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La fabrique du cerveau:  Les dessous d’un laboratoire de neuro-imagerie
La fabrique du cerveau:  Les dessous d’un laboratoire de neuro-imagerie
La fabrique du cerveau:  Les dessous d’un laboratoire de neuro-imagerie
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La fabrique du cerveau: Les dessous d’un laboratoire de neuro-imagerie

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About this ebook

Une étude approfondie de la neuro-imagerie.

A l’ère des neurosciences et de leur numérisation massive, la détermination des structures fines du cerveau et la compréhension de son fonctionnement sont devenues des enjeux de premier ordre. Dans ce contexte, l’IRM s’est imposée comme une technique reine. Grâce à elle, le cerveau s’offre au regard, dévoilant arcanes et tréfonds scintillants… La visualisation des processus cognitifs via des images spectaculaires, qui fascinent les chercheurs autant que le public, engendre une nouvelle relation à notre corps pensant et agissant. Mais que sont ces objets numériques d’un nouveau genre ? Comment ces images sont-elles acquises, sur quelles bases techniques et par quels protocoles ? Et quel projet anime ceux qui établissent des atlas de référence, dessinant un cerveau pixelisé dans lequel tous les autres doivent se fondre ?
Pour le savoir, Giulia Anichini s’est immergée plusieurs années durant dans deux centres de recherche en imagerie où elle a pu observer les pratiques et les savoir-faire, décrire les implicites. Partant des lieux et des acteurs de ces pratiques, de leur environnement matériel, elle décrit les méthodes d’acquisition des images, leurs transformations successives et les bricolages informatiques mis en œuvre pour sauver des résultats pas toujours probants. Elle montre comment les banques de données saturées d’images obtenues selon des choix techniques et théoriques hétérogènes constituent désormais une extension inéluctable du laboratoire de neuro-imagerie, où s’élabore une science data driven prétendument affranchie de la théorie. L’accumulation de ces résultats à la fiabilité pas toujours assurée n’est pas neutre, notamment par ses implications dans le champ des neurosciences sociales, quand les émotions dites morales tracent leur géographie dans le « cortex numérique ».
Entre enquête ethnologique, sociologie des sciences et analyse épistémologique, Giulia Anichini propose ici une vision inédite des neurosciences, de leurs présupposés, leurs conjectures et leurs ambitions.

Entre enquête ethnologique, sociologie des sciences et analyse épistémologique, Giulia Anichini propose ici une vision inédite des neurosciences, de leurs présupposés, leurs conjectures et leurs ambitions.

EXTRAIT

Mon travail ne part pas de l’image pour en extraire des propriétés particulières, pour discuter de sa place dans la science contemporaine ou pour lui attribuer du sens à partir de ses caractéristiques esthétiques. L’image est un moyen pour atteindre les pratiques de cartographie du cerveau, qui est le réel objet de ce livre.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Giulia Anichini est anthropologue, chercheure correspondante au Centre Norbert Elias (UMR 8562). Dans le cadre de la sociologie de la connaissance, elle étudie la production des résultats scientifiques et l’utilisation des dispositifs techniques par les chercheurs. Son travail porte sur les pratiques cartographiques dans la recherche en neuroscience et en particulier sur l’emploi des images IRM.
LanguageFrançais
Release dateMar 29, 2018
ISBN9782373611472
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    La fabrique du cerveau - Giulia Anichini

    75010 Paris.

    Introduction L’IRM : quels enjeux techniques et sociaux ?

    Après le séquençage du génome, l’étude du cerveau est devenue l’un des défis scientifiques contemporains. Comprendre les structures qui le composent et les affections qui l’endommagent, percer à jour son fonctionnement et pouvoir le simuler, sont seulement quelques-uns des objectifs assignés aux neurosciences. Au carrefour des sciences biologiques et des sciences psychologiques, les neurosciences cognitives, en particulier, visent à élucider les lois physiologiques qui régissent les comportements, même les plus complexes. Si l’on fait appel aux fondements biologiques qui sous-tendent les divers processus cognitifs de « haut niveau » – allant jusqu’à ceux qui sont considérés comme décisifs à la vie en société – c’est en partie grâce à la nature des technologies par l’intermédiaire desquelles le cerveau est exploré. La neuro-imagerie est perçue comme étant la technique la plus « spectaculaire » et donc la plus puissante, en raison de la nouvelle visibilité à laquelle elle conduit et de la localisation qu’elle assure. On cherche des « marqueurs » cérébraux, visibles à l’aide d’images, pour diagnostiquer des maladies, mesurer des « dispositions » individuelles, étudier la différence entre les sexes. Etc. Après la génétique, les explications biologiques des comportements adoptent le registre « cérébral » et y acquièrent de nouvelles formes.

    L’imagerie par résonance magnétique (IRM) – technique qui s’est imposée dans les neurosciences à partir des années 1990 – est d’un grand intérêt parce qu’elle constitue la technologie qui s’est le mieux prêtée au programme unificateur des nouvelles sciences du cerveau. En fait, les neurosciences s’annoncent, depuis leur essor, comme un projet visant à une unification (Abi-Rached & Rose 2014), celle-ci agissant au moins à trois échelles : ontologique, institutionnelle et sociétale. Elles ambitionnent à la fois un effondrement du dualisme corps/esprit, une synthèse des disciplines engagées dans l’étude du cerveau et un déplacement de leur expertise vers la société en général. Ce programme, qui cherche à sceller l’alliance entre sciences psychologiques et sciences biologiques, a été accompagné par un regain progressif du réductionnisme biologique qui a amené les sociologues à constater l’avènement d’un « sujet cérébral » (Ehrenberg 2004) autour duquel se reconfigurent l’explication et le traitement des maladies mentales.

    L’IRM appuie cette tendance unificatrice des neurosciences. C’est une technique simple d’accès et non invasive. Elle permet d’explorer les processus cognitifs in vivo et de représenter visuellement le cerveau en action. Localiser l’activité cérébrale à l’aide de connaissances consolidées par des savoirs psychologiques favorise l’articulation de disciplines différentes et établit une passerelle entre faits psychologiques et réalité neuronale. La nature des données mêmes atteste ce lien : la visibilité des activations agit en tant que « preuve » irréfutable de la matérialité des fonctions cérébrales. La représentation des activations par l’image facilite la circulation de ce type de données au sein de publics non experts, et impose un nouvel imaginaire qui structure notre relation au cerveau. La dimension « spectaculaire » des cartes du cerveau leur permet de franchir les frontières du laboratoire et leur assure une fonction dont l’étendue dépasse le contexte expérimental.

    1] Cartographie du cerveau : de la paillasse à l’écran

    Cela me permet de poser le premier objectif de ce livre, à savoir questionner l’ancrage biologique des fonctions cérébrales auquel l’image aboutit. Comment la localisation d’un processus psychologique s’opère par l’IRM ? Pour répondre à cette question, je me suis intéressé aux expériences de laboratoire conçues pour produire les images du cerveau en activité. Seulement à partir de là, nous pouvons commencer à faire émerger les pratiques contemporaines de cartographie du cerveau.

    Mais le laboratoire n’est plus le seul lieu d’où proviennent les images IRM employées par les chercheurs pour cartographier le cerveau. Quand on s’intéresse aux pratiques expérimentales, on voit qu’ils n’ont pas besoin de réaliser une expérience pour recueillir des données, mais qu’ils peuvent tout aussi bien faire appel à des bases de données où des centaines d’images IRM anatomiques et fonctionnelles sont accessibles. La neuro-imagerie a évolué en même temps que l’informatique et a été affectée par le phénomène des Big Data qui a changé la manière dont la cartographie du cerveau s’opère en reconfigurant le travail des chercheurs. Un deuxième objectif est donc de décrire et d’analyser les pratiques autour des bases de données de neuro-imagerie et des connaissances issues du traitement automatique des centaines d’images issues de ces bases. Pour cela, j’ai suivi le travail de neuroscientifiques engagés dans l’étude des spécificités anatomiques de l’autisme.

    Un troisième type de questionnements nous pousse un peu plus loin dans la trajectoire des cartes du cerveau. Après leur production, je m’intéresse à leur mise en circulation dans le domaine des neurosciences sociales. Cette branche des neurosciences propose, entre autres, de cartographier certaines émotions, comme la honte ou l’empathie, qui seraient indispensables à la vie sociale. Je vais chercher à montrer comment les images des activations cérébrales associées aux émotions sont au cœur d’une naturalisation des clivages sociaux, comme ceux entre homme/femme ou déviant/non déviant. Les images seront ici une porte d’entrée pour analyser comment une objectivation des processus psychologiques et des relations sociales contribuent à la légitimation scientifique du rôle social des individus, en agissant en tant qu’instrument de domination.

    2] L’observation des pratiques

    Les analyses sociologiques et anthropologiques se focalisant sur les modes de production des images IRM dans les laboratoires de recherche fondamentale sont rares. Elles visent par exemple à mettre en lumière la façon dont l’IRM promeut un nouveau regard sur le corps et introduit un nouveau type d’objectivité (Prasad 2005). D’autres s’appuient sur les apports de la sémiotique pour étudier l’engagement du corps des scientifiques dans la production d’images IRM du cerveau et cerner le rôle des gestes et des échanges verbaux dans l’attribution de sens aux données visuelles (Alac 2011). L’anthropologue Anne Beaulieu, quant à elle, a retracé l’histoire des atlas du cerveau, et fait ressortir la relation du chercheur à l’image ainsi que les enjeux de l’introduction des bases de données dans les neurosciences (Beaulieu 2001, 2002, 2004).

    Mon travail ne part pas de l’image pour en extraire des propriétés particulières, pour discuter de sa place dans la science contemporaine ou pour lui attribuer du sens à partir de ses caractéristiques esthétiques. L’image est un moyen pour atteindre les pratiquesde cartographie du cerveau, qui est le réel objet de ce livre. Comme pour de nombreuses recherches, l’environnement matériel est, ici, fondamental pour l’analyse du travail scientifique car toute une série d’objets, d’appareils et de machines agit en tant que « médiateurs » entre l’observateur et le phénomène « naturel » (Latour & Woolgar 1988). À partir de l’immersion dans les lieux où s’opère la production de cartes du cerveau, je souhaite faire saillir la manière dont une activation ou une structure cérébrale est circonscrite, identifiée, interprétée.

    Mais l’entreprise scientifique n’aboutit pas toujours aux découvertes attendues. Le travail de recherche est parsemé d’obstacles qu’on ne peut pas toujours devancer. Les chercheurs sont souvent confrontés à des observations contraires à leurs hypothèses, à des résultats contradictoires, à des données perçues comme gênantes. Il faut alors trouver des solutions pour réhabiliter une expérience, éviter un échec, réajuster les objectifs initiaux. Mon travail porte donc aussi sur la gestion des anomalies en science et sur les pratiques « aux marges » qui sont mobilisées pour « sauver » un « fait » scientifique.

    Ces pratiques, appréhendées grâce à une approche microsociologique, ouvrent la voie vers une réflexion sur les méthodes scientifiques et les standards d’objectivité en vigueur dans le domaine de la neuro-imagerie. C’est au sein du travail scientifique que des nouvelles logiques apparaissent et se consolident. L’objectivité se définit alors« par le bas », en fonction des choix qui rythment la recherche, ces derniers témoignant du contexte dans lequel le scientifique opère.

    3] Méthodes et lieux de l’enquête

    Mon enquête s’est déroulée dans deux sites : un centre d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) consacrée à la recherche et un institut de neurosciences. Le premier lieu, une plateforme technologique mutualisée, a été choisi pour saisir la diversité des pratiques autour d’un même instrument et celle des données qui lui sont rattachées, mais aussi afin d’identifier les relations entretenues entre les gérants de la plateforme et ses utilisateurs¹. Les relations entre expert et apprenti, qui s’instaurent lors des nombreux moments consacrés à l’apprentissage de la technique, caractérisent presque systématiquement ce type d’espace et sont souvent riches en enseignements quant aux normes en vigueur sur la « bonne » manière de produire, traiter et publier les données.

    Suivre les chercheurs dans l’institut de neurosciences m’a donné accès au traitement des données et à l’analyse des résultats, phases essentielles à la compréhension des pratiques de cartographie du cerveau. Cela m’a permis d’avoir un double regard : sur la fabrication des données d’une part, et sur l’analyse de celles-ci d’un autre, afin d’avoir la vision la plus globale possible du processus de production des cartes du cerveau.

    L’enquête a duré environ deux ans, période au cours de laquelle j’ai suivi en parallèle l’activité du centre IRM et le travail des membres (précisément trois d’entre eux) de l’équipe « Cognition sociale » de l’institut de neurosciences. Dans ce dernier site, j’ai pu réaliser et enregistrer des entretiens librement, la plupart du temps j’ai été accueillie avec bienveillance par les chercheurs, très peu d’entre eux m’ayant refusé leur collaboration. Dans le centre IRM, j’ai suivi la réalisation d’une douzaine d’expériences de recherche, ce qui m’a amenée à côtoyer nombre de chercheurs de tous statuts (de l’étudiant de master au chercheur confirmé) et provenant d’horizons disciplinaires et de laboratoires différents.

    Les expérimentateurs étant souvent « en manque » de sujets, j’ai proposé ma participation en échange de données ou d’informations utiles à ma recherche. Être « sujet » a été alors une manière d’instaurer un climat de confiance, de coopérer avec le chercheur et d’assurer une entraide réciproque. Les entretiens ont été conçus au fur et à mesure, selon les besoins de l’enquête. L’analyse des observations et des discours m’ont amenée à solliciter plusieurs fois les acteurs rencontrés lors d’une expérience IRM pour préciser et développer des questions que je n’avais pas posées au départ mais dont le contenu se consolidait au fil du temps. C’est le processus que Jean Pierre-Olivier de Sardan désigne sous le nom d’itération, un mode d’appréhension des phénomènes qui se caractérise par un « va-et-vient » entre terrain et chercheur mais aussi entre analyse des données et problématique².

    J’ai également assisté aux réunions, séminaires et journées consacrées à la neuro-imagerie, organisées pour et par la communauté des scientifiques rencontrés.

    4] Structure du livre

    Six chapitres composent ce livre. Le premier vise à présenter les objets de mon enquête. Il y est en particulier question d’images, de cartes et d’atlas et de leur fonction dans la cartographie du cerveau. Un historique de l’évolution des techniques scientifiques mobilisées pour décrire et comprendre le cerveau sera nécessaire pour délimiter le champ dans lequel se place ma recherche. Nous verrons de quelle façon l’image est engagée dans la production du savoir sur le corps et sur le cerveau, dans quelle mesure l’atlas nous informe sur le type d’objectivité en vigueur, et comment l’informatique a fait évoluer la cartographie du cerveau.

    Dans les chapitres 2 et 3, je me focalise sur l’expérience en imagerie par résonance magnétique et sur la chaîne opératoire qui aboutit à la production de cartes du cerveau. Je présente le travail des protagonistes d’une expérience de recherche en IRM, c’est-à-dire les professionnels qui gèrent le centre, les utilisateurs de la machine (les chercheurs) et les sujets d’étude, ainsi que l’environnement matériel dans lequel les pratiques expérimentales se consolident. Le processus de production de données est illustré par des expériences différentes à partir desquelles j’ai repéré quelques axes qui structurent la recherche fondamentale en IRM. Le but n’est pas de restituer les études dans leur globalité mais de les utiliser comme points d’appui pour retracer la trajectoire de l’image. Cette première fenêtre permet donc d’avoir un regard sur les pratiques expérimentales qui animent une recherche en neuro-imagerie fonctionnelle. Les interactions entre acteurs, objets et instruments sont analysées pour comprendre comment l’objectivation d’un processus cognitif s’opère, mais elles donnent également accès à une certaine gestion des résultats, en particulier au traitement que le chercheur réserve aux données qui ne confortent pas ses hypothèses.

    Les chapitres 4 et 5 concernent l’utilisation de données IRM – anatomiques, cette fois – issues de bases de données. Les recherches observées visent à mesurer les différences anatomiques entre cerveaux de sujets autistes et cerveaux de sujets « normaux ». Pour ce faire, des images IRM issues d’une base de données disponible en ligne, ou d’une base créée ad hoc, sont traitées, assemblées et comparées. À partir de modèles spécifiques, des objets tels que les réseaux et les sillons³ sont employés dans l’analyse des données. Les chercheurs font appel à du bricolage de données, par exemple quand ils analysent différemment un même lot d’images pour s’approcher des leurs prédictions. Les pratiques de bricolage et d’occultation de certaines données « sensibles » répondent à des objectifs fixés à la fois par le laboratoire et les revues scientifiques. La coprésence d’une approche qualitative (la visualisation et la correction manuelle) et quantitative (l’analyse automatisée) dans la production des cartes du cerveau fait émerger les principes d’objectivité mobilisés par les chercheurs. Il s’agit alors de comprendre quelles sont les normes qui se dégagent des pratiques et de mettre en lumière quels sont les différents principes épistémologiques auxquels elles font appel. Ces deux chapitres permettent de saisir le rôle des bases de données (locales ou publiques), des modèles théoriques et des programmes informatiques dans l’apparition de nouvelles représentations du cerveau et dans la définition du « normal » et du « pathologique ».

    Le sixième et dernier chapitre interroge les images IRM du point de vue des discours et des résultats qu’elles appuient. Je m’intéresse ici à l’utilisation des données de neuro-imagerie fonctionnelle au sein d’un domaine des neurosciences sociales. L’analyse des discours autour des cartes d’activation produites pour localiser les zones liées au « social » révèle la dimension idéologique de ces cartes. Le cerveau fonctionne comme référence pour la construction d’un ordre social « naturel » et les données issues de la neuro-imagerie jouent un rôle important dans la légitimation de l’existence d’un cerveau social (Dunbar 1998) « normal » ou « pathologique », mais aussi d’un cerveau « féminin » et « masculin ». En élargissant, au fil des chapitres, notre champ de vision, l’ouvrage présente d’abord la production des données dans le laboratoire, ensuite la fabrication de cartes à partir d’images issues d’expériences ou de bases des données, pour aboutir enfin à l’en­ga­gement des résultats dans l’élaboration de théories.

    [1] Dans la même optique voir le travail de Vincent Simoulin (2007). Dans son enquête sur l’ESRF (European Synchrotron Radiation Facility), il analyse la manière dont, par l’intermédiaire d’un même instrument, l’accélérateur de particules de Grenoble, les fractures et les échanges entre communautés disciplinaires et professionnelles se consolident.

    [2] L’itération ne concerne pas seulement le choix des enquêtés mais aussi la production des connaissances : « Chaque entretien, chaque observation, chaque interaction sont autant d’occasions de trouver de nouvelles pistes de recherche, de modifier des hypothèses, d’en élaborer de nouvelles. […] La phase de production des données peut être ainsi analysée comme une restructuration incessante de la problématique au contact de celles-ci, et comme un réaménagement permanent du cadre interprétatif au fur et à mesure que les éléments empiriques s’accumulent » (Olivier de Sardan 1995 : 13).

    [3] Les réseaux se réfèrent aux connexions qui relient (anatomiquement ou au niveau de leur activité) les régions du cerveau ; les sillons indiquent les dépressions qui traversent le cortex cérébral.

    Chapitre 1. Images, cartes, atlas et régimes d’objectivité en science

    Les objets de ma recherche empirique, à savoir les données de neuro-imagerie, sont aujourd’hui au centre des nouvelles pratiques de cartographie du cerveau. Celles-ci sont le résultat d’une histoire longue dont je vais donner quelques repères. Mais avant de tracer l’évolution des techniques conçues pour l’étude des fonctions cérébrales, je vais montrer que l’image peut être saisie comme indicateur historique de l’objectivité. Ces réflexions, issues de l’histoire des sciences (Daston & Galison 2011), épauleront mon travail ethnographique. Néanmoins, l’observation du travail expérimental démontrera que la normativité, dont les images sont porteuses, n’est ni figée, ni définitive, mais flexible et dynamique.

    1] Atlas et objectivité

    Pour analyser l’évolution des formes d’objectivité, les historiens des sciences Lorraine Daston et Peter Galison s’attachent à l’étude d’images particulières, les atlas scientifiques, « ces compilations d’images sélectionnées qui permettent d’identifier les objets de travail caractéristiques de chaque discipline » (Daston & Galison 2011 : 26. C’est précisément du fait de la puissance normative accordée aux atlas que les deux historiens en font des objets privilégiés. Véritables outils de travail, les atlas accompagnent la transmission du savoir scientifique et des connaissances acquises, ils sont l’expression des règles à suivre et des erreurs à écarter, ils standardisent les objets.

    Pour les deux auteurs, c’est au milieu du XIXe siècle que le mot objectivité prend son sens « moderne » et commence à guider l’entreprise scientifique¹. L’objectivité n’a pas toujours orienté la science, ce dont témoignent d’ailleurs les atlas scientifiques du XVIIIe siècle. À ce moment, on cherche à représenter le corps tel qu’il se présente aux yeux de l’anatomiste qui est guidé par un idéal de ressemblance. L’anatomiste et le dessinateur préparaient et choisissaient les objets et s’accordaient sur la manière de rendre visibles leurs traits typiques. L’art et la science se confondaient alors, les illustrations engageaient aussi bien le jugement que l’imagination. La variabilité de la nature est noyée dans des archétypes dont le choix revient à l’homme de science.

    Mais au XIXe siècle, on assiste à une rupture due à la progressive entrée en scène de l’objectivité associée à la « mécanisation de la science » (Daston & Galison 2011). La machine standardise les objets, corrige et dépasse les défauts de l’Homme, produit des images fidèles de la réalité. L’objectivité mécanique, cadre d’appréhension du réel basé sur une connaissance issue d’instruments scientifiques, devient l’idéal dans la représentation. L’authenticité prend le pas sur la similitude, les variations ne sont plus occultées pour atteindre une version « épurée » des phénomènes mais au contraire, en rendre compte signifie « laisser parler la nature par elle-même ». La photographie et l’avènement des imageries comme les rayons X amènent à la production de nouveaux atlas où la représentation de planètes, bactéries, cristaux et organes, passe par une logique procédurale imposée par l’utilisation de dispositifs mécaniques. Ces derniers garantiraient l’« élimination » de l’interprétation subjective du savant considérée comme nuisible à la démarche scientifique.

    Daston et Galison pointent l’essor, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, d’un autre type d’objectivité, l’objectivité structurale, censée remedier aux défaillances de l’objectivité mécanique, trop redevable de la variabilité des phénomènes observés. L’objectivité structurale, défendue par certains scientifiques, pour la plupart mathématiciens et physiologistes (von Helmoltz, Frege, Carnap, Poincaré), ne se fondait pas sur les images mais sur les structures qui étaient alors les composantes d’un langage commun et universel auquel la science devait impérativement adhérer. La structure est considérée comme l’essence des phénomènes, sa stabilité en fait un outil « neutre », une abstraction qui parvient à décrire le réel sans qu’il soit « brouillé » par l’interprétation subjective.

    Le refus de l’image n’est pas la seule réponse aux faiblesses de l’objectivité mécanique. Au XXe siècle s’impose une autre définition de l’objectivité qui valorise la capacité du scientifique à reconnaître et à classer les objets, à identifier le « vrai » du « faux », à distinguer le « normal » et le « pathologique ». Les images sont, cette fois, le lieu où cette évaluation – qui se révèle essentielle dans l’ordonnancement de la « nature » – s’opère. Cette objectivité repose sur le jugement exercé, c’est-à-dire sur l’expertise du scientifique, considérée comme la seule arme pour traiter et rendre compte de la variété des objets naturels. L’expérience et l’intuition aident, ici, le scientifique à donner du sens aux images car « l’automaticité autographique des machines, aussi sophistiquée fût-elle, était incapable de remplacer l’œil professionnel et entraîné> » (ibid. : 374).

    Chaque type d’objectivité dessine le périmètre d’action du savant etvéhicule des vertus, qui découlent des normes épistémiques, et qui délimitent les contours d’un type de savant idéal. Par exemple, dans le cadre de l’objectivité mécanique, la subjectivité du scientifique doit être contenue par une stricte discipline de soi et par de l’autosurveillance. L’objectivité fondée sur le jugement exercé qui s’instaure au XXe siècle, valorise un type de scientifique, dont l’intervention, n’étant plus bannie et jugée comme nuisible, se trouve nécessaire. Grâce à son expérience, le scientifique peut reconnaître et agir sur les données produites par les machines. La production d’atlas appartenant à différentes époques implique donc une certaine relation entre le scientifique et l’objet naturel, mais aussi entre le scientifique et les dispositifs techniques dont il fait usage.

    2] Image numérique et engagement de l’observateur

    Chaque image témoigne donc d’un regard porté sur le monde, d’un investissement plus ou moins important de la « subjectivité » du scientifique et des techniques mobilisées pour incarner un certain idéal d’objectivité. L’image numérique implique un nouvel horizon où les modalités de production des données, leur manipulation ainsi que la relation entre l’observateur et la réalité représentée, changent et se reconfigurent.

    William J. Mitchell (1994) a notamment cherché à repérer les modes de représentation véhiculés par ces images mais aussi le nouveau rôle que l’imageur acquière dans leur production. L’engagement du producteur d’images change par rapport à celui qui est propre à la photographie, qui est caractérisée par une relation causale avec le réel, et à la peinture, qui implique, au contraire, une relation intentionnelle avec le monde observé. La place des images numériques est donc ambiguë parce que la frontière entre intentions et causalité s’affaiblit. La détection automatique d’un phénomène se conjugue maintenant avec une intervention active sur ce phénomène même, en faisant jouer – dans la pratique scientifique par exemple – des connaissances, des prédictions et des compétences hétérogènes. Les images qui résultent des différentes formes d’imagerie scientifique sont, en fait, conçues pour appuyer une certaine vision du phénomène et de nouvelles manipulations deviennent possibles. Modèles théoriques et observations empiriques peuvent maintenant se conjuguer et se confondre.

    Les représentations issues des imageries scientifiques témoignent de systèmes conventionnels et sont les reflets des codes que le scientifique lui a imposés. En se référant aux cartes d’activation du cerveau, à celles des grands fonds marins ou aux images astronomiques, Fontanille (2007) affirme que « les formes nettes et identifiables, de même que les couleurs, ne sont que des traductions plastiques de propriétés qui ne sont pas de nature plastique, ou de propriétés plastiques que notre vision ne saurait pas interpréter sans cette traduction ». Le sociologue Amit Prasad (2005) désigne ces images comme faisant partie d’un nouveau régime de vision, celui de la cyborg visuality, dans lequel une conception traditionnelle de la vision basée sur l’optique et sur la réfraction/absorption de la lumière est dépassée par des images qui ne se réfèrent plus à la position de l’observateur dans l’espace visuel, mais à un un espace cybernétique régit par un nouveau réalisme propre aux technologies assistées par ordinateur. La nature des données IRM, par exemple, permet une reconfiguration du corps humain, car les scientifiques peuvent choisir certains signaux pour adopter telle ou telle autre « vue » du phénomène observé. Ce mode de perception du corps rompt avec le « réalisme photographique » (Prasad 2005) et modifie inévitablement sa conception. Cette vision « améliorée² » soutenue par des techniques informatiques, conduit donc à représenter et voir autrement le corps mais également les autres phénomènes physiques et naturels dont la science se saisit³.

    3] Le cerveau et l’exploration des fonctions

    L’exploration du cerveau par l’image qui caractérise les pratiques scientifiques contemporaines est l’aboutissement d’une progressive évolution des conditions techniques et des théories qui ont soutenu la visibilité des fonctions. Le cerveau est apparu comme un organe doué d’une activité physiologique propre et d’un fonctionnement interne autonome au moment du passage d’un modèle sensationniste, qui invoquait le pouvoir du milieu pour expliquer la génération de l’activité intellectuelle, à des approches réclamant une autonomie de l’activité cérébrale (Clauzade 2008). Le physiologiste Pierre-Jean-Georges Cabanis (1757-1808) introduit des modifications qui bouleversent les postulats du modèle sensationniste en vigueur et qui provoquent son progressif dépassement. Le cerveau est, selon lui, un organe qui n’est pas seulement animé par des « impressions externes » mais aussi par des impressions « internes » et par une action spontanée qui ne dépend ni de facteurs internes, ni de facteurs externes, car elle relève du cerveau lui-même. L’activité cérébrale n’est plus exclusivement dérivée du milieu extérieur, ni le simple résultat d’une stimulation : elle désigne une fonction du cerveau. Pour Clauzade, Cabanis est donc le premier qui « permet de penser une activité cérébrale sui generis non exclusivement dépendante des sens » (2008 : 247).

    Avec Joseph Gall (1758-1828) et la phrénologie, le modèle sensationniste est abandonné et s’impose l’idée d’une multiplicité des facultés innées qui naissent, grandissent et se développent comme l’expression d’un organisme. Jusqu’au XIXe siècle, on oscille entre deux démarches qui répondent à des modes différents d’appréhension de l’esprit (Lanteri-Laura 1987). L’une consiste à fournir une base matérielle à l’âme, l’autre attribue nombre de facultés mentales aux diverses portions du cerveau. Mais la recherche de l’âme se heurtait à des difficultés d’ordre pratique⁴ et le consensus sur le siège de l’âme n’était pas simple à obtenir. On voit la question de l’âme s’établir sous la coupe de la théologie et progressivement déserter l’étude scientifique du cerveau.

    Au XIXe siècle, la cranioscopie établit une relation entre la forme du crâne et les traits de caractère d’un individu. La méthode phrénologique reposait sur le repérage psychologique d’une population dont les membres partageaient des « traits de caractère » spécifiques, le moulage des têtes de cette même population et la comparaison des moulages permettant d’identifier les paramètres physiques communs. La cranioscopie – l’examen de la forme des crânes – se donnait comme objectif d’identifier les « bosses » à la surface de la tête qui, selon les phrénologistes, résultaient d’une pression de telle ou telle autre zone du cortex. Ces observations aboutissaient à la cartographie d’un ensemble d’organes censés composer le cerveau, chacun de ces organes étant responsable d’une fonction, ou mieux d’une qualité morale : l’amour de la progéniture, la vanité, le penchant au vol, le talent des mathématiques, l’esprit métaphysique, etc. Les critères du choix n’étaient évidemment pas neutres, au même titre que ceux qui étaient utilisés dans les comparaisons entre volume du cerveau et capacités intellectuelles entre sexes, races et âges différents. Dans l’entreprise de l’anthropologie physique du XIXe siècle, la hiérarchisation socio-raciale sous-jacente confirme sa portée idéologique. Au XIXe siècle la méthode localisationniste s’oppose aux approches unitaires⁵ dont le chef de file fut le médecin français Pierre Flourens (1794-1867), qui cherche à s’imposer en s’appuyant sur les faiblesses du paradigme adverse. Le manque de consensus sur le nombre d’aires, le lien de plusieurs fonctions à une même zone du cerveau (et vice-versa), l’implication de plusieurs aires dans une même fonction, la variabilité de l’expérimentation animale et la faible portée significative des observations chez l’humain, apportaient des arguments favorables à une conception unificatrice du cerveau. Néanmoins, surtout suite au travail de l’anatomiste français Paul Broca (1824-1880), qui démontra à l’aide d’observations de plusieurs patients aphasiques le rôle de la troisième circonvolution du lobe frontal dans la production du langage, la théorie d’un fonctionnement indifférencié du cerveau fut, en partie, discréditée. On pourra alors noter avec Georges Lanteri Laura que la querelle entre les deux camps prend fin avec la localisation de la zone du langage par Broca qui établit « la première corrélation anatomoclinique entre une faculté et un territoire cortical, sérieusement fondée ».

    Le cortex acquiert progressivement une place fondamentale et « cesse ainsi d’apparaître comme le processus entéroïde des anatomistes de l’âge classique, pour devenir le point d’aboutissement des faisceaux qui remontent de la moelle à travers le tronc cérébral et le diencéphale » (Lanteri-Laura 1987 : 51). Les connaissances de l’anatomie comparée et de l’embryologie contribuent à caractériser cette structure et une nomenclature se développe pour la décrire. Les sillons (les dépressions qui traversent le cortex), les scissures (les dépressions les plus larges, dont la plus connue est celle qui sépare les deux hémisphères cérébraux) et les lobes (pariétal, occipital, temporal, frontal) précisent l’étendue de sous-espaces utilisés encore aujourd’hui.

    4] L’esprit incarné

    À partir des années 1960 se développe le modèle computationnel porté par Jerry Fodor et Hilary Putnam qui opère une assimilation du cerveau à un système digital animé par les principes de modularité et séquentialité. Dans les années 1980 s’affirme une autre approche concourante, le connexionnisme, qui appréhende le cerveau comme « système de traitement analogique et parallèle » (Guillaume, Tiberghien, Baudouin 2013 : 40)⁶. Pour les deux courants, bien qu’opposés, le modèle de référence pour l’étude du cerveau est la machine qui manipule des symboles à travers des relations causes-effets : « Le cerveau est comparé à un ordinateur, l’esprit à un programme fonctionnant comme un système de manipulation de symboles, et la conscience à un système d’exploitation de l’esprit » (Chamak 2011 : 20). La métaphore qui compare le cerveau à la machine devient

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