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Contes et légendes étiologiques dans l'espace européen: Essai littéraire
Contes et légendes étiologiques dans l'espace européen: Essai littéraire
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Contes et légendes étiologiques dans l'espace européen: Essai littéraire

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Cet essai littéraire permettra de mieux comprendre l'origine de certains contes étiologiques européens

Le conte étiologique ou explicatif est appelé à fournir une réponse aux questionnements sur l’ordre des choses, l’origine des espèces, leurs particularités, etc. Dans l’absolu, le corpus étiologique a la vocation de constituer une cosmogonie, une vision du monde cohérente expliquant l’origine et le fonctionnement de l’univers. La notion d’étiologie met en relief la diversité des genres narratifs : conte dans ses nombreuses variétés, du merveilleux au facétieux, légende, chant, mimologisme, etc. Dans la tradition orale, qui reste vivante dans plusieurs pays de l’Est de l’Europe, les récits étiologiques font partie intégrante d’un vaste ensemble de pratiques sociales qui participe à la construction de l’identité collective. Fortement marqué par la religion chrétienne et par la vision dualiste de la création, le corpus étiologique contient des motifs plus anciens, relevant du fonds mythologique indo-européen.
Mais le discours étiologique ne se limite pas à la littérature orale, il est omniprésent dans la culture européenne dès l’Antiquité et jusqu’à aujourd’hui. Il apparaît au moment où l’homme commence à ressentir le désir de savoir et d’expliquer, où la société se construit sa genèse. On découvre sa forte présence à travers les époques dans des domaines aussi divers que la prédication médiévale, les jeux de salon ou encore le marketing politique et commercial.

L’ouvrage qui réunit les articles de vingt-trois spécialistes venus de neuf pays d’Europe apporte une contribution majeure à l’analyse du conte étiologique et à la meilleure compréhension du phénomène étiologique.

A PROPOS DE L'AUTEUR

D'origine russe, Galina Kabakova a obtenu un doctorat en lettres. Elle est spécialisée dans le monde littéraire slave. Elle est également docteur en anthropologie sociale et enseigne la civilisation russe à l'université Paris- IV Sorbonne.

EXTRAIT

En éditant leur recueil de contes populaires allemands, Deutsche Kinderund Hausmärchen (1812), les frères Grimm ouvrent une brèche où tout le monde s’engouffre, tôt ou tard, avec plus ou moins de succès. Leur collecte n’est pas un fruit du hasard ; derrière les Grimm, c’est tout le national-romantisme qu’on retrouve, et avant tout, la théorie du relativisme culturel de Herder, son idée de l’« esprit du peuple » (Volksgeist), sa conviction que le génie est toujours national et que celui du peuple constitue la source de toute fécondité artistique1. D’où, selon lui, la nécessité des collectes, des études, de la sauvegarde des traditions populaires. Or, qu’y a-t-il de plus national que la langue elle-même ? Si le langage représente l’expression immédiate, naturelle et spontanée de l’esprit du peuple, le langage le plus authentique serait forcément le langage populaire. Ceci est un point important : en attirant l’attention sur la langue, Herder déplace les accents d’une façon significative : ce n’est plus uniquement l’intrigue, l’histoire qui compte, mais également la forme – ainsi, l’œuvre relevant de la tradition orale commence à être considérée comme un texte.
LanguageFrançais
Release dateMay 13, 2015
ISBN9782373800425
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    Contes et légendes étiologiques dans l'espace européen - Galina Kabakova

    INTRODUCTION

    Le conte étiologique ou explicatif est appelé à fournir une réponse aux questionnements sur l’ordre des choses, l’origine des espèces, leurs particularités, etc. Dans l’absolu, le corpus étiologique a la vocation de constituer une cosmogonie, en expliquant l’origine et le fonctionnement de l’univers. On observe le même phénomène partout en Europe : la majorité écrasante des étiologies parle de la nature ; les contes consacrés aux animaux et aux plantes représentent les trois quarts du corpus, quelques textes parlent de l’homme, quelques-uns des constellations et du relief. Si l’aspect social de l’humanité suscite moins d’intérêt, on trouve néanmoins une série de textes sur l’origine de l’homme et de la femme, sur les particularités de leur anatomie et de leur physiologie, sur l’apparition des classes, des corps de métiers et des peuples, sur les coutumes. Mais les étiologies européennes accusent une nette préférence pour la nature en reléguant la culture au second plan : ainsi, on ne trouve que rarement dans la tradition populaire des explications sur l’invention des ustensiles ou des techniques. Et dans la partie « naturaliste », on s’aperçoit que certaines espèces sont privilégiées, tandis que d’autres sont presque absentes. La raison de la popularité de tel ou tel animal dans les étiologies ne dépend pas directement de la place réelle qu’il occupe dans la vie de l’homme, mais plutôt de son statut symbolique dans la culture.

    Le discours étiologique ne se limite pas à la littérature orale, il est omniprésent dans la culture européenne dès l’Antiquité et jusqu’à aujourd’hui. Il apparaît au moment où l’homme commence à ressentir le désir de savoir et d’expliquer, où il se construit sa Genèse. Comme le rappelle Michel Foucaud, « c’est toujours sur fond du déjà commencé que l’homme peut penser ce qui vaut pour lui comme origine »¹.

    Le récit étiologique est longtemps resté hors champ dans les études du merveilleux. Et pourtant il avait toutes ses chances d’accéder à la notoriété à la charnière des XIXe et XXe siècles grâce à la curiosité d’ Oskar Dähnhardt, professeur de lycée, qui a publié en 1898 une petite anthologie Naturgeschichtliche Volksmärchen aus nah und fern (Récits sur la nature d’ici et d’ailleurs) réunissant quelque 120 contes européens, essentiellement germaniques, expliquant l’origine des animaux et des phénomènes naturels. Ce petit livre lui a donné envie d’entamer une investigation à l’échelle planétaire sur les récits de la création du monde en privilégiant les collectes modernes plutôt que des mythologies classiques. Cette première tentative de systématisation des étiologies intitulée Natursagen : eine Sammlung naturdeutender Sagen, Märchen, Fabeln und Legender (Récits sur la nature : recueil des légendes, contes et fables consacrés à la nature), a vu le jour à la veille de la Grande Guerre². Mais après la disparition de Dähnhardt en 1915, le récit étiologique n’a été que rarement évoqué tout au long du XXe siècle. Il est certes présenté dans l’Enzyklopädie des Märchens dans un article rédigé par Hannjost Lixfeld, néanmoins son appartenance à plusieurs genres du conte (merveilleux, animalier, nouvelles) en déroute plus d’un. Et les mythes donnent plus de matière aux recherches ethnologiques que les narratifs étiologiques dont le statut épistémologique à l’époque moderne pose problème.

    Une autre raison qui pourrait expliquer le peu d’intérêt pour l’étude des étiologies tient à la place très modeste que ces récits occupent dans les collectes et les publications. Comme les Contes pour les enfants et la maison des frères Grimm (1812-1815), qui vont servir de modèle au XIXe siècle ne contenaient qu’un nombre limité de récits d’origine, les folkloristes n’ont fait que peu de cas de ces narratifs souvent très courts, souvent dépourvus de merveilleux. Il faut attendre les années 1860 pour que des collecteurs, tels le Suédois Gunnar Olof Hyltén-Cavallius, l’Islandais Jón Arnason, les Allemands Karl Friedrich Wilhelm Rußwurm et Konrad Heinrich von Maurer, s’intéressent enfin à ces « éclats » de mythes (Elena Balzamo). Dans les dernières décennies du siècle, Paul Sébillot en France ou Giuseppe Pitrè en Sicile complètent leurs immenses collectes de la littérature orale par ces récits à portée étiologique, mais là encore ces narrations sont « fondues » dans les recueils et ne font pas l’objet d’une publication spécifique. La situation ne change pas fondamentalement au XXe siècle et la multiplication de collectes ne modifie pas le statut des étiologies. Le Catalan Joan Amades i Gelats, qui en 1950 publie une quantité impressionnante de récits d’origine, ne se démarque pas de la démarche de ses prédécesseurs : pour lui, comme pour Sébillot et Pitrè, les étiologies participent à la constitution du corpus, d’une exhaustivité encyclopédique, du folklore national. Par ailleurs, à l’occasion de la réédition de ses recueils (en 1983) les étiologies ont été expurgées. Dans les pays qui n’ont pas eu d’érudits de cette envergure la situation est moins reluisante. Comme par exemple en Russie où le corpus de référence d’Alexandre Afanassiev (Contes populaires russes, 1855-1863) qui ne contient que deux récits étiologiques sur 600 textes réunis, ce type de narratif ne figure que sporadiquement dans les anthologies.

    La situation change à la fin du XXe siècle. Le renouveau des études étiologiques est amorcé avec la parution de l’ouvrage de Marlène Albert-Llorca L’ordre des choses : Les récits d’origine des animaux et des plantes en Europe (1991), qui a posé les bases théoriques de son analyse et, par la même occasion, a éveillé l’intérêt pour la collecte systématique des étiologies. Dans son article, Marlène Albert-Llorca rappelle le contexte de la recherche dans l’anthropologie des années 1980, qui a défini les contours de son étude. Son édition critique de la collecte de Joan Amades³ m’a donné l’idée de créer une collection consacrée entièrement aux étiologies du monde entier, « Aux origines du monde », publiée aux éditions Flies France depuis 1998⁴. D’autres publications, plutôt à destination des jeunes lecteurs, voient le jour ces quinze dernières années, ce qui incite l’Education Nationale à introduire l’étude de ces contes dans le programme scolaire du collège et de l’école primaire⁵. Ainsi, en France, le conte étiologique acquiert ses lettres de noblesse au même titre que le conte de fées. Ailleurs, en Europe, par exemple en Suède et en Allemagne, à l’initiative d’Elena Balzamo apparaissent également les recueils de contes étiologiques suédois (När vår Herre målade fåglarna. Svenska ursprungssagor, 2006) et européens (Warum das Schnee weiss ist. Märchenhafte Welterklärungen, 2005, en collaboration avec Reinhardt Kaiser).

    Ce regain d’intérêt pour les contes d’origine est dû également à une autre démarche scientifique. L’abondance de récits profanes mettant en scène les personnages et motifs sacrés a donné l’idée d’abord à Joan Castelló Guasch de les rassembler en un seul volume pour faire une sorte de Bible populaire catalane⁶ et quelques années plus tard, Carlo Lapucci a publié des légendes religieuses italiennes sous le titre La bibbia dei poveri⁷. Cette démarche s’est ensuite affirmée en Europe centrale et orientale. D’abord en Hongrie, où Ilona Nagy et Annamària Lammel, en 1985 ont réuni dans La Bible paysanne des textes déjà publiés mais surtout des documents issus de leurs propres enquêtes sur le terrain⁸. En un quart de siècle, d’autres Bibles populaires réunissant des enregistrements récents ou anciens, ou les deux, ont vu le jour à l’Est de l’Europe⁹ : en Bulgarie, publiés par Albena Georgieva, et par Florentina Badalanova ; la Bible populaire d’Olga Belova réunit toutes les traditions slaves orientales ; en Ukraine, les textes en provenance des Carpates ukrainiens, sont réunis par Ivan Senko ; en Biélorussie, la Bible populaire locale a été éditée par Elena Boganeva ; en Macédoine, par Tanas Vrajinovski ; en Slovénie, par Zmago Šmitek. A cette liste, il faut ajouter l’importante étude de Magdalena Zowczak sur la Bible populaire en Pologne.

    La Bible populaire, transmise par voie écrite mais surtout orale, représente un important circuit de diffusion des étiologies dans le monde chrétien. Plusieurs contributions de cet ouvrage collectif sont consacrées à des corpus nationaux, ce qui permet d’étudier, d’une part, leur composition mais aussi le fonctionnement et la géographie des personnages et des motifs bibliques dans une aire culturelle donnée ou dans l’ensemble de l’espace européen.

    Là où la Bible populaire fait encore partie de la tradition orale vivante, on peut observer les mécanismes de sa transmission, comme le fait Olesja Britsyna qui, depuis des années, enregistre ces narratifs dans le Nord de l’Ukraine. Elle constate que la portée moralisatrice des récits intéresse les locuteurs plus que l’aspect étiologique. On peut cependant admettre que l’intérêt suscité par les étiologies ne se réduit pas à la fonction moralisatrice et que les aspects informatif, éducatif et ludique contribuent au succès de ces textes, comme le rappellent Daniel Giraudon et Caterina Valriu.

    Dans la tradition orale, ces sujets étiologiques font partie intégrante d’ensembles plus larges, constitués de textes véhiculant des croyances, de formules à caractère magique et de rites. Svetlana Tolstaïa montre comment le sujet étiologique relevé partout en Europe, « Pourquoi les hommes ne connaissent pas à l’avance la date de leur mort » (une des variantes de ATU 934H « L’origine de la mort ») entre en dialogue avec d’autres variantes du même conte-type et avec des croyances en relation avec la mort. De la même manière, en proposant sa lecture de la médicine traditionnelle qui recourt systématiquement aux incantations, Tatjana Volodina relève leur rapport aux récits biélorusses sur la création dualiste des premiers hommes, qui servent de justification à plusieurs techniques médicales traditionnelles.

    Dans cette même tradition biélorusse, d’une grande vitalité, Elena Boganeva constate une tendance qui va dans le sens opposé : les usages et coutumes liés aux fêtes religieuses, en quête de justification, donnent lieu à des innovations en matière étiologique.

    L’ensemble des articles montrent en filigrane le caractère extrêmement protéiforme du discours étiologique. Si sa forme la plus reconnaissable est un texte narratif, essentiellement un conte ou une légende locale (Anastasia Ortenzio), il peut parfaitement apparaître sous forme de chansons, de formules magiques ou de mimologismes, genre très particulier, comme le rappelle Daniel Giraudon.

    Si le discours étiologique cherche à établir et à justifier l’ordre des choses, il peut aussi dépasser ces objectifs pratiques. Le fonds commun relevant de la Bible populaire ou « parabiblique » (terme de A.Lammel), qui se manifeste à travers tout un ensemble de pratiques sociales, a une fonction plus fondamentale car il participe à la construction de l’identité collective, comme l’établit Magdalena Zowczak à partir de sa pratique du terrain dans quatre pays limitrophes (Pologne, Lituanie, Biélorussie, Ukraine).

    L’analyse des différents corpus étiologiques incite les chercheurs à s’intéresser de manière très détaillée à la création et au personnage du créateur. Ainsi, on découvre que la création ne se présente pas toujours comme le point de départ mais aussi comme une intervention mettant en péril l’harmonie du monde. Le monde qui se présente au départ comme trop parfait est « corrigé » par le Seigneur, qui, par son intervention consciente ou par le seul fait de sa naissance, met fin à la communication entre les humains et la nature en la privant du don de la parole (par exemple, dans la tradition slovène, Zmago Šmitek).

    Dans tout l’espace européen, d’est en ouest, la genèse apparaît systématiquement comme dualiste : Dieu et son adversaire créent le monde soit dans un contexte de concurrence, soit conjointement (Olga Belova). Dans le rôle de l’adversaire de Dieu on retrouve logiquement le diable (Satanaïl, le fils aîné de Dieu), mais le couple « créateur/faux créateur » peut être aussi formé de Jésus Christ et saint Pierre. Et si ce modèle dualiste est omniprésent en Europe de l’Est, il fonctionne également en Occident, par exemple, en Espagne ou en Irlande (Caterina Valriu, Patrice Lajoye).

    La figure du démiurge permet également de poser le problème des origines chrétiennes ou préchrétiennes de motifs étiologiques, comme le fait notamment Bengt af Klintberg. Après avoir comparé les différentes versions de trois légendes scandinaves, il conclut que certaines interventions ne sont attribuées aux personnages chrétiens que tardivement et que leur origine est antérieure à l’avènement du christianisme en Scandinavie.

    Les rapports entre les étiologies européennes et l’ancien fonds mythologique indo-européen sont encore plus évidents, comme le montre Patrice Lajoye, lorsqu’il s’agit des animaux (hérisson, cochon et abeille) qui accaparent le rôle de créateur ou d’adversaire du créateur. La diffusion de ces figures mythiques, dépassant largement le seul continent européen, permet de reposer le problème de la portée de la pensée dualiste qui intrigue les universitaires depuis plus d’un siècle.

    La recherche de la filiation de certains motifs cosmogoniques, comme le mariage annulé du soleil, et plus particulièrement de celle du rôle de l’âne dans cette histoire, incite Alexandre Gura à confronter ce motif largement connu dans les Balkans et dans les pays baltes aux sources littéraires antiques, tel le célèbre roman d’Apulée, et aux passages néotestamentaires consacrés à l’entrée du Christ dans Jérusalem et à son symbolisme solaire.

    Si le récit de la création du monde utilise un nombre limité de modèles narratifs (Caterina Valriu), il est assez facile, comme le rappelle Marlène Albert-Llorca, pour quelqu’un maîtrisant bien sa tradition orale de produire des récits d’origine en s’appropriant les structures narratives bien connues. Ainsi un pêcheur catalan livre au collecteur une série de textes consacrés aux poissons qui restent à ce jour uniques. Ce fait nous oblige à revenir inévitablement aux questionnements essentiels de l’étude du folklore, reposés au début du XXe siècle par Roman Jakobson et Piotr Bogatyrev et notamment : quelle est la part du collectif et de l’individuel dans la création folklorique.

    Un des problèmes essentiels qui se posent devant les spécialistes du conte concerne la possibilité de classer les textes étiologiques qui, de par leur nature hétéroclite, sont les grands oubliés des classifications internationales et nationales. Les présentations de corpus nationaux, comme par exemple, celui de Roumanie (Claude Lecouteux) ou de Catalogne, montrent qu’il est pertinent de systématiser les étiologies en fonction de la nature du démiurge impliqué dans la création (ou de la transformation). Carme Oriol, déjà l’auteur de l’Index de contes catalans¹⁰, qui travaille actuellement sur la classification des étiologies catalanes, propose de faire la distinction entre les textes où participent des personnages surnaturels et ceux dont les héros sont les humains ou les animaux.

    Il est tout aussi souhaitable, comme le font savoir certains auteurs, d’établir une encyclopédie de motifs étiologiques car plusieurs ont des aires de diffusion importantes dépassant les seules aires culturelles judéochrétiennes. Certaines contributions, comme celle qui étudie le motif de la distribution et des destins (Galina Kabakova) ou celui de la connaissance perdue de l’heure de son décès (Svetlana Tolstaïa), préfigurent ce projet.

    Le discours étiologique attire de plus en plus souvent l’attention des chercheurs, comme le confirme la parution d’un récent ouvrage collectif Fictions de l’origine qui visite la problématique des origines tant dans la philosophie que dans les arts et lettres en France entre 1650 et 1800¹¹.

    On découvre la forte présence du discours étiologique dans des domaines aussi divers que la prédication médiévale, le marketing politique ou commercial. A l’instar de grands mythes antiques, le Moyen Age européen « fabrique » ses propres mythes de fondation qui concernent les grands sites. Il est tout à fait légitime de s’interroger avec Nicolas Balzamo à la fois sur le statut de ces nouveaux mythes par rapport à l’Ecriture Sainte et, par conséquent, sur la foi accordée par les Européens à ces étiologies médiévales.

    Dans le passé, les livres apocryphes évoquant les origines du monde et sa fin bénéficiaient d’une diffusion importante dans toute l’Europe chrétienne, ce qui permet à Florent Mouchard de formuler l’hypothèse de leur possible influence sur la prédication de saint Abraham de Smolensk, moine russe du XIIIe siècle, persécuté en son temps en raison de ces lectures blâmables. D’ailleurs, aujourd’hui encore, la perception du temps par nos contemporains est souvent marquée par une symétrie presque parfaite entre le commencement du monde, l’époque de la création, et la fin du monde, l’étape eschatologique, et le discours étiologique débouche souvent sur la problématique eschatologique, comme le suggèrent Magdalena Zowczak ainsi que d’autres spécialistes pratiquant le terrain.

    Le discours étiologique prouve sa grande efficacité politique dans l’écriture de l’histoire, comme le révèle Pierre Gonneau. Lorsque les chroniqueurs russes ont besoin de prouver le bien-fondé de l’expansion militaire d’Ivan le Terrible et de sa conquête de Kazan, ils exploitent à fond le mythologème du nid de serpent et, en liant habilement l’étiologie à l’eschatologie, justifient l’inévitable chute de l’adversaire historique de la Russie.

    Les fonctions des étiologies sont multiples, comme les formes. Elles peuvent avec la même plasticité servir à la justification de la géopolitique et à des objectifs plus ludiques. Si le conte populaire préfère raconter l’origine des êtres et des objets existant depuis toujours, le conte littéraire, aux XVIIe et XVIIIe siècles, découvre une vraie fascination pour l’origine des innovations dans tous les domaines, allant de la mode jusqu’aux pratiques sociales en passant par les découvertes techniques (Alexandre Stroev).

    Si ces étiologies relevaient plutôt du divertissement, aux XXe et XXIe siècles, les grandes multinationales ont vite compris l’intérêt de ce type de récit en termes d’image de marque. Et là où la concurrence devient particulièrement rude, comme dans les secteurs de l’alimentation ou du luxe, la bataille pour les parts de marché se gagne aussi grâce aux narratifs construits comme un mythe de fondation ou un conte des origines (Anna Stroeva-Habib).

    Ce volume est issu des travaux du premier colloque pluridisciplinaire consacré aux récits étiologiques qui a eu lieu à l’Université Paris-Sorbonne en octobre 2012. Je tiens à remercier tous ceux qui ont permis d’organiser ce colloque et de publier ses actes : l’équipe CRECOB et tout particulièrement Catherine Depretto, le master CIMER et personnellement Marketa Theinhardt, l’école doctorale IV et le Conseil scientifique de l’Université Paris-Sorbonne, le Centre culturel tchèque et Jean-Gaspard Palenicek, ainsi que la région Ile-de-France. Ma gratitude particulière s’adresse à tous les traducteurs qui ont contribué à l’édition de l’ouvrage : Françoise Gréciet, Elsa Furtado, Alice Fayet et Nicolas Balzamo.

    Galina Kabakova


    ¹ Michel Foucauld, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 341, cité dans Fictions de l’origine (1650-1800), Paris, Desjonquères, 2012, p. 10.

    ² Natursagen : eine Sammlung naturdeutender Sagen, Märchen, Fabeln und Legender, Leipzig, Berlin, 1907-1912, 4 vol., réédition fac-similé en 2 volumes par les éditions Georg Olms en 1983.

    ³ Joan Amades, Petite cosmogonie catalane, vol. I : L’origine des bêtes, traduction et présentation de M. Albert-Llorca, Carcassonne, GARAE/Hésiode, 1988 ; Petite cosmogonie catalane, vol. II : Des étoiles aux plantes, Carcassonne, GARAE/Hésiode/PUM, 1994.

    ⁴ A ce jour elle compte 32 volumes dont 8 sont consacrés aux traditions européennes, 9 aux asiatiques, 10 africaines et 3 aux sujets « transcontinentaux », comme les Inuits ou les Tziganes. La collection présente des collectes actuelles, réalisées là où les traditions sont encore vivantes, mais aussi des corpus qui sont passés à l’écrit là où la tradition orale s’est éteinte. Les auteurs de ces anthologies sont soit issus du monde universitaire ou soit des conteurs qui contribuent ainsi à la transmission, sur un autre mode, de la tradition étiologique.

    ⁵ A l’autre bout de l’Europe, en Lituanie, on recommande au collège l’étude du recueil de contes étiologiques lituaniens paru encore à l’époque soviétique : Lietuvių etiologinės sakmės, compilé par Norbertas Vėlius, Vilnius, Vaga, 1986 ; trad.angl. : Norbertas Vėlius, Lithuanian Etiological Tales and Legends, Vilnius, VAGA Publishers, 1998.

    ⁶ Joan Castelló Guasch, Rondaies eivissenques de quan el Bon Jesús anava pel món, Palma, Impremta Alfa, 1974.

    La bibbia dei poveri. Storia popolare del mondo, Milan, Mondadori, 1985.

    ⁸ Ilona Nagy et Annamària Lammel, Parasztbiblia, Budapest, Gondolat, 1985 ; trad.fr. : La bible paysanne, Paris, Bayard, 2005.

    ⁹ Albena Georgieva, Kogata Xristos xodese po zemata, (Quand le Christ se promenait sur Terre), Sofia, 1993 ; Florentina Badalanova, « The Bible in the Making : Slavonic Myths of Creation », Imagining Creation, Geller, Markham J., M. Schipper (eds), Leiden, Boston, Brill, 2008, p. 161-365 ; Ivan Sen’ko, Koly Xrystos po zemli hodyv (Quand le Christ se promenait sur Terre), Kyiv, 1993), Olga Belova, « Narodnaja Biblija »: vostočnoslavjanskie ètiologičeskie legendy (La Bible populaire : légendes étiologiques des Slaves de l’Est), Moscou, 2004 ; Tanas Vražinovski Makedonskaja « narodnaja Biblija » (La Bible populaire macédonienne), Skopje, 2006, Elena Boganeva, Belarusskaja « narodnaja Biblija » u sučasnyx zapisjax (La Bible populaire biélorusse dans les enregistrements contemporains), Minsk, 2010, Zmago Šmitek, Ko so svetniki gostovali (Quand les saints venaient en visite), Ljubljana, 2010, Magdalena Zowczak, Biblia ludowa: interpretacje wątków biblijnych w kulturze ludowej, Wrocław, FUNNA, 2000.

    ¹⁰ Carme Oriol et Josep M. Pujol, Index tipològic de la rondalla catalana. Barcelona, Generalitat de Catalunya. Departament de Cultura, 2003. Edition anglaise : Index of Catalan folkltales, Helsinki, Soumalainen Tiedeakatemia, 2008 (FF Communications, 294).

    ¹¹ Fictions de l’origine (1650-1800), sous la direction de Christophe Martin, Paris, Desjonquères, 2012 (L’esprit des lettres).

    DÉCOUVRIR, CLASSER, CONTEXTUALISER

    SENS ET PORTÉE DE LA DIVERSITÉ DES GENRES NARRATIFS UTILISÉS À DES FINS ÉTIOLOGIQUES

    Marlène Albert Llorca

    J’ai consacré ma thèse de doctorat, soutenue en 1989, à la question du statut des récits d’origine des animaux et des plantes dans les traditions orales européennes mais, à partir des années 1995, mes recherches ont obliqué vers des objets qui ne se situaient plus dans le champ de la littérature orale. Ce changement d’orientation est lié à la façon dont j’avais abordé les récits étiologiques. Aussi voudrais-je rappeler ce que fut ma problématique, comment elle s’inscrivait dans les questionnements et les hypothèses qui guidaient à cette époque la recherche en anthropologie, en France tout au moins, et en quoi cette problématique diffère d’autres types d’approche, sans nul doute aussi féconds et pertinents, de ces récits.

    Un lieu d’expression et de transmission des savoirs de la nature

    Si je me suis intéressée aux récits d’origine, c’est d’abord parce qu’ils représentent de toute évidence un des lieux d’expression et de transmission des savoirs populaires sur la nature. Dans les années 1980, de nombreuses recherches¹ portaient sur ce que d’aucuns désignaient comme les « savoirs naturalistes populaires », une dénomination qui a donné lieu à de multiples débats. C’est le cas de la notion de « populaire », critiquée entre autres choses parce qu’elle peut inviter à penser que l’on pourrait séparer radicalement le populaire du savant (et les couples d’opposition associés à celui-ci : oral/écrit, rural/urbain, etc.). C’est aussi le cas du qualificatif « naturaliste » qui fut vivement contesté par ceux qui pensaient, à la suite de Claude Lévi-Strauss (1962), que l’intérêt porté à la nature, lorsqu’il a une dimension spéculative, est d’abord motivé par les besoins de la pensée symbolique : on s’intéresse à ce qui est signifiant dans tel ou tel contexte culturel. Cela implique que l’intérêt porté aux réalités naturelles est très inégal, toutes n’étant pas également « bonnes à penser ». Or, c’est bien ce qui ressortait d’un examen des collectes des récits étiologiques réalisées en Europe² et de l’impressionnant recueil d’Oskar Dähnhardt (1907-1912). Parmi les réalités naturelles qui ont le plus souvent suscité des étiologies figurent les animaux et plus particulièrement les oiseaux sauvages, certaines espèces comme le coucou et l’hirondelle y occupant une place bien plus importante que d’autres. Ce constat invitait à penser que le rôle des récits européens, comme l’a écrit Lévi-Strauss des récits d’origine claniques en Australie, est « démarcatif » : s’attacher à raconter l’origine de telle ou telle caractéristique naturelle, c’est la « monter en épingle », la marquer ou la re-marquer en lui donnant une étiologie (1962 : 305)³.

    Il reste qu’on ne pouvait comprendre pourquoi l’on avait précisément remarqué telle espèce plutôt que telle autre, et telle ou telle de ses caractéristiques, sans confronter les récits aux autres données culturelles dont on pouvait disposer : pratiques coutumières ou rituelles mais aussi autres types de discours, relevant ou non de la parole « formulaire » : proverbes, par exemple, ou autres types de contes. Aller jusqu’au bout de cette démarche, comme l’a fait par exemple Claudine Vassas en explorant toutes les résonances symboliques des récits d’origine présentant le cochon comme issu de la métamorphose d’enfants juifs (1994), supposait de s’attacher à un récit-type ou à un groupe de récits qui mettent en avant un trait naturel ou social ayant une importance culturelle particulière. Les récits étiologiques sont traités, dans cette perspective, comme une donnée ethnographique parmi d’autres, un des éléments de réseaux symboliques qu’il s’agit de reconstituer en en montrant la cohérence.

    Mon ambition, cependant, était aussi de questionner le statut des récits étiologiques ou, en d’autres termes, de risquer quelques hypothèses sur l’identité, aussi bien formelle que fonctionnelle, de ce type de narrations. Cela impliquait, non pas de s’arrêter sur un type de récit particulier, mais de prendre une vue aussi large que possible des collectes européennes.

    L’identité des récits

    Une des questions soulevées par les chercheurs qui s’étaient intéressés à ces récits, et qui m’a beaucoup préoccupée aussi, était de savoir si l’on pouvait les identifier à des mythes, ceux-ci ayant bien souvent une fonction étiologique et invoquant, pour rendre compte de l’origine du monde, l’action d’êtres divins – comme le font, en Europe, tous les récits inspirés plus ou moins librement de la Bible. L’enjeu était, au fond, de savoir si l’on pouvait reconnaître aux récits étiologiques européens une dignité comparable à celle des mythes : pas seulement des récits divertissants mais des récits fondateurs ayant une valeur sacrée. Sans vraiment trancher cette question, qui ne peut à mon sens recevoir une réponse univoque⁴, j’ai essayé de montrer qu’ils étaient un des lieux d’expression des cosmologies populaires européennes, conceptions qui peuvent parfois, j’y reviendrai, s’exprimer dans des récits à tonalité facétieuse ou humoristique.

    La question de l’identité de ces récits peut aussi être soulevée à un autre niveau, plus aisé à aborder, celui de leur structure formelle. On peut la déduire de leur fonction explicite, qui est d’expliquer pourquoi la réalité actuelle est ce qu’elle est en se référant à « un événement du passé unique, réel ou supposé » comme l’écrit Hannjost Lixfeld dans l’article « Ätiologie » de l’Enzyklopädie des Märchens (1984 : 949). L’auteur d’un récit étiologique doit donc imaginer ou emprunter à des récits préexistants un contexte narratif qui permette d’introduire de façon plausible la réalité à expliquer et l’événement qui l’a fait être telle qu’elle est. Cette mise en contexte, qui constitue le premier temps du récit, peut s’inspirer de traditions narratives très variées : péripéties de la Genèse (ainsi des heurs et malheurs des animaux dans l’arche de Noé), épisodes de la vie de Jésus, démêlés entre animaux situés à une époque indéterminée (concours destiné à savoir quel oiseau vole le plus haut, école de chant, querelles conjugales, etc.). La mise en contexte vise à introduire l’événement ou l’acte intentionnel qui est la cause de la réalité présente : acte de création, métamorphose, modification volontaire ou accidentelle due à des raisons physiques (un animal a le museau noir parce qu’il s’est brûlé ou qu’on l’a brûlé) ou sociales (le chat et la souris ont divorcé). Dernier élément indispensable du récit, celui de la justification par l’état présent de la réalité, qui est généralement introduit par la formule : « c’est depuis que telle espèce existe » ou « c’est pourquoi telle espèce a telle caractéristique ». Moment essentiel puisqu’il donne au récit sa dimension proprement étiologique et qu’il manifeste, en particulier dans les récits portant sur l’origine d’une espèce naturelle ou de ses caractéristiques, que la causalité invoquée n’a pas de fondement empirique⁵ : mon chat peut se brûler le museau et en rester marqué à vie mais cette marque ne peut évidemment se transmettre à tous les membres de l’espèce Felis catus.

    Le mécanisme de ce que j’ai appelé la « formule étiologique »⁶ est très simple et cela explique la productivité du genre. J’ai pu constater que des enfants à qui l’on raconte des récits d’origine se mettent très spontanément à en inventer eux-mêmes et je reste persuadée que certains récits recueillis à un seul exemplaire ont été des créations individuelles. Faute de pouvoir prouver cette conviction – le fait que nous n’ayons qu’une seule version d’un récit étiologique peut évidemment être dû à l’incomplétude des collectes effectuées – je voudrais montrer qu’elle est soutenable en m’appuyant sur un cas emprunté à la collecte du folkloriste Joan Amades.

    Un des intérêts de cette collecte, qui compte parmi les plus importantes d’Europe, est de comprendre un nombre élevé de récits sur les plantes et les animaux marins. A la différence de la plus grande partie des folkloristes, qui se sont focalisés sur les populations rurales, Amades a en effet conduit des enquêtes spécifiques auprès des pêcheurs et des marins. Parmi eux, un homme originaire de la ville côtière de Mataró. Surnommé El Pastafang (celui qui pétrit la boue), il a raconté à Amades quatorze des cinquante-cinq récits étiologiques sur la mer qu’il a recueillis. Son répertoire est assez singulier. Outre qu’il porte presque uniquement sur des poissons très peu connus, voire pas du tout, en dehors des zones côtières (ainsi le sparaillon, la bécasse de mer, le malarmat, le serran de mer, la mendole, le pageot et le pageot acarné), il contient, à deux exceptions près, des narrations dont on ne trouve aucun équivalent, que ce soit dans la collecte d’Amades ou dans d’autres recueils. En même temps, les récits racontés par El Pastafang ont un « air de famille » assez marqué, cela suggérant qu’ils ont été créés par la même personne. Quatre d’entre eux font intervenir – chose assez rare dans les contes étiologiques – des personnages ou des lieux fantastiques : sirènes, géants, île en or massif. Trois utilisent le motif narratif de la guerre des animaux⁷, un quatrième évoquant pour sa part une guerre entre deux rois. Deux enfin situent l’étiologie dans le contexte d’une prédication pour expliquer, soit que la sole ocellée (Microchirus ocellatus L.) s’appelle « langue de saint Paul », soit qu’un poisson – la cabra de mar (sans doute Serranus cabrila L.) dans un récit, le pámpol de mar (peut-être Stromateus fiatola L.) dans l’autre – ait perdu la langue. Aussi est-on tenté de penser que ces récits sont l’œuvre de El Pastafang qui les a peut-être inventés pour pouvoir répondre à la demande de l’ethnographe. Sans doute pouvait-il créer des récits étiologiques parce qu’il connaissait bien à la fois la littérature orale, et plus particulièrement le légendaire de la mer, et les caractéristiques des poissons.

    Si la structure formelle du récit étiologique est à la fois simple et uniforme, il n’en va de même, ni pour les « cibles » étiologiques, extrêmement variées, ni pour les contextes narratifs, ni sans doute pour les fonctions des récits. Que penser de cette diversité ?

    La diversité des genres narratifs et le statut culturel des récits

    Tous les chercheurs qui ont travaillé sur les récits étiologiques ont noté que les mises en contexte narratives puisent à des genres très divers – légendes religieuses, facéties, contes animaliers, etc. – voire, comme on l’a dit, reprennent des récits existant par ailleurs sans fin étiologique. Des contes d’animaux notamment. Aussi Marie-Louise Ténèze soulève-t-elle, dans le tome du catalogue du conte populaire français consacré à ce type de contes, la question de savoir s’il est ou non légitime de les séparer des récits étiologiques, dans la mesure où bon nombre de ces derniers – lorsqu’ils portent sur le monde animal bien entendu – utilisent un conte animalier. Il en va ainsi, par exemple, pour le conte de la pêche à la queue (T. 2) ou encore pour le récit de l’élection du roi des oiseaux, qui donne la victoire au roitelet (T. 221).

    Pour résoudre la question, Marie-Louise Ténèze reprend la distinction opérée par Oskar Dähnhardt entre « récits purement étiologiques », dont la seule raison d’être est de donner une étiologie et « récits arbitrairement étiologiques », « où une telle fin se surajoute à une narration existant parfaitement en et pour elle-même » (Ténèze 1976 : 8). M.-L. Ténèze s’attache alors, en analysant quelques exemples, à montrer comment on peut appliquer cette distinction⁸ tout en reconnaissant, à propos du T. 70, « Plus peureux que le lièvre », que « un même thème peut être susceptible d’être traité en récit intrinsèquement étiologique ou en authentique conte d’animaux » (1976 : 13).

    Second type de corpus auquel ont puisé les créateurs des récits d’origine, les textes religieux : l’Ancien et le Nouveau Testament, auxquels il faut adjoindre les Evangiles apocryphes et plus particulièrement les Evangiles de l’enfance, et des légendes comme celle de la croissance miraculeuse du blé lors de la fuite en Egypte⁹.

    Les auteurs des récits étiologiques ont parfois repris quasiment mot à mot certains de ces textes. Ainsi, de l’épisode des Evangiles apocryphes où Jésus enfant donne vie à des oiseaux qu’il avait façonnés dans l’argile ; on le retrouve, avec une dimension étiologique, dans le récit d’origine de l’hirondelle, du chardonneret, etc.¹⁰ De même, la légende de la croissance miraculeuse du blé, lors de la fuite en Egypte, a été reprise dans plusieurs étiologies de plantes, notamment celle de la menthe, condamnée à ne pas grainer pour avoir dévoilé que la Sainte Famille se cachait dans le blé. Dans le volume du catalogue consacré aux contes religieux, M.-L. Ténèze note, comme elle l’avait fait pour les contes d’animaux, que ces narrations ont pu être utilisées à des fins étiologiques, cet usage étant présenté, cette fois, comme une « tendance » compréhensible, voire inévitable dans des récits mettant en scène des êtres surnaturels (1985 : 71-73).

    On conçoit que la question de savoir s’il est possible, et dans quelle mesure, de distinguer des récits « purement étiologiques » d’autres qui le sont accessoirement soit d’une grande importance lorsqu’on veut cataloguer les traditions narratives. Une telle entreprise est évidemment des plus utiles et elle a eu pour vertu, en outre, de susciter des analyses très fines de l’identité des genres narratifs. Mais, si l’on se situe dans une autre perspective que celle du classificateur, il devient beaucoup moins important de distinguer entre récits purement et arbitrairement étiologiques. C’est le cas, si l’on considère avec Lévi-Strauss, que le rôle des récits est démarcatif. Car, dans cette perspective, le fait qu’une caractéristique est dénotée dans un récit étiologique est nettement plus important que les moyens narratifs utilisés. C’est aussi le cas lorsque l’on s’interroge sur le sens et la portée des choix narratifs effectués. Est-il très discriminant en effet que les récits utilisent ou pas des contes préexistants ou importe-t-il davantage qu’ils utilisent des récits relevant de tel ou tel genre ?

    Je m’explique. Certains conteurs, comme on l’a dit, ont repris des contes animaliers existant sans fin étiologique en en ajoutant une. Pour raconter l’origine des animaux, les conteurs ont aussi inventé de nouveaux contes. Un récit catalan explique ainsi que le coucou crie « cuacurt » (queue courte) parce qu’il appelle le cochon que le renard lui a volé. La situation de duperie, comme l’a souligné M.-L. Ténèze (1976 : 14), est typique du conte animalier et l’auteur de l’étiologie du cri du coucou s’est sans aucun doute inspiré de récits de ce genre. Il reste que ce mimologisme-récit n’a pas d’autres réalisations (à ma connaissance du moins) qu’étiologique.

    Cette remarque s’applique aussi aux étiologies qui utilisent des légendes religieuses. Si certaines, comme on l’a dit, reprennent mot à mot ou presque des textes religieux, ce n’est pas le cas de tous, loin s’en faut. Les textes bibliques, notamment, sont utilisés de façon très libre, les conteurs n’en retenant qu’un moyen de mettre en situation « un récit purement étiologique ». Ainsi, tout chrétien sait que Dieu a créé le monde mais les textes ne disent rien des multiples péripéties qui, si l’on en croit les récits étiologiques, ont émaillé la cosmogenèse : des essais malheureux du diable pour faire aussi bien que Dieu aux difficultés de celui-ci à peindre les oiseaux…

    Les « récits purement étiologiques » eux-mêmes peuvent donc relever de genres différents : contes animaliers, légendes chrétiennes, mimologismes-récits. A ces genres, il faut aussi ajouter la facétie. Les chercheurs (ainsi H. Lixfeld dans l’article cité ou L. Röhrich) s’interrogent depuis longtemps sur sa place dans les récits étiologiques et, plus généralement, sur la question de savoir si certains d’entre eux au moins ont pour seule fonction de divertir. Or, on pourrait être tenté d’associer la différence entre les récits ayant une fonction ludique et les autres à la différence entre les genres utilisés : les contes animaliers, par exemple, seraient destinés à amuser les auditeurs, et les récits inspirés du corpus biblique à justifier des croyances ou des normes de comportement. Mais les choses ne sont pas aussi simples, car la facétie peut être présente aussi bien dans les étiologies inspirées par les contes animaliers que dans des récits religieux. L’exemple le plus net est sans doute celui des créations dualistes, où le diable est présenté, non pas sous l’aspect terrifiant qu’il a dans le légendaire sur les âmes damnées mais plutôt comme un benêt et un maladroit – si bien qu’il peut être remplacé par saint Pierre dans des récits souvent situés lors du voyage de Jésus sur la Terre mais qui sont aussi en quelque manière des créations dualistes.

    Il paraît donc difficile de tirer des conséquences quant au sens et à la portée des récits étiologiques des genres qu’ils utilisent. Reste qu’il n’est évidemment pas indifférent que leurs auteurs se soient si souvent inspirés de l’Ecriture sainte. Bien connu y compris des illettrés parce qu’il a été largement diffusé par l’Eglise, notamment à travers le cycle liturgique (Nativité et Passion notamment), son contenu prêtait à des développements étiologiques. La création du monde, le déluge, la vie du Christ sont en effet des moments de commencement ou de re-commencement du monde que les conteurs ne pouvaient que reprendre pour

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