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Plusieurs vies: Roman
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Plusieurs vies: Roman

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About this ebook

Plusieurs vies narre onze existences destinées à connaître le même terme tragique. Kukrit Pramoj brosse avec une force et une liberté de ton surprenantes un tableau saisissant de la société thaï des années cinquante, transcendant l’exotisme pour atteindre à un humanisme universel. L’œuvre de Kukrit Pramoj est alimentée par une réflexion morale fondée sur les notions de karma et d’impermanence, mais son humanisme teinté d’humour et de tendresse n’est jamais pesant et son trait acéré l’a fait comparer à Voltaire.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Kukrit Pramoj (1911-1995), d’ascendance princière, diplômé d’Oxford, journaliste, auteur à succès, a été Premier ministre de Thaïlande. Il est un acteur majeur de la vie politique et culturelle thaïlandaise du milieu du XXe siècle. Il a publié plus de vingt livres, parfois sous forme de feuilletons, qui ont profondément influencé les écrivains de sa génération et lui ont assuré en Thaïlande une immense notoriété.
LanguageFrançais
PublisherL'Asiathèque
Release dateJun 1, 2020
ISBN9782360571109
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    Book preview

    Plusieurs vies - Kukrit Pramoj

    Image couverture

    Laï Chiwit, écrit en 1951, a été publié pour la première fois en 1954 (la présente traduction se réfère à la troisième édition, Bangkok, Siam Rath, décembre 1987, ISBN 9-748757-77-3).

    L’Asiathèque a édité, en 1975, dans le cadre de la publication des Actes du XXIXe Congrès international des orientalistes, le colloque les Littératures contemporaines de l’Asie du Sud-Est*. Parmi les communications présentées figurent :

    « Le roman contemporain thaïlandais », par R. Peltier,

    « M. R. Kukrit Pramoj and his literary works », par Sataree Chitanonda.

    (*) ouvrage disponible.

    Couverture : Jean-Marc Eldin

    Photographie de la jaquette : © Philippe Lissac/godong

    Composition et mise en pages : Jean-Marc Eldin

    © pour les textes originaux : Visumitra Pramoj et Rongrit Pramoj

    © pour la traduction française : Wilawan et Christian Pellaumail

    Langues & Mondes – L’Asiathèque,

    11 cité Véron, 75018 Paris

    www.asiatheque.com

    info@asiatheque.com

    ISBN : 978-2-911053-89-3

    Avec le soutien du

    Préface

    LA TRADUCTION française de Laï Chiwit voit enfin le jour. Je m’en réjouis car j’ai soutenu cette entreprise depuis le début. La première fois que j’ai pu lire quelques pages de M.R. Kukrit Pramoj en français, c’était l’histoire de Loï dans le Florilège de la littérature thaïlandaise, sorte d’anthologie bilingue de notre littérature publiée par Duang Kamol en 1988 avec le concours de l’ambassade de France en Thaïlande, du temps où Christian Pellaumail y était conseiller culturel, et parrainé par ma tante Son Altesse la Princesse Kalyani Vadhana.

    Puis, j’ai retrouvé une traduction du « Prince Lek » dans la thèse de doctorat qu’a soutenue en France Wilawan, ma compagne d’études à la faculté des Lettres de l’université Chulalongkorn. C’était un bon début. Je me suis dit qu’il fallait aller jusqu’au bout et traduire le livre tout entier. J’ai encouragé Wilawan ; son frère, Dr Sondhi Téjanant, travaillait avec Ajarn Kukrit ; ils lui ont parlé du projet et, à ma grande satisfaction, l’auteur a aimablement donné à Wilawan l’autorisation de traduire ses œuvres en français.

    Ensuite, il fallait réaliser cette traduction : Wilawan et Christian s’y sont mis, à travers leur vie de diplomates se déplaçant d’un pays à l’autre, et, avec le temps, ils ont achevé le projet dont je suivais la progression au gré de mes rencontres avec Wilawan en France ou dans ses différents pays de résidence. Tout au long de son parcours, cette traduction a donc été une aventure véritablement franco-thaïe.

    Notre littérature n’est peut-être pas assez diffusée en Occident. La traduction anglaise de Meredith Borthwick que j’avais soutenue aussi en son temps a déjà fait beaucoup pour que M.R. Kukrit Pramoj soit mieux apprécié par les anglophones. Il manquait le volet en langue française. Je suis certaine que la présente traduction permettra à tous les francophones d’aimer le beau livre de Kukrit et, à travers lui, la culture et les valeurs de la Thaïlande.

    SON ALTESSE ROYALE

    LA PRINCESSE MAHA CHAKRI SIRINDHORN

    Palais Chitrlada, Bangkok, 8 février 2003

    Introduction

    Une anecdote a souvent été rapportée au sujet de Plusieurs Vies (Laï Chiwit en thaï). L’idée du livre serait née lors d’un voyage effectué par M.R.¹ Kukrit Pramoj en voiture dans la province thaïlandaise en compagnie de plusieurs amis, écrivains et journalistes. Croisant sur la route les restes d’une voiture gravement accidentée, tombée d’un pont, Kukrit et ses amis, pensant que cet accident avait causé plusieurs morts, se seraient demandé ce que ces gens avaient pu faire comme bonnes ou mauvaises actions dans leur vie passée et ce qui avait bien pu les conduire à connaître cette fin identique et simultanée. Ils auraient alors imaginé que chacun d’eux pourrait écrire et raconter une de ces vies, avec le projet de publier ces récits sous forme d’une série dans une revue, une vie dans chaque numéro. Il aurait été décidé que Kukrit écrirait la première histoire. Mais les autres n’auraient pas tenu leur promesse et, devant leur défaillance, Kukrit aurait décidé d’écrire lui-même les autres vies, composant ainsi le présent volume.

    Cette anecdote, authentique ou non, mérite d’être citée car elle illustre bien les intentions de l’auteur, que celui-ci développe d’ailleurs explicitement tant dans le prologue que dans l’épilogue. Même si l’idée d’une fiction articulée sur la mort violente et simultanée de plusieurs personnes dont on raconte ensuite la vie peut certainement se retrouver ailleurs, la perspective de Kukrit est spécifique. Au-delà du caractère spectaculaire de la coïncidence tragique, il faut bien voir que la mort des personnages de Plusieurs Vies n’est pas le fruit du hasard, il ne s’agit pas à proprement parler d’un accident fortuit. Si chacun d’eux meurt à ce moment et dans ces circonstances, cette mort est la conséquence de son karma¹³. Le récit de la vie de ces hommes et de ces femmes n’a donc pas seulement pour but de décrire l’enchaînement des événements jusqu’à leur issue tragique, mais bien plutôt de tenter d’expliquer pourquoi tous ces personnages devaient finir de cette façon. Nous ne sommes pas dans la perspective occidentale d’une existence gouvernée par le hasard, mais bien dans une perspective bouddhique, fondée sur la notion centrale de karma.

    Quant à M.R. Kukrit Pramoj, il mérite lui aussi quelques mots de présentation. Personnalité complexe et éclectique, cet aristocrate conservateur, diplômé d’Oxford, a été l’une des figures dominantes de la vie politique et culturelle thaïlandaise du milieu du

    XX

    e siècle. Figure politique d’abord, avec des responsabilités importantes, notamment vice-ministre des Finances puis du Commerce, président du Parlement, sénateur et finalement Premier ministre en 1975 et 1976, période durant laquelle il entama un dialogue avec la Chine. Écrivain ensuite, journaliste et critique, il a composé une vingtaine de livres et signé de très nombreux articles et éditoriaux, qui lui ont assuré une place de premier plan dans la vie littéraire et intellectuelle de son époque. En 1985, il a reçu la distinction d’« artiste national » dans le domaine de la littérature. Mais il a aussi été un excellent danseur, interprète et professeur de danse classique thaïlandaise, spécialiste des pièces « avec masques »; acteur enfin, il a donné la réplique à Marlon Brando dans le film The Ugly American. On trouve dans Plusieurs Vies des traces de cette expérience diversifiée, assortie d’une grande connaissance des émotions humaines, d’une intelligence vive et d’un esprit critique aiguisé qui avait fait de lui l’éditorialiste redouté du journal Siam Rath. Difficile à classer sous une étiquette précise mais considéré par beaucoup comme l’un des pionniers de la démocratie en Thaïlande, il a incontestablement exercé une grande influence et était devenu à la fin de sa vie (il est mort en 1995 à l’âge de quatre-vingt-quatre ans) une sorte de « gourou », reconnu par tous.

    Laï Chiwit, écrit en 1951, a été publié pour la première fois en 1954 (la présente traduction se réfère à la 3e édition, Siam Rath, décembre 1987, ISBN9-748757-77-3). Le livre met en scène une époque légèrement antérieure. C’est dans cette société qu’évoluent les onze passagers qui trouvent la mort dans le naufrage de leur bateau. Cependant, Plusieurs vies n’est pas seulement un excellent et passionnant témoignage social sur une époque aujourd’hui révolue, c’est aussi une œuvre « classique », qui, par la justesse du trait psychologique et social, par l’universalité des émotions et des valeurs, et finalement par l’humanisme qui se dégage de tous ces personnages aux prises avec un univers sans transcendance, demeure d’une très grande modernité. Cette modernité est renforcée par un humour souvent décapant, ainsi que par un style alerte, simple et fluide, avec des dialogues particulièrement justes et efficaces. Dans l’ensemble, les récits courent très vite, la narration est facile à suivre ; mais d’une histoire à l’autre, et à l’intérieur même des histoires, on trouve aussi des récurrences, de nombreux rappels, des reprises, des échos, qui assurent au style et au livre tout entier leur cohérence et leur unité.

    Ces derniers aspects sont, bien sûr, ceux qui présentent le plus de difficulté pour les traducteurs. La structure de la langue thaïe est radicalement différente de celle de la langue française, tout comme celle du discours et même de la pensée. Toute tentative de transposition plus ou moins littérale est donc irrémédiablement vouée à l’échec. S’agissant du sens, notre choix a cependant été de demeurer aussi proches que possible du texte thaï d’origine. Nous avons conservé, sauf opacité totale pour le lecteur occidental, les images et les références culturelles thaïlandaises, quitte à leur adjoindre quelques notes explicatives qui sont toutes rassemblées à la fin du volume. Pour le style, nous nous sommes efforcés de retrouver une certaine aisance et simplicité dans la lecture, qui sont la marque de l’écriture de Kukrit, mais nous n’avons pas systématiquement éliminé les répétitions, les précisions apparemment superfétatoires, les redites pouvant apparaître comme des redondances à un lecteur français, qui sont aussi constitutives de la langue thaïe écrite. Nous avons recherché le difficile équilibre entre le plaisir de lire et la possibilité pour notre lecteur d’avoir un aperçu sur le mouvement et la forme du récit thaï. Enfin, pour ce qui regarde la transposition des noms propres, en l’absence de règle clairement établie, nous nous sommes référés à ce qui était généralement admis, souvent par analogie avec les transcriptions anglaises, conscients que le résultat demeure quelque peu approximatif pour la prononciation. En définitive, avec toutes ses limites, nous espérons que notre traduction permettra néanmoins au lecteur francophone d’entrer réellement en contact avec une société, une culture et une langue encore trop peu connues en Occident.

    WILAWAN PELLAUMAIL-TEJANANT

    CHRISTIAN PELLAUMAIL

    Prologue

    Cette nuit-là, il pleuvait à verse, le vent soufflait en tempête, la pluie martelait le sol et la surface de l’eau comme si les gouttes étaient solides. Le bateau-bus, surchargé de passagers, quittait Baan Phaen pour Bangkok ; il naviguait contre le courant, au milieu du fracas de la tempête qui ne cessait d’augmenter, dans la nuit noire. Certains passagers dormaient, recroquevillés dans le petit espace qu’ils avaient pu trouver, d’autres étaient assis, serrant leurs genoux repliés sur la poitrine, les yeux dans le vague, contemplant l’obscurité. Le bruit du vent et de la pluie frappant les bâches qui fermaient les côtés de l’embarcation couvrait presque complètement celui du moteur. Cependant le bateau continuait à progresser péniblement, comme un animal qu’on frappe pour le contraindre à avancer sur un chemin difficile avec son lourd fardeau. La rumeur des conversations entre les passagers s’éteignait progressivement à mesure que le bateau s’éloignait de Baan Phaen, il ne restait plus que le bruit du vent et de la pluie, les vibrations du moteur qui faisaient sentir que l’on continuait à naviguer, et de temps à autre, un bâillement sonore, un grand soupir, le bruit d’une personne changeant de position ou fouillant dans ses affaires.

    Le bateau avait passé les habitations serrées les unes contre les autres du quartier fortement peuplé puis longé le moulin à riz dont l’éclairage électrique faisait briller les gouttes qui fouettaient l’espace sans arrêt, formant comme un rideau de pluie. Quand il franchit les maisons dispersées qui marquaient les abords de la campagne, la tempête redoubla ; les passagers commencèrent à bouger, à observer les alentours et à échanger des regards inquiets. Et lorsqu’un peu plus loin il s’engagea dans le coude de la rivière appelé le tournant de Sam Phao, la puissance de la tempête frappa de plein fouet. On entendit des cris, des hurlements, les pleurs stridents des enfants terrorisés. Les personnes endormies se réveillèrent en sursaut. Tous les passagers se précipitèrent ensemble du côté opposé à l’inclinaison du bateau ; celle-ci s’inversa alors complètement, dans un tumulte indescriptible, tandis que retentissait la cloche que l’homme de barre avait actionnée dans la panique, puis, sans autre signe avant-coureur, l’embarcation chavira soudainement. Le moteur tourna encore un moment avec une forte trépidation, fut pris d’une violente secousse et demeura finalement silencieux, comme le cœur d’un animal qui se bat contre la mort dans une ultime convulsion.

    L’eau était d’un noir profond. La tempête semblait encore s’amplifier, comme si le dieu de la mort s’exaltait de sa victoire. Les gens criaient et s’appelaient dans l’obscurité, mais bientôt ces appels s’estompèrent, emportés au loin par un courant violent, et finalement seuls restèrent le bruit du vent, de la pluie, et le froissement de l’eau dans les roseaux, les pampas et les racines de sorgho au long des berges. La nature avait montré son terrible pouvoir, qui ne se soucie pas de l’homme.

    Le lendemain matin, le soleil de l’aube projetait gaiement des rayons clairs et transparents, faisant étinceler les gouttes de pluie sur les feuilles et les touffes d’herbe. Les énormes nuages noirs de la nuit avaient fait place à de petits flocons de duvet poussés par le vent en bordure de l’horizon. Un cortège de hérons survolait lentement la rivière au coude de Sam Phao, pour aller chercher la nourriture dans les rizières. La nature avait complètement oublié la colère de la veille, et commençait joyeusement un nouveau jour, comme un bébé qui sourit derrière des larmes à peine séchées.

    Des officiels du district, des officiers de police, le chef du canton, le chef du village et beaucoup de gens de la commune étaient là, venus pour porter secours aux victimes du désastre ; tous examinaient le ciel un instant puis baissaient la tête pour poursuivre la terrible tâche qui leur serrait le cœur. Sur la berge, dans la lumière rosée du soleil levant, les cadavres des noyés de la nuit étaient allongés bien droit, les uns près des autres, comme endormis depuis peu. Pourtant, l’atmosphère rafraîchissante du matin, le chant des oiseaux dans les arbres, celui du coq saluant le lever du jour ne pourraient plus jamais les réveiller. Il y avait là des hommes, des femmes, des enfants, des riches qui voyageaient pour leurs affaires, des fonctionnaires, des bonzes, des gens de tous âges et de toutes conditions. Chacun d’entre eux avait eu son travail, sa vie, son éducation, chacun avait connu la tristesse et la joie, la chaleur et le froid du climat, chacun avait pleuré, ri, aimé, souffert, chacun avait vécu à sa façon, mais tous étaient morts en même temps.

    Ainsi plusieurs vies… venues de divers horizons s’étaient retrouvées dans le dernier voyage ; chacun s’était bien ou mal conduit, mais pourquoi ces vies-là devaient-elles finir au même moment, au même endroit et de la même façon ? Pourquoi tant de vies devaient-elles connaître le destin si tragique de la noyade ? Tous auraient-ils commis des fautes d’égale importance ? Cela ne paraît pas vraisemblable. Sans doute le mieux est-il d’examiner ces vies une par une : peut-être parviendra-t-on à savoir quel acte de leur vie passée devait entraîner un tel sort, peut-être parviendra-t-on à comprendre que cette mort partagée était pour les uns la punition du mal qu’ils avaient fait, pour d’autres l’accomplissement de leur désir, pour d’autres encore la seule issue ou simplement le point final d’une longue existence. La description des vies qui va suivre n’est que la réponse incomplète et sans cohérence que les êtres humains, à la différence de Brahma², peuvent se donner à eux-mêmes.

    Chao Loï

    Quand on le lui demandait, Loï répondait qu’il était né à Suphanburi, mais en réalité personne ne savait vraiment où. Dans le village, on ne connaissait que son prénom, Loï³, qui était en lui-même une manière de raconter son histoire.

    Un jour, il y a plus de trente ans, très tôt le matin, avant que l’aube n’ait éclairci le ciel, la vieille Prim, qui habitait au bord du canal, s’était levée et faisait cuire son riz dans une marmite, comme les gens du village en avaient l’habitude. C’était un matin de la saison fraîche et elle avait allumé un feu auprès duquel elle se tenait depuis un moment pour réchauffer son sang, comme épaissi par le froid, et en faciliter la circulation avant de se mettre à d’autres tâches. Elle tendait au feu pour les dégourdir ses mains rudes et calleuses, dont les fortes articulations s’étaient nouées à force de travailler durement, dans l’honnêteté. C’est à ce moment-là, tandis qu’elle mâchait son premier bétel de la journée, que ses oreilles crurent percevoir quelque chose comme les pleurs d’un bébé; elle fut extrêmement surprise : sa maison se trouvait à l’écart des autres et elle y habitait seule avec son neveu Thoek, qui avait neuf ans et dormait encore tranquillement sous la moustiquaire. Elle tendit l’oreille pour vérifier, mais les pleurs d’enfant continuaient. Elle demeura assise un moment sans bouger, ne parvenant pas à décider de la conduite à tenir. Le bruit des pleurs venait du ponton devant la maison. Mais finalement, comme les pleurs ne cessaient pas, la vieille Prim laissa son feu et, à la faible lueur de sa lampe à huile de poisson, elle sortit et marcha vers le ponton. À mesure qu’elle approchait, elle acquérait la conviction que ces pleurs ne pouvaient être que ceux d’un nouveau-né, qui ne devait pas dépasser une dizaine de jours. Elle dirigea la lumière de sa lampe vers l’escalier du ponton et aperçut là une grande jarre en terre cuite qui flottait, coincée contre les marches. À l’intérieur de la jarre se trouvait un garçon nouveau né, qui criait à plein poumons comme pour appeler au secours. La vieille Prim, abasourdie, descendit l’escalier en toute hâte, souleva la jarre avec précaution, en sortit l’enfant doucement et le serra contre sa poitrine. Dans la chaleur du corps, l’enfant cessa de pleurer et tourna la tête, cherchant le sein. Elle lui plaça dans la bouche le téton de sa vieille poitrine, tarie depuis longtemps, et l’enfant téta avec satisfaction puis s’endormit. La vieille Prim resta un long moment assise en haut de l’escalier ; elle avait totalement oublié le froid et ne sentait plus que la chaleur de l’amour donné sans limite, dès la première seconde où elle l’avait sorti de la jarre, à ce petit bébé dont personne n’avait voulu.

    Le jour s’était levé. La vieille Prim revint à elle, se leva et rentra dans la maison, portant le bébé précautionneusement, comme s’il s’agissait d’un trésor inestimable. Son mari était mort quand elle était encore très jeune et elle n’avait jamais eu d’enfant ; aussi appela-t-elle ce bébé son enfant et prit-elle soin de lui dès ce moment. Elle lui donna le prénom de « Loï », parce qu’elle l’avait trouvé flottant, échoué un matin sur les marches du ponton. Elle ne savait pas alors qu’elle avait recueilli dans son sein non pas un être humain, mais un cobra venimeux qui, une fois rendu à la vie, allait mordre le corps qui l’avait réchauffé. L’eût-elle su cependant qu’elle aurait continué à élever chao⁴ Loï, parce que l’amour humain peut aller jusqu’au sacrifice de soi-même.

    La vieille Prim vendait des légumes et des fruits, ainsi que de petites choses à manger, comme du jujube confit en rondelles ou des assortiments de gâteaux secs chinois. Chaque jour, elle partait en barque tôt le matin et se déplaçait pour vendre ses marchandises jusque dans l’après-midi. Depuis l’âge où chao Loï avait commencé à marcher, elle le faisait garder par Thoek, son neveu, à la maison ; mais quand il eut huit ou neuf ans, elle l’emmena tous les jours dans la barque, où il pagayait assis à l’avant du bateau. Loï avait l’air très mignon, et tout le monde l’aimait bien. Des gens qui n’avaient jamais acheté à la vieille Prim commencèrent à le faire, attirés par le charme et la bonne figure du petit Loï. Son commerce prospéra chaque jour davantage ; elle put mettre de l’argent de côté et finalement s’acheter des bracelets en or ainsi qu’investir un peu en verger et rizière. Dans le voisinage, on s’aperçut que la situation financière de la vieille femme s’était améliorée ; si quelqu’un le lui faisait remarquer, elle le reconnaissait en expliquant :

    « C’est Loï qui m’a apporté cette fortune inattendue ; depuis que je l’ai avec moi, le commerce va mieux ; je pense que c’est dû aux mérites qu’il a acquis dans ses vies antérieures⁵. Mais je suis seule et sans enfant, tout ce que je gagne, je le garde pour lui ; je l’élève comme mon propre fils, puisque ses parents l’ont abandonné au fil de l’eau dans une jarre à sa naissance. »

    La vieille Prim n’avait jamais caché les origines de Loï, elle avait raconté l’histoire à tout le monde et à Loï lui-même quand il avait eu l’âge de comprendre. C’est peut-être pour cela que Loï ne se sentait vraiment attaché à rien. Il s’accrochait à la vieille Prim et pleurait pour la suivre quand elle voulait s’en aller quelque part, mais seulement parce que c’était la main qui le nourrissait et lui donnait des friandises. Il n’éprouvait pas de sentiment plus profond. Quant à chao Thoek, que la vieille Prim lui avait appris à appeler « grand frère⁶ », c’était un enfant d’une bonne nature qui aimait Loï comme son vrai frère ; mais dès qu’il eut atteint l’âge de raison, Loï prit de l’ascendant sur lui et le domina pour tout. Chao Thoek lui laissait faire tout ce qu’il voulait, et si parfois il faisait mine de le contrarier, Loï menaçait de le dénoncer à la vieille femme pour les fautes qu’il avait commises, et chao Thoek finissait toujours par céder.

    Ils avaient neuf ans de différence, et donc quand Loï eut dix ans, chao Thoek était un jeune homme de dix-neuf ans ; et cependant, c’est Loï avec ses dix ans qui semblait le plus fort, physiquement et mentalement, et soumettait Thoek à sa volonté. Pourtant, si la vieille Prim était celle qui lui avait redonné la vie en le nourrissant, Thoek de son côté lui avait enseigné ce qu’il faut savoir pour progresser dans la vie. Ainsi il lui avait appris à pêcher, à la ligne ou au filet, lui avait montré les trous des anguilles, expliqué comment trouver des petits anabas à utiliser vivants comme appâts pour le poisson-serpent, et comment piéger les oiseaux et les rats. Il lui avait enseigné la vannerie et la manière de botteler les feuilles de cocotier d’eau qui servent à couvrir le toit des habitations, la façon de scier et raboter le bois, et bien d’autres choses encore. Même la différence entre l’homme et la femme, Loï l’avait apprise auprès de Thoek. Un jour, Loï était parti dans les champs derrière la maison pour aider à récolter le riz à la faucille ; à la mi-journée, les paysans étaient revenus s’asseoir à l’ombre d’un arbre proche de l’aire de battage pour prendre la nourriture qu’on leur avait préparée. À la fin du repas, chacun reprit sa serpe et retourna vers les rizières étincelantes sous le soleil. Personne ne fit attention à Loï qui était encore un enfant et qui, au lieu de suivre, resta sous l’arbre avec l’intention de dormir là dans l’après-midi. Il était couché depuis un bon moment lorsqu’il entendit le bruit d’une conversation étouffée derrière une meule de paille, non loin de là. Avec sa curiosité d’enfant, Loï s’approcha doucement, en se cachant derrière le petit talus qui partageait les champs et haussa prudemment la tête pour voir à qui appartenaient les voix. C’étaient Thoek avec une jeune fille du voisinage, assis très près l’un de l’autre, d’une façon inhabituelle ; on ne peut pas dire qu’ils se parlaient normalement non plus, les voix étaient si basses que Loï ne parvenait pas à saisir le sujet des chuchotements. En même temps, les mains de chao Thoek ne cessaient de se déplacer sous la blouse bleu foncé pour caresser le corps de la jeune fille. Loï ouvrit la bouche, prêt à appeler Thoek pour le taquiner comme d’habitude, mais sa voix s’évanouit dans sa gorge en découvrant, sur son visage et dans son regard, une expression qu’il n’avait jamais vue jusque là. Il s’aplatit sur le sol, sans faire le moindre bruit, le corps raidi comme du bois ; ses yeux, dissimulés par une touffe d’herbe juste à la crête du talus, observaient fixement ce que faisaient Thoek et la jeune fille, selon la loi de la nature. Il n’avait jamais rien vu de tel auparavant, et pourtant son instinct lui fit aussitôt reconnaître ce dont il s’agissait. Et cet instinct lui faisait battre le cœur très fort, son visage et son corps étaient envahis par une chaleur plus intense que celle du soleil ou du feu. D’un côté, il aurait voulu se sauver très loin pour ne plus voir, mais de l’autre une force très puissante l’immobilisait et l’obligeait à regarder de tous ses yeux ce que faisait le couple, comme pour en imprégner les images dans son esprit.

    Au moment où Loï se sentait prêt à défaillir, tout se calma soudain comme après la tempête. La jeune fille, honteuse, se retourna sur le ventre et enfouit son visage dans la paille. Chao Thoek se releva sur les genoux et remonta jusqu’à la taille son pantalon baissé.

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