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Les confessions d'un journaliste: Roman autobiographique
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Ebook598 pages7 hours

Les confessions d'un journaliste: Roman autobiographique

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About this ebook

Ce texte introduit le lecteur dans le petit monde du journalisme de province.

L'histoire se passe dans une petite ville au pied des Alpes. Stéphane Jourdain, jeune poète rousseauiste, tente sa chance au Journal, l'unique quotidien de sa région. Pendant sept longues années, l’apprenti journaliste va connaître bien des déconvenues. Tour à tour correspondant local de presse, chroniqueur littéraire, pigiste pour une revue municipale puis rédacteur d’agendas, Stéphane Jourdain va enfin voir ses efforts récompensés en obtenant un contrat de travail au service multimédia du Journal. Mais l’aventure, comme on le verra, sera de courte durée…

Écrit dans un style journalistique, ce roman autobiographique est aussi une réflexion sur l'évolution d’un métier soumis à une dérive mercantile. La morale de l'histoire ? Le journalisme mène à tout, à condition d’en sortir !

EXTRAIT

Quand j’ai lu l’annonce dans Le Journal, je me suis dis : « Après tout, pourquoi pas ? Le journalisme, ça ne doit pas être bien compliqué. Et puis, j’aime écrire... »
L’écriture m’a toujours procuré un vif plaisir. Un plaisir partagé. Ma prof d’histoire me l’avait dit un jour au lycée : « Tu écris bien. » Ma prof de psychanalyse, quelques années plus tard à la fac, ne me l’a pas dit explicitement les psys sont moins expansifs-, mais elle me l’a fait sentir, à sa façon. À l’issue d’un partiel, elle s’est jetée sur ma copie. On devait être deux cents dans la salle, je n’ai toujours pas compris comment elle m’avait remarqué. Je l’ai sollicitée pour un rendez-vous, prétextant un intérêt subit pour la cause freudienne. Lucile était d’une blondeur translucide. Elle me déclara qu’elle me connaissait, qu’elle appréciait mon écriture, et que j’étais l’un des rares étudiants de deuxième année à avoir compris ce qu’elle racontait. J’ai quitté son bureau avec une liste de psychanalystes jungiens. Cette liste, je viens de l’exhumer d’une sacoche, noyée parmi les lettres, les cartes postales et les vieux billets de concert. Comme l’a écrit un grand romancier cité dans ces mémoires, « nous sommes les otages de nos souvenirs ».

À PROPOS DE L'AUTEUR

Patrick Morceli : habite aujourd’hui en Savoie. Journaliste rédacteur pendant une quinzaine d'années dans la presse quotidienne régionale à Grenoble.
Parisien d’origine, j’ai grandi en Haute-Savoie avant de faire des études en sciences humaines à l’université de Grenoble. Je travaille depuis plus de quinze ans comme journaliste rédacteur dans la presse régionale.
Passionné de sport et de littérature, j’ai créé en juillet 2014 le blog Russie 2018, « pour les amateurs de football et pour les amoureux de la Russie ». Mes auteurs de référence : Rousseau et les grands écrivains russes.
LanguageFrançais
Release dateNov 23, 2017
ISBN9791094243350
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    Les confessions d'un journaliste - Patrick Morceli

    PREMIÈRE PARTIE

    Le plus beau métier du monde

    Quand j’ai lu l’annonce dans Le Journal, je me suis dis : « Après tout, pourquoi pas ? Le journalisme, ça ne doit pas être bien compliqué. Et puis, j’aime écrire... »

    L’écriture m’a toujours procuré un vif plaisir. Un plaisir partagé. Ma prof d’histoire me l’avait dit un jour au lycée : « Tu écris bien. » Ma prof de psychanalyse, quelques années plus tard à la fac, ne me l’a pas dit explicitement-les psys sont moins expansifs-, mais elle me l’a fait sentir, à sa façon. À l’issue d’un partiel, elle s’est jetée sur ma copie. On devait être deux cents dans la salle, je n’ai toujours pas compris comment elle m’avait remarqué. Je l’ai sollicitée pour un rendez-vous, prétextant un intérêt subit pour la cause freudienne. Lucile était d’une blondeur translucide. Elle me déclara qu’elle me connaissait, qu’elle appréciait mon écriture, et que j’étais l’un des rares étudiants de deuxième année à avoir compris ce qu’elle racontait. J’ai quitté son bureau avec une liste de psychanalystes jungiens. Cette liste, je viens de l’exhumer d’une sacoche, noyée parmi les lettres, les cartes postales et les vieux billets de concert. Comme l’a écrit un grand romancier cité dans ces mémoires, « nous sommes les otages de nos souvenirs ».

    L’annonce avait été publiée un 1er avril. L’agence du Journal était située dans le centre-ville de Daubignan. Les bureaux se trouvaient au deuxième étage d’un vieil immeuble dont les façades auraient mérité un ravalement. L’ascenseur, qui semblait dater du Second Empire, portait péniblement ses occupants jusqu’à la salle de rédaction. Le premier étage et le rez-de-chaussée étaient réservés aux services commerciaux. Je me présentai au secrétariat peu avant 14 heures.

    - Dominique n’est pas encore arrivée, prenez un exemplaire du Journal et allez vous installer dans la salle du fond, me dit calmement une secrétaire à lunettes.

    la seconde hôtesse m’adressa un gentil sourire. Une femme un peu plus âgée, en retrait des deux autres, sans doute la responsable du service, bougonnait en trifouillant dans une pile de dossiers. L’attente dura une trentaine de minutes. Ma dernière pensée fut de ne commettre aucun lapsus- nulle référence à « La Daube », sobriquet communément donné au Journal.

    - Désolée, je suis toujours en retard, lâcha la journaliste en entrant dans la salle.

    Dominique était une grande gigue à l’allure volontaire. Elle me tendit une main ferme dont j’eus toutes les peines du monde à me dégager. Nous prîmes place autour d’une table ronde en Formica. Des miettes de pain tapissaient la surface plane, zébrée de traces de stylos.

    - Cette pièce fait office de salle de réunion, de salle d’interview et de cuisine, fit remarquer Dominique.

    La journaliste sortit ses documents, ajusta ses lunettes, puis me regarda intensément.

    - Ainsi, vous voulez devenir CLP…

    - Pardon ?

    - Vous voulez devenir correspondant local de presse, c'est ça ?

    - J’aimerais bien, oui.

    - Et pourquoi donc ?

    - J’aime écrire.

    - Ah…

    S’ensuivit un long silence précédé d’une grimace ne laissant rien augurer de bon pour la suite de l’entretien.

    - Écoutez, si vous voulez faire de la littérature, vous vous trompez d’adresse. Ici, nous fabriquons de l’information. Le rôle du CLP est de nous fournir cette information sans que nous ayons à nous déplacer… Désolée, mon langage est un peu cru, mais mieux vaut savoir où vous mettez les pieds. Ou les mains, car j’espère que vous n’écrivez pas comme un pied ! Trêve de plaisanterie. Vos textes doivent aller à l’essentiel. Des phrases courtes : sujet, verbe, complément. Pas d’effets de style, soyez lisible.

    - Lisible ?

    - Trente lignes + photo. On ne vous demande rien de plus. Il se passe un truc dans votre commune, vous y allez, vous interviewez une ou deux personnes, vous prenez quelques photos, vous rentrez chez vous et vous rédigez une trentaine de lignes… Ça vous intéresse toujours ?

    - Pourquoi pas ?

    - Très bien. Voici une fiche de renseignements. Remplissez-là et venez me rejoindre à mon bureau, en face en sortant de la salle. Dernière précision : correspondant local de presse, ce n’est pas un métier. Vous n’êtes pas salarié du Journal. C’est une activité annexe et votre statut est celui de travailleur indépendant. Lisez attentivement cette fiche avant de la remplir. Si vous ne comprenez rien, criez fort, je suis à côté… Au fait, vous connaissez Cergy ?

    - J’y ai fait mes études.

    - Je ne parle pas du campus mais du village de Cergy. Demain soir, il y a un concert à l’église de Cergy. Notre correspondant sur place s’est fait porter pâle. Allez-y, envoyez-nous trente lignes et une photo, profitez du spectacle si ça vous chante et ensuite on fera le point. La semaine prochaine, je vous présenterai au responsable des pages quartiers. Dès que vous m’aurez rendu le formulaire, on se tutoie. C’est la règle dans le métier : tous les journalistes se tutoient.

    - Les correspondants ne sont pas des journalistes…

    - C’est pareil, sauf que vous n’avez pas le statut, donc on vous paie moins. Mais sur le terrain, personne ne voit la différence.

    Je pris connaissance des clauses du « contrat ». Le CLP a le statut de travailleur indépendant. Si sa rémunération dépasse un certain seuil, il doit cotiser à l’Urssaf…

    - Voici le formulaire, dis-je à Dominique en sortant de la pièce. Qu’entendez-vous par « activité annexe » ?

    - Les CLP sont censés avoir un vrai boulot à côté. Ça, c’est pour la théorie. Dans la pratique, la plupart sont retraités, chômeurs ou étudiants. Je vais te présenter au directeur, il est dans son bureau.

    Le bureau du directeur se trouvait face à l’entrée, à gauche du secrétariat. Pierre Kienast affichait une dynamique cinquantaine. Grand et massif, affublé d’imposantes bretelles multicolores, cet homme au sourire carnassier semblait tout droit sorti d’une salle de rédaction américaine.

    - M. Kienast, je vous présente Stéphane Jourdain, notre nouveau correspondant à Cergy.

    - M. Jourdain, votre prose nous intéresse, déclara, hilare, le directeur.

    - M. Kienast a beaucoup d’humour, gloussa Dominique.

    - Bienvenue dans les locaux du Journal, poursuivit le directeur. Notre institution compte deux cents journalistes et plus de deux mille correspondants. Vous savez, M. Jourdain, le journalisme est le plus beau métier du monde !

    Et on en resta là.

    Dominique me raccompagna jusqu’à la porte avant de me glisser une ultime recommandation.

    - Kienast a de l’humour en privé, mais sur le plan professionnel, c’est un apôtre de la sobriété. Donc, pas de titres « à la Libé ». Des textes lisibles, sans fioritures…

    - Trente lignes + photo ?

    - Je vois que tu comprends vite.

    - Une dernière question. Tu m’as dit que tous les journalistes se tutoyaient. Kienast, lui…

    - Kienast, ce n’est pas un journaliste. C’est un joueur de bridge !

    En avant la musique !

    La place de Cergy était déserte. Je m’étais garé à une cinquantaine de mètres de l’église. J’attendis de longues minutes dans ma voiture. Un à un, les spectateurs se présentèrent devant l’édifice. Je ne bougeais pas, paralysé par une peur incontrôlable.

    Je suis timide, et contrairement aux idées reçues, ça ne se soigne pas. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours répugné à prendre la parole en public. Je n’aime pas être au centre des attentions. Je préfère la périphérie, cet espace où je peux tout voir sans être observé. Je préfère l’écriture, cet univers abstrait et lointain qui me protège du monde extérieur.

    L’autoradio de ma Golf tambourinait une vieille chanson de Renaud, « Laisse béton ». J’y vis comme un signe, un appel à battre en retraite. Mais j’avais pris des engagements vis-à-vis de Dominique, il était trop tard pour reculer. Après avoir éteint la radio, je lus pour la cinquième fois le document que m’avait remis la journaliste : « Concert classique organisé par La Clé des Chants. Mardi, 20h30, église de Cergy. Contact : Nathalie Kirche, présidente de l’association. »

    L’église était faiblement éclairée. Trois personnes discutaient à l’entrée. Une femme un peu forte dominait par sa taille le petit groupe. Son visage s’éclaira lorsqu’elle me vit approcher.

    - Vous venez pour le concert ?

    - Oui, j’espère ne pas être en retard.

    Ma remarque était idiote. Aucun musicien n’avait pris place sur l’estrade.

    - Voici un billet. C’est 10 francs l’entrée.

    - Je ne viens pas pour le concert…

    - Vous venez de me dire le contraire !

    - Enfin oui, je viens pour le concert, mais je viens aussi pour faire un article...

    Le visage de Nathalie Kirche s’éclaira une seconde fois.

    - Vous venez pour Le Journal ? Il fallait le dire plus tôt !

    La présidente me prit par le bras et m’entraîna à l’écart du groupe.

    - Vous êtes nouveau ? D’habitude, c’est M. Jacquin qui suit nos manifestations.

    - Je ne connais pas M. Jacquin. On m’a dit qu’il était souffrant.

    - Il est de plus en plus souffrant depuis quelques temps, ironisa la jeune femme. M. Jacquin est très âgé, il approche les quatre-vingts ans. Longtemps, il a tenu la maison de la presse de la commune, tout en écrivant des articles pour Le Journal. Aujourd’hui, il est moins présent, excepté pour les cérémonies d’anciens combattants.

    - Il n’y a pas d’autre correspondant à Cergy ?

    - Pas à ma connaissance. Vous êtes le premier que nous voyons depuis des lustres.

    Nathalie m’expliqua que La Clé des Chants était une association constituée à 100 % d’amateurs.

    - À l’origine, nous étions un petit groupe de passionnés à nous retrouver régulièrement dans les concerts. Un jour, nous avons décidé de nous voir pour jouer ensemble. L’idée est née lors d’une soirée bien arrosée : créer une association musicale. C’était il y a cinq ans. Aujourd’hui, La Clé des Chants compte une cinquantaine d’adhérents. Nous proposons des cours et nous organisons des concerts. Voici notre plaquette.

    Je me saisis du livret et lus sur la couverture : « La musique à portée de tous. »

    - C’est votre philosophie ?

    - Plutôt notre concept. Chacun peut devenir musicien, à son niveau, sans se prendre au sérieux. L’objectif est de se faire plaisir… Vous ne prenez pas de notes ?

    - Excusez-moi, c’est mon premier reportage, je manque d’expérience, répondis-je en souriant. Mais j’ai retenu tout ce que vous m’avez dit.

    - De toute façon, tout est dans la plaquette. Voici le programme du concert.

    Nathalie me remit le document avec un ticket d’entrée. Je lui tendis un billet de 10 francs.

    - Que faites-vous ? s’exclama la présidente dans un geste de recul.

    - Je paie ma place !

    Cette fois-ci, je perçus une lueur de pitié dans son regard.

    - On ne paie pas pour travailler ! Vous êtes ici comme journaliste, pas comme spectateur. Ils ne vous ont vraiment rien expliqué au Journal ?

    Le concert dura une heure. Une trentaine de spectateurs avaient pris place dans l’église. Chaque morceau fut ponctué par de timides applaudissements. Je pris quelques notes et trois photos.

    - Ça vous a plu ? s’enquit Nathalie Kirche à l’issue de la représentation.

    - Je ne suis pas très calé en musique classique, mais c’était très bien.

    - Vous nous ferez un bel article ?

    - Je vais essayer.

    - Eh bien, bon courage…

    J’ignorais alors à quel point ces propos allaient se révéler prémonitoires.

    Première ligne

    Je n’ai jamais connu l’angoisse de la page blanche. Enfin, presque jamais. Le bon côté du journalisme, c’est qu’on ne part jamais de rien, même s’il faut bien reconnaître qu’on arrive rarement quelque part. Le bon journaliste doit d’abord s’informer. Et pour bien s’informer, rien ne vaut une bonne plaquette.

    Nathalie Kirche m’avait remis le précieux sésame. Il suffisait d’y puiser, en ajoutant quelques commentaires de mon cru. Cette technique éprouvée, je ne la maîtrisais pas encore à l’époque. Je partais dans l’inconnu.

    Il me fallut une journée pour écrire les trente lignes exigées par Dominique. Je m’y repris à cinq ou six reprises. Les versions se succédaient sans que j’en sois pleinement satisfait. Je lisais et relisais mon article, corrigeant une ponctuation, vérifiant dans le dictionnaire l’orthographe d’un mot. Lors d’une ultime lecture, je remarquai une énième étourderie. J’avais écrit « audience » au lieu d’« auditoire », induit en erreur par mon bilinguisme. J’ai vécu un an aux États-Unis.

    Ainsi ma première ligne fut-elle la plus difficile à composer. Une heure passée à disposer, démembrer, juxtaposer les différents éléments de la phrase, pour le résultat suivant : « L’association musicale La Clé des Chants a organisé mardi soir un concert de musique sacrée en l’église Notre-Dame de Cergy. » Le résultat me parut concluant. Tout était concentré en une phrase : qui, quand, quoi, où. C’était limpide. Ne restait qu’à développer mon propos, avant de conclure sobrement : « Le concert s’acheva en apothéose sur l’interprétation magistrale de l’Ave Maria par la soliste Michèle Vernant, lumineuse beauté toute de noire vêtue, qui quitta la scène sous les applaudissements d’un auditoire conquis. »

    J’arrivai au Journal à 17 heures. Dominique buvait un café devant le distributeur de boisson.

    - T’en veux un ? Ici, c’est pas cher, et même les correspondants y ont droit.

    - Merci, je ne bois pas de café l’après-midi. J’ai déjà du mal à m’endormir le soir...

    - Insomniaque ? Tant mieux pour toi : la plupart des reportages sont en soirée. Alors, ce premier sujet, tu t’en es sorti ?

    Je suivis Dominique jusqu’à son bureau. Les papiers s’empilaient autour de son ordinateur. Journaux, dossiers de presse et plaquettes menaçaient à tout moment de s’effondrer sur le bureau voisin. Dans son dos, à deux mètres de hauteur, une télévision était allumée sur une chaîne d’information en continu. Face à elle, un journaliste frisé manipulait un talkie-walkie, le grésillement de l’appareil emplissant d’une sonorité désagréable l’espace rédactionnel.

    - Tu arrives à travailler avec tout ce bruit ?

    - Ce bordel ? J’y suis habituée, répondit mécaniquement Dominique. Les journalistes sont des excités, enfin certains. Et puis ici, c’est la salle Rabelais. Ceux qui veulent du calme vont de l’autre côté, dans la salle Bossuet. Moi, ça ne me dérange pas. Tu me montres ton papier ?

    Dominique se saisit du feuillet. Son regard se figea, avant de se diriger une nouvelle fois vers moi. Je crus y percevoir la même expression que dans celui de Nathalie Kirche, la veille, lorsque je lui avais tendu le billet de 10 francs.

    - Tu écris toujours à la main ? Sérieusement, tu n’as pas d’ordinateur ?

    - Non, je n’ai pas d’ordinateur, et même si j’en possédais un, je continuerais à écrire à la main. Cette machine ne m’inspire pas.

    - Bien, alors il va falloir faire des efforts d’écriture : ton texte est illisible.

    - Il est mal écrit ?

    - Je ne t’ai pas dit qu’il était mal écrit, je t’ai dit qu’il était illisible. Mon médecin écrit mieux.

    - Désolé… Et le fond, ça va ?

    Dominique reprit sa lecture. Une minute plus tard, elle rendit son verdict.

    - Ça va… Dis donc, tu es amoureux ?

    - Pardon ?

    - La fille du concert, tu es tombé amoureux d’elle ou quoi ? Parce que ta dernière phrase, dans le style pompeux et ampoulé… Enfin, fais comme tu le sens. Après tout, beaucoup de correspondants écrivent comme ça.

    L’essai fut jugé concluant. Dominique m’accompagna jusqu’au secrétariat pour me préciser quelques « détails techniques ».

    - Pour les photos, tu prends cette feuille et tu notes la ou les légendes, tu enroules la pellicule dans le papier, tu mets le tout avec ton texte dans une enveloppe que tu déposes ensuite là-bas, dans la corbeille. Les secrétaires te donneront des enveloppes et des pellicules. Tu peux aussi récupérer un calepin et des stylos si tu en as besoin. Concernant la pellicule que tu as utilisée hier, tu te la feras rembourser dans ta note de frais.

    - Ma note de frais ?

    - Pardon, ta note d’honoraires. On en reparlera à la fin du mois. Note bien toutes tes dépenses. J’ai un autre sujet pour toi à Cergy.

    - Justement, je voulais t’en parler. Lundi, tu m’as présenté au directeur comme votre « nouveau correspondant à Cergy ». Mais je n’habite pas à Cergy !

    - Je sais, on te remboursera aussi tes déplacements. Pour l’instant, à Cergy, nous n’avons plus personne. M. Jacquin est hospitalisé. Pour te faire la main, je te propose de travailler quelque temps là-bas. Ensuite, on te rapatriera sur Daubignan.

    C’est ainsi que je devins le correspondant officiel du Journal à Cergy.

    Gazon maudit

    Je ne connais rien au sport et encore moins à la gymnastique sportive. Pour mon deuxième reportage, Dominique m’avait demandé d’interviewer le responsable du club de gym de Cergy. « Les Cergeoises sont vice-championnes académiques », m’avait-elle appris. D’abord, j’étais ravi de découvrir que les habitants de cette petite commune étaient des Cergeois. Ensuite, j’étais impatient d’apprendre de quelle académie il s’agissait, la seule me venant spontanément à l’esprit étant celle fondée par Platon il y a bien longtemps.

    François Dominion m’attendait devant le gymnase. On ne pouvait pas le manquer. L’air sévère, le cheveu ras, les bras croisés, l’imposant prof de gym était vêtu d’un survêtement bleu marine.

    - Bonjour, je suis l’entraîneur du GCC, me dit Dominion en me tendant une main souple.

    - Stéphane Jourdain du Journal, répondis-je en affectant une neutralité bienveillante.

    - Venez, nous allons nous installer dans mon bureau.

    Le vieux gymnase était recouvert d’un toit en tôle ondulée. Une partie du bâtiment était réservée aux sports collectifs- « l’équipe de basket joue là-bas », m’indiqua Dominion. L’autre partie, beaucoup plus exiguë, servait de salle d’entraînement aux gymnastes.

    - Enlevez vos chaussures avant de monter sur le tapis, ordonna l’éducateur.

    Son bureau s’avéra tout aussi exigu. Les murs étaient tapissés de coupures de presse à la gloire de ses protégées.

    - Bien. Ce week-end, nous organisons nos portes ouvertes annuelles au gymnase des Pies. Voilà pourquoi je vous ai demandé de venir aujourd’hui. Vous vous y connaissez en gymnastique ?

    - Absolument pas !

    - Tant mieux ! Ces journées s’adressent à des gens comme vous, des ignorants en quête de savoir. Je suppose que vous êtes curieux de nature ?

    - Comme tout journaliste.

    - À la bonne heure ! Je vais vous dresser un tableau complet du Gymnase Club Cergeois.

    La démonstration dura une demi-heure. J’appris que l’académie en question était un championnat régional et que les gymnastes locales avaient fini deuxièmes de cette prestigieuse compétition.

    - Vous savez, à Cergy, la gymnastique est le sport numéro 1, me dit fièrement Dominion. Malheureusement, il n’y en a que pour les manchots.

    - Les « manchots » ?

    - Les footballeurs ! Il n’y en a que pour eux. À Cergy, le club de foot est une véritable institution, un État dans l’État.

    J’en pris note. Dominion était un homme de caractère. Je me dis que les gamines qui passaient quinze heures par semaine sous ses ordres devaient en baver.

    - Ici, nous visons l’excellence, poursuivit l’éducateur. Les petites doivent énormément s’investir, ce qui n’est pas facile à l’adolescence. Mais il y a des résultats au bout.

    Curieusement, cet article me posa beaucoup moins de problèmes que le précédent. Dominique m’avait accordé soixante lignes pour ce sujet. Ma prose a besoin d’espace pour se déployer. L’affaire fut réglée en deux heures. Je me précipitai au Journal et trouvai la journaliste au même endroit que l’avant-veille, devant le distributeur de boisson.

    - Toujours pas de café, le Cergeois ?

    - Toujours pas. Je t’amène le papier sur la gym.

    - Très bien. Rejoins-moi à mon bureau. Mais avant, va récupérer le Journal au secrétariat.

    Je me saisis du canard. Mon article sur le concert se trouvait en page locale, à côté d’une publicité pour une tondeuse à gazon.

    - Mon texte a été publié, dis-je à Dominique en la rejoignant.

    - Bienvenue au club ! Tu as envoyé ton papier sur la gym ?

    - Tu ne veux pas le relire avant ?

    - Je te fais confiance. J’ai une page 3 à boucler pour demain. Et je dois rappeler une dizaine de correspondants.

    - Tu as un autre sujet pour moi ?

    - Attends… Conseil municipal lundi à Cergy, 19 heures, salle des mariages. Tu sais où c’est ?

    - Non, mais je trouverai.

    Les deux jours qui suivirent furent très calmes. J’en profitai pour relire mon « Guide de la rédaction ». Dominique m’avait invité à repasser au Journal lundi matin. Pour la première fois depuis trois mois, j’avais l’impression de profiter de mon week-end. Le chômage déstructure. L’inactivité forcée m’avait beaucoup pesé.

    Le téléphone sonna en fin d’après-midi. Mon père, sans doute. Depuis mon retour en France, papa avait pris l’habitude de m’appeler chaque dimanche en début de soirée.

    - Allo ? Dominique à l’appareil. Il y a un problème avec ton article, celui sur la gym. Il faut que tu rappelles ce mec, Frontignon…

    - Tu veux dire Dominion ?

    - Oui, ça doit être ça. Appelle-le tout de suite, il n’a pas l’air content.

    Je composai le numéro de l’éducateur sportif.

    - Stéphane Jourdain du Journal. Il paraît que vous voulez me parler.

    J’entendis un hurlement au bout de la ligne.

    - Pascaaaale ! C’est le journaliste. Oui, le gars du Journal ! Excusez-moi Jourdain, ma femme est dans la cuisine. C’est elle qui s’est fait engueuler à cause de votre article.

    Je ne répondis pas. Dominion sentit mon trouble et reprit la parole.

    - Écoutez Jourdain, vous avez mis un sacré bordel ! Les gens du foot sont furieux. L’adjoint aux Sports a passé un savon à ma femme, ce matin, à la boulangerie.

    - Mais qu’est ce que j’ai fait ?

    - Le début de votre texte, Jourdain. Les deux premières phrases ! Comprenez, je suis employé municipal et donc soumis à un devoir de réserve. Je ne peux pas me permettre de critiquer publiquement un autre club sportif de la commune.

    Je compris enfin. Les deux premières phrases de mon texte, celles dont j’étais le plus fier. Une accroche dynamique destinée à susciter l’intérêt du lecteur.

    - Attendez, je vais chercher mon article… Le voici. Je vous le lis ? « François Dominion est formel : n’en déplaise à certains, en termes de résultats sportifs, le Gymnase Club Cergeois est bien le club numéro 1 de la commune. Si Zinedine Zidane était licencié à l’US Cergy, ça se saurait ! » Vous trouvez que j’y suis allé un peu fort ?

    - Le problème n’est pas là, Jourdain. Le problème, c’est que les footeux sont fous de rage !

    - Vous voulez un rectificatif ?

    - Pascaaaale, le journaliste propose un rectificatif. On fait quoi ?... Ma femme est d’accord. Dites bien que je n’ai jamais porté le moindre jugement sur le club de foot. Je peux vous faire confiance cette fois-ci ?

    - Pas de problème ! Si vous voulez, j’envoie une lettre d’excuse au président de l’US Cergy.

    - Bonne idée, mais promettez-moi une chose : ne me refaites jamais un coup pareil !

    Une journée particulière

    Petit, je détestais le lundi. J’ai toujours eu du mal à me lever ce jour-là pour aller à l’école. À mon retour des États-Unis, quand j’ai commencé à travailler à La Poste, ce fut pire. « Le lundi, tu fais toujours une tête d’enterrement », me disaient toujours mes collègues. Mon contrat s’était achevé fin décembre. Les semaines suivantes, j’avais beaucoup dormi. Je me levais rarement avant midi. Je passais mes soirées et une partie de mes nuits à écrire des poèmes.

    Ce lundi, je m’étais levé de bonne humeur. J’avais une lettre à expédier. Dominion m’avait donné l’adresse de Dupont. J’avais envoyé au président du club de foot un courrier mielleux, soulignant les mérites de son équipe, promue en Ligue régionale. Je lui avais précisé que je ne connaissais rien au foot et que Dominion n’avait jamais dit du mal de son club. Ça me semblait suffisant.

    Le rendez-vous avec Dominique était fixé à midi. Elle devait me présenter à Paul Hus, le responsable des pages quartiers de Daubignan.

    - Désolé, Paul est malade, tu ne pourras pas le voir aujourd’hui, lança la journaliste, un café à la main. Tu as réglé ce problème avec le mec de la gym ?

    - Il veut un rectificatif.

    - Tiens, prends ce calepin et va me pondre une dizaine de lignes dans la salle du fond. Dépêche-toi, les secrétaires vont bientôt aller manger.

    Le rectificatif partit à la navette de 12h30.

    - À propos, où vont les textes ? demandai-je à la secrétaire la plus souriante.

    - Au centre de presse. C’est à Viry que les textes sont corrigés.

    Dominique me cueillit entre deux portes, alors que je prenais le chemin de la sortie.

    - Stéphane, ne te fais pas de bile pour la gym. Ce genre de truc, ça arrive souvent. Les gens disent n’importe quoi et ensuite, lorsqu’ils lisent leurs propos dans le Journal, ils paniquent. Il y a à boire et à manger dans ce qu’ils racontent. À toi de faire la part des choses. Tu verras, ça viendra avec l’expérience.

    La mairie de Cergy était excentrée. Une route départementale traversait le village. Il fallait emprunter une voie étroite pour parvenir sur l’Esplanade du 24-avril-1915. Au rez-de-chaussée d’un immeuble, je remarquai un local que je pris dans un premier temps pour une librairie.

    - Bonjour, puis-je vous aider ?

    Une jeune femme tout en rondeur m’avait interpellé de son accent chantant.

    - Moi, c’est Jacinthe. Je ne suis pas d’ici, comme vous l’avez remarqué.

    - Cet accent, je le connais… Vous êtes québécoise !

    - Gagné ! Je viens de Gaspésie. Je fais mon stage de fin d’études au PIJ.

    - Le quoi ?

    - Le PIJ, Point Information Jeunesse. Ici, vous être au PIJ… Vous connaissez mon pays ?

    - Je ne connais pas la Gaspésie, mais j’ai passé un an aux États-Unis.

    - Vous avez vécu aux States !

    - Oui, à New York.

    Je donnai rendez-vous à Jacinthe le jeudi suivant, avec pour objectif de réaliser son portrait.

    J’entrai dans la salle des mariages peu avant 19 heures. Je m’assis discrètement sur l’une des six chaises disposées contre le mur. Une quinzaine d’élus s’étaient déjà installés autour d’une grande table ovale. Personne ne remarqua ma présence. La séance démarra à 19h15. Vingt-cinq conseillers municipaux avaient pris place dans la salle.

    - Le quorum est atteint ? Allons-y ! commença le maire socialiste de Cergy.

    Antoine Manavian était un homme grand et sec. J’avais appris en lisant le guide de la commune que le premier magistrat de Cergy était professeur d’université. Économiste de renom, Manavian avait publié un ouvrage de référence, « Commerce et macroéconomie au pays du cassoulet ». Le maire de Cergy était toulousain de naissance.

    Manavian reprit la parole. Sa voix puissante laissait percer un fort accent du Sud-Ouest.

    - Bien ! Commençons par les questions d’actualité. Je souhaiterais que notre municipalité adopte une motion pour soutenir le vote de reconnaissance du Génocide arménien à l’Assemblée nationale. Vous savez combien ce vote me tient à cœur… M. Gagnaire, une remarque ?

    Marc Gagnaire était un élu de l’opposition. J’avais remarqué ses boucles blondes dans le trombinoscope du guide de la commune.

    - M. le maire, je ne pense pas que notre assemblée soit le lieu idéal pour un tel débat. La représentation nationale a en charge le dossier. Nous sommes ici pour parler des problèmes cergeois, notamment ceux rencontrés par les petits commerçants…

    - M. Gagnaire, l’ordre du jour est fixé par le maire. Si vous ne voulez pas prendre part au débat, libre à vous. Je donne la parole à Georges Morel, qui va nous présenter la motion.

    La motion fut adoptée à l’unanimité, moins une abstention. La suite fut plus confuse, du moins dans mon esprit. Le conseil dura trois heures. Aujourd’hui encore, je suis dans l’incapacité de donner le moindre détail sur son contenu. Imaginez-vous pris dans un ouragan : cette impression étrange, je la ressentis tout au long de la soirée, submergé par le flot des quarante-huit délibérations proposées au vote des élus. J’en sortis vidé, exténué.

    - Alors mon vieux, vous êtes largué ?

    Dans un état second, je ne fis guère attention au fort accent pied-noir de l’adjoint à la Culture et aux Relations internationales. Georges Morel me tendit une bouteille d’eau puis héla un collègue.

    - Tourneur, par ici… M. le journaliste est mal en point.

    Tourneur me parut très grand. Ses lunettes de myope me semblèrent démesurément larges.

    - Jacques Tourneur, secrétaire de mairie. Vous allez mieux ?

    - Oui, ça devrait aller. Mais je vous avoue que je n’ai rien compris. Ça allait tellement vite…

    - Aviez-vous récupéré une copie des délibérations ?

    - Non !

    Dans ces conditions, vous n’aviez aucune chance… Venez me voir demain à mon bureau. Je vous donnerai un jeu de délibérations et nous essayerons de reconstituer le puzzle ensemble.

    Tourneur me raccompagna jusqu’à la sortie. Je mis dix minutes à retrouver ma Golf.

    Sans toit ni loi

    Mardi matin, Tourneur me fit une synthèse du conseil de la veille. Mon premier compte rendu de conseil municipal fut publié en milieu de semaine. Dominique le jugea « un peu trop scolaire », tout en reconnaissant que je ne m’en étais pas top mal sorti vu les circonstances.

    - Le premier conseil, c’est comme un dépucelage, me confia la journaliste.

    Je retournai à Cergy pour interviewer l’animatrice québécoise. Mon article parut le dimanche suivant. Le soir même, je reçus un coup de fil de Georges Morel.

    - Super, ce portrait ! Écoutez Jourdain, j’aimerais vous voir pour un truc urgent. Je ne peux pas vous en parler au téléphone, mais c’est très, très important. Venez demain, je vous attendrai à 14 heures dans mon bureau. D’accord, c’est noté ? Inch Allah !

    J’avais passé le dimanche après-midi en montagne. Un message avait été laissé sur mon répondeur en mon absence. C’était Dupont, le responsable du foot à Cergy. Il me demandait de passer au stade le lendemain matin.

    Je m’apprêtai à subir les foudres du président. Il n’en fut rien. Robert Dupont était un petit homme affable à la voix très douce. Il m’accueillit au local du club. Plusieurs documents étaient punaisés au-dessus de son bureau, dont ma lettre manuscrite. Il n’y fit aucune allusion.

    - Voici les résultats du week-end, dit-il en me tendant une feuille.

    Je lui proposai de passer tous les lundis pour récupérer les résultats. Il me raccompagna jusqu’au parking.

    - Je te laisse, Stéphane. Je dois retracer les lignes du terrain « Honneur ».

    Robert Dupont s’éloigna en direction du rectangle vert. Je compris que le football, pour cet avenant retraité, était beaucoup plus qu’un loisir : un véritable sacerdoce.

    Georges Morel m’attendait dans son bureau à la mairie.

    - Alors, M. le journaliste, vous vous êtes remis de vos émotions ? Tant mieux, parce que lundi soir, vous n’étiez pas beau à voir. Bon, écoutez, je vais avoir besoin de vos services…

    Morel m’expliqua en quelques mots l’objet de notre rencontre.

    - Un jeune Albanais nous a demandé un coup de main. Il préside une association d’aide aux réfugiés. Une famille kosovare vient d’arriver dans l’agglomération : le père, la mère et leurs trois enfants. Nous avons mis à leur disposition un appartement inoccupé au centre du village.

    L’appartement était situé au 9, Grand Rue. Georges Morel me présenta le chef de famille, M. Kolza. Le pauvre homme ne parlant pas notre langue, Ismaël, le jeune président d’association albanais, fit office de traducteur.

    - M. Kolza a fui son pays en guerre, commença Ismaël. Au Kosovo, il était garagiste… M. Kolza a été menacé de mort. Peu après sa fuite, sa maison a été brûlée… M. Kolza est arrivé en France il y a huit jours. Il va demander l’asile politique…

    Je pris la famille Kolza en photo. Le petit dernier, à peine deux ans, pointa un doigt en direction de l’appareil lorsque je pris le cliché.

    Quai des brumes

    La neige était tombée dans la nuit de dimanche à lundi. Le matin, un long manteau immaculé recouvrait les montagnes alentour. J’adore la neige, j’aime regarder les flocons voleter aux quatre vents. Je peux rester des heures devant ma fenêtre à m’enivrer du spectacle improbable de ces millions de particules brillant et dansant gaiement dans un ciel cotonneux.

    La promenade sous la neige me fit le plus grand bien. J’arrivai à la rédaction à 10 heures. Dominique était debout devant la machine à café.

    - C’est déjà mon troisième, me dit-elle, honteuse. Paul est là. On va le voir ?

    Paul était un type grand et maigre. Il ne devait pas posséder de fer à repasser car son T-shirt était tout froissé. Dominique agita une main dans ma direction.

    - Stéphane Jourdain, correspondant à Cergy. Stéphane habite à Daubignan.

    - Il est bon ? demanda Paul Hus sans m’adresser le moindre regard.

    - Oui, il est même très bon, mais je te préviens, il n’est pas très discipliné. Ça t’intéresse ?

    Paul me regarda enfin.

    - Viens avec moi, j’ai quelque chose à te proposer.

    Je suivis le journaliste dans un coin de la salle Bossuet. Son bureau était impeccablement rangé. Il se saisit d’une feuille et me la tendit.

    - Il y a une journée porte ouverte dans un squat d’artistes. Tu me fais un texte court, trente lignes avec deux ou trois photos. C’est d’accord ?

    - Pas de problème ! Tu le veux pour quand ?

    - Ce soir avant 19 heures.

    Paul me raccompagna à la porte et me jeta un petit regard ironique.

    - Bon courage…

    La neige s’était arrêtée de tomber. Un épais brouillard recouvrait la cité. Le squat d’artistes était situé quai de France, dans un hangar désaffecté. Un grand Black avec une crête iroquoise distribuait des tracts à l’entrée du bâtiment : « Bienvenue à la Glacière, le squat hystérique de Daubignan ! » Le cerbère m’alpagua alors que je tentais une incursion.

    - Eh mec, pas de ça ici !

    Il pointa du doigt mon appareil photo.

    - Je suis journaliste, je viens faire un reportage.

    - Tu travailles pour qui ?

    - Le Journal.

    - C’est bon, tu peux entrer.

    Une jeune artiste édentée me fit faire le tour du propriétaire.

    - Je m’appelle Élodie. Ma spécialité, ce sont les peintures de phallus…

    Élodie me mena dans une salle obscure. Au centre de la pièce, un matelas à ressort était agité de violents soubresauts. Sur le matelas pointait un long et épais phallus.

    - Ce n’est pas un vrai, c’est une saucisse, précisa Élodie.

    - Au moins, ce soir, vous aurez quelque chose à manger, faillis-je lui répondre.

    Je continuai la visite escorté par mon hôtesse.

    - Voici mes peintures, s’émerveilla la jeune fille. Celle de gauche est ma préférée...

    Élodie avait peint un gros phallus noir. Un liquide crémeux s’échappait de son extrémité.

    - Le type à l’entrée vous à servi de modèle ? demandai-je perfidement.

    - Oui ! Comment avez-vous deviné ? C’est vrai que vous êtes journaliste…

    Deux autres peintures attirèrent mon attention. Des portraits de Sylvester Stallone et de Joseph Staline trônaient côte à côte.

    - Stallone- Staline ! C’est bien vu, non ? Vous y aviez pensé ?

    Non, je n’y avais pas pensé. Et je commençais à avoir mal à la tête. Le squat n’était pas chauffé, il faisait un froid de canard. Élodie me mena dans une autre pièce. Une dizaine de squatters étaient étendus sur des matelas.

    - Allongez-vous, on va regarder un film.

    Des images floues, en noir et blanc. Une vache, une clochette, une fillette se mouchant bruyamment. Des nuages, un brusque mouvement de caméra, la vache, le pie de la vache…

    Dix minutes plus tard, n’en pouvant plus, je quittai la pièce.

    - Vous partez déjà ? Vous aller manquer la scène avec le taureau…

    J’ai manqué la scène avec le taureau. Au retour, je me suis arrêté à la pharmacie pour acheter de l’aspirine. À 18 heures, j’étais au Journal pour rendre mon texte. À 20 heures, j’étais bien au chaud dans mon lit. Il y avait du foot à la télé. Curieusement, ce soir-là, je n’ai pas zappé.

    Des chiffres et des lettres

    L’équipe de correspondants de Paul Hus se réunissait chaque lundi à 11 heures dans la salle du fond. Paul me présenta à mes nouveaux collègues avant d’ouvrir la pochette qu’il avait posée sur la table. Cette pochette contenait une vingtaine de feuilles volantes annotées au feutre noir.

    - Pour Stéphane, je vais réexpliquer le but de cette réunion. Vous êtes ici pour compléter le travail des professionnels. Donc, pas de conseil municipal, pas de faits divers, pas de papiers de fond. On vous demande surtout de couvrir les petites manifestations : inaugurations, fêtes de quartiers, spectacles, vernissages, cérémonies d’anciens combattants... Tout correspondant doit couvrir au minimum deux manifestations par semaine, une le soir, une le week-end. On y va ?

    Les dix premiers sujets furent distribués à mes collègues. Comme j’étais nouveau, je n’osais pas intervenir. Paul annonça la commémoration du Génocide arménien. Bizarrement, tous les regards se tournèrent vers moi.

    - OK, je prends. Mais tu n’as rien d’autre pour cette semaine ?

    Paul me confia encore deux sujets : la remise d’un gros chèque en euros et une rencontre organisée par les Petites Sœurs des Pauvres.

    Je garde un excellent souvenir de la commémoration. Les Arméniens sont des gens très accueillants. Ils me firent découvrir leurs spécialités culinaires, ainsi qu’un apéritif anisé dont j’ai oublié le nom mais qui me rappela l’ouzo des Grecs.

    Le second sujet me valut une visite au dernier étage de la Chambre de Commerce et d’Industrie, là où se trouve la moquette et où sont servis les petits fours. Comme j’étais le seul journaliste présent, le président de la CCI fit grand cas de ma personne, ce qui m’amusa beaucoup car j’avais croisé cet homme à plusieurs reprises sans qu’il ne m’accorde la moindre attention. Je pris en photo le gros chèque de 50 000 €, remis par la CCI à La Poste pour je ne sais plus quelle raison. L’objectif était de médiatiser le prochain changement de monnaie. L’euro devait bientôt remplacer le franc.

    Mon dernier reportage fut celui qui me rapprocha le plus de mes aspirations sociales. Les Petites Sœurs des Pauvres voulaient lancer un appel aux dons par le biais du Journal. Je promis de faire de mon mieux pour soutenir leur noble cause.

    Les trois articles ne me posèrent aucun problème rédactionnel. Ma plume alerte volait d’un sujet à l’autre. Seule la brièveté des textes me laissait parfois sur ma faim.

    Je revis Paul Hus en fin de semaine. Il était encore plus livide que d’habitude.

    - Stéphane, Ducoin veut te voir.

    - Qui est Ducoin ?

    - Le chef d’agence. Son bureau est là-bas, dans le coin… enfin, sur la gauche après la porte. Fais gaffe, il est en rogne.

    Ducoin était une tête d’œuf dont on apercevait le crâne avant le visage. J’avais remarqué sa voix stridente et son rire en cascade lors d’une précédente visite. Le bonhomme me fit patienter dix bonnes minutes devant la porte de son bureau. Il m’invita d’un geste brusque à entrer dans la

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