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L'Album de l'Exil: Biographie historique
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L'Album de l'Exil: Biographie historique

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About this ebook

Quand une mère accepte de se confier, de raconter sa vie à sa fille, alors se lève ce voile qui recouvre souvent, pour leurs enfants, l’histoire de leurs parents.

L’Album de l’Exil c’est la mémoire de Maria couchée sur le papier par sa fille Thérèse Cau.
Précieux témoin de son temps, Maria connaît le privilège, entre 1934 et 1941, de partager la vie de la famille de Josep et Marcià Tarradellas. Une histoire extraordinaire où Maria vit les coulisses d’un exil étonnant.
Réfugié en France, loin de sa terre catalane, Josep Tarradellas continue le combat. Luis Company, des ministres et des députés, tous les protagonistes importants de la seconde République espagnole et de la « Generalitat catalane » croisent Josep Tarradellas sur sa terre d’exil.
Ce récit riche d’informations retrace aussi le parcours de la famille de Maria. Une famille de Républicains qui reconstruit sa vie dans les Pyrénées-Orientales.
La vie et une époque, dans ce qu’elles recèlent d’émotions, de drames, de joies, défilent tout au long d’une écriture sensible.

Découvrez ces destins hors du commun portés par l’histoire et confrontés à l’histoire...

EXTRAIT

Au cours de mon enfance, j’ai entendu, hélas, d’une oreille distraite, beaucoup d’anecdotes sur ces années où maman fut au service des Tarradellas comme employée de maison, beaucoup de récits également sur la guerre civile espagnole ; autant de petites pièces d’un puzzle géant que j’aimerais maintenant reconstituer surtout à l’intention de mes petits-enfants, afin qu’ils sachent qui étaient leurs ancêtres et quelles causes ils avaient défendues.
Dans ce but, j’ai interrogé maman, mais trois quarts de siècle ont enfoui dans les tréfonds de sa mémoire la plupart des événements ; les dates s’y chevauchent, les faits s’entremêlent ; tout s’est estompé, baignant dans un sfumato artistique. Outre cela, depuis le décès de papa en mars 2003, elle a perdu l’habitude de dialoguer ; ses réponses sont souvent lapidaires ou évasives. J’ai donc eu l’idée, pour la faire parler librement, de lui demander de commenter l’album de photos anciennes qu’elle conserve dans un des tiroirs de mon ancien bureau. Comme par miracle, chacune des photographies a délié sa langue et fait rejaillir les souvenirs de cette Vilalbaise qui vécut, dans l’ombre d’un grand homme politique, à Barcelone et à Cervelló, puis à Paris, sur la Côte d’Azur et enfin en Touraine.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Native de Port-Vendres, fille de républicains espagnols, professeur d’anglais et écrivain, Thérèse Cau avec L’Album de l’Exil découvre un aspect original de l’histoire de la guerre d’Espagne, de l’Espagne fasciste et de l’Espagne moderne.
LanguageFrançais
Release dateOct 27, 2017
ISBN9782350661643
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    L'Album de l'Exil - Thérése Cau

    Alta)

    VILALBA-DELS-ARCS – 1916 -

    Une bonne étoile, ou une gentille fée, devait veiller sur le sort de cette enfant qui aurait pu mourir dès le berceau comme toutes les filles de la famille Vidal, lesquelles, pour quelque raison cachée (la médecine de l’époque étant ignorante et impuissante), ne dépassaient pas le cap des deux ans, et ce depuis plusieurs générations. D’ailleurs, la sœur aînée Sinforosa était morte quelques semaines seulement après sa naissance ; quant à la benjamine Angeleta, si elle survécut, elle souffrit toute sa vie d’une maladie du cœur incurable et très invalidante.

    Elle, la petite Maria-Magdalena pour l’état civil, appelée simplement Maria, arriva un jour d’hiver, deux ans et demi après Josep et trois ans avant Victor, le 6 décembre 1916 ; peut-être parce que c’était la première fille à vaincre la malédiction, ce fut toujours la préférée de son père Gabriel, le patriarche à qui on obéissait au doigt et à l’œil, que tous les enfants vouvoyaient et dont jamais personne ne contestait les décisions tranchantes.

    Jusqu’à l’âge de seize ans, l’enfance de Maria à Vilalba dels Arcs se déroula de façon très ordinaire et plutôt monotone ; une vie simple, rythmée par les saisons : en automne, les vendanges suivies de la cueillette des amandes et des noisettes, avec également, à la Saint-Martin, la ‘matança’ (l’égorgement) du cochon ; au début de l’hiver, la récolte des olives, en été, la moisson du blé pour la fabrication du pain et celle de l’orge, du seigle et de l’avoine pour la consommation des bêtes. Bien rares étaient les distractions. À part les fêtes, comme celles de la Saint-Sébastien en janvier et surtout de la Saint-Laurent au mois d’août, - avec leur cortège de bals, courses en sac, repas partagés entre voisins lors desquels se dégustaient une soupe grasse de boulettes de viande, du jambon salé maison et des ‘capsetes’, délicieuses meringues aux fruits secs -, les seuls endroits où l’on pouvait se divertir étaient les deux cafés du village, abritant chacun une salle de bal avec une scène, dépendants de syndicats aux tendances opposées : le ‘Centro’, où se retrouvaient les partis de gauche, laïques, voire anticléricaux et le ‘Rossinyol’ fréquenté par les carlistes et les conservateurs catholiques. On y jouait aux cartes et aux dominos tout en buvant un coup et en discutant de tout et de rien, mais surtout de politique ; de loin en loin, on y organisait conférences, causeries, chant choral, veillées musicales, plus rarement des pièces de théâtre et, seulement à partir des années 30, quelques projections de films mensuelles.

    Les habitants de ‘la Terra Alta’ (les ‘Hautes Terres’), en majorité agriculteurs ou bergers, à l’image de leur sol dur et sec et du vin du terroir âpre, non baptisé, un peu acide avec des relents soufrés, étaient de fameux gaillards à la voix puissante et rocailleuse, d’un abord plutôt bourru et de constitution robuste. Je n’en veux pour preuve que les statistiques sur la grippe de 1918 qui avait ravagé le monde entier, tuant entre autres vingt-cinq millions de personnes en Inde, le quart de la population des États-Unis, quatre cent mille Français, trois cent mille Espagnols et seulement deux Vilalbais sur le millier et demi d’habitants certes touchés par le virus, mais de façon très bénigne ! Ces gens-là avaient l’habitude de se battre contre le climat qui engendrait d’âpres hivers et d’arides étés, de peiner du matin au soir sur des terrains ingrats perchés à quatre cents mètres d’altitude, alors que, tout autour, s’étalaient, riches, grasses et fertiles les plaines généreusement arrosées par l’Èbre.

    Maintenant, grâce aux canalisations qui montent l’eau du fleuve jusqu’au village et grâce aux nombreuses éoliennes, les agriculteurs peuvent irriguer leurs champs et leurs vignes avec un système de goutte-à-goutte ingénieux ; de plus, presque tous possèdent des tracteurs ; mais jadis, ils labouraient le sol avec leurs mules et ils dépendaient étroitement de la pluviosité. Autres calamités qu’ils redoutaient pardessus tout à une époque où on ignorait tout des pesticides : le phylloxéra, le mildiou, la mouche de l’olivier ou la cloque du pêcher sans oublier la grêle et les gelées tardives.

    Les années 20, m’a-t-on raconté, furent des années de misère noire sur la ‘Terra Alta’, à cause d’une sécheresse persistante qui brûla les trois quarts des récoltes. Même les fontaines se tarirent. L’eau des puits, comme celle des citernes aménagées sur les toits, suffisait à peine à étancher la soif ! Les dettes s’accumulèrent car, comment payer taxes et impôts quand on ne peut rien vendre ? Les coopératives et secours mutuels, que les villageois avaient mis en place eux-mêmes pour pallier les déficiences de l’État en matière de maladie par exemple, ne suffirent plus. Toutes les caisses se vidèrent. Beaucoup de paysans, endettés jusqu’aux dents, partirent à la ville chercher du travail ; ceux qui, malgré tout, s’accrochèrent à leur lopin de terre avaient l’étoffe de durs à cuire !

    Gabriel Vidal, mon grand-père (mon ‘Padrí’), ne dérogeait pas à la règle ; c’était un rude paysan que ses enfants craignaient et vouvoyaient ; j’ai été la première à le tutoyer et à l’amadouer, à faire tomber l’armure dont il s’était caparaçonné. Il portait, selon la coutume locale, béret et ‘faixa’, une sorte de large bande de tissu noir dont il s’enroulait la taille et dans laquelle -m’a confié ma mère-il glissait un pistolet, tous les soirs, après le travail, juste avant de se rendre au ‘Centro’. J’imagine qu’il n’était pas le seul à camoufler ainsi canifs, poignards ou autres armes, ce qui montre l’agressivité incroyable régnant dans le village bien avant que n’éclatât la guerre civile. Quand au petit matin il partait labourer ses champs, il rangeait le pistolet dans le tiroir du bas de la commode, mais il emportait sa carabine, pour tirer, à l’occasion, une perdrix, un lapin, un serpent ou … quelque autre ‘bestiole’ qui l’attaquerait. Dans le village, il avait acquis un statut particulier en tant que ‘curandero’ (‘guérisseur’) ; les gens venaient le consulter de loin à la fois pour eux et pour leurs bêtes. Il utilisait notamment, afin de chasser les maux de ventre, une formule mystérieuse, une sorte d’invocation, qu’il m’a transmise peu avant sa mort en 1960, alors que je n’avais qu’une dizaine d’années.

    Ses connaissances étaient empiriques. L’école ? Il n’y avait jamais usé ses fonds de pantalon. Maman par contre, commença à y aller vers six ans ; elle se rappelle encore les prénoms du couple d’instituteurs chargés de leur enseignement : Ramon, le maître des garçons et son épouse Carmen qui apprenait aux gamines la lecture, l’écriture, quelques rudiments de calcul, un peu de couture et de broderie. Il n’y avait qu’une classe unique de filles ; les élèves les plus âgées devaient donc veiller souvent sur les plus petites, pendant que Carmen vaquait à ses travaux ménagers ou s’occupait de ses deux jeunes enfants.

    Certains enfants, surtout les fils de paysans, n’avaient jamais, ou très peu de temps, mis les pieds dans une salle de classe parce que leur famille avait besoin de bras ; ils étaient donc, comme mon grand-père et un quart des Catalans, analphabètes.

    Lorsqu’ils étaient trop grands pour se rendre à l’école communale, les jeunes secondaient leur père dans les champs et les vignes en attendant le service militaire ou ils se faisaient embaucher comme journaliers ; tandis que les adolescentes, jusqu’au mariage, aidaient leur mère dans les tâches ménagères, la cuisine et la lessive qui se faisait au lavoir, ‘la font’: en fait deux grands bassins alimentés par une source résurgente, tout en bas sur le chemin du cimetière ; une corvée que potins et plaisanteries des commères rendaient presque agréable ! La plupart des jeunes filles cependant s’engageaient comme bonnes à la ville la plus proche. Une femme du village, qui avait de nombreuses relations à Barcelone, se chargeait d’y placer les jeunes Vilalbaises chez des bourgeois nantis ; elle s’appelait Dolores Solé, mais tout le monde la connaissait comme ‘la Ligera’ (‘La légère’).

    Les surnoms, dans ces patelins reculés, revêtaient une importance cruciale car les jeunes gens, se déplaçant peu faute de moyens de transports, épousaient des payses et, au bout de quelques générations, les familles s’entremêlaient ; ainsi, à Vilalba, il y avait une profusion de Domènech, Clua, Ferrer, Solé, Suñé, Vallespí et autres Tarragó ; pour les distinguer, on affublait chaque maisonnée d’un surnom, par exemple, ‘Ca Mosquetes’ (‘chez Petites Mouches’), ‘Cal Perdigot’ (‘chez le Perdreau’). Ma famille avait reçu celui, mystérieux, de ‘Ca Xuiximeri’ ; encore maintenant, c’est sous ce sobriquet que je dois me présenter aux gens du village chaque fois que je m’y rends, pour qu’ils puissent me situer !

    Une certaine Rosa de ‘Cal Caramelo’ (‘chez Bonbon’) était rentrée, à la fin des années vingt à Barcelone au service d’un jeune commerçant, militant catalaniste et secrétaire du C.A.D.C.I. (‘Centre Autonomiste des Dépendants du Commerce et de l’Industrie’), Josep Tarradellas, qui venait tout juste de se marier ; mais elle ne tarda guère à revenir au village pour y épouser son fiancé. Une deuxième Vilalbaise, Marieta Busom de ‘Cal Cerer’ (‘chez le Cirier’), la remplaça aussitôt. J’ai parlé avec sa fille récemment ; elle m’a dit que sa mère était restée environ trois ans chez les Tarradellas, où elle devait s’occuper du bébé du jeune couple, une petite fille trisomique, Montserrat, née en 1928 ; elle la promenait dans sa poussette et comme l’enfant avait peu de cheveux, sa maman glissait sous son bonnet une boucle coupée dans la chevelure frisée de la nounou ! Il fallait parallèlement faire de nombreuses lessives et, à l’occasion, la vaisselle dans le bar-restaurant ‘La Floresta’, que possédait à l’époque le père de Josep, Salvador, sur la Gran Via de les Corts Catalanes. La jeune bonne finit par développer un eczéma suintant sur les mains, ce qui l’obligea à démissionner et à retourner au village.

    Le bruit courut comme une traînée de poudre dans les ruelles, les magasins et surtout au lavoir. Teresa, ma grand-mère, ne s’était jamais montrée très tendre à l’égard de sa fille aînée, lui préférant sans doute la petite dernière Angeleta, de santé délicate ; elle sauta sur l’occasion, parla à Gabriel, puis avec ‘la Ligera’, de cette place vacante et lucrative de bonne et elle poussa Maria à l’accepter. Comme elle connaissait bien Barcelone pour y avoir elle-même servi chez des bourgeois, elle proposa d’accompagner sa fille jusqu’à destination.

    On ne discutait pas à cette époque les ordres des parents et, la mort dans l’âme, Maria, à peine âgée de dix-sept ans, dut préparer un maigre baluchon. Son grand frère Josep, à dos de mule, fut chargé de mener Maria et Teresa, calées entre les bagages dans une charrette bringuebalante, jusqu’à la gare de Mora d’Ebre, où elles prirent le train qui les mena à la capitale catalane. Pendant le long trajet, assise sur la dure banquette en bois du compartiment de troisième classe, la jeune fille eut tout le temps d’imaginer ce qu’allait être sa nouvelle vie. La réalité devait largement dépasser ses rêves les plus fous !

    BARCELONE – 1934 -

    La Barcelone du tout début des années 30 n’avait rien à voir avec la tentaculaire capitale catalane actuelle ; cependant, aux yeux de l’adolescente qui avait grandi dans les ruelles poussiéreuses d’un hameau sans eau courante ni électricité, la ville parut immense et ultramoderne.

    Elle qui, faute de moyens de transport, n’avait jamais voyagé plus loin que Tortosa, où ses parents allaient échanger, au moulin local, le blé et l’orge récoltés dans leur champ contre des sacs de farine, se trouvait soudainement propulsée au cœur d’une élégante métropole très animée, zébrée de vastes avenues, le long desquelles s’élevaient d’imposants immeubles aux balcons en fer forgé et des boutiques incroyablement bien achalandées. Installée à l’arrière de la voiture, dans laquelle on était venu la chercher à la gare, la jeune Vilalbaise ne cessait de s’extasier, tandis qu’elle montait la Rambla en direction de la place de Catalogne ; tout lui semblait gigantesque et grandiose : le vieux port d’abord avec ses bateaux colorés, la mer qu’elle voyait pour la première fois, la statue de Colomb, les maisons chanfreinées à chaque carrefour, les devantures luxueuses, les jolies toilettes des femmes descendant des voitures ou du tramway !

    La famille Tarradellas louait un bel appartement au premier étage d’un petit immeuble situé sur la Gran Via de les Corts Catalanes, au-dessus d’une pharmacie, car entre-temps, le café avait été vendu à un apothicaire. Vivaient là, outre le jeune couple que formaient Josep et Antònia, leur fillette de six ans Montserrat, ainsi que les parents quinquagénaires de Josep, Salvador et Casilda. Officiellement, Maria fut chargée de la cuisine, du ménage, des courses et, à l’occasion, de la garde de la petite Montserrat. Néanmoins, vu le jeune âge de Maria, très vite, elle fut considérée, non plus comme une simple domestique, mais pratiquement comme un membre à part entière de la famille.

    Alors que jusque là, elle avait dû partager une sombre alcôve avec sa petite sœur, elle se vit offrir une chambre éclairée par une grande fenêtre, joliment meublée d’une armoire rustique, d’une coiffeuse et… d’un lavabo avec des robinets qu’il suffisait de tourner pour avoir de l’eau, chaude qui plus est ! Sur le palier, il y avait une salle d’eau et des W.C. Rien de luxueux, mais un tel confort, Maria ne l’avait jamais connu. Chez elle, on utilisait, pour la cuisine et la toilette, l’eau de pluie recueillie dans la citerne du toit et, en période de sécheresse, il fallait l’économiser. Le linge, les femmes allaient le laver à la ‘fontaine’, située à mi-chemin entre le village et le cimetière. Quant aux toilettes, elles se résumaient à une sorte de chaise percée, installée au rez-de-chaussée dans un coin sombre de la grange, au-dessus d’un pailler, où on n’avait guère envie de s’éterniser !

    La nostalgie que Maria ressentait, surtout le soir lorsqu’elle se retrouvait dans son lit, était donc compensée par les immenses avantages matériels que lui procurait sa nouvelle vie, tout comme la réelle affection que lui témoignaient les Tarradellas. Elle appréciait aussi nombre de petits détails de la vie quotidienne, comme le bol de café au lait qui, tôt le matin, remplaçait agréablement les ‘farinetes’, une soupe à base de farine de céréales que sa mère l’obligeait à ingurgiter. La cuisine de la ‘Terra Alta’ était des plus rustiques ; les paysans mangeaient surtout les légumes qu’ils cultivaient, des œufs, du porc et de la volaille, plus rarement du mouton ou un lapin élevé à la cave dans des clapiers. Pas de bœuf ni de veau, encore moins de poisson, à part des harengs fumés ou de la morue séchée. Ce fut donc un émerveillement pour la jeune fille de découvrir la ‘Boqueria’, un grand marché couvert situé entre la Rambla et l’hôpital Santa Creu, où, deux ou trois fois par semaine, Antònia et Maria s’approvisionnaient en aliments de toutes sortes. Les étals colorés des poissonniers en particulier fascinaient Maria qui découvrait soles, limandes, lottes, raies, crabes encore vivants et langoustines ; mais elle était également attirée par les fruits exotiques ou les friandises, comme la pâte de coing. De temps en temps, elle s’achetait une sucrerie ; c’était la première fois qu’elle avait de l’argent de poche ; ses patrons lui donnaient une somme appréciable : 300 pesetas ; comme elle était nourrie et logée, elle pouvait non seulement envoyer une moitié du salaire à ses parents, mais en placer une grosse partie à la caisse d’épargne et s’offrir en plus de menues fantaisies.

    Quel plaisir de rentrer à la maison, les paniers remplis de victuailles et de les apprêter selon les conseils avisés de Casilda, car, au début, Maria ne savait pas du tout cuisiner et c’est la vieille dame qui l’avait initiée à l’art culinaire. La jeune fille recevait également l’aide bienveillante de sa jeune patronne ! Maria s’entendait très bien avec elle ; probablement parce que seulement douze années les séparaient et qu’elles venaient du même milieu social ; Antònia n’avait pas non plus grandi dans le luxe, ses parents étant de simples concierges dans un immeuble tout proche.

    Il y avait une telle complicité entre les deux jeunes femmes qu’elles partageaient tout : les travaux ménagers comme la cuisine, les courses et même certains loisirs, puisqu’elles s’offraient souvent une escapade au cinéma le plus proche où passaient des films avec Tarzan ou les Marx Brothers, une promenade dans le ‘Barri Gòtic’, le quartier médiéval autour de la cathédrale, des sardanes le jeudi sur la place Sant Jaume, ou encore un ‘xurro’, délicieux beignet sucré qu’elles dégustaient avec un chocolat épais dans un des multiples estaminets proches de la Rambla.

    Par contre, ‘el senyor Josep’ (comme Maria l’appelait, c’est-à-dire monsieur Joseph), moins présent au foyer en raison de ses multiples activités, inspirait à la jeune fille plus de retenue, sans doute à cause de sa stature, de sa prestance et de sa situation. Pourtant, lui aussi avait des origines modestes ; son père avait un temps été employé dans une verrerie et lui-même avait commencé à travailler à l’âge de quinze ans tout au bas de l’échelle comme vendeur de tissus imperméables. Mais, grâce à sa vive intelligence, son énergie et sa puissance de travail, il avait gravi les échelons avec une rapidité déconcertante. Cet autodidacte avait suivi des cours du soir accélérés de français et d’anglais en plus du calcul et de la comptabilité et il s’exprimait fort bien dans les langues de Molière et de Shakespeare.

    Josep Tarradellas dessiné par David Cau

    Lorsque Maria entra à son service au début de l’automne 1934, il avait mis provisoirement une parenthèse à ses activités politiques, dans lesquelles il avait été propulsé par le biais de son syndicat de commerçants. Il dirigeait alors une fabrique familiale de boutons de nacre et parce qu’il avait des clients dans plusieurs pays européens, il voyageait beaucoup, surtout en Angleterre.

    À table, on parlait beaucoup de politique ; Maria s’imprégnait des propos tenus, même si elle n’en comprenait pas tous les rouages et mécanismes et si elle confondait souvent ministres du pouvoir central et conseillers de la Generalitat. Elle était impressionnée par le nombre et l’importance des emplois prestigieux que son patron avait déjà occupés en Catalogne, pendant la présidence de l’austère Francesc Macià, au regard pénétrant. Comment était-il parvenu à concilier toutes ses activités professionnelles avec ses multiples obligations politiques ? Une vraie prouesse !

    Tour à tour, son employeur avait créé trois hebdomadaires : ‘Abrandament’ (‘Embrasement’), ‘Intransigent’ (‘Intransigeant’) et ‘L’esquerra’ (‘La gauche’), fondé un mouvement pour la jeunesse : ‘La Falç’ (‘La Faux’), tout en militant activement à l’E.R.C. (‘Esquerra Republicana de Catalunya), un nouveau parti fondé par Macià, dont il devint le secrétaire, avant d’exercer les fonctions de conseiller du gouvernement à la santé. Il avait également siégé comme député aux deux Parlements, espagnol et

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