plastronnait, plus la frénésie de l’écriture me galvanisait. J’ai délaissé ses pistons foireux, ai ciblé les maisons moins glorieuses mais plus aguicheuses. La Bifurcation a enfin été acceptée… sous conditions : sabrer, remanier, corser, peaufiner. Je suis devenue ermite. Hugo bis était demi-pensionnaire, ou en cours particuliers, ou dans des clubs ; Begonia, la bonne portugaise, gérait l’intendance domestique ; amis et mari n’existaient plus. Je n’étais plus de ce monde. Je mangeais par à-coups, me saoulais de verveine, bière, thé vert, café très turc, très fort. M’arrivait de dormir, trois à quatre heures, jour et nuit sans différenciation, il fallait bien calmer la bête, apaiser ma cervelle dans laquelle les mots et les images poursuivaient leur course folle. Mes cheveux s’allongeaient, mes cernes composaient un maquillage de plus en plus prononcé, je perdais des kilos tandis que mon roman enflait. J’écrivais, j’écrivais, loin de la réalité, l’imaginaire était mon seul univers.

    Le point final m’a projetée sur terre. J’ai coupé les mèches trop longues, trop sèches, j’ai investi salle de bains, salons de massage, pâtisseries, restaurants où j’invitais des flopées d’amis. Pendant ce temps, La Bifurcation prenait corps : maquette, épreuves, corrections, bon à tirer, imprimerie. L’associé de feu mon père, à qui je n’accordais aucune privauté, s’est lassé, il a pris appartement privé. Fini de supporter les idées déjantées d’une gratte-papier ! Il a enclenché une procédure de divorce et, dans son infinie bonté, m’a octroyé le droit de conserver patronyme et bagouses.

    Léa titube. Elle s’empare de la bouteille, boit cul sec ce qu’il reste du champagne, lèche le goulot et, par dépit, constate : marée basse, l’ivresse est terminée. Léa émet un grognement qui se veut rire. Ah, ça, Jean-Baptiste est grand seigneur ; il écorche, éjecte, mais ne tue pas ! Léa émet un ricanement qui a tout d’un sanglot. Que vais-je faire du fantôme que j’ai enterré depuis des lustres ? Vais-je le laisser ressusciter ? Comment cohabiter avec un poilu nauséabond ? L’embrumé de la rue du Cardinal-Lemoine existe-t-il encore ? Peut-on ramener à la vie quelqu’un qui a choisi l’inhumanité ? Peut-on encore aimer quand on ne sait plus ce que veut dire aimer ? Ça donne quoi dans la vraie vie un clochard et une bourgeoise ?

    Chapitre 3

    Trois jours plus tard…

    À 17 heures sonnantes, Léa, sans parapluie, investit le banc. Le ciel est d’humeur parisienne : mitigé. Léa est confiante… Nul doute que le fantôme va surgir du coin de la rue. Quand ? Tôt ou tard.

    Léa fume une cigarette, deux, cinq… Les minutes s’écoulent dans les volutes de fumée. Le ciel se lasse, choisit son camp – crachin qui poisse. Léa abandonne son poste. Demain est un autre jour, demain Hugo viendra.

    Durant une semaine, la bourge va guetter son rat de cave. Elle attend sans s’affoler, elle sait qu’il ne résistera pas, elle sait que dans La Bifurcation il va se reconnaître. Léa a tout son temps, aucun mari ne s’impatiente, aucun travail ne la mobilise et son livre prépare sa lente ascension. Tous les jours, vers 17 heures, on voit sur un banc de la Contrescarpe une blonde menue qui fume et lit. Les jours de pluie, elle est sous un parapluie jaune ; les jours de vent, elle s’enveloppe d’un châle kaki. Elle est la petite dame menue qui fume et lit un pavé pour passer le temps. Par curiosité, ou plutôt par réflexe, on glisse un œil sur le titre : Crime et Châtiment. Dostoïevski. Impossible de savoir quelle musique inonde ses oreilles. Elle est concentrée sur mélodie et prose russe. Si concentrée qu’elle ne sent pas la présence nauséabonde d’un autre lecteur. Lui, son livre est plus mince, légèrement écorné, c’est un livre qui a vécu à la dure. Un clochard avec un livre, ce n’est pas habituel ! Et un clochard qui jette son livre écorné sur le pavé d’une petite dame solitaire, c’est le summum de l’aberration !

    Léa sursaute, tourne la tête. Elle aperçoit le fantôme. Cela valait la peine d’attendre, n’est-ce pas ? Il est là, tel qu’autrefois, tel que la semaine dernière. Il s’est rasé cependant, mais la barbe repousse, ses joues sont parsemées d’un semis blanc. Il la zyeute avec la mine d’un gamin qui ne sait pas sa leçon et a peur d’être réprimandé. Par bravade, il lance :

    — Salut, l’écrivain ! Trop fort, votre book. Il ressemble à la vraie vie, à la chienne de vie qui m’a bousillé. Vous êtes médium ou quoi ?

    — Salut, le rat ! Je vous l’avais dit que vous apprécieriez.

    — Calmos l’écrivain. Triomphez pas trop vite. Comment je pourrais aimer un truc qui me renvoie dans la gueule tous mes échecs ?

    Léa, subitement, a envie de l’enlacer et de le consoler. Les vingt ans écoulés n’ont pas été un échec puisqu’ils ont abouti sur ce banc vert d’une place de Paris. Ici même, elle a retrouvé son Hugo, son soleil. Elle a envie de le sortir de sa mouise, de rattacher les wagons de leur histoire. Elle le regarde comme autrefois lorsqu’il dormait et s’offrait en toute candeur. « Je récupère mon dû » surgit dans son esprit, le fou rire la prend. Gus ne comprend pas.

    « C’est ça, foutez-vous de ma gueule ! Séance gratuite aujourd’hui, l’animal de cirque est sorti de sa cage… Vous me gonflez, l’écrivain. Je me casse. Marre de jouer à l’intello.

    — Restez, Hugo. Un jour, vous saurez ce qui m’a réjouie.

    — J’ai dit : pas de familiarités. Hugo est mort, Hugues me file de l’urticaire, on s’en tient à Gus… C’est quoi ce que vous lisez ?... Crime et Châtiment… Fedor Dostoïevski… Autrefois, je l’ai dévoré.

    Léa lui offre une cigarette. Dans une parfaite synchronie, ils étendent et croisent leurs jambes de la même manière – pied droit sur pied gauche – tandis qu’ils exhalent leur première bouffée de fumée comme s’ils soufflaient sur les bougies d’un gâteau d’anniversaire. Les tics d’antan surgissent, la séparation n’a pas aboli les manies. À vingt ans, ils flânaient de banc en banc, s’y avachissaient tels des babas cools défoncés. « Pose deux de tension », marmottait Hugo ; « les ondes positives, en circulant de bas en haut, aèrent les esprits. » Vingt ans après, la pose est aussitôt adoptée et la phrase magique sort des deux bouches. Au même diapason, Hugues et Léa claironnent : « Pose deux de tension. » Léa cligne de l’œil, Hugues est pris de tremblements ; il jette sa cigarette, replie les jambes, prêt à s’enfuir. Léa lui agrippe le bras.

    — Attends, Hugo ; nous avons vingt ans à combler.

    — Saperlipopette… Ouais, saperlipopette… C’était donc pas des inventions ton roman ?

    Léa éclate de rire.

    — Tu dis encore « saperlipopette » !

    — Ce mot me colle à la bouche. Mon éducation m’a marqué. Et c’est une façon de rester arrimé à celui que j’étais… Comment tu m’as retrouvé ?

    — Je ne t’ai pas cherché. Le destin nous a mis en présence. Nul, ce cliché, mais la vie est une succession de clichés.

    — On fait quoi maintenant ?... La dérive des continents est une banalité à côté du fossé qui nous sépare. On est sur deux planètes, toi et moi. Tu vas te salir les pieds dans mon caniveau, la bourge.

    — Tu m’énerves, le rat ! Nous avons des choses à nous dire. En plus, il pleuviote, j’ai froid et tu empestes. Nous rentrons.

    — Où ça ? Sur ma bouche de métro ?

    — Chez moi. Je ne te lâche plus. Et tu as intérêt à filer droit, sinon j’écris ta vie. Je vais l’imaginer à défaut de la connaître. Dommage, la vérité sera tronquée, nous serons vraiment bousillés.

    Muet soudain le rat d’égout. De ses doigts crasseux dont il a honte, il effleure la main de Léa, n’ose la serrer. Mais… avoir chaud, s’étendre sur un vrai lit dans des draps parfumés à la propreté, manger un vrai repas avec chaise, table, nappe et couverts, se soulager dans de vraies toilettes, quitter ses habits de misère, singer les bourgeois… ça le tente bougrement ! Mais… après… c’est quoi la suite du film ? On retourne à la case pourrie, plus d’Hugo le magnifique ?... Pas sûr d’avoir gardé le mode d’emploi de la civilité, terrorisé à l’idée de redevenir humain. Saleté de destin, ouais, ouais, ouais…

    Chapitre 4

    Léa habite rue des Écoles, non loin de la maison d’édition qui l’a élue. Dire qu’elle a bombardé Paris de ses manuscrits, et que le bienfaiteur était à portée de main ! Elle a gardé l’appartement conjugal dont la façade est masquée par la frondaison touffue des arbres. Le feuillage rouille fait un joli contraste sur la pierre blanche, on dirait des taches de vieillesse sur la peau d’une aristocrate centenaire.

    Hugues traîne le pas ; son cœur s’emballe dès qu’il franchit le seuil ; il s’essuie les pieds sur le paillasson, jette des regards à la dérobée. Manquerait plus que la concierge ou un occupant de l’immeuble débarque ! Ça ferait mauvais genre pour l’écrivain, car en ramenant un pouilleux, elle enfreint les codes d’une société érigée en castes.

    Des odeurs oubliées titillent ses narines : chlore, cire, bois humide. Il observe le vieil ascenseur : battants en verre, grille qui grince, porte ouvragée où l’on se coince les doigts une fois sur deux. Il hésite à se regarder dans la glace, il a trop peur de se voir tel qu’il est devenu : un spectre, un primate. Le cerveau a enregistré l’image d’un homme bien de sa personne : un visage carré, des yeux légèrement globuleux, une chevelure aussi noire qu’un sarment calciné, des épis en quinconce. Ça, c’était avant de croupir dans la rue. Pourtant, le cerveau a tant imprimé l’image d’antan qu’Hugues sursaute à chaque fois qu’il croise son nouveau reflet. Comme si par quelque sortilège, un étranger avait investi son corps, comme si le diable avait pris apparence humaine.

    — C’est long, l’ascension. Tu crèches au paradis ?

    — Dans son antichambre. Nous nous arrêtons au quatrième...

    Au-dessus, il y a encore deux étages : celui des balcons et celui des pigeonniers.

    — Ça veut dire quoi : les balcons et les pigeonniers ?

    — Les immeubles haussmanniens arborent leurs balcons au troisième et au cinquième, question d’esthétisme ; les chambres mansardées ont des allures de pigeonniers. Aurais-tu oublié à quoi ressemble une mansarde ?

    — Ne parle pas du passé. Pas encore. Laisse-moi m’habituer au présent.

    La cabine s’arrête en hoquetant. Le palpitant d’Hugo synchronise, il hoquette. Extrasystoles, déclarerait un spécialiste ; chamade, ajouterait l’écrivain. Parquet, rampe et porte sont d’un bois lisse au teint de miel, les poignées de cuivre aveuglent. Léa ouvre, fait signe à l’invité de passer le premier, il hésite, elle lui attrape la main et le tire, il est lourd, il est vissé au sol, il refuse d’avancer, elle saisit l’autre main, elle tracte la masse, il daigne obtempérer, cherche où poser ses godillots, se tétanise lorsqu’il sent le corps de Léa se plaquer contre le sien ; il ne bouge pas, bras ballants, il est presque au garde-à-vous, il a honte de son odeur de tranchée, honte de son caban troué délavé, il voudrait tant enlacer celle qui s’offre, reprendre entre ses mains le visage tant de fois caressé, si souvent évoqué. Ce visage qui l’a écarté de la mort, qui lui a donné le sursaut de continuer. Il respire à nouveau son odeur de brioche. Il aimerait la rudoyer, lui interdire l’accès de ses émotions, lui asséner une gifle et s’échapper. Mais la dame s’éternise, ses doigts partent à l’aventure, frôlent les sourcils, les poils drus de la barbe naissante, les lèvres gercées.

    — Suffit, l’écrivain ! T’es pas en séance de repérage pour ton prochain roman. Je pars !

    Léa ferme sa lourde porte à triple serrure blindée.

    — Première étape : un bain. Ce ne sera pas du luxe, tu pues tellement que tu ferais fuir un charognard.

    Elle l’entraîne de force dans un long couloir crème et bordeaux aux murs tapissés de tableaux et photos. Hugues a le vertige, ça tangue aussi fort que sur son bateau bahuté par un vent de force 6. Force 7 est amorcée à la vue de la baignoire d’un autre siècle d’un blanc provocant. Hugues est obligé de s’appuyer au chambranle de la porte. Tout va trop vite, il n’est pas à un stage commando ; il devrait commencer par la cave, puis le local à poubelles, emprunter l’escalier de service, grimper jusqu’au grenier ; il gravirait les échelons pas à pas, comme dans un jeu de piste – « tu chauffes, tu brûles » – il accéderait à la civilisation par degrés, sans précipitation ; il aurait droit à des jokers, il pourrait brandir le pouce, passer son tour, reprendre en marche le train, le souffle, le rythme, la vie, l’estime, la tête et les pensées d’un être humain ; quand il aurait coché toutes les cases, il se jetterait à l’eau, il barboterait, il renaîtrait. Pas la peine de se saborder avant la déferlante ni d’être acculé à la capitulation avant la mise à l’épreuve.

    L’idée lui vient d’offrir à Léa un stage d’aguerrissement. En l’amenant sous les ponts de Paris, il pourrait lui montrer l’envers du décor : le froid, la pluie, la canicule, la puanteur, le litron d’un rouge calamiteux, l’humiliation de la main tendue, le désir d’être un pigeon pour être considéré et recevoir quelques miettes, les poux qui crapahutent, les ongles en deuil, les ongles qui peu à peu se transforment en corne, les cors qui se cramponnent sur des orteils sans cesse suintants, le cul qui souffre des surfaces dures – trottoirs, bancs, chaises –, le dos qui craque et se coince ; et surtout, l’indifférence alentour, les non-regards, les haut-le-cœur, les gens qui refusent de s’asseoir à côté de vous dans le bus, qui s’éloignent de vous dans le métro, qui appellent la police et les services de dératisation pour que vous déguerpissiez ; le passé qui devient mirage, l’avenir utopie, le présent enfer. Oui, Léa devrait apprendre pourquoi on s’évertue à rester en vie alors que la vie vous a rayé de ses registres. Après un tel stage, elle contemplerait sa salle de bains avec des yeux de sainte Bernadette à qui la Vierge apparaît, elle regarderait l’eau couler, la mousse faire des bulles, elle exulterait en respirant l’odeur du savon, les produits de beauté lui sembleraient des œuvres d’art. Elle vivrait l’instant présent sans automatismes, elle serait la conquérante d’un Nouveau Monde.

    Hugues fixe la flaque dont les miroitements l’hypnotisent.

    — J’ai le trac. Je savais même plus que les baignoires existaient.

    Léa tourne les robinets, ajoute du gel moussant, pianote des doigts pendant que l’eau emplit la baignoire. Elle referme les robinets, plonge son coude afin de vérifier la température. Satisfaite, elle s’approche d’Hugo avec la mine d’une nurse. Elle commence à lui retirer son caban, tire sur la manche gauche du pull.

    — Eh, bas les pattes ! Tu me touches pas. Si tu veux que je trempouille, sors d’ici. Je te siffle quand j’ai fini.

    — Voilà une pierre ponce, une brosse à ongles, un gant de crin, du shampoing. Frotte fort, tu as accumulé toute la crasse de Paris. Je veux voir tes tympans rutiler.

    — Ouais, Maman.

    Léa s’en va, revient.

    — Dans le tiroir du haut, il y a une brosse à dents, du dentifrice, un rasoir et de la crème… N’oublie pas, Hugo : peau neuve !

    — T’as pas changé.

    — Si. Tu le sauras bien assez tôt.

    Une fois seul, Hugues admire les lieux. Par réflexe, il inspecte la tuyauterie : Besoin de changer les joints… Pfft, toutes pareilles, les bonnes femmes ! Il s’aperçoit dans le miroir en pied, se dégoûte, se retourne et commence son strip-tease.

    À quand remonte le dernier nettoyage ?... Deux mois ?... Plutôt trois, c’était en juin, l’équipe de la Croix-Rouge m’avait embarqué pour une sale toux qui traînaillait. On m’a soigné, j’ai eu droit en prime à la douche. Rapidos, la douche, sans savon : faut pas se réhabituer au luxe. Et un clodo propre, ça n’inspire pas confiance, ça doit être un de ces romanichels qui se font passer pour mendiants et qu’on retrouve le soir à la supérette du coin s’offrant du simili foie gras et du mousseux qui arrache les entrailles.

    Au fur et à mesure que les vêtements atterrissent sur le sol, une odeur de canalisations bouchées envahit la pièce. Hugues en prend conscience. Il trempe un pied dans la baignoire. Ouh, c’est chaud ! Il ferme les yeux, enfonce le second pied, pose ses mains sur les rebords luisants, s’accroupit ; Aie, mes reins ; s’assoit, glisse, son corps bascule à la renverse, il se cogne la tête. Le choc provoque un remuement dans l’eau qui gicle, la mousse voltige, retombe en flocons dans le nez et les yeux du faux noyé, la vue en est troublée ; comme s’il avait avalé une dose d’ecstasy, il louche sur des arcs-en-ciel qui dansent et piquent. Alors Hugues éclate de rire, il redevient un gamin : il tape dans l’eau, jongle avec les bulles, joue à cache-cache avec ses orteils. Il se souvient : enfant, il sortait un doigt… « Bonjour, le doigt » ; le doigt filait sous l’eau, Hugo jubilait, Hugo lançait « Caché ! » S’il avait eu un fils, il lui aurait appris la combine du doigt caché. Il n’a pas eu de fils, ni de fille. Il n’a plus de femme, il est un sans-abri abritant la crasse. Hugues ne rit plus.

    Il attrape les objets que Léa a disposés sur un petit guéridon entre un bouquet de roses et des bâtonnets d’encens. Bizarres, les femmes. Faut toujours qu’elles s’entourent de babioles ridicules. Avec concentration, il s’attaque au désastre, traque chaque particule de saleté. Peu à peu, l’eau tiédit, se transforme en mare sur laquelle flottent des filaments grisâtres.

    Derrière la porte, Léa intervient :

    — Douche-toi avant de sortir de l’eau. Pas la peine d’emmagasiner des restes de crasse. N’oublie pas, peau neuve !

    La douche, il connaît, sauf que celle-là elle est à jet directionnel et à intensité variable. Ça l’amuse bougrement de s’offrir un chaud-froid de haut en bas juste en appuyant sur un bouton. Il sort de la baignoire avec mille précautions, s’enroule dans une serviette, ouah, il respire une bouffée de tiaré à s’en bousiller le tarin. Puis il se rase avec des airs de gentilhomme, fait tournicoter les cotons tiges dans ses oreilles et se brosse les dents avec application. Soudain, il croise son reflet dans la psyché. Choc ! Choc de voir son corps qui s’affiche dans toute son indécence. Le ventre s’est épaté, le sexe a grise mine

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