Les Secrets d'Escondida: Roman d'aventures jeunesse
By Daniel Pagés
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Isana et Noah en doutaient, à leur retour à la Martinique. Ils se demandaient même si l’histoire de White Bird, la goélette de Justin Wellmore, disparue avec son équipage, n’était pas une fiction, le délire d’un homme mourant de soif à la dérive sur une pirogue.
La lettre qui arrive de Boston en ce début du mois de mars 1841 va peut-être éclaircir le mystère…
L’équipage d’Estrella, dont nous avons suivi les aventures dans Les trésors d’Ismeralda, va reprendre la mer pour trouver le fin mot de cette étrange histoire.
EXTRAIT
La lettre arriva à la fin de la première semaine du mois de mars. Elle avait voyagé sur un trois-mâts américain jusqu’à Saint-Pierre de Martinique où le service des postes l’avait prise en charge. Quatre jours avaient été nécessaires pour la livrer à l’Habitation Boigny.
Manoue, la cuisinière, qui était seule dans la maison, accueillit le coursier les bras encombrés de linge propre et sec. Elle le dirigea vers le salon et lui fit déposer le courrier sur la table le temps qu’elle se déchargeait. L’homme s’essuya le front d’un revers de manche, puis tira un pli de la liasse et le lui tendit.
— C’est à cause de celle-ci qu’on m’a envoyé à cheval sous ce maudit soleil, maugréa l’esclave. Le maître des postes n’a pas voulu attendre le prochain bateau.
Manoue tourna l'enveloppe dans tous les sens et commença à déchiffrer péniblement la mention en gros caractères qui s’étirait en travers de l’étui de papier fort.
L’expéditeur demandait de « délivrer la missive avec la plus grande célérité ». Le capitaine du navire américain l’avait reçue « le vingt-sept de janvier de l’an 1841 dans le port de Boston ». Elle avait voyagé près d’un mois et demi pour rejoindre le sud de la Martinique.
Boston. Manoue sursauta et son estomac se serra. Elle retourna la lettre et le nom de l’envoyeur lança son cœur dans une course folle. « Elwina Wellmore pour Isana et Noah Le Scaer ».
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
Un merveilleux voyage, une légende fascinante ! Un régal ! - Emmanuelle Regoin
À PROPOS DE L'AUTEUR
Daniel Pagés est né en Haut-Languedoc.
Successivement éducateur de jeunes en difficultés, paysan dans sa montagne et skipper professionnel de voiliers à Banyuls-sur-Mer, il accompagne aujourd’hui, plusieurs mois par an, des enfants dans la découverte du milieu marin sur l’île d’Oléron ou ailleurs.
Il nous embarque ici avec ce roman lumineux et plein de surprises à travers les dangers et les bonheurs de la mer des Caraïbes.
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Les Secrets d'Escondida - Daniel Pagés
Daniel Pagés
Les Secrets d’Escondida
Illustrations Auriane Laïly
img1.jpgCopyright © Yucca Éditions, 2015
Tous droits réservés pour tous pays
Le livre précédent
Les Trésors d’Ismeralda
Sud Martinique, 1840
Isana et Noah vivent à l’Habitation Boigny, une plantation sucrière, chez leur grand-oncle Joseph.
À l’aube d’un jour de novembre, une bande de pirates attaque.
Très vite repoussés, les flibustiers se mettent à l’abri dans la sucrerie. Ils s’enfuient bientôt en emportant quelques marchandises et en enlevant une poignée de jeunes gens, esclaves ou pas, qui travaillaient là au moment de leur intrusion. Parmi eux, Paco, le fils du régisseur et Sarah, la fille de la cuisinière avec qui Isana et Noah ont été élevés.
Les deux adolescents n’hésitent pas. Ils volent un navire abandonné par les bandits et se jettent à la poursuite de Juan Ladrillo, le pirate sanguinaire, pour libérer leurs amis.
Pendant cette aventure, pour sauver sa vie, le maître d’équipage des forbans leur donne une information stupéfiante qui les lance vers les îles du Nord à la recherche de leur père disparu.
Sur leur route, ils font une macabre rencontre. Dans la barque à la dérive, près d’un cadavre, un étui métallique contenant une liasse de papiers leur raconte la découverte d’une île mystérieuse.
Étrange histoire. Réalité ou délire d’un homme mourant de faim et de soif ? Nos héros ne pourront le savoir.
Une piste reste pourtant, que Noah et sa sœur chercheront à remonter pour vérifier si le récit n’est véritablement que fiction.
Les Secrets d’Escondida
img2.png…
Et c'était chant et c'était fête
C'était chant de poète
et c'était fête belle
Et c'était danse et c'était fleur
C'était danse d'Amour et c'était fleur de chair
Et des mains en guirlande montait la vie nouvelle
Mais un matin ils sont venus
…
Anthony Phelps
Mon pays que voici
img3.pngimg4.png1
La lettre arriva à la fin de la première semaine du mois de mars. Elle avait voyagé sur un trois-mâts américain jusqu’à Saint-Pierre de Martinique où le service des postes l’avait prise en charge. Quatre jours avaient été nécessaires pour la livrer à l’Habitation Boigny.
Manoue, la cuisinière, qui était seule dans la maison, accueillit le coursier les bras encombrés de linge propre et sec. Elle le dirigea vers le salon et lui fit déposer le courrier sur la table le temps qu’elle se déchargeait. L’homme s’essuya le front d’un revers de manche, puis tira un pli de la liasse et le lui tendit.
— C’est à cause de celle-ci qu’on m’a envoyé à cheval sous ce maudit soleil, maugréa l’esclave. Le maître des postes n’a pas voulu attendre le prochain bateau.
Manoue tourna l'enveloppe dans tous les sens et commença à déchiffrer péniblement la mention en gros caractères qui s’étirait en travers de l’étui de papier fort.
L’expéditeur demandait de « délivrer la missive avec la plus grande célérité ». Le capitaine du navire américain l’avait reçue « le vingt-sept de janvier de l’an 1841 dans le port de Boston ». Elle avait voyagé près d’un mois et demi pour rejoindre le sud de la Martinique.
Boston. Manoue sursauta et son estomac se serra. Elle retourna la lettre et le nom de l’envoyeur lança son cœur dans une course folle. « Elwina Wellmore pour Isana et Noah Le Scaer ».
L’esclave qui attendait debout et le chapeau à la main la vit pâlir. Il la regarda fixement et l’inquiétude qu’elle lut dans ses yeux la fit redescendre sur terre. Manoue se rendit soudain compte qu’elle ne lui avait même pas offert de boisson pour étancher sa soif.
Elle balaya l’angoisse qui l’avait saisie toute entière et se précipita vers sa cuisine pour y puiser un pichet d’eau fraîche.
img5.png2
Sur le quai de Fort-Royal¹, Isana venait de lever une dernière fois la main pour dire au revoir à son père. Elle essuya ses yeux humides en les frottant contre son bras et dégagea dans le même mouvement la mèche de longs cheveux noirs qui collait contre sa joue.
Erina, la nouvelle goélette² de Jérémie Le Scaer s’inclinait déjà dans le vent et s’éloignait pour prendre la route du nord à la sortie de la baie.
img6.pngTrois mois s’étaient écoulés depuis que l’adolescente et son frère Noah avaient découvert leur père sur l’île de San Salvador, dans les îles Lucayas³.
Trois mois, depuis qu’il avait retrouvé une partie de sa mémoire en revoyant ses enfants. Il restait bien, dans sa vie, des brumes qu’il n’arrivait pas à dissiper, des trous qu’il ne comblerait jamais. Mais il se souvenait désormais parfaitement de son dernier combat contre les pirates, sur La Gaëlle.
Il se souvenait des jours passés sur un îlet désert, à délirer, accroché à l’image d’une jeune femme et d’une petite fille qui l’attendaient sur un quai.
Il avait réussi à survivre en se nourrissant des noix de coco les plus accessibles, jusqu’à ce qu’un marchand anglais, naviguant près de ce morceau de terre, aperçoive ses signaux et le récupère à son bord. Il l’avait déposé, quelques jours plus tard, sur l’île où Isana, Noah et leurs amis l’avaient découvert, plusieurs années après.
Ce matin-là de décembre, devant le comptoir de l’entrepôt qu’il gérait, les brumes qui cachaient son passé s’étaient déchirées et son monde avait repris ses véritables dimensions.
Depuis, il avait retrouvé le goût du vent et de l’océan, et le plaisir de sentir le pont d’un navire vibrer sous ses pieds.
Le retour à la Martinique avait été un pur bonheur pour tous et les fêtes de Noël les plus heureuses que l’Habitation Boigny ait connues depuis bien longtemps.
Seule l’absence de Marie, sa femme bien aimée, morte des fièvres un an après sa disparition, avait jeté une ombre sur les réjouissances. Mais pour le naufragé, elle n’était plus qu’une image floue qui avait du mal à émerger d’un passé plus lointain qu’il aurait dû l’être.
C’est à leur première sortie à Fort-Royal, au début de janvier, que Jos le charpentier avait fait remarquer à Jérémie une belle goélette en radoub⁴ près de la darse⁵. Son nom, Erina, était gravé sur le tableau arrière en fines lettres dorées.
Les deux amis s’étaient approchés et, en bavardant avec les esclaves qui grattaient la carène avec entrain, ils avaient appris que le navire serait à vendre sitôt les travaux terminés.
Les deux hommes n’avaient rien dit, mais avaient fait le tour du voilier en scrutant les moindres détails. Une coque suffisamment ventrue conçue pour transporter de la marchandise, mais joliment élancée. Du chêne massif soigneusement goudronné que les tarets⁶ n’avaient jamais attaqué. Un gréement bien entretenu, aux mâts solides et aux cordages neufs en chanvre de Manille, consciencieusement lovés au sec sur leurs cabillots. Le propriétaire connaissait son affaire.
Dans la voiture à cheval qui les ramenait à Boigny, après un long moment de silence, Jérémie s’était détendu et s’était mis à chantonner. Il avait arrêté sa décision. Il allait acheter la goélette pour reprendre ses voyages et son commerce entre les îles.
Jos lui avait demandé s’il était vraiment sûr d’avoir envie de tout recommencer. Il trouverait suffisamment d’occupation à Boigny pour ne pas s’ennuyer. « Il n’y a plus de pirates maintenant que les Anglais ont coulé Ladrillo ! » avait assuré Le Scaer en riant. Le vieux avait ri aussi. « C’est un bon bateau, avait-il confirmé. Tu n’auras pas besoin de moi tous les jours comme sur La Gaëlle qui souffrait de son grand âge ! Heureusement… L’Oncle m’a embauché pour former des charpentiers à la plantation… Nous avons la nouvelle sucrerie, l’école de Sarah et pas mal de nouvelles cases à construire ! »
img6.pngIsana avait le cœur gros. Elle se rappelait quand, petite fille, sa mère la serrait dans ses bras, les yeux pleins de larmes après avoir vu les voiles de La Gaëlle s’enfuir à l’horizon.
Elle se souvenait aussi de cette terrible période où la pauvre Marie n’arrivait plus à quitter le vieux ponton de bois. Immobile, le regard fixé sur la ligne qui, au large, partageait le bleu entre le ciel et la mer des Caraïbes. À guetter le miracle. Le destin des femmes de marin. Attendre sur un quai. Attendre sur les rochers d’une pointe en espérant le retour de celui que l’on aime. Attendre chaque jour en refusant de penser que les voiles tant désirées ne monteraient peut-être plus jamais sur l’horizon.
Son père venait de partir une fois de plus. « Quelques jours », avait-il promis. Une quinzaine, un mois peut-être, pour mettre au point son commerce. Renouer ses contacts dans les îles. Il avait passé des heures à relire tous les registres au papier jauni qui remplissaient une grande étagère dans leur maison de Fort-Royal. La maison où elle avait passé une partie de son enfance et qui n’avait pas été habitée depuis des années, depuis que leur mère avait rejoint le morceau de ciel tout bleu d’où elle veillait sur eux.
La jeune fille y avait travaillé la moitié d’une semaine avec l’aide de deux esclaves pour la débarrasser de ses monstrueuses araignées et de leurs toiles.
Elle savait qu’il devrait revenir aussi à San Salvador, l’île aux chats, un jour où l'autre. La terre qui l’avait accueilli quand il avait débarqué du navire marchand anglais sans un bagage. Sans un souvenir. Rendre visite à ses amis. Réorganiser sa vie. Il avait besoin de ça pour son nouveau départ.
La jeune fille aurait voulu l’accompagner. Ne plus jamais le voir disparaître de son paysage.
C’était Sarah qui l’avait convaincue de le laisser filer. Elles en avaient parlé longuement, une nuit, à bord d’Estrella, le vieux cotre qui les avait menés, il n’y avait pas si longtemps, d’abord à la poursuite des pirates, puis à la recherche de Jérémie.
« Il a besoin de se retrouver, de faire le point, avait-elle expliqué à son amie, il faut qu’il affronte à nouveau les vagues pour être sûr qu’il n’a pas perdu son flair de marin, que son amour de la mer est intact, que le monde qu’il croyait disparu est toujours là ».
Sarah, la jeune esclave que son frère et elle avaient libérée, avait une intelligence aiguë des êtres et savait trouver les mots justes.
Isana avait laissé ses larmes couler. Elle avait vidé tous les chagrins retenus pendant les années où elle avait cru son père mort au fond de l’océan. Elle avait fini par accepter. Par amour. Elle devait lui donner cette chance.
Cette nuit-là, toutes les deux s’étaient endormies pas loin de l’aube, bercées par le doux mouvement du navire, à l’heure où déjà les pêcheurs sortaient avec leurs pirogues ou leurs gommiers.⁷
img4.png3
La lettre gisait toujours sur le vaisselier de bois rouge. La cuisinière l’avait tournée et retournée comme pour en percer le mystère. Comme pour flairer à l’avance combien la vie de l’Habitation risquait d’être, une fois encore, bouleversée dans les semaines à venir.
Longtemps que les enfants n’avaient pas évoqué cette étrange et macabre histoire. Manoue avait espéré qu’ils l’avaient oubliée et qu’on n’en entendrait plus jamais parler.
img6.pngC’était pendant leur croisière vers les îles du nord, à la recherche de leur père, qu’elle avait débuté. Une grande pirogue noire à la dérive rencontrée alors qu’ils naviguaient toujours en vue des hautes montagnes d’Haïti, cap au nord-ouest.
À l’intérieur, le cadavre d’un géographe espagnol que les oiseaux marins avaient commencé à dévorer. Il portait dans sa poche une médaille d’argent. Et un étui de cuivre gisant dans le fond du canot leur avait livré quelques pages d’un journal de bord.
Le pauvre diable s’appelait Jaime Quizas y Oviedo et avait été engagé par un homme d’affaires et navigateur Américain pour aller reconnaître une île mystérieuse.
Justin Wellmore, qui rentrait d’Europe l’année précédente, était tombé sur cette terre ignorée, deux jours avant d’apercevoir les premières îles antillaises. Une masse rocheuse où il semblait impossible de pénétrer. Une vraie forteresse de pierre. Une île jusque-là inconnue. Mais qui avait bien l'air habitée.
Une île qui avait poussé comme un champignon sur une route marine plutôt fréquentée.
Les deux hommes s’étaient rencontrés sur les quais d’un port cubain et s’étaient liés d’amitié. Ils avaient décidé de retourner vers cette terre et de tenter de l’explorer.
Une fois sur place, Wellmore et ses matelots avaient fouillé en vain toutes les failles des falaises qui entouraient l’île pour essayer d’y pénétrer. Ils avaient ensuite entrepris de trouver un passage par-dessous, à fleur d’eau.
C’est la nuit suivant cette nouvelle approche que l’ensemble de l’équipage avait été enlevé.
Jaime avait réussi à se cacher et à échapper à d’étranges Indiens blancs qui avaient emmené les autres. Il avait consigné son histoire à la hâte dans quelques feuillets qu’il avait scellés dans un étui de cuivre et sauté dans une pirogue appartenant aux mystérieux habitants avant que la goélette de Wellmore ne coule.
Malgré ses espoirs, il n’avait pas rencontré de navire pour lui porter secours et n’avait pas survécu pour en raconter plus.
Après avoir récupéré Jérémie Le Scaer dans les Lucayas et en faisant route vers la plantation, Noah avait convaincu tout l’équipage d’Estrella d’aller vérifier si cette île étrange existait bel et bien. Mais aux alentours de la position donnée par le géographe dans son livre de bord, il n’y avait pas le moindre caillou.
L’île avait-elle disparu aussi facilement qu’elle était apparue ? Le journal de Jaime Quizas n’était-il qu’une fiction ? Il ne leur restait qu’un moyen de le savoir. L’adresse de l’épouse du navigateur américain figurait sur les feuillets découverts dans l’étui trouvé à près du cadavre.
Isana avait pris sa plume dès leur retour à Boigny. La lettre était partie deux jours plus tard par le premier bateau qui levait l’ancre de Fort-Royal, cap vers San Juan de Porto-Rico où les Américains faisaient beaucoup d’affaires.
img7.png4
Sarah se déplaça d’un pas sur sa droite sans quitter des yeux son ami qui visait avec son équerre et attendit le verdict.
— Encore un peu !
La jeune noire fit lentement glisser le bout de son piquet sur la terre sèche.
— Un pouce de plus, à peu près…
Elle décala la pointe en plusieurs sauts de puce et redressa le bâton jusqu’à trouver une verticale approximative.
— Là, c’est parfait ! Plante-le !
Noah la laissa enfoncer le pieu dans le sol en tapant dessus avec une grosse masse de bois dur. Il visa encore une fois, puis vérifia que les angles étaient bien droits avant de tendre le fil de caret⁸ qui formait désormais un rectangle parfait.
— La voilà, ton école, lança le garçon avec un grand sourire. Les maçons s’attaqueront au chantier dès demain pour faire le terrassement et bâtir le socle de pierre. Et après ce sera le tour de Jos et de ses apprentis… Ils ont déjà coupé et mis à sécher le bois pour la charpente et les murs. Elle sera prête pour accueillir les gamins à la saison des pluies. Tu es contente ?
— M’sieu Boigny a bien choisi l’endroit. On sent l’alizé⁹ et l’ombre des arbres à pain¹⁰ conservera la fraîcheur.
Sarah s’avança vers lui et s’accrocha à son épaule.
— Mon oncle a pensé à tout, répliqua le garçon. Le terrain est suffisamment à l’écart de la nouvelle sucrerie pour que les enfants ne soient pas distraits !
La jeune fille acquiesça avec un éclat de rire. Il serait cependant difficile de garder les gamins en classe chaque fois qu’un navire approcherait du ponton de bois, dans la baie que l’on apercevait à travers les cimes des cocotiers, tout près, au sud-ouest. Heureusement, ce n’était pas tous les jours !
Elle poussa soudain Noah rudement et le coinça contre le premier tronc. Elle ne dit rien, mais l’observa un instant puis posa ses mains sur ses épaules sans quitter ses yeux sombres.
— Tu es toujours certain que tu veux passer ta vie avec une vilaine négresse comme moi ? demanda-t-elle avec une grimace.
— Un jour j’arracherai nos deux cœurs pour que tu puisses constater combien ils se ressemblent, malgré ta couleur de pain brûlé…
— Chut ! dis pas des bêtises !
Elle le bâillonna en plaquant l’une de ses mains sur sa bouche pour l’empêcher de continuer, puis laissa aller sa tête au creux de son épaule. Le garçon l’enserra violemment dans ses bras et posa sa joue sur ses nattes fines ornées de perles de couleur. Elle rit, le nez écrasé dans son cou et ne le vit pas fermer les yeux pour mieux profiter de cet instant de bonheur. Ses lèvres murmurèrent tout près de son oreille.
— Noah, Isa ne va pas rentrer avant la nuit et on a fini ici… tu ne veux pas qu’on descende se baigner au calme à l’Anse à Carbet ?
— Au calme, hein ?
Il se mit à rire lui aussi, la relâcha, puis saisissant ses nattes à pleines mains, déposa un baiser d’une grande douceur sur ses lèvres avant de la prendre par le bras et de l’entraîner vers la côte.
img8.png5
Le Samantha Copper avançait en se traînant à moins de cinq nœuds¹¹ sur un océan presque plat, cinq cents milles au nord-est de Porto-Rico.
L’alizé avait molli en ce début d’après-midi, mais le capitaine Walder n’avait pas fait envoyer de la toile supplémentaire.
Seul le timonier était à son poste. Un silence de mort régnait sur le navire, à peine troublé par les grincements d’une poulie dans la mâture.
Sur le pont, à l’arrière, tous les yeux étaient fixés sur l’homme pendu par le cou à la vergue¹² la plus basse qui se balançait au rythme du léger roulis.
Le supplicié avait arrêté de gigoter depuis un moment, mais personne n’avait osé faire un geste. Walder et son état-major avaient encore leur pistolet passé à la ceinture et n’auraient pas hésité à l’utiliser.
Sur tribord se tenaient les membres d’équipage qui n’avaient pas participé à la mutinerie¹³. Sur l’autre bord, encadrés par deux costauds portant un coutelas, six prisonniers étaient alignés, les mains liées dans le dos, condamnés à mort par les lois en vigueur dans toutes les marines du monde.
— Monsieur Clayton, au suivant, tonna la voix de basse du capitaine.
Le bosco¹⁴ fit un signe et deux hommes se précipitèrent sur le cordage tourné sur un cabillot au pied du mât. Le cadavre descendit lentement et s’affala sur le chêne du pont avec un bruit mou.
L’un des matelots se signa et récita une prière à voix basse avant de forcer sur le nœud qui enserrait le cou blême et marqué par le chanvre.
— Monsieur Jenkins, inutile de le recommander à Dieu, cet individu brûle désormais en enfer. Débarrassez-nous !
Tous les regards suivirent le corps sans vie jusqu’à ce qu’il ait disparu par-dessus bord.
Le capitaine était d’une pâleur extrême qui, pour ceux qui le connaissaient bien, était signe d’une terrible colère.
Il s’avança jusqu’à la ligne des prisonniers. Il les fixa