Quel management pour quelle justice?
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En réunissant des praticiens et des académiques, l’A.S.M. et le Centre Perelman de philosophie du droit de l’Université Libre de Bruxelles ont souhaité proposer non pas un nouveau plan demanagement, mais une réflexion sur la nature, la logique et la dynamique sous-jacente des dispositifs concernés. L’objectif est de permettre de faire des choix en connaissance de cause.
Cette problématique qui est au coeur du fonctionnement de l’institution judiciaire a été analysée au travers des instruments déjà utilisés en Belgique – ou qui le seront prochainement –, et de ceux qui sont appliqués à l’étranger.
Dans la ligne de la spécificité de l’A.S.M. qui prône l’ouverture vers l’extérieur, l’analyse comparative a été étendue aux méthodes en vigueur dans les cabinets d’avocats internationaux ainsi que dans le monde hospitalier.
Cet ouvrage qui reprend les actes du colloque organisé en mai 2012 est structuré en trois parties :
• Une analyse des pratiques et projets dans le domaine du management judiciaire,
• Une mise en perspective au niveau européen et international du mouvement de « managérialisation » de la justice,
• Une réflexion sur le sens et les enjeux de cette « managérialisation ».
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Book preview
Quel management pour quelle justice? - Éditions Larcier
Pour toute information sur notre fonds et les nouveautés dans votre domaine de spécialisation, consultez notre site web : www.larcier.com
© Groupe De Boeck s.a., 2013 Éditions Larcier Rue des Minimes, 39 • B-1000 Bruxelles
Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
Cette version numérique de l’ouvrage a été réalisée pour le Groupe De Boeck. Nous vous remercions de respecter la propriété littéraire et artistique. Le « photoco-pillage » menace l’avenir du livre.
ISBN 9782804461300
Introduction
Le 10 mai 2012, au nom du Centre Perelman de philosophie du droit de l’U.L.B. et au nom de l’Association syndicale des magistrats, j’ai eu le très grand plaisir d’ouvrir la journée d’étude consacrée au management de la justice.
Le titre de cette journée « Quel management pour quelle justice ? », tout en questions, est très révélateur de ce que les organisateurs avaient entrevu. Entrevu seulement, car la grande richesse d’un colloque consacré à ce type de sujet est que l’on ne sait pas ce qui va en sortir.
Ce thème venait à son heure, car, depuis dix ou vingt ans, les esprits ont fort évolué. Il me semble qu’au début de ce siècle encore, le magistrat belge moyen était partagé entre deux sentiments forts :
1. Ça ne va pas. Exemples : l’arriéré, les lois innombrables et absconses, la distance entre les besoins sociaux et la réponse judiciaire, l’incompréhension entre la justice et la société.
2. Et en plus, on veut nous faire avaler quantité de changements imbuvables. Exemples : l’évaluation, le C.S.J., le nouveau langage judiciaire, l’outil informatique, les calendriers de mise en état.
Ce magistrat-là n’était pas prêt à faire entrer le management dans le champ de ses pratiques. Ancré dans les usages anciens, fermé au modernisme, il ne pouvait qu’écarter les changements imposés.
En une dizaine d’années, les choses n’ont-elles pas un peu changé ? Si, au point que les magistrats ressentent que l’intérêt du service exige que l’on harmonise les méthodes de travail et que nous travaillions les uns avec les autres en vue d’objectifs communs. Même l’évaluation, que nous avons de bonnes raisons de critiquer, a fini par être admise dans son principe sans que quiconque ose encore dire qu’elle limite sa sacro-sainte indépendance. Partons de ce postulat que les magistrats et la société sont, plus que par le passé, prêts à admettre que certaines méthodes propres à la conduite des organisations doivent s’appliquer aux structures judiciaires.
Mais alors, revenons aux deux sentiments entre lesquels balançait notre magistrat de l’an 2000. Je l’avais décrit comme réfractaire au changement : il n’est donc plus tout à fait comme ça. Il était aussi très insatisfait. Aujourd’hui, le même magistrat n’a sans doute pas beaucoup de raisons d’être moins insatisfait. Mais la perspective des changements, à laquelle il semble plus ouvert, peut lui donner un peu d’optimisme. Et ce qui pourrait bien changer le plus vite dans la réalité de ce magistrat, ce sont les règles et méthodes de conduite de l’organisation, qu’elles opèrent dans le domaine de :
— la définition des objectifs de l’organisation,
— l’imposition d’une rentabilité et de l’estimation de la charge de travail,
— l’harmonisation des méthodes de travail et des outils, notamment informatiques et documentaires, de communication,
— les contraintes liées à l’intégration de l’œuvre du magistrat et de la justice dans une chaîne qui comporte d’autres opérateurs et d’autres fonctions,
— la gestion des budgets et des moyens disponibles,
— l’agenda et la gestion de la durée (des procédures, des tâches, etc.),
— la mesure de la qualité du service,
— la centralisation et l’autonomie de gestion,
— la structure des juridictions et des parquets, le statut des chefs de corps et l’adjonction de gestionnaires.
Et j’en passe. D’ailleurs, le sujet est si large qu’il ne faut surtout pas reprocher aux organisateurs de ce colloque – ni aux actes publiés à sa suite – d’avoir manqué à l’exhaustivité. Ce serait mission impossible.
J’ai dit les magistrats d’aujourd’hui moins réfractaires que leurs aînés à ces changements. N’exagérons rien ! Par nature, ces gens-là sont critiques et indépendants, ce qui peut les conduire à une protestation intelligente. Pourquoi iraient-ils admettre qu’on leur impose des pratiques uniformes ou des comptages et des statistiques sans queue ni tête qui leur feront perdre un temps rare et précieux ? Ils seront d’autant plus réfractaires à la bureaucratie si celle-ci est le fait d’une administration étrangère au monde judiciaire, qui pourrait par là s’assurer une suprématie sur le troisième pouvoir. Et l’idée de pureté ou d’indifférence du magistrat dans son rapport à l’argent peut aussi lui rendre détestable toute idée d’amélioration de la rentabilité de son activité, surtout si les méthodes adoptées s’assimilent à celles du monde des entreprises qui lui semble si étranger au sien.
Le management a mauvaise presse en raison de ses effets pervers : certains consacrent toute leur énergie à être bien cotés, ceux qui se consacrent au service n’en ont pas le temps. Bien pire : les chefs de corps, devenus dévoués gestionnaires et non plus seuls maîtres à bord, obnubilés par la nécessité d’offrir la meilleure image et les plus beaux chiffres, n’ont guère le loisir d’agir sur la réalité du terrain. Au point que certains posent la question : le manager est-il un animal nuisible ? Et puis, soyons réalistes : l’amélioration d’une organisation grâce aux techniques du management est-elle possible en période de crise prolongée, où la seule rationalité qui permette de garder la tête hors de l’eau est celle de la débrouille de chaque instant ?
Y a-t-il dans tout cela des freins, voire de bonnes raisons de faire barrage aux méthodes du management, à la définition d’objectifs d’organisation, à la planification, au pilotage, au leadership et au travail d’équipe, au contrôle et à la qualité ?
J’en viens à la question ultime de la journée d’étude et du présent ouvrage. L’ouverture de la société et des magistrats à ces changements permet d’entrevoir, espoir ou crainte, une transformation de la justice. Que va donc devenir la justice ? C’est la deuxième partie de notre titre : « pour quelle justice ? ».
Qu’adviendra-t-il de nos valeurs, celles qui constituent le matériau dont est faite la justice que nous connaissons ? Il n’y a guère, avec quelques collègues représentant le Conseil supérieur de la justice, le Conseil consultatif de la magistrature et Magistratuur en Maatschappij, représentant moi-même l’A.S.M., nous étions reçus par la commission de la justice du Sénat pour défendre que la limitation du recours aux chambres à trois juges en instance d’appel était une fausse bonne idée, même si l’objectif, louable, était de libérer du temps de magistrat pour d’autres tâches. Nous avons tenté une opposition argumentée aux deux textes adoptés dans le sens d’une telle limitation par la Chambre des représentants. Notre argument central était pour nous une évidence : à trois, on décide mieux que seul. Et nous étayions cet argument : la dialectique qui aboutit à un avis majoritaire, le sentiment de moindre arbitraire que peut ressentir le justiciable, la formation composite du siège, etc. Rien n’y fit, les parlementaires ne nous croyaient pas sur parole. Comment prouver que la qualité des décisions rendues à trois était supérieure à celle des décisions rendues seul ? Cette évidence héritée de notre culture judiciaire, la supériorité de la collégialité, était ainsi mise en doute. Ce genre de mise en cause de nos fondamentaux nous arrivera de plus en plus souvent. Autre exemple : la liberté de la jurisprudence. Un simple juge d’instance, dans notre système, a le pouvoir d’écarter la jurisprudence de la Cour de cassation. Un économiste verrait sans doute là une immense source de perte de temps et d’énergie : il serait tellement plus rentable de dire qu’une fois une question tranchée, on cesse de se la poser au prix de lourdes procédures. Alors que nous y voyons un principe de base de notre système d’application et d’interprétation de la loi. Si on limitait cette liberté de la jurisprudence, on jugerait peut-être plus vite. Jugerait-on aussi bien ? Selon quels critères ? Tel est le niveau élevé de réflexion que nous avons tenté d’atteindre dans la troisième partie du colloque et de cet ouvrage. Ajoutons, pour la petite histoire, que les sénateurs de la commission de la justice, se demandant comment prouver que la qualité des décisions rendues à trois était supérieure à celle des décisions rendues seul, étaient en recherche d’indicateurs objectifs et même quantitatifs permettant de mesurer ces qualités respectives. La preuve par les chiffres. Une illusion ? Et l’issue provisoire des débats fut logiquement d’inviter la ministre à produire les chiffres respectifs des cassations et des réformations des décisions rendues par des chambres à juge ou conseiller unique et par des chambres à trois magistrats. Pourquoi pas ?
J’en viens à la structure des actes, correspondant au programme de la journée d’étude. Elle est constituée de trois parties :
— Premier temps : portant nos regards à l’intérieur des frontières du système judiciaire belge, nous abordons les expériences en cours et les projets qui se dessinent et nous tentons de cerner le sujet en évoquant ce que sont les technologies managériales.
— Deuxième temps : quittant le terrain du système judiciaire belge, nous partons à la découverte des réalités françaises et néerlandaises et celles d’une juridiction d’un autre type : la Cour de justice de l’Union européenne. Nous avons aussi voulu sortir du judiciaire pour voir comment, dans d’autres domaines qui ont de l’avance sur le nôtre, s’était passée la mise en place des méthodes du management. Ces domaines sont ceux des établissements hospitaliers et des cabinets d’avocats internationaux.
— Le troisième temps est celui de la réflexion, de la recherche de sens, de la philosophie et de l’imagination de ce que deviendrait la justice sous l’effet des technologies du management et des contraintes de la performance. Belle occasion d’approfondir la question de l’indépendance de la justice.
En prenant l’initiative de ce colloque et de cet ouvrage, nous projetions d’étendre l’approche comparée à deux autres expériences de management : celle de la Justice aux Pays-Bas et celle des cabinets d’avocats internationaux. Cela n’a pas été possible mais nous y reviendrons sans doute en d’autres occasions.
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À partir de 1998, dans la foulée de l’affaire Dutroux, s’affirme une forte volonté politique et citoyenne d’obtenir un droit de regard sur l’efficience de la justice, notamment par rapport aux moyens octroyés¹.
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