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Russia Blues
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Russia Blues

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Que sait-on des attentes, des craintes, des espoirs, des rêves des Russes ?
Depuis 1999, c'est le FSB (l'ex-KGB) qui gouverne la Russie par Président interposé. Bien plus, Vladimir Poutine a installé une dynastie KGB au Kremlin, qui n'est pas près de céder le pouvoir.
Au lieu de moderniser ses infrastructures, la Russie modernise son armée (plus de 57% d’augmentation du budget militaire en 2012). Elle se réarme… Pour faire la guerre à qui ?
Supra nationaliste, plus corrompue, plus violente que jamais, la société russe se délite et décline.
L’État ne survit que grâce aux rentes pétrolière, gazière ainsi que la vente de matières premières et d’armements. Les élites ont pactisé avec « le milieu » pour mieux le piller.

Mais, depuis 1991, la société a changé : elle refuse les violations systématiques de ses droits, l’absence totale de contre-pouvoirs, un régime où le FSB, héritier du KGB, règne en maître absolu, reléguant parfois les citoyens au rang de serfs modernes. Les Russes ne supportent plus cet État pillard, la fraude, le racket généralisé, l’arbitraire total d’une « justice » aux ordres. Ils rejettent les simulacres d’élections.
Et le pacte Medvédev-Poutine pour la présidence, qui aurait dû rester secret, a mis le feu aux poudres.

Les noms de Kasparov, Boukovsky, Nemtsov, Yavlinski, l'équipe de Memorial, le journal Novaya Gazeta, symbolisent la résistance à l'oppression. Les cas Khodorkovski et Magnitski, considérés comme des néo-dissidents, sont emblématiques car symptomatiques de l'arbitraire, du mensonge et du terrorisme d'État érigés en méthodes de gouvernement.

Après les « Révolutions de couleur » en Géorgie, en Ukraine, au Kirghizstan, après le Printemps arabe, les « Indignés » russes se font entendre et dénoncent le cynisme d’un pouvoir autiste face à leurs aspirations légitimes…

EXTRAIT

La scène qui se déroule le 25 octobre 2003 sur le tarmac de l’aéroport de Novossibirsk a quelque chose de surréaliste. On la croirait sortie tout droit d’une superproduction hollywoodienne. Sauf qu’il ne s’agit pas d’une fiction à grand spectacle, mais de la réalité russe. Événement que les caméras immortaliseront sous différents angles.

À peine s’est-il immobilisé sur la piste, que l’avion qui vient d’atterrir est aussitôt encerclé par des hommes des forces spéciales. Visages cagoulés, ils mettent l’appareil en joue, prêts à tirer. L’athlète qui apparaît en haut de la passerelle les découvre avec un sourire amusé : à coup sûr, ses amis lui ont préparé une mauvaise blague. Il est brutalement jeté dans la neige, roué de coups. On lui passe les menottes. Et au lieu de la phrase rituelle : « Vous avez le droit de garder le silence... » un torrent de jurons orduriers crépite aux oreilles de celui qui – un instant plus tôt – était encore l’homme le plus riche et le plus puissant de Russie : Mikhaïl Borissovitch Khodorkovski.

À PROPOS DES AUTEURS

Après avoir mis en évidence, pour la première fois, l’existence de mafias soviétiques dans les années 1985, Renata Lesnik et Hélène Blanc ont annoncé les putschs de 1991 et 1993 à Moscou, signalé l’émergence des oligarques russes, dévoilant leurs liens avec le pouvoir politique et les services secrets. Après avoir étudié les arcanes du KGB, elles nous livrent le constat des années Poutine établi par les Russes eux-mêmes.
LanguageFrançais
Release dateOct 17, 2017
ISBN9782846793032
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    Russia Blues - Hélène Blanc

    Gazette)

    I – Logique d’une décadence

    Carla Del Ponte est une vieille connaissance. Au milieu des années 1990, ce procureur général de la Confédération helvétique traquait les mafias italiennes et russes sévissant en Suisse, en instruisant des affaires sensibles que nous avons largement exposées dans de précédents ouvrages.¹

    Cette femme de caractère, dont chacun constatait la détermination et le mérite, connaît bien la corruption russe pour y avoir été souvent confrontée. Son zèle a-t-il dérangé quelques puissants ?

    A-t-il gêné le business international de blan­chi­ment d’argent sale ? Toujours est-il qu’elle fut nommée à la Cour pénale internationale de La Haye où elle enquêta notamment sur le cas Milosevic.

    Aujourd’hui ambassadeur de Suisse en Argentine, l’ancien magistrat constate sans ambages :

    « Le Tribunal international est obligé de combattre la corruption russe ! »²

    En effet, d’après le Corruption Perception Index, la Russie tombe de plus en plus bas, se transformant en un État totalement pillard.

    Dans le Daily Mail, la plume d’Edward Lucas livre le sombre bilan des officiels américains. Ceux-ci, lucides, affirment que la Russie « dirigée par des escrocs, des voyous et des espions, (...) est la proie d’une corruption colossale et d’une anarchie brutale ». Ils la considèrent désormais comme « un État mafieux, où le redoutable successeur du KGB soviétique, le FSB, jouissant d’un vaste pouvoir, opère dans un État sans État dans lequel les abîmes de corruption ont dépassé les 200 billions de livres annuels. »³

    La situation est-elle désespérée pour autant ?

    Carla Del Ponte veut espérer le contraire à la condi­tion que le monde refuse de se laisser contaminer :

    « Mais seulement si les États civilisés, aux économies beaucoup plus transparentes, unissaient leurs efforts en dressant un barrage destiné à endiguer les flots de cette corruption. (...) En un mot, il serait opportun de décréter ‘‘crimes contre l’humanité’’ les vols massifs des biens du peuple. Au bas mot. De leur attribuer le statut ‘‘d’affaires internationales’’ et de les placer sous la juridiction du Tribunal de l’ONU. Comme c’est déjà le cas pour des criminels de guerre du type Milosevic, Mladic, Karadjic, par exemple. »

    Celle que la mafia italienne a surnommée « Carlita la Pesta » pour sa poigne et son courage, était extrêmement redoutée par la criminalité organisée russe. Au carrefour des deux millénaires, ce magistrat fut la première, en Occident, à lutter contre le

    gigantesque blanchiment d’argent sale qui, prenant sa source dans l’administration présidentielle d’Eltsine (gérée par Pavel Borodine), inondait les banques suisses via les firmes Mabetex et Merkata, de Bedjet Pacolli. (Élu président du Kosovo en février 2011, via le parlement de cet État non reconnu par la Russie, Pacolli sera d’ailleurs contraint de démissionner quarante-cinq jours plus tard pour fraude électorale.)

    En qualité de biographes du président russe⁴, le départ anticipé – voire précipité – de Boris Eltsine du Kremlin, nous a aussitôt alertées. D’ailleurs, toute la Russie était sous le choc en ce 31 décembre 1999. Connaissant le caractère entier du « Bulldozer », sa haine, dès l’enfance, pour le NKVD, ses tentatives de dissoudre le KGB et de réformer les services secrets russes, il était impensable que cet homme « offre » de lui-même le pays au patron du FSB (l’ex-KGB). Eltsine avait conscience que cela équivalait à abandonner un enfant au bon plaisir d’un pédophile.

    Qu’il ait nommé, en août 1999, Vladimir Poutine – l’illustre inconnu qui coiffait le FSB depuis 1998 – à la tête du gouvernement, passe encore. Après la terrible crise financière d’août 1998, trois autres Premiers ministres avaient déjà fait un petit tour aux commandes : Sergueï Kirienko – le « Kinder surprise » –, Evguéni Primakov et Sergueï Stépachine. Les deux derniers étaient d’ailleurs issus des services secrets. Mais qu’Eltsine démissionne en catastrophe au profit de Poutine est fort difficile à croire.

    Or c’est précisément au cours de ce même été 1999 que se déclenche un scandale mondial impliquant la famille Eltsine dans le blanchiment de quelque 15 milliards de dollars via la Bank of New York...

    Par la suite, les Russes réaliseront que déplacer des montagnes d’argent – réel ou virtuel –, et jongler avec de complexes montages financiers, n’est qu’un jeu d’enfant pour des experts exercés. Un ou plusieurs scandales financiers, quoi de mieux pour faire perdre tout crédit à Boris Eltsine. Que s’est-il donc passé dans les coulisses du pouvoir ?

    Avant tout, retenons un détail capital : dès 1995, un certain Sergueï Pougatchev donne au président russe et à ses proches (son épouse et ses deux filles) des cartes bancaires « infinite » – sans plafond de paiement – de la Mejprombank, à leur nom. Patron de cette banque d’affaires internationale créée au début des années 1990 à Saint-Pétersbourg, Pougatchev travaille, entre autres, avec le Patriarcat de Moscou. À l’époque, ce dernier se livre à de gigantesques trafics de tabac, de vodka, de voitures de luxe, etc., pour renflouer ses caisses. Ce qui a valu à Pougatchev le surnom de « plus orthodoxe des banquiers russes ». Le Monde, lui, le qualifie de « banquier orthodoxe guébiste ». Sa banque participa également aux travaux de restauration du Kremlin. Selon Pacolli, en 1995, Pougatchev lui aurait demandé de garantir quelques cartes bancaires qu’il comptait offrir à « certains clients ». Ce n’est que plus tard, en recevant les documents bancaires nominatifs, qu’il apprit l’identité des destinataires. Mais Pacolli affirme ne pas se souvenir si les cartes ont été utilisées ou pas.

    Quoi qu’il en soit, hormis les privilèges exorbitants conférés par sa proximité avec la famille présidentielle, lors du defolt de 1998, la banque de Pougatchev n’a pratiquement pas souffert car ce dernier s’était débarrassé à temps des obligations GKO⁵ à l’origine de la crise. Cette « clairvoyance » fut remarquée de la Banque Mondiale qui, jugeant la Mejprombank comme un établissement financier fiable, la chargea de gérer les prêts accordés à la Russie. Dont plusieurs tranches semblent avoir mystérieusement disparu...

    Autre détail primordial : par définition et de par la nature de ses activités, Sergueï Pougatchev connais­sait Vladimir Poutine de longue date. Bien avant les événements, apparemment bien informé, le sulfureux banquier avait l’air de savoir que le « Pétersbourgeois » deviendrait Premier ministre, puis président. Or, on ne les a vus ensembles qu’en août 1999, quand à peine nommé chef du gouvernement, Poutine enterrait son père. Pougatchev est arrivé à l’enterrement à la tête d’une délégation de hiérarques religieux, ce qui a, paraît-il, touché une corde sensible (sic !) chez le futur président.

    Bientôt, une curieuse provocation enflammera à nouveau le Caucase, déclenchant la seconde guerre de Tchétchénie. À Moscou et ailleurs, de mystérieux attentats font exploser plusieurs immeubles, de nuit, avec leurs habitants. Visage dur, mâchoires crispées, Poutine éructe aux caméras la première de ses déclarations devenues célèbres : « On va buter les terroristes jusque dans les chiottes ! »

    Des années plus tard, un membre de la famille Eltsine, terrassé de chagrin par la disparition du premier président russe, aurait confié :

    « Il ne voulait pas démissionner. Mais on sifflait sans cesse autour de lui : combien d’immeubles devront encore sauter pour que le vieux bouc (staryï kaziol) cède la place ?!... »

    L’historien Gilles Henry confirme la méthode employée :

    « Vladimir Poutine, ancien agent du KGB, est devenu président de la Fédération de Russie en mars 2000, après avoir passé un accord avec Boris Eltsine, sur lequel il possédait des documents compromettants : cartes bancaires établies pour ce dernier et sa famille par la firme Mabetex contre des travaux de rénovation au Kremlin, passe-droits exorbitants sur certaines fournitures sensibles... Poutine ‘‘tenait’’ Eltsine et l’obligea à signer. »

    En échange, on octroie à Eltsine « l’immunité judiciaire » pour lui, ses proches et son cercle rapproché.

    Qu’on le veuille ou non, l’arrivée au pouvoir du « dauphin » ressemble fort à un coup d’État « légal », au putsch d’une junte militaire. D’ailleurs, que sont les siloviki, ces agents secrets, sinon d’obscurs militaires dotés des pleins pouvoirs ? Fatigué de la Guerre Froide, enivré par les effluves du pétrole et du gaz russes, l’Occident légitime le nouveau pouvoir puisque celui-ci se prétend une « démocratie souveraine », via des élections (en réalité, un plébiscite) « dépouillées » avec brio.

    Pour des Occidentaux pas trop regardants, « l’opération FSB » paraît constitutionnelle. Parmi tant de Russes lucides, l’ancien dissident Sergueï Kovalev ne cesse pourtant de dénoncer le caractère illégitime de ces guébistes au pouvoir. Peine perdue.

     Désinformée, manipulée, l’opinion mondiale sera émue par les victimes de la prise d’otages du théâtre de la Doubrovka malgré les incohérences d’une enquête bâclée. Elle pleurera, avec leurs parents, les enfants morts de Beslan sans soupçonner jusqu’où va le cynisme du Kremlin. Elle compatira aux victimes des actes terroristes. Elle commémorera les tristes anniversaires de la mort d’Anna Politkovskaya ou s’indignera de l’assassinat, à Londres, d’Alexandre Litvinenko, dont la longue agonie a dû réjouir les commanditaires.

    Ceux-là mêmes qui déclaraient avec emphase que la « Perestroïka est irréversible », tressent aujourd’hui des lauriers à « la démocratie autoritaire » russe. Un régime à la Potemkine que les Russes eux-mêmes ont baptisé « démocrature », c’est-à-dire une dictature camouflée en démocratie, donc soluble dans la morale internationale. Pourtant, depuis 2005, Gorbatchev lui-même en dénonce inlassablement l’arbitraire, le cynisme et les mensonges. Or, le simulacre d’élections réglées à l’avance depuis 2000 – et avec quelle arrogance, quel cynisme ! –, en 2004, 2008 et 2012, n’est jamais remis en cause par la communauté internationale. Au contraire. Alors que « ces arrangements entre amis » foulent au pied l’alinéa 3 de l’article III de la Constitution russe qui décrète : « Le référendum et les élections libres sont l’expression directe suprême du pouvoir du peuple. »

    Pas plus tard que le 7 mai 2008, Dmitri Medvé­dev, propulsé à la présidence de la Fédération de Russie, fut intronisé avec faste et solennité. Comme prévu, à 42 ans, le jeune disciple a été fait président par la seule volonté de Vladimir Poutine. En prêtant serment sur la Constitution, le nouveau leader a promis sans rire de « poursuivre le développement des droits civiques et économiques, de défendre les libertés et de servir fidèlement le peuple. » Lors de son plébiscite de 2000, Vladimir Poutine avait promis exactement les mêmes choses, mais surtout « la dictature de la Loi ». En omettant toutefois de préciser qu’il s’agissait d’une loi mafieuse revue et corrigée par les tchékistes.

    La diplomatie française applaudit pourtant à cette passation de pouvoir électorale, comme aux meilleures heures de la présidence de Jacques Chirac, en 2003, à l’occasion du tricentenaire de Saint-Pétersbourg, lorsque le président français a cru bon de décerner un « brevet de démocratie » à son grand ami Poutine.

    Pour Medvédev, c’est Bernard Kouchner, nouveau ministre des Affaires étrangères, qui reprend le flambeau en s’émerveillant, le 8 mai 2008, du fait que celui-ci « a été magnifiquement élu » tout en confirmant, sans qu’on le sollicite, que la Russie est « sans aucun doute une démocratie. » Naïveté, hypocrisie ou cynisme ?⁸ Pourtant, dans des cas pareils, seul le silence est grand...

    À ce sujet, l’avis officiel américain diffère radicalement. Selon l’actuel patron du Pentagone, Robert Gates, « la démocratie russe a disparu et le gouvernement est une oligarchie dirigée par des Services de sécurité. »

    Notons, au passage, le changement de ton de la diplomatie française après les législatives russes du 4 décembre 2011 :

    « Il faut respecter la liberté d’expres­sion en Russie. Les arrestations et les incarcérations qui se multiplient ne sont pas acceptables », a déclaré le ministre Alain Juppé, qui a souligné par ailleurs :

    « Les peuples n’aiment pas trop qu’on joue avec les processus démocratiques. Je suis Premier ministre, je te laisse la présidence ou l’inverse, c’est quelque chose qui finit par choquer ».

    Il a aussi invité les autorités russes à « en tirer les conséquences pour l’organisation de la prochaine élection présidentielle. » ¹⁰

    Pour en revenir à l’élection de Dmitri Medvédev, quel fut son premier acte de président le 8 mai 2008 ?

    Tout sauf une surprise : la nomination de Vladimir Poutine comme Premier ministre, selon un accord passé bien avant la présidentielle. À peine investi par la Douma, ce dernier précise les intentions du tandem :

    « Nous nous fixons des objectifs non pour les deux-trois mois à venir, mais pour les vingt ou trente prochaines années. »

    Dès 2004, nous avons été seules à envisager cette possibilité de permutation des postes eu égard à la volonté de Vladimir Poutine de conserver le pouvoir à tout prix.¹¹ Mais sans « bricoler » la Constitution russe qu’il fait mine de « respecter à la lettre ».

    En Europe, et surtout en France, beaucoup d’esprits supérieurs s’y sont pourtant laissés prendre. Qu’en pensent ces intellectuels aujourd’hui ?

    Depuis 2008, nous n’avons eu de cesse de mettre Français et Européens en garde : il s’agissait non pas d’une élection, mais d’une désignation, d’une banale passation de pouvoir. Le rôle réel de Medvédev, acteur intermittent de la politique-spectacle du Kremlin, consiste à garder au chaud la place du vrai patron de la Russie. Qui reviendra en force après un mandat sabbatique. C’est d’ailleurs chose faite ou presque.

    Dans l’ouvrage cosigné avec Vladimir Soloviev, Nikolaï Zlobine rapporte une déclaration de Vladimir Poutine dans le cadre du Club Valdaï de septembre 2009.¹² Le Premier ministre russe s’exprimait sur la présidentielle de 2012 :

    « On va en discuter (avec Medvédev) et se mettre d’accord ». Ces paroles avaient à tel point choqué l’assistance que celui-ci s’était senti obligé de les compléter : « Prenez la Grande-Bretagne. Tony Blair était Premier ministre. Ensuite, il s’est mis d’accord avec son successeur, Gordon Brown et, sans aucune élection, le second a remplacé le premier. Medvédev et moi, nous allons nous rencontrer et discuter, nous aussi. Nos opinions sont voisines et, de toute manière, nous sommes du même sang. »

    Mauvais exemple. Le duo Blair-Brown agissait au sein d’un seul et même parti. Par la suite, le second fut d’ailleurs obligé d’organiser des élections anticipées pour asseoir sa légitimité. La situation britannique n’est en outre nullement comparable au « duumvirat » Medvédev-Poutine. Quelqu’un de l’assistance fit remarquer qu’il était difficile de considérer les deux politiciens anglais comme étant « du même sang ».

    « Ce n’est pas ce que j’avais dans l’idée, rétorqua Poutine. Je veux dire qu’ils se sont passés des électeurs britanniques. Donc, nous n’allons pas nous faire concurrence. Nous passerons un accord. »

    Zlobine pointe déjà le mépris souverain témoigné aux électeurs russes :

    « À l’évidence, Vladimir Poutine est déjà si sûr de lui qu’il ne s’embarrasse plus de nuances. »

    Peu après, la réaction de Medvédev ne manque pas d’intérêt :

    « En ce qui concerne mon destin personnel, je ne tenterai pas de le deviner. Il y a peu de temps, je n’envisageais pas d’être président. Et voilà que, soudain, je le suis devenu ! »

    Puis il prononce une phrase que tous les parti­cipants ont mémorisé, écrit encore Zlobine  : 

    « À une certaine étape, Vladimir Vladimirovitch m’a soutenu. » En terminant par  : « Je vais programmer mon destin moi-même car il m’importe. »

    Interrogé sur le fameux « sang » qu’ils auraient en commun, selon Poutine, Medvédev tâche maladroitement de jouer le jeu  :

    « Je vais charger quelqu’un de découvrir son groupe sanguin ; ensuite, je vous en ferai part. Certes, nous sommes proches politiquement, mais je ne comprends pas bien ce que veut dire être « du même sang. »

    Il y a pourtant de quoi s’interroger, à l’instar de Nikolaï Zlobine, quand, deux heures après la rencontre avec les experts étrangers, Dmitri Medvédev se fait interviewer par CNN au sujet de la prochaine présidentielle. La réponse du Président russe laisse perplexe : « C’est vrai, Poutine et moi sommes du même sang. »

    Et Zlobine de souligner :

    « Autrement dit, durant ces deux heures, on lui a inculqué ce que Poutine avait en tête avec son histoire de sang. Explication qu’il a aussitôt reprise. Certes, ce changement de formulation semble dénué d’importance politique. Pourtant, pour les observateurs avertis des réalités russes, il ne laisse place à aucune équivoque. »

    En effet, les gens bien informés savent pertinem­ment que, dans ce pays, comme partout ailleurs, les individus peuvent se dire collègues ou confrères, appartenir à la même société ou au même milieu. Mais seuls les membres du KGB se disent « de la même famille » ou du « même sang ». Quitte à ce que certains ne portent pas d’épaulettes puisqu’il ne s’agit que de mouchards de base, c’est-à-dire de collaborateurs de seconde zone.

    Bien entendu, tous ne sont pas volontaires, mais celui qui, un jour, a signé un « engagement » – fût-il vague – contraint ou insouciant, a ainsi mis sa vie entre parenthèses. Pour toujours. Le recruteur l’aura à sa botte jour et nuit. Non sans cynisme, voire avec mépris, la « famille » va l’adopter et le reconnaître « de son sang ». Elle le protégera, et le punira même, si besoin est. Le dernier en date – chacun s’en souvient – se nommait Alexandre Litvinenko. À peine devenu citoyen britannique, ce dissident du FSB fut empoisonné à Londres, en novembre 2006, au polonium-210. Le « traître » mourut dans d’atroces souffrances à la grande satisfaction de son ancienne « famille »...

    Or, ce n’est pas un hasard si le Kremlin a si lourdement insisté sur la non-appartenance de Medvédev à l’oligarchie tchékiste. Trop lourdement. Par ailleurs, que Poutine fasse confiance à un homme qui n’est pas du sérail est un non-sens total. De plus, Poutine et Medvédev n’ont aucun lien de parenté connu. La génétique n’est donc pas en cause…

    En revanche, force est de constater que Vladimir Poutine semble vouloir demeurer dans les annales comme le fondateur d’une nouvelle dynastie : celle du KGB à la tête de la Russie. Au fond, qu’est-ce qu’une dynastie ? Littéralement, une suite de souverains ou de personnages issus d’une même famille, donc, du « même sang ».

    Du reste, Medvédev fait partie du clan de Saint-Pétersbourg, le fief de Poutine, ce qui lui assure une couverture parfaite. On sait que tous les Pétersbourgeois font d’enviables carrières, quitte à ce qu’ils n’appartiennent pas au FSB (ex-KGB).

    Dès 2005, Le Figaro faisait une révéla­tion de taille : 

    « Vladimir Poutine aurait approché le jeune juriste lorsqu’il n’était encore qu’un étudiant de la faculté de droit de Saint-Pétersbourg pour le ‘‘recruter’’ comme informateur du KGB. »¹³

    Si tel est le cas, pour les Russes, rapporter est bien pire que d’être un agent, car le mouchard est totalement soumis à son employeur...

    Ne soyons pas dupes. Transformer trop longtemps le Kremlin en Kremlianka (synthèse de Kremlin et de Loubianka, siège du KGB) finissait par desservir l’image du pays. Il fallait donc annoncer urbi et orbi que le KGB quittait la présidence de la Russie.

    Cet aspect du « duumvirat » prouve qu’il ne fallait rien attendre de très nouveau du mandat de Medvédev. Il importait simplement de comprendre qu’il avait été désigné comme gardien de la flamme. Il devait veiller à ce qu’elle ne s’éteigne pas, mais à ce qu’elle ne s’élève pas non plus trop haut, au risque de déclencher un incendie. Afin que le chaudron des Kremlinskié puisse mijoter à feu doux...

    En huit ans et deux mandats poutiniens, cette dynastie tchékiste, solidement enracinée au Kremlin, a mis la Russie en coupe réglée. Piétinant allègrement la Constitution russe, dont l’Article II spécifie pourtant : « L’homme, ses droits et libertés, constituent la valeur suprême. La reconnaissance, le respect et la protection des droits et libertés de l’homme et du citoyen sont une obligation de l’État. »

    Qu’importent ces droits virtuels alors que le pouvoir est en passe d’échapper à Vladimir Poutine. Déjà, dans l’ombre, divers clans se sont mis en mouve­ment, les alliances se font et se défont. Le prestige grandissant de Medvédev commence à menacer sa popularité. Tant pis pour le pacte qui devait rester secret. Il est temps de reprendre la main. De rappeler qui est le maître du pays !

    Évidence confirmée en ce jour historique du 24 septembre 2011, où les deux compères montent au créneau pour annoncer  :

    « L’accord sur ce que nous devions faire, quelles seront nos tâches futures, a été passé entre nous il y a longtemps » ; « Voilà des années », déclare Poutine au XVIIème Congrès du parti présidentiel Russie unie, qui tombe en extase.

    Et le président intermittent de confirmer :

    « Effectivement, nous avons discuté de cette variante possible des événements dès la période où notre camaraderie était quasi scellée. (...) Quant au fait que, assez longtemps avant ce moment, nous n’avons pas exprimé publiquement notre avis sur le scénario des élections (sic !), j’espère que vous nous comprendrez, tout comme nos concitoyens. C’est une question de stratégie politique, une question de tradition politique spécifique à notre pays. Mais j’aimerais souligner une chose : nous avons toujours dit la vérité. »

    Ou plutôt des « vérités successives » dont voici quelques exemples.

    Telle cette déclaration de Dmitri Medvédev au journal norvégien Aftenposten, le 24 avril 2010, sur sa candidature éventuelle :

    « On me pose souvent la question. Invariablement, je réponds toujours la même chose : si cela s’avère nécessaire à mon pays et afin de poursuivre dans la voie de ces dernières années – et je pense aussi bien à la période où Vladimir Poutine dirigeait l’État qu’à celle où je préside l’État –, en ce cas, pour ma part, je n’exclus absolument rien, y compris de participer à ces élections. »

    Quant à Vladimir Poutine, à Stockholm, il déclare sa « vérité » au roi de Suède et au Premier ministre, le 27 avril 2011 :

    « Le temps viendra où nous prendrons la décision. Elle va vous plaire. Vous serez contents ! »

    Est-ce pour mieux ménager le suspense ? Dimitri Medvédev se prendrait-il pour le Hitchcock russe ? Que dit-il à Angela Merkel, le 19 juillet 2011, à Hanovre ?

    « Encore un peu de patience et vous saurez tout : si je reste président ou si je dois chercher un autre travail. Vous ne serez pas déçus ! »

    A-t-il déjà oublié la phase, certes symbolique, du scrutin électoral ? Sans parler des électeurs russes... Il est vrai qu’il s’agit, là encore, d’un simulacre d’élection à usage occidental. Pas même une formalité.

    À ce propos, on constate que la colère des Russes après les législatives falsifiées de décembre 2011, a pris de court leurs dirigeants « interchangeables ».

    Pire encore : en janvier 2012, Vladimir Pastou­khov, professeur au Saint-Antony College d’Oxford, dépose une requête à la Cour suprême russe afin d’invalider la candidature de Vladimir Poutine à la présidence, candidature qu’il déclare anti-constitutionnelle.¹⁴ Et ce, pour plusieurs raisons.

    « Se transmettre le poste de Président de la Fédération de Russie d’une personne à une autre et vice-versa au sein du même parti ou groupe politique selon un accord préalable viole l’alinéa 3 de l’Article 81 de la Constitution de la Fédération de Russie » (qui interdit le monopole politique).

    Pastoukhov souligne également que « la conspi­ration d’individus ou de groupes visant à réduire la concurrence politique porte préjudice au principe de pluralisme politique garanti par l’alinéa 3 de l’Article 13 – article fondamental du régime constitutionnel de la Russie. ». Il dénonce ainsi une entente illicite…

    Pour terminer, Vladimir Pastoukhov dresse une longue liste de violations constitutionnelles, dont il ressort que le tandem Poutine-Medvédev, censé être le « garant de la Constitution », se situe au-dessus des lois. Et dire que depuis douze ans la Russie est gouvernée par deux éminents « juristes » !

    Entre-temps, après l’annonce officielle de la candidature de Vladimir Poutine, le pays perd l’un des cerveaux les plus lucides du gouvernement depuis l’instauration de l’oligarchie tchékiste au pouvoir. Le ministre des Finances, Alexeï Koudrine, unanimement respecté, démissionne. Plus exac­tement, il est démissionné. Ayant appris, en ce mémorable 24 septembre 2011, que le tandem est redevenu interchangeable et que Medvédev sera le Premier ministre du président Poutine, Koudrine, qui se voyait Premier ministrable, annonce :

    « Je ne me vois pas dans un tel gouvernement. (...) J’ai une série de divergences économiques avec Medvédev qui portent, essentiellement, sur les dépenses considérables en matière militaire. »

    Notons qu’en 2012, l’augmentation prévue du bud­get militaire est de 57,7 % par rapport à 2011. Jamais encore, dans l’histoire de la Russie contemporaine, une somme aussi énorme n’avait été consacrée à la Défense au cours d’une seule année.

    L’année précédente, l’augmentation des crédits militaires atteignait déjà 50 %. « C’est le montant de 2010 multiplié par 1,5 », s’est félicité le Premier ministre russe.¹⁵

    Est-il besoin de préciser qu’il est question du gouver­­nement qui ne sera nommé qu’en mai 2012 ?

    Blessé dans son orgueil, Medvédev montre les dents et se met à grogner : 

    « D’abord, il n’y a pas de nouveau gouvernement et personne n’a lancé d’invitation à qui que ce soit. Mais l’ancien gouvernement que j’ai formé en tant que président existe toujours, et me rend des comptes dans le cadre de mon mandat constitutionnel. (...). Ensuite, personne n’a supprimé la discipline et la subordination au sein du gouvernement. Alexeï Léonidovitch [Koudrine, NdA], si vous n’êtes pas d’accord avec l’action du président, – et le gouvernement applique justement la ligne présidentielle –, il ne vous reste qu’une issue, vous le savez : donner votre démission. (...) Naturellement, vous devez répondre ici et maintenant. »

    Nous sommes le 26 septembre 2011, à la réunion de la Commission de modernisation et du développement technologique de l’économie russe, comme l’indique le site Kremlin.ru.

    Réponse d’Alexeï Koudrine :

    « Dmitri Anatolyévitch [Medvédev, NdA], j’ai effectivement des divergences avec vous, mais je pren­drai ma décision concernant votre proposition après consultation du Premier ministre. »

    Medvédev n’apprécie guère : « Vous savez, vous pouvez consulter qui vous voulez. Même le Premier ministre. Mais tant que je serai président, c’est le genre de décision que je prendrai par moi-même. »

    Il exige donc que la démission de Koudrine soit déposée sur son bureau avant le soir. « Et il en sera ainsi jusqu’au 7 mai 2012 ! » – fin effective de son mandat, assène Mevédev. Quoi qu’on en pense, il est encore le patron du Kremlin !

    À l’heure actuelle, l’appareil gouvernemental semble préparer la retraite de Sergueï Ignatyev afin de libérer la présidence de la Banque Centrale pour Koudrine. L’établissement devant lequel fut assassiné par balles Andreï Kozlov, son vice-président, le 13 septembre 2006. Ce gêneur voulait seulement juguler un peu les torrents furieux des banques-lessiveuses russes.

    Une fois de plus, l’Occident va-t-il attendre les résultats de l’élection présidentielle russe en retenant son souffle ? Les dirigeants occidentaux vont-ils, à nouveau, rivaliser de naïveté ou d’obséquiosité pour être les premiers à féliciter l’heureux élu ? Réitérant ainsi leur double allégeance au Kremlin : énergétique et politique.

    Quant aux Russes, parmi un panel de 3 073 personnes interrogées « à chaud » fin septembre 2011, à propos d’un nouveau mandat de Vladimir Poutine, ils se montrent formels. 26 % (787) répondent :

    « Qu’ils aillent tous au diable ! Ça m’est égal. » 58 % (1 785) tentent de raisonner : « Peut-être y aurait-il une chance de ne pas le lui permettre... » 11 % (351) demeurent fatalistes : « Il ne nous reste plus qu’à nous incliner. » Et 5 % seulement (150) de se réjouir : 

    « C’est parfait. Il n’y a pas d’autre alternative... »¹⁶

    Du reste, comme d’habitude dans l’adversité, les Russes manient la seule arme qu’on ne pourra jamais leur confisquer : l’humour. Ainsi se transmettent-ils gaiement qu’un matin, Medvédev et Poutine pêchent dans la Moskova. Soudain, Medvédev attrape un petit poisson d’or. Celui-ci, comme dans les contes russes, lui fait une promesse : « Si tu me rejettes à l’eau, je peux réaliser ton vœu le plus cher... »

    « C’est vrai ? » s’exclame Dima.

    « Même pas en rêve ! » marmonne Vova en écrasant le poisson du talon.

    Pour sa part, bien avant cette date, le polito­logue Guéorgui Satarov, qui préside la Fondation INDEM, constate :

    « Tout observateur impartial qui étudie de l’intérieur la vie russe actuelle – plus ou moins attentivement –, en ajoutant les deux plateaux d’une balance

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