Le Maître inconnu: Tome I
By Ligaran and Paul de Musset
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Le Maître inconnu - Ligaran
Introduction
I
Lorsqu’on trouve sur le livret d’un musée cette désignation malheureusement très fréquente « par un maître inconnu, » cela ne veut pas toujours dire qu’il y a incertitude sur le véritable auteur du tableau et que les avis peuvent être partagés. Cela veut dire le plus ordinairement que la touche du peintre diffère de tout ce qu’on connaît, et que le tableau ne peut être attribué à aucun des maîtres dont on sait les noms. Il n’y a presque pas de galerie qui ne renferme plusieurs de ces enfants trouvés de l’art. Au musée de Rouen, j’en comptais l’autre jour trente et un, parmi lesquels une dizaine au moins d’ouvrages de premier ordre. Quelle fatalité a pu maintenir dans l’obscurité tant d’hommes de génie ? Combien d’autres ont traversé ce monde en y laissant quelque gage isolé de ce qu’ils savaient faire ? Dira-t-on, après cela, que la gloire vient toujours chercher le vrai talent ? Le premier catalogue qui vous tombe sous la main, n’est qu’un registre affligeant de la légèreté humaine. À côté du chef-d’œuvre couronné, le chef-d’œuvre auquel personne n’avait pris garde ; à côté du maître comblé de biens et d’honneurs, dont cent biographes ont écrit la vie, le maître inconnu dont on ignore le nom et pour qui l’oubli ou le malheur ont efficacement remplacé le masque de fer du prisonnier de l’île Sainte-Marguerite.
Au mois de mai 1845, dans une petite chambre du Schwarz-Adler, à Munich, je parcourais les manuscrits vénitiens de la collection de Camerarius, que les très complaisants bibliothécaires avaient bien voulu me confier, lorsqu’un Français, M. M. vint me proposer de me conduire chez le baron de K., qui avait, disait-il, une fort belle galerie de tableaux. C’était par grande faveur que j’étais admis à contempler les trésors du baron, et mon guide me vanta si haut cette grâce, que j’en conçus un peu de défiance. Les possesseurs d’objets d’art n’ayant pas accoutumé de dérober aux curieux leurs découvertes, j’augurai mal de cette galerie dont le propriétaire semblait commander d’avance l’admiration, en feignant de craindre les profanes. Je trouvai cependant chez M. de K. plusieurs ouvrages rares et précieux, entre autres, un Albert Durer, un Holbein, des Ribeira et des paysages flamands. Il y avait encore deux grands Bassano ; et, comme je les regardai à peine, M. de K. paru piqué de mon indifférence. Nous eûmes une petite discussion au sujet de ce peintre ; après quoi le baron, craignant sans doute de me laisser sur une impression peu agréable, interrompit ma phrase d’adieu et de remerciement pour me dire d’un ton diplomatique :
– Ce n’est pas tout, cher Monsieur. Nous avons là-bas un petit post-scriptum ; c’est mon cabinet de travail, où jamais personne ne pénètre. Je ferai pour vous une exception à mes habitudes.
La porte de l’impénétrable cabinet s’ouvrit, et je me trouvai en face de cinq portraits de femmes d’une beauté remarquable, tous évidemment du même peintre. Je ne sais quoi d’exalté dans les attitudes et la physionomie de ces cinq figures semblait indiquer qu’un même sentiment ou une destinée semblable avaient uni de loin ces cinq personnes, qui peut-être ne s’étaient jamais rencontrées. Le peintre seul aurait pu dire quel lien secret avait existé entre elles. À la diversité des costumes, on voyait que le maître avait voyagé.
– Que pensez-vous de ces jeunes dames ? me dit le baron d’une voix flûtée. Les agréments de leurs visages vous parlent-ils en faveur de celui qui a copié leurs traits ?
– Ces visages-là, répondis-je, sont plus aimables que les légumes et les poissons du Bassano. Mais, outre le choix des modèles, la peinture est admirable, et pour vous prouver que je ne marchande point mon enthousiasme, je passerais avec plaisir une heure devant ces cinq toiles.
– J’y ai passé des années, reprit le baron, et ce longtemps n’a pas été perdu. Examinez un peu cela de près ; cherchez de qui ce doit être, et faites-moi part de vos conjectures.
– Si votre intention, répondis-je, est de vous assurer que je ne suis point un expert, vous en aurez bientôt la certitude. Mes conjectures ne me mèneront pas loin. Je ne connais point ce peintre ; mais je croirais volontiers qu’il a vécu au XVIIIe siècle, qu’il est sorti de l’école française, et qu’il a emprunté, en voyageant, quelques procédés aux maîtres étrangers.
– Peut-on savoir sur quoi vous fondez votre opinion ? Demanda M. de K…
– Le voici : pour le temps où vivait le peintre, on le reconnaît aux ajustements de ces dames. Celle-ci qui est française, porte des manches et une coiffure à la mode vers 1750. L’artiste semble s’être appliqué particulièrement à bien rendre l’expression du regard. Il y a réussi sans tomber dans l’exagération sentimentale et un peu maniérée de Greuse. Si je ne me trompe, il a donc précédé Greuse de quelques années. Sa manière est large et hardie. Quatre ou cinq séances ont dû suffire à terminer ces portraits, que l’on prendrait pour des têtes d’étude si les accessoires et un certain air de réalité que l’on distingue sur ces visages n’écartaient toute présomption d’idéal et de fantaisie. On ne sent point cette fatigue qui s’empare du modèle pendant les ennuis d’une séance. Les traits et la physionomie ont été saisis au vol. Rien ne paraît inventé. Le progrès qu’on remarque d’un ouvrage à l’autre indique leur ordre chronologique, et permet de suivre à la fois les études du maître et son itinéraire.
– Tracez-moi un peu cet itinéraire, dit le baron. Combien je vous aurais d’obligation, ô Monsieur, si vous pouviez me donner quelqu’éclaircissement sur les tableaux que je possède !
– Puisque vous avez envie, répondis-je, de vous divertir à mes dépens, je n’ai garde de vous refuser ce plaisir, à condition que vous relèverez mes erreurs, et que vous me direz ensuite le nom et l’histoire de ce peintre intéressant.
– L’itinéraire, cher Monsieur, l’itinéraire, je vous en prie.
– J’y consens. Le plus ancien en date de ces ouvrages, celui où l’on sent le génie qui cherche et la main qui essaie, est cette petite fille pâle et malade. Le second est cette dame avec des airs d’héroïne et une toilette pompadour. Ces deux figures témoignent que le peintre a fait ses études à l’Académie de Paris du temps d’un Coypel, ou de quelque autre maître français.
– Ou de quelque autre, en effet, interrompit le baron, à moins qu’il n’ait étudié dans aucune académie. Mais poursuivez, de grâce.
– Le troisième est cette jeune fille, avec de longues tresses de cheveux qui lui pendent sur les épaules. Le paysage que je vois par une fenêtre ouverte détermine le lieu, mieux encore que la coiffure du modèle. Votre peintre voyageait alors en Suisse.
– Vous brûlez ! s’écria le baron.
– Le quatrième ouvrage est cette femme qui joue du clavecin. À ses yeux couleur de myosotis, on la reconnaît pour allemande. Quand au cinquième portrait, le plus beau sans comparaison, nierez-vous qu’il ait été fait à Rome ? Ne voit-on pas le peintre échauffé par le contact des maîtres italiens ? Cette image est celle de sa Fornarina, et il sera mort entre les bras de cette belle personne.
– Cher Monsieur, dit le baron, en prenant une voix de fausset aigre-doux, dans ces observations que d’autres m’avaient déjà communiquées, et qui, d’ailleurs, sautent aux yeux de tout homme un peu exercé, vous venez de déployer une sagacité bien rare. Autant de paroles, autant de traits de lumière. Regardez sur le catalogue de mes tableaux la confirmation de tout ce que