André Malraux: Un combattant sans frontières
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About this ebook
Oscillant entre mythe et réalité, la figure d’André Malraux traverse le xxe siècle. Des fastes des années 1920 à la révolution de mai 1968, l’existence de l’écrivain est marquée par la multiplicité : esprit brillant, il n’en est pas moins une âme tourmentée sans cesse en quête de gloire. Derrière l’homme agité de tics et assoiffé de reconnaissance se dresse un artiste et un ministre engagés, que ce soit aux côtés de la Résistance ou pour une culture plus accessible : un combattant toujours, à la fois sur le terrain militaire, politique ou artistique. Tout au long de cette biographie, Marie Geffray nous dévoile la figure d’un homme torturé, profondément humain, qui prend son destin en main. Un portrait vivant et sans concession, qui rend hommage à l’écrivain comme à l’homme.
Une biographie à lire comme un roman.
Plongez dans cette biogrpahie écrite comme un roman, et découvrez un portrait vivant et sans concession, qui rend hommage à l’écrivain comme à l’homme.
EXTRAIT
Cependant, cette autorité auto-proclamée est véritablement consacrée par les premiers combats. Déjà, les risques pris par le colonel Berger lors des derniers mois de l’occupation indiquaient son courage et son dévouement à la cause qu’il avait embrassée : mais la contre-offensive allemande de juin 1944 le rend plus que jamais indispensable. À la suite du débarquement du 6 juin, la division SS Das Reich, de sinistre mémoire, est envoyée dans le centre et l’ouest de la France pour mater les maquis. En Dordogne, ceux-ci, dispersés, ressentent avec une acuité renouvelée leur besoin d’un commandement coordonné et surtout d’une aide extérieure, qui ne peut venir que de Londres.
Durant cette phase des combats qui ressemble plus à une guérilla qu’à une guerre traditionnelle, les hommes du colonel Berger harcèlent les troupes allemandes. Tulle, brièvement libérée le 8 juin 1944, est envahie le lendemain par la division Das Reich ; quatre-vingt-dix hommes sont pendus aux balcons, cent quarante et un autres déportés. Le 10 juin a lieu le terrible massacre de civils d’Oradour-sur-Glane – plus de six cents tués. Ces massacres ont lieu en représailles des différentes tentatives des maquis pour arrêter la progression des SS vers la Normandie, où ils doivent venir en aide aux soldats du mur de l’Atlantique. Le succès des résistants est avéré : la division arrive avec une dizaine de jours de retard sur le front normand, complètement désorganisée après avoir perdu des hommes et du matériel.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Née en 1980, Marie Geffray a suivi des études de lettres : elle a rédigé une thèse de doctorat sur les écrits et les discours d'André Malraux et Charles de Gaulle. Agrégée de lettres modernes, elle cherche à transmettre auprès des plus jeunes sa passion pour la littérature. C'est aussi cette volonté de faire aimer les livres qui la pousse à écrire pour les adolescents.
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André Malraux - Marie Geffray
216.
1
Pour l’amour de Clara
Nous divorcerons six mois après…¹
Dès qu’elle le voit, elle tombe amoureuse. Clara Goldschmidt est belle et érudite ; née dans une riche famille juive et cosmopolite, elle a reçu une solide éducation, à la fois variée et raffinée. Comment l’autodidacte André Malraux peut-il à ce point la fasciner ? Sa culture est réelle, mais manque de structure : le jeune homme n’a pas obtenu le baccalauréat. Sa connaissance du milieu des libraires et des éditeurs parisiens dissimule mal son manque d’expérience. Atteint du syndrome de Gilles de la Tourette, son élocution et ses gestes sont déformés par les tics. Pire encore, il paraît bien jeune, il a à peine vingt ans, alors que Clara est de trois ans son aînée !
Pourtant, André séduit. Il soigne ses allures de dandy, laisse retomber sur ses épaules de lourds manteaux qui le drapent, se chausse chez les meilleurs fournisseurs parisiens, multiplie les accessoires : écharpes, gants et cannes. Cette prestance s’accompagne d’une faconde et d’une assurance qui font converger vers lui les regards. Lorsqu’il entre dans une pièce, son arrivée ne passe pas inaperçue : aussitôt, on lui fait place, on écoute avec amusement – et parfois irritation – ses fulgurances verbales, aux jugements souvent péremptoires.
Clara est envoûtée. La réciproque est vraie. André lui livre une cour effrénée.
Ils se sont rencontrés au printemps 1921, au cours d’une soirée réunissant différents collaborateurs de la revue Action, à laquelle les deux jeunes gens participent occasionnellement. Clara Goldschmidt et André Malraux s’éclipsent rapidement et gagnent une boîte de nuit. André danse mal, Clara ne lui en tient pas rigueur. Ils se revoient dès la semaine suivante. La jeune femme brune au menton décidé et aux yeux gris est d’autant plus captivante qu’elle assume sa liberté : fiancée à un médecin, elle a rompu cette liaison. Élevée dans une famille juive, orpheline de père, elle possède une culture humaniste très étendue et, en plus du français, maîtrise l’allemand, l’anglais, et un peu l’italien.
Malraux lui parle d’art. Elle évoque l’Italie, où elle ira l’été prochain. « Je vous accompagne », annonce André.
Clara ne refuse pas. Ils continuent à sortir ensemble à Paris, de musées en expositions. André tait ses origines modestes, préférant affirmer que son père est banquier, alors qu’il est tout au plus un vague agioteur agissant pour le compte des autres. Clara ne se formalise pas de ces mensonges. Elle comprend vite que son amant préfère embellir la réalité plutôt que de la subir.
Les deux jeunes gens souhaitent voyager en Italie tout en préservant les apparences de l’honorabilité. Officiellement, Clara part donc seule. Sur le quai de la gare de Lyon, elle embrasse sa mère et monte dans le train. Il s’ensuit un véritable vaudeville. André, prenant soin d’éviter la belle-mère, emprunte le même convoi, quelques wagons plus loin. Les amants se retrouvent vite dans un compartiment. Mais un ami de la famille Goldschmidt, consultant les registres du train, constate que Clara voyage avec un inconnu : comment une jeune fille de bonne famille ose-t-elle se compromettre ainsi ? Clara s’affole : si l’ami parle, son oncle, qui détient les cordons de la bourse, risque de lui couper les vivres.
Malraux prend les devants. Il entre dans le compartiment de l’indiscret et parle de duel. L’ami de la famille s’incline : il ne parlera pas. Les apparences sont sauves. Un mariage résoudrait sans doute le problème, suggère André. Clara acquiesce, mais rappelle que le mariage n’est qu’une institution vaine en regard de la liberté de l’individu : « Nous divorcerons six mois après », dit-elle légèrement. Mais voici l’Italie : le jeune Malraux découvre Florence avec émerveillement. Ses jugements picturaux, éblouissants, confondent Clara par leur justesse et leur profondeur. Ils se repaissent des œuvres tout autant que des discours qu’ils tiennent sur elles.
Après un bref séjour à Sienne, un télégramme les attend de retour à Florence : la mère de Clara a eu vent de l’aventure et l’enjoint de revenir immédiatement à Paris. En retour, le couple lui annonce ses fiançailles.
Le séjour italien se poursuit à Venise. L’argent vient à manquer, il faut retourner à Paris. Clara est accueillie par sa famille, oncle, tante et frère : tous souhaitent la dissuader de se marier avec cet homme de peu. Clara n’en a que faire. Quant à André, il parvient à extorquer l’autorisation de mariage à son père d’abord réticent : encore mineur, il a besoin de son accord pour passer devant le maire.
Le 21 octobre 1921, les deux jeunes gens s’épousent à la mairie du XVIe arrondissement, en présence du père de Malraux, mais en l’absence de sa mère et de ses tantes. En échange d’un pot de vin, l’employé de l’état civil accepte de murmurer les dates de naissance respectives des époux, pour ne pas mettre en évidence leur différence d’âge. Les jeunes mariés s’installent au second étage de la villa des Goldschmidt. André ne tient pas trop à prendre une situation : « Je ne vais tout de même pas travailler », explique-t-il à Clara. Heureusement, celle-ci reçoit en dot de quoi assurer la subsistance du couple : trois cent mille francs-or, en plus d’actions.
André souhaite gérer le portefeuille pour faire fructifier cette petite fortune sans avoir à s’abaisser à un quelconque emploi. Sur les conseils de son père, il achète quantité d’actions dans les mines mexicaines qui, selon Fernand Malraux, vont continuer à grimper. Le jeune couple peut voyager tranquillement. Clara et André se rendent à Vienne où, grâce à la dévaluation du mark, ils vivent dans le luxe. Ils visitent aussi diverses provinces françaises et la Belgique, allant de musée en monument.
De temps à autre, André suit les cours de la Bourse. Il accompagne Clara en Allemagne, chez son grand-père, puis au printemps 1922, le couple part pour la Tunisie et la Sicile, plus tard pour la Grèce. Malraux écrit quelques textes, difficilement : il cherche sa voie. Pour le moment, tout en prenant officiellement ses distances avec les surréalistes, il peine à se détacher de leur influence dans des textes aux images irrationnelles et au style trop chargé. Les éditeurs rechignent devant ces écrits « farfelus » – pour utiliser le terme affectionné par le jeune Malraux.
À force de voyages et de réunions parisiennes avec les amis, André oublie de surveiller les actions mexicaines, qui ont cessé de monter. Elles commencent à chuter… Elles chutent… Elles ne valent plus rien.
Clara et André sont ruinés.
1. Clara Goldschmidt à André Malraux, avant leur mariage. Sur le témoignage de Clara, on peut lire Nos vingt ans. Clara Malraux. - Nos vingt ans, Grasset, 1962.
2
Un enfant trop choyé
Presque tous les écrivains que je connais aiment leur enfance, je déteste la mienne.¹
Sans argent, que faire ? André Malraux n’a pas appris à travailler. Trop protégé, il n’a jamais occupé d’emploi stable et n’a pas terminé sa scolarité. Saura-t-il, comme son père ou comme son grand-père, faire preuve de féconde inventivité pour se tailler une place dans la société ?
Le grand-père d’André, Alphonse Malraux, est né en 1832 à Dunkerque dans une famille de marins aventuriers. Après avoir tâté de différents métiers dans l’espoir de faire fortune, il est devenu armateur. Alors que ses ancêtres prenaient volontiers la mer, il se contente de faire voguer les dix navires de sa flotte ; il n’embarque qu’exceptionnellement, pour surveiller ses hommes. Notable de la ville, propriétaire de plusieurs maisons situées dans les beaux quartiers, sa fortune est faite : à trente-cinq ans, il épouse Isabelle Mathilde Antoine, avec laquelle il aura huit enfants – dont le père de Malraux, Fernand. La demeure est confortable, les meubles cossus, le linge bien entretenu. Pour autant, les fils d’Alphonse ne restent pas longtemps au foyer. Aussi rude avec ses enfants qu’avec ses employés, Alphonse fait régner sa loi sur la maison comme sur la ville, où il entretient une réputation de forte tête. En 1890, il est veuf.
André aimera ce grand-père, chez qui il est régulièrement envoyé en vacances. La maison de Dunkerque, sombre d’une splendeur passée, regorge de trésors, notamment des maquettes de bateaux qu’affectionne Alphonse. Le caractère bien trempé du vieil homme fascinera aussi l’enfant : par la force de sa volonté, Alphonse a construit sa vie et s’est considérablement enrichi. Pourquoi pas André, et avant lui, Fernand ? Les hommes de la famille sont des entrepreneurs.
Fernand abandonne rapidement ses études et, dès dix-huit ans, s’engage pour quatre ans dans l’armée, où il incorpore un régiment de dragons. Quand il est libéré comme sous-officier, il occupe de petits emplois dans des banques parisiennes. Malgré son défaut d’instruction secondaire, Fernand veut faire fortune, comme son père : la Bourse l’attire. Il se dit courtier, même s’il sert seulement d’entremetteur entre les agents de change et les particuliers qui souhaitent acquérir des actions. De temps à autre, il se passionne aussi pour des inventions : il rêve de déposer des brevets sans jamais y parvenir. Son bagout le sert autant que son amateurisme, il se proclame banquier ou ingénieur. Mais Fernand ne sait pas seulement bien parler : il est aussi bel homme. Avec sa moustache en croc et sa prestance soignée, il sait plaire aux femmes.
Il s’éprend de la jeune Berthe Lamy, d’origine modeste – son défunt père était boulanger, sa mère couturière. Le 24 mars 1900, les deux jeunes gens se marient à Paris, dans le XVIIIe arrondissement. C’est aussi là que logent désormais les jeunes époux.
Le 3 novembre 1901 naît Georges-André Malraux, le jour même de l’anniversaire de sa mère, ce qui préfigure peut-être le grand attachement que celle-ci portera à son fils. Le premier prénom, Georges, est vite abandonné. Le garçon est appelé André. Un petit frère, né le jour de Noël 1902 et prénommé Raymond-Fernand, ne vivra que trois mois.
Le couple Malraux se porte mal. Fernand multiplie les infidélités à sa femme, sans s’en cacher. Les parents d’André se disputent en sa présence. À quatre ans, le garçonnet menace d’appeler le garde-champêtre pour que les cris cessent enfin… Fernand part une première fois de l’appartement conjugal ; après un court retour, il le quitte définitivement.
À la suite de ces déboires conjugaux, Berthe Malraux emmène son jeune fils et trouve refuge auprès de sa mère, Adrienne. À Bondy, en périphérie parisienne, celle-ci gère une confiserie avec l’aide de sa fille Marie, restée célibataire. Berthe et André vont donc vivre dans ce bourg où se côtoient ouvriers, paysans et fonctionnaires – ni banlieue chic, ni banlieue industrielle.
André grandit à l’ombre des bocaux de bonbons, veillé par trois femmes attentives. Au 16 rue de la Gare, dans le quartier commerçant de Bondy, la petite confiserie côtoie des bistrots et des cafés, des épiceries et divers artisans. Elle offre ses douceurs parfumées aux passants : sucreries, friandises, chocolats, épices, thés et cafés. Alors que le sous-sol fait office de réserve, l’étage supérieur sert de logement. André y dispose de sa propre chambre. Choyé, on ne lui demande pas de participer aux travaux ménagers ou d’aider à servir au magasin. Il se rend à l’école, mais jamais sa mère, sa grand-mère ou sa tante ne le forcent à la réussite.
Cette protection excessive est peut-être la conséquence de la maladie du jeune garçon : atteint du syndrome de Gilles de la Tourette, qui touche les émetteurs neurologiques qu’utilise le cerveau pour ordonner les mouvements et les comportements, il est affecté de nombreux tics : grimaces diverses, mouvements non maîtrisés, respiration saccadée… Les médecins de l’époque peinent à identifier ce mal. Aujourd’hui, on sait que ce syndrome rend la scolarité difficile et qu’il a certainement empêché André de poursuivre des études. Mais il explique peut-être aussi son attirance pour le farfelu !
Malgré ses tics et son hyperactivité, le jeune Malraux exerce un certain ascendant sur ses camarades. Il parle bien, et les trois femmes veillent à son apparence. Sa mise est toujours impeccable, il se tient très droit dans ses