Les matérialismes et la chimie: Perspectives philosophiques, historiques et scientifiques
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La chimie a longtemps été délaissée par la philosophie et l’histoire des sciences. Elle offre pourtant de riches perspectives, en particulier pour la réflexion sur le matérialisme. Elle peut tout d’abord servir de ressource pour argumenter une thèse matérialiste, comme le montre son usage par plusieurs penseurs matérialistes classiques (Gassendi, Diderot, d’Holbach). N’est-elle pas par excellence un savoir se prêtant à des analyses matérialistes, voire une science développant par son étude de la matière une sorte de matérialisme spontané ? Pourtant, elle a aussi pu être exploitée par des adversaires du matérialisme, devenant un terrain d’affrontement philosophique. Mais son rôle le plus intéressant semble la manière dont la chimie rénove le questionnement matérialiste. Loin d’être une simple source de résultats exploitables, la chimie permet un nouveau rapport à la matière, plus opérationnel et pratique. L’accent sur la matière, ses forces et ses qualités est d’ailleurs un trait non trivial du matérialisme chimique. Le matérialisme peut-il par la chimie (re)devenir une philosophie de la matière ? Y a-t-il un matérialisme spécifiquement chimique ? La chimie invite la réflexion philosophique à prendre en considération les cultures expérimentales et pratiques, l’effort théorique mais aussi l’imaginaire développés au sein du travail de la matière. Ce livre collectif s’intéressera aux questions originales que la chimie fait naître, en articulant la philosophie, l’histoire des sciences (de l’alchimie au XXIe siècle) et un état des lieux sur certains travaux de la science contemporaine.
Ce livre collectif s’intéressera aux questions originales que la chimie fait naître, en articulant la philosophie, l’histoire des sciences et un état des lieux sur certains travaux de la science contemporaine.
EXTRAIT
La chimie vue comme une frontière d’organisation de la matière (en tant qu’elle délimite une certaine échelle d’espace, de temps et d’énergie pour les objets et les phénomènes qu’elle considère), rencontre naturellement cette autre frontière incertaine entre vivant et inanimé, en particulier autour de l’échelle moléculaire. La phénoménologie chimique repose aussi implicitement sur l’absence de niveau intermédiaire entre l’échelle moléculaire et l’échelle macroscopique (collectif homogène d’entités toutes identiques).
À PROPOS DES AUTEURS
François Pépin est philosophe, rattaché à l’Université de Nanterre-Paris Ouest (IREPH), pécialiste des Lumières, de la théorie de la connaissance et de l’épistémologie de la chimie. Sous sa direction, plusieurs auteurs ont contribué à la rédaction de cet ouvrage : Laurent Boiteau, François Henn, Bernard Joly, Jean-Pierre Llored, François Pépin, Luc Peterschmitt et Joachim Schummer.
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Les matérialismes et la chimie - François Pépin
Sous la direction de
François Pépin
Les matérialismes et la chimie
Perspectives philosophiques, historiques et scientifiques
2012 Logo de l'éditeur EDMAT
Copyright
© Editions Matériologiques, Paris, 2016
ISBN numérique : 9782919694143
ISBN papier : 9782919694310
Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.
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Présentation
La chimie a longtemps été délaissée par la philosophie et l’histoire des sciences. Elle offre pourtant de riches perspectives, en particulier pour la réflexion sur le matérialisme. Elle peut tout d’abord servir de ressource pour argumenter une thèse matérialiste, comme le montre son usage par plusieurs penseurs matérialistes classiques (Gassendi, Diderot, d’Holbach). N’est-elle pas par excellence un savoir se prêtant à des analyses matérialistes, voire une science développant par son étude de la matière une sorte de matérialisme spontané ? Pourtant, elle a aussi pu être exploitée par des adversaires du matérialisme, devenant un terrain d’affrontement philosophique.
Table des matières
Quelles perspectives chimiques pour le matérialisme ? (François Pépin)
1 - La chimie dans l’histoire du matérialisme
2 - Le matérialisme du XXe siècle : une redécouverte de la chimie ?
3 - Quelles perspectives chimiques pour le matérialisme ?
Chapitre 1. Les alchimistes étaient-ils des matérialistes ? (Bernard Joly)
1 - Les interprétations psychologiques de l’alchimie
2 - Les distorsions littéraires de l’alchimie
3 - L’alchimie est une philosophie naturelle
4 - La matérialité de l’Esprit du Monde
Chapitre 2. Une chimie non matérialiste est-elle possible ? (Luc Peterschmitt)
1 - Chimie et matérialisme métaphysique
2 - Chimie et matérialisme ontologique
3 - Chimie et matérialisme méthodologique
4 - Les enjeux du phénoménisme berkeleyen
Chapitre 3. L’opposition de la matière et de la forme... et son dépassement (Joachim Schummer)
1 - Matière versus forme
2 - La dématérialisation philosophique du monde
3 - Un aperçu sur la perspective de la matière
4 - Les limites de la philosophie de la forme en chimie
5 - Les limites de la philosophie de la matière en chimie
6 - Conclusion
Chapitre 4. Les chimistes et l’hétérogène (Jean-Pierre Llored)
1 - Relations, caractérisations et « affordances »
2 - Émergence et inexhaustivité
3 - Matériologie et interfaces
4 - Interfaces, chimie et matériaux
5 - Interfaces et calculs quantiques chimiques
6 - Conclusion. Les chimistes et l’hétérogène
Chapitre 5. Matière, matérialisme et statut du vivant (François Pépin, François Henn et Laurent Boiteau)
0 - Présentation des intervenants
1 - Qu’est-ce que la matière pour un chimiste contemporain ?
2 - En tant que chimistes, vous sentez-vous concernés par les réflexions philosophiques sur la matière, en particulier par le projet matérialiste consistant à rendre raison de tout ce qui existe par des agents, des propriétés et des relations matériels ?
3 - Le statut du vivant (ou de la biologie) étant une des questions récurrentes dans l’histoire des rapports entre chimie et philosophie matérialiste, comment les chimistes envisagent-ils aujourd’hui le vivant ?
4 - Quel apport la chimie peut-elle offrir aux questions d’origine, en particulier celle du vivant et de la Terre ?
Chapitre 6. Quand la chimie interroge l’origine du vivant (Laurent Boiteau)
1 - Introduction. Pour tenter de situer la problématique
2 - Vivant/inanimé, des chimies différentes (quelques caractères essentiels du vivant qui font sens pour le chimiste)
3 - Interroger les origines du vivant : l’évolution chimique
4 - La chimie systémique, une voie pour que la chimie prenne une dimension historique ?
Introduction
Quelles perspectives chimiques pour le matérialisme ?
François Pépin
François Pépin. Professeur agrégé et docteur en philosophie. Enseignant en classes préparatoires au lycée Louis le Grand à Paris, il est aussi chargé de cours à Paris-Ouest-Nanterre et chercheur associé au Cerphi-UMR 5037 (ENS de Lyon). Ses travaux portent sur la philosophie moderne, plus particulièrement les Lumières françaises, ainsi que sur l’histoire et la philosophie de la chimie et des sciences du vivant. Il a récemment publié : La Philosophie expérimentale de Diderot et la chimie. Philosophie, sciences et arts, Paris, Classiques Garnier, 2012 ; Le Déterminisme, entre sciences et philosophie, dir. avec Pascal Charbonnat, Matière première. Revue d’épistémologie (électronique), n˚ 2, 2012, http://www.materiologiques.com/Le-determinisme-entre-sciences-et ; sous sa direction, La Circulation entre les savoirs au siècle des Lumières. Hommages à Francine Markovits, Paris, Hermann, 2011 ; « La chimie et l’Encyclopédie », dir. avec Christine Lehman, Corpus, revue de philosophie, n˚ 56, 2009.
Malgré son rapport intime à la matérialité, la chimie ne semble pas avoir occupé la place qu’elle méritait dans l’histoire du matérialisme. Pourtant, si elle a été délaissée par l’historiographie du matérialisme, plusieurs matérialistes ont exploité ses possibilités. Cet intérêt relativement méconnu et souvent refoulé invite à se demander quelles perspectives originales la chimie offre à la réflexion matérialiste. Plusieurs pistes indiquent que, loin d’être simplement une science d’appoint confirmant une philosophie ou une épistémologie construites par ailleurs, la chimie déplace les questions classiques : la pluralité des matières, le jeu serré entre théorie et pratique, l’accent sur l’hétérogène et la prise en compte d’une division sociale du travail intellectuel sont autant de thèmes chimiques qui ouvrent de nouvelles voies à la pensée matérialiste. Il s’agit donc moins d’affirmer que la chimie serait par nature matérialiste, que de montrer en quoi la chimie et son épistémologie posent d’une manière originale les problèmes intéressant la philosophie matérialiste.
Although it can be defined as a science of materials, chemistry appears not to have been given the place it deserves in the history of materialism. And yet, despite the historiography of materialism’s oversight, several materialists did exploit chemistry’s potential. This unrecognized interest in chemistry begs the question : what are the novel perspectives chemistry offers to materialism ? Several ideas suggest that, far from simply being a secondary science reinforcing a philosophy or an epistemology framed beforehand, chemistry shifts the classical questions. Alternative materialist viewpoints are revealed by chemical themes, such as the plurality of materials, the interplay between theory and practice, the emphasis upon heterogeneity, and the taking into account of a social division of intellectual work. Rather than stating that chemistry should be materialist by nature, the idea is to show how chemistry and its epistemology pose a novel framework on those issues of interest to materialist philosophy.
© Editions Matériologiques, 2012. Tous droits réservés. Reproduction et diffusion interdites sans l’autorisation de l’éditeur.
1 - La chimie dans l’histoire du matérialisme
Les rapports entre la chimie et le matérialisme tiennent du paradoxe. D’un côté, pour le chimiste et l’historien et philosophe de la chimie, l’ancrage essentiel de la chimie dans la matière et ses processus est une évidence. Il semble même naturel de considérer la chimie comme une science de la matérialité , en entendant par là qu’elle met au jour la dépendance des processus naturels (et artificiels) dans les éléments et les dynamiques de la matière. Par exemple, au moins depuis le XVIII e siècle, des philosophes chimistes comme Diderot et d’Holbach opposent à la reconnaissance du seul mouvement local, modèle exclusif du changement dans la mécanique cartésienne, une forme de mouvement chimique dont un paradigme est la fermentation. Ce mouvement latent et caché se conçoit comme un effort permanent, toujours à l’œuvre au sein de la matière, d’où découlent des mouvements locaux et autres transformations [1] . Les penseurs classiques de l’énergie, dont la fécondité dans la nature déborde celle du seul mouvement local, étaient souvent inspirés par la chimie, qui leur permettait de proposer l’idée d’une énergie proprement matérielle – alors que le mouvement local peut sembler seulement transiter dans la matière et lui être en dernière instance extérieur, son origine pouvant être divine comme le soutient Descartes. Sur cette base – la reconnaissance d’un véritable mouvement chimique au cœur de la matière –, ces philosophes ont développé une conception matérialiste de la nature (y compris l’homme) où la chimie offre des modèles théoriques du changement, de la causalité et de la nécessité.
1.1 - La position subalterne de la chimie
Pourtant, d’un autre côté, les représentations courantes du matérialisme l’ont bien plus souvent associé à d’autres sciences, en particulier la physique (notamment la mécanique pendant toute la période moderne [2] ), la médecine et les sciences du vivant, ainsi que les sciences sociales – avant même qu’elles prennent ce nom. Selon l’historiographie dominante, les « grands noms » du matérialisme sont en général des philosophes physiciens (notamment depuis les héritages « infidèles » du cartésianisme [3] ), des philosophes médecins ou biologistes, des philosophes économistes et historiens, etc. Quant à l’importante tradition de l’atomisme philosophique, prise en elle-même (c’est-à-dire indépendamment de ses nombreux usages et relectures), elle semble plutôt, surtout chez Démocrite, d’inspiration physicienne par ses modèles soulignant le rôle des formes atomiques et des rapports de mouvement [4] . Ainsi, Démocrite, Épicure et Lucrèce paraissent plutôt une source possible pour une lecture radicale et matérialiste du corpuscularisme de la physique classique, que les ancêtres lointains de l’atome chimique [5] – même si, nous le verrons, la tradition chimique de l’hétérogénéité de la matière puisse être plus proche de cet atomisme que du corpuscularisme mécaniste. En cherchant chez les anciens philosophes de la nature quelque premier ancrage chimique (ou proche des modèles chimiques), on le trouve avec plus de pertinence chez les théoriciens des « éléments » comme Empédocle, c’est-à-dire ceux qu’on a longtemps négligés tant dans l’historiographie de la philosophie classique que dans celle du matérialisme. On peut aussi comme Émile Meyerson [6] distinguer un « atomisme purement mécaniste », comme celui de Démocrite, et un « atomisme qualitatif » dont la version radicale postule une infinité d’éléments ou de principes différents. Encore faut-il souligner que l’analogie théorique partielle concernant les éléments et les transformations naturelles est limitée par l’absence totale de pratique proprement chimique chez ces philosophes. On serait tenté d’en conclure provisoirement que si le matérialisme a été (et reste encore en partie) le parent pauvre de la tradition philosophique dominante, la chimie semble celui de la tradition matérialiste classique.
On peut trouver des raisons théoriques à cette domination des modèles physiques et biologiques – nous laissons pour l’instant de côté des sciences humaines et sociales. En effet, d’une part, les modèles mécanistes (en un sens strict qui retient des paramètres physiques comme la forme, le mouvement et ses lois mathématisables) ont une grande force réductionniste intéressant le matérialisme en tant qu’ils permettent le rejet des causes finales et des agents transcendants. Ils offrent ainsi l’avantage d’articuler l’intelligibilité des modèles théoriques à une réduction épistémique des paramètres nécessaires pour rendre raison des phénomènes, ce qui permet une réduction corrélative des agents ontologiques à l’œuvre dans la nature. « Donnez-moi de la matière et du mouvement ; et je ferai un monde [7] » peut ainsi constituer le slogan d’une tradition mécaniste puissante qui, malgré ses promoteurs majeurs comme Descartes, a nourri le matérialisme.
D’autre part, depuis le XVIIe siècle, le matérialisme s’est largement construit par la subversion des modèles adverses dominants. Ainsi, les noms mêmes de « matérialiste » et de « matérialisme » sont d’abord des accusations portées par les adversaires de ce courant [8] . Ceux qui ont repris publiquement ces termes ont initié un geste typiquement matérialiste : reprendre le vocabulaire adverse pour en changer le sens et la charge. Le matérialisme devient ainsi chez La Mettrie [9] une philosophie puissante, s’efforçant à un niveau théorique de rendre raison de la nature (y compris l’homme), et non une insulte recouvrant une négation des valeurs morales et sociales. Au-delà du vocabulaire, la subversion s’étend aux modèles théoriques : c’est ainsi que le libertin matérialiste Cyrano de Bergerac [10] joue avec le corpuscularisme cartésien, que les médecins « cartésiens » matérialistes radicalisent la dépendance de l’âme envers le corps [11] , ou que les matérialistes français du XVIIIe siècle (notamment La Mettrie [12] ) emploient le registre de la machine – utilisé par Descartes et un théologien comme Bossuet dans un cadre dualiste – pour inclure l’homme dans la nécessité et l’immanence naturelles.
Quant à l’histoire naturelle et au vivant, ces domaines ont constitué des enjeux essentiels pour la subversion matérialiste de l’âge classique – et déjà dans l’Antiquité sous d’autres formes – en tant qu’ils illustrent une représentation à renverser de l’ordre naturel articulé à une puissance transcendante. L’histoire naturelle, la médecine et la physiologie ont ainsi été, dès les XVIIe et XVIIIe siècles, des savoirs majeurs de la culture matérialiste.
De son côté, la chimie, considérée en elle-même (indépendamment de ses usages dans ces savoirs) [13] , pouvait sembler un enjeu de moindre envergure : moins présente dans la culture philosophique classique [14] , elle était aussi moins bien établie dans les structures universitaires (à part quelques chaires de chimie, comme à Leyde et à Montpellier, les universités enseignaient peu la chimie avant le XIXe siècle). Elle se développa plus rapidement dans les académies – la chimie fut présente dès la création de l’Académie royale des sciences de Paris en 1666 –, mais cela ne renversa pas sa position subalterne dans les hiérarchies institutionnelles avant le « grand siècle » chimique que fut le XIXe siècle.
1.2 - Les matérialistes et la chimie : une histoire refoulée ?
Du côté de l’historiographie traditionnelle comme de celui des enjeux institutionnels et des stratégies argumentatives, il semblerait donc que la chimie ait été pour la culture matérialiste un savoir annexe. Faut-il en conclure que la chimie a été oubliée par les matérialistes ? En fait, c’est là peut-être que la subalternisation de la chimie se manifeste de la manière la plus étonnante : quoique l’histoire de la philosophie l’ait largement oublié, les matérialistes ont bien été intéressés par la chimie, dont le potentiel matérialiste et la portée philosophique ne sont pas une découverte récente. Tant du côté des philosophes matérialistes eux-mêmes (Gassendi incorpore des perspectives chimiques importantes dans sa théorie de la sensation [15] , Diderot suivit les cours du chimiste Rouelle pendant trois ans [16] , d’Holbach suivit ceux de Boerhaave et traduisit en français les ouvrages des chimistes [17] , La Métherie [18] développa ses travaux scientifiques géologiques, chimiques et physiologiques sur le terrain matérialiste, etc.) que de leurs adversaires (Descartes ironise sur modèle chimique de Gassendi pour connaître l’esprit comme par distillation [19] , les vitalistes à tendance spiritualiste de l’école de Montpellier voient au XIXe siècle dans la chimie une réduction matérialiste du vivant [20] …), la portée matérialiste de la chimie est souvent reconnue. C’est bien pourquoi Berkeley, grand adversaire du matérialisme s’il en est, vit dans la chimie un enjeu important : comme le montre Luc Peterschmitt dans sa contribution au présent livre (« Une chimie non matérialiste est-elle possible ? L’interprétation phénoméniste de la chimie selon Berkeley »), il fallait prouver que la chimie, bien comprise, pointait vers Dieu et sa Providence au lieu de les détruire. Il se pourrait donc que, souvent, la subalternisation de la chimie dans l’histoire du matérialisme – comme dans l’histoire et la philosophie des sciences – soit le fruit d’un double processus : aux luttes théoriques et institutionnelles passées, qui, avant la « révolution lavoisienne », n’ont pas empêché la chimie d’imprégner la culture philosophique, s’est ajoutée une lecture de l’histoire de la philosophie qui a largement occulté la chimie [21] . Car, comme l’ont montré des études fondamentales depuis une vingtaine d’années, la chimie a bien imprégné la culture philosophique classique [22] . C’est donc largement après coup que l’effacement de la chimie s’est développé, probablement, paradoxalement, au siècle d’or de la reconnaissance de la chimie, le XIXe.
On peut même penser que les matérialistes qui ont pu être « sauvés » par l’historiographie dominante, du moins ceux qu’elle n’a pas entièrement refoulés, semblent les penseurs éloignés (réellement ou du moins selon une certaine interprétation) de la culture chimique : matérialistes atomistes stricts, matérialistes mécanistes, matérialistes biologistes, etc. Il faut se montrer prudent, car il s’agit de schémas assez simplistes qui n’épuisent évidemment pas l’histoire de la philosophie, même dans ses représentations les plus traditionnelles en Occident. Mais un accent dominant se dessine : les matérialistes semblent mériter une (modeste) place dans la lignée des philosophes lorsqu’ils ont su s’intéresser à la physique et aux sciences du vivant, pas quand ils ont valorisé la culture pratique, technique et laborieuse de la chimie. Il y aurait donc pire qu’être matérialiste : être un matérialiste chimiste, doublement englué dans la matière par son positionnement philosophique et son intérêt pour une science pratique, proche des arts et entièrement prise dans la matérialité ! Comme si pour penser philosophiquement la matière et en montrer la dignité, il fallait la concevoir selon les catégories physico-mathématiques de la forme, du mouvement local ou de la force mécanique …
1.3 - L’historiographie matérialiste et la chimie
Certes, le rôle de la chimie dans la tradition matérialiste n’a pas été systématiquement négligé avant les années 1990, qui marquent un renouveau important de la philosophie et de l’histoire de la chimie. Dans les études particulières sur un auteur, on le relève et, parfois, on l’examine en détail [23] . De son côté, Olivier Bloch, dans son excellent petit livre sur le matérialisme, distingue clairement les types de matérialismes, ce qui l’amène à nuancer l’idée que le matérialiste du XVIIIe siècle serait mécaniste en reconnaissant le rôle de la chimie [24] . Mais l’analyse ne développe pas l’apport chimique et, parmi les « matérialismes régionaux » distingués, s’il y a une place pour des matérialismes « biologique », « psychologique » et « historique » aux côtés du « matérialisme physique ou cosmologique », la possibilité d’un matérialisme chimique n’est pas envisagée. Plus en amont, la grande histoire du matérialisme de Lange – dont la traduction constitua la seule synthèse de cette envergure en français jusqu’à celle de Pascal Charbonnat en 2007 [25] ! – a souligné le rôle de la chimie, notamment dans la caractérisation d’un matérialisme fortement nourri des sciences. Lange a en outre le mérite de récuser une critique voulant faire du matérialisme une philosophie spéculative éloignée des travaux des authentiques savants. C’est ainsi qu’il critique le mot du chimiste Liebig qui accusait les matérialistes d’être des dilettantes [26] . Lange manifeste aussi une lecture nuancée de l’histoire de la chimie dans son rejet de l’idée d’une naissance de la chimie par Lavoisier [27] – critique probablement nourrie par sa culture germanique et sa lecture des histoires allemandes de la chimie comme celle de Kopp [28] , qui a aussi formé le regard historique fin d’un Meyerson [29] .
Cependant, malgré cela, Lange aborde l’ancrage chimique du matérialisme surtout dans le second tome de son ouvrage, c’est-à-dire la période kantienne et post-kantienne. Certes, Lange accorde par exemple une place à Boyle dans la constitution, en Angleterre, de « l’alliance étrange, qui étonne encore aujourd’hui les savants du continent, d’un système tout à fait matérialiste avec un grand respect pour les doctrines et les rites de la tradition religieuse [30] ». Mais, tout en vantant la révolution chimique achevée par Boyle, Lange n’en développe pas l’analyse et son propos tend surtout à réduire paradoxalement sa portée : sur le plan scientifique, Boyle est dans l’ombre de Newton, et sur le plan philosophique, leurs travaux sont faibles en raison du paradoxe indiqué plus haut. En fait, Boyle et Newton ont servi indirectement la cause matérialiste par l’autonomisation des travaux scientifiques. Mais la chimie n’offre ici aucune perspective spécifique. On note seulement que, selon Lange, Boyle y évacua fortement les tendances occultistes qui la parcouraient encore. Finalement, l’image de Boyle tend vers celle d’un penseur mécaniste fondant la théologie sur le mécanisme lui-même [31] . De même, on relève une défense intéressante du Système de la nature de d’Holbach, que Lange [32] associe à juste titre aux articles chimiques (en fait surtout géologiques et métallurgiques) de l’Encyclopédie rédigés par le baron et à ses traductions des chimistes allemands. Pourtant, là encore, l’analyse délaisse bien vite la chimie, alors qu’elle nourrit en profondeur plusieurs développements et révèle en creux certaines tensions de l’ouvrage (entre un modèle mécaniste et physico-mathématique et un autre chimique) [33] . Lange commet aussi quelques raccourcis critiquables en reprochant à d’Holbach l’archaïsme de sa théorie du feu [34] qui, tout en étant il est vrai aussi nourrie par d’autres perspectives, est celle de Rouelle, autrement dit la plus puissante dans la chimie du XVIIIe français précédant Lavoisier.
Pour la période post-kantienne, la synthèse de Lange ne manque pas de souligner le rôle de la chimie dans le renouveau du matérialisme au XIXe siècle. C’est ainsi qu’il remarque l’importance des travaux chimiques, au côté de ceux des physiologistes et médecins allemands ou français dans l’essor d’un courant anti-idéaliste en Allemagne qui prépara les pensées de Carl Vogt et de Jacob Moleschott [35] . On note à ce propos une curieuse remarque, bien dans l’esprit de Lange qui veut associer au matérialisme nourri par les sciences un élan unitaire presque poétique de la raison. C’est ainsi qu’il remarque que le « matérialisme pratique », celui qui articule le progrès des sciences à la satisfaction des besoins de la vie sociale et dont la chimie est un modèle essentiel, n’a pu satisfaire l’esprit allemand. C’est alors que le chimiste et le pharmacien, praticiens sensibles aux intérêts industriels, prennent la « truelle » métaphysique :
Quand l’entrepreneur patenté, le philosophe officiel sommeille, la liberté industrielle travaille ardemment dans l’intervalle ; et chimistes et physiologistes saisissent la truelle de la métaphysique. L’Allemagne est le seul pays de la Terre où le pharmacien ne peut préparer un médicament sans s’interroger sur la corrélation de son activité avec l’ensemble de l’univers [36] .
C’est donc (en partie) au chimiste que revient alors l’effort métaphysique consistant à relier sa pratique à la conception du monde. Mais, contrairement au « nouveau Paracelse » que réclamait le chimiste Venel dans l’article « Chymie » de l’Encyclopédie [37] , le praticien philosophe de Lange est une exception nationale …
On peut en conclure que même l’historiographie du matérialisme n’a pas vraiment accordé à la chimie la place qu’elle semblait pouvoir occuper vu son statut de science de la matérialité et l’intérêt que certains matérialistes ont pu lui porter. Elle n’est pas toujours absente des analyses, mais elle n’a pour ainsi dire presque jamais constitué un point de vue spécifique pour aborder le matérialisme et son histoire. Si elle n’a pas forcément été oubliée, elle semble, pour ce qui est des analyses de détail, rester dans l’ombre d’une philosophie des sciences plus générale marquée par la physique ou la biologie. On repère quelques rares exceptions comme l’analyse par Lange de la chimie du XIXe siècle et des débats matérialistes y afférant [38] . Mais on reste loin de ce qu’on aurait pu attendre lorsque l’on se situe du point de vue actuel de l’histoire de la chimie et lorsqu’on sait à quel point la culture chimique a pu nourrir certains philosophes ou au contraire être refoulée par d’autres.
2 - Le matérialisme du XXe siècle : une redécouverte de la chimie ?
Avant d’envisager la perspective de cet ouvrage, il convient de dire un mot du matérialisme contemporain ou récent et de ses rapports à la chimie. À certains égards, la chimie y est tout aussi plus absente que dans l’historiographie dominante, ce qui n’est probablement pas indépendant. Ainsi, le mind-body problem, dans sa version standard, n’a pas seulement déplacé la vieille question du rapport âme-corps – qui admettait auparavant des traitements inspirés par la chimie [39] – vers un traitement neuronal, il l’a aussi en quelque sorte rendue plus abstraite, presque « désincarnée [40] » : le corps et sa matérialité semblent disparaître au profit de thématiques plus phénoménologiques, cybernétiques ou linguistiques. Par ailleurs, le matérialisme a trouvé dans deux autres cultures scientifiques une source profonde de réflexion : l’évolution biologique et les sciences sociales, qui ont pu concurrencer le rôle que la chimie aurait pu avoir pour lester la méditation philosophique. Le paradoxe est qu’il n’y a aucune raison de fond à ce que ces sources d’inspiration éclipsent la chimie : cette dernière, science d’interfaces par excellence, s’est par le passé révélée un savoir fécond pour éclairer l’histoire naturelle (aux XVIIe et XVIIIe siècles) et elle est par son ancrage technique, pratique et son enracinement dans la société la plus « sociale » des sciences de la nature.
Il n’est d’ailleurs pas anodin que certains des matérialistes défenseurs radicaux d’une insertion de l’homme dans la nature, donc d’une naturalisation de l’histoire et des productions humaines, se soient beaucoup intéressés à la chimie : c’est le cas de Diderot, de d’Holbach … Il est possible d’y voir une double postérité de la pensée de Bacon, qui demandait à la fois qu’on étudie la nature surtout lorsqu’elle transformée et même torturée par l’art – ce que la chimie fait par excellence quoique Bacon critique souvent les chimistes de son temps – et qu’on étudie l’« histoire civile » selon les mêmes principes fondamentaux que l’histoire naturelle. De même, l’histoire de la chimie telle qu’elle est généralement pratiquée au XVIIIe siècle (par Venel [41] , Sénac [42] , etc.) soulignait, contre Descartes [43] , la précession normale des arts chimiques sur la théorie chimique, le savoir scientifique se développant ensuite dans la culture humaine : l’homme transforme la nature avant de comprendre comment. Les chimistes eux-mêmes, faisant l’histoire de leur savoir, l’ont alors naturalisée. Il y a là un enjeu philosophique thématisé comme tel par Diderot – dont l’article « Art » est une des sources de la méthode d’analyse de l’histoire des arts chimiques chez Venel [44] –, dont la portée matérialiste est sous-jacente : il faut accepter que l’histoire des sciences ne soit pas celle des productions libres d’un esprit humain maître de lui-même, mais celle d’une pratique sociale inscrite dans les techniques et dépendant des contingences et des « hasards » de la vie humaine. C’est aussi une thématique importante de l’histoire des sciences pratiquée par Fontenelle – peut-être le premier historien des sciences –, et la chimie, notamment par l’importance des instruments dans la définition même des projets de recherche et des objets scientifiques [45] , joua un rôle notable dans l’accent fontenellien sur l’insertion institutionnelle et sociale des pratiques savantes [46] .
Des travaux abordent depuis plusieurs années les interfaces entre la chimie, l’anthropologie des techniques et les sciences sociales [47] , et les épistémologues de la chimie ou de formation chimique ont au XXe siècle été parmi les défenseurs d’une meilleure prise en compte de la dimension sociale et pratique du savoir [48] . Mais il est surprenant et dommage que la chimie n’ait pas plus nourri la réflexion matérialiste contemporaine sur l’histoire humaine et son ancrage technique et sociale.
Sans aucunement prétendre à l’exclusivité, on peut repérer deux traditions du XXe siècle ayant dépassé cet oubli de la chimie dans le matérialisme contemporain. La première a valorisé un certain matérialisme à partir de la chimie (le matérialisme rationnel de Bachelard), et la seconde a valorisé la chimie à partir d’une philosophie matérialiste (le marxisme). Pourtant, tout en soulignant de deux manières distinctes le lien entre chimie, société et matérialisme, ces traditions intègrent là encore des malentendus historiques et des biais discutables.
2.1 - Le matérialisme rationnel
Plusieurs années après avoir rédigé une critique rétrospective très discutable de la chimie du feu précédant Lavoisier, Bachelard a