Le Cri de la pierre: Témoignage
By Fadwa Touqan
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À PROPOS DE L'AUTEURE
Fadwa Touqan, née le 1er mars 1917 à Naplouse et morte le 12 décembre 2003 à Naplouse, est une poétesse palestinienne célèbre dans tout le monde arabe sous le nom de « poétesse de la Palestine ». Elle est l'une des rares voix féminines de la poésie palestinienne.
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Le Cri de la pierre - Fadwa Touqan
I
L’image de cette funeste journée ne s’effacera pas de ma mémoire ; nous étions le lundi 5 juin 1967. L’après-midi du jour précédent, je m’étais rendue à Jérusalem en réponse à l’invitation téléphonique de « l’ami étranger ». Celui-ci me conseilla de partir pour Amman ou Beyrouth, car la guerre était sur le point d’éclater, aucun doute là-dessus. Comme je refusais catégoriquement de m’enfuir, il me suggéra de m’approvisionner en pain, boîtes de conserve, café, cigarettes, etc.
À minuit, un silence triste et pesant règne dans l’hôtel. Dans quelques jours mon ami rentrera dans son pays, de l’autre côté des mers. Je dors peu, par intermittences. L’image de la guerre me remplit de terreur. J’ai déjà connu cette sensation en 1948. Les souvenirs de cette année-là, quand la guerre faisait rage entre les Arabes et les Juifs, me reviennent à présent. Je revois la vieille maison fourmillant de parents réfugiés de toutes parts : mon cousin paternel Khalîl abandonne son domicile à l’ouest de la ville pour s’abriter avec femme et enfants dans la maison familiale, mon frère Ahmad quitte Jérusalem pour venir chez nous avec sa famille, mon frère Youssef vient de Gaza avec la sienne.
Chaque jour, au petit matin, deux avions israéliens bombardaient la ville. Il devint dangereux de dormir aux étages supérieurs : les lits furent transportés dans les pièces du bas, dont les plafonds voûtés ne pouvaient s’effondrer sous le coup des raids aériens. Ces pièces étaient presque aussi résistantes que des abris ; et puis, les armes des avions israéliens n’étaient pas aussi sophistiquées que celles que nous connaissons aujourd’hui.
Certains jeunes gens courageux du voisinage, dans le quartier d’al-Yasmîna, montaient avec enthousiasme sur les toits pour tirer sur les deux avions agresseurs lorsqu’ils volaient suffisamment bas. Un jour une de leurs balles atteignit son but, et l’avion dut rebrousser chemin immédiatement. Le lendemain à l’aube nous eûmes la surprise de voir un avion tourner plusieurs fois au-dessus du quartier al-Yasmîna, puis lâcher ses bombes sur l’une des grandes maisons anciennes attenantes à la nôtre. Une secousse violente ébranla le quartier, et la maison fut en partie détruite. À compter de ce jour je fus hantée par le cauchemar de ces raids aériens imprévus. Je ne crains pas la mort : c’est le sommeil éternel. Ce qui me terrorise, ce serait qu’une blessure me laisse handicapée, mutilée.
Qu’elle fut triste, cette soirée du 5 juin à Jérusalem ! La peine pesait comme un roc sur mon cœur. La guerre ? Quelle horreur !
Si je suis vulnérable, c’est par rapport aux enfants. Je les aime jusqu’à la souffrance. Ma première pensée fut pour les enfants de mes deux sœurs Adîba et Hanân, puis je pensai à tous les autres. Ce sont les créatures préférées de Dieu : leur retirerait-il sa protection ? Comment arracher Karma, Omar, Hânia, Ammâr et leurs sœurs au spectre qui s’avançait ? Par quel moyen soustraire ces enfants-là et tous les autres aux épreuves de la peur, de la faim, de la soif, à l’épouvante de la guerre, à ses désastres ? Combien me manque la foi ! Comme j’en ai besoin en cette heure difficile ! Mon Dieu, aie pitié de tes bien-aimés !
Le lendemain, je pris mon café à neuf heures du matin. J’éteignis ma cigarette et sortis dans la rue en attendant l’heure de mon rendez-vous avec l’ami étranger. De ce rendez-vous, qui finalement n’eut pas lieu, je fis le sujet du troisième poème d’une série de cinq. Ce furent les premiers que j’écrivis après la défaite de juin. Je l’avais intitulé « À l’ami étranger ». Je regrette aujourd’hui de ne pas l’avoir appelé « Si », titre plus significatif :
Mon ami étranger
Si mon chemin vers toi était le même qu’hier
Si les vipères meurtrières ne s’étaient
Déchaînées sur tous les sentiers
Et ne creusaient une tombe aux miens et à mon peuple
Et ne semaient la mort et le feu
Si la débâcle ne faisait pleuvoir sur la terre de mon pays
Les pierres de la honte et de l’infamie
Si mon cœur que tu connais
Tel qu’il était hier ne ruisselait
De sang sous le poignard de la défaite
Et si j’étais comme hier mon ami
Fière de mon peuple de ma maison et de mon rang
J’aurais été à tes côtés et près du rivage de ton amour
Le navire de ma vie aurait jeté l’ancre
Nous aurions été comme deux jeunes colombes !
Rue Salâh al-Dîn, je pris à droite vers la porte de Damas. Là, une scène peu ordinaire attira mon attention : les passants s’arrêtaient près des postes de radio dans les cafés et les boutiques, l’oreille aux aguets, silencieux, tandis que la voix du journaliste de la radio Sawt al-Arab (« la Voix des Arabes »), Ahmad Sa’îd, rugissait : « la DCA égyptienne abat x avions de chasse israéliens… » Les paroles du journaliste fusaient comme des bombes, en un jet continu et fiévreux ; les visages autour de moi exprimaient des émotions confuses. Au bout d’un long moment je repris ma route, surprise, choquée, terrorisée. J’entendis une voix m’appeler par mon nom : c’était Mahmoud Amrîsh, un des chauffeurs de taxi de la ligne Naplouse-Jérusalem. Il me conseillait de quitter la ville immédiatement, car les voitures qui restaient habituellement en attente à la station de Naplouse, près de la porte de Damas, prenaient toutes le chemin du retour. Je gagnai en hâte sa voiture, m’assis à côté d’un passager, et le taxi démarra, doublant le cortège des véhicules qui rentraient à Naplouse, tandis qu’à la radio les vociférations d’Ahmad Sa’îd continuaient d’égrener les pertes de l’aviation israélienne. Mahmoud, chaque fois qu’il dépassait une voiture, sortait le bras et gesticulait à l’intention du conducteur ; il jubilait, brûlait d’enthousiasme. À ce moment-là, la conscience populaire palestinienne était chargée à bloc, pleine d’espoir et de confiance, sûre de la victoire.
Dans les rues de Naplouse, les gens étaient dans un état de liesse confinant à l’hystérie. J’achetai quelques provisions puis me mis en route, cherchant des yeux un taxi qui me ramène chez moi. Je poursuivis mon chemin, espérant en croiser un par hasard, ployant sous les soucis, l’anxiété, et mes sacs de provisions. Le soleil était de plomb, ce 6 juin à midi. Je marchai pendant une demi-heure, essoufflée et exténuée par la violence de ce midi brûlant. Lorsque j’atteignis ma maison j’étais trempée de sueur. Je me lavai en vitesse et me jetai sur mon lit, fiévreuse, terrassée par une insolation et une bronchite aiguë.
L’issue de la guerre nous restait entièrement cachée. Tout au long du lundi et du mardi, nous éprouvâmes tantôt de la joie aux communiqués de victoire et aux déclarations du maréchal Abd al-Hakîm Âmer¹ à la radio arabe, annonçant que l’aviation égyptienne avait abattu plus des trois quarts de la chasse israélienne et détruit les bases ennemies, tantôt de la perplexité et du désarroi à mesure que se répandaient des témoignages contradictoires sur l’avancée des forces israéliennes à l’intérieur de la Cisjordanie : nous étions une proie se débattant entre les griffes du doute et de l’angoisse. La vérité nous demeura invisible pendant les cinq premiers jours. Le bombardement des bases aériennes en Égypte, l’extension des combats sur le sol syrien, la violente bataille de Sheikh Jarrâh à Jérusalem, cible des tirs intenses de l’aviation et de l’artillerie israéliennes, le bombardement des chars jordaniens à Jéricho, l’entrée des blindés israéliens dans la ville, le dynamitage des deux ponts¹², la prise de Ramallah par les forces ennemies, l’occupation de Qalqîlya, près de Naplouse : pendant que tout cela se déroulait, la vérité demeurait inconnue. Il en fut ainsi jusqu’au sixième jour, quand partout les canons se turent conformément aux résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, ordonnant un cessez-le-feu après la chute totale de la Cisjordanie, de Gaza, du Golan et du Sinaï.
À l’aube du mercredi 8 juin ma sœur Adîba frappa à la porte de ma petite maison, voisine de la sienne. Elle entra, le visage ruisselant de larmes, et m’annonça d’une voix étranglée que l’armée israélienne occupait la ville. Elle l’avait compris en voyant des morceaux de tissu blanc claquer au vent sur le toit des maisons, çà et là, en contrebas de notre quartier (al-Makhfiyya).
Je me levai vite, les jambes flageolantes, le cœur battant à tout rompre, et me précipitai dans le jardin qui dominait les coteaux et les lointaines rues du centre. Notre quartier était trop à l’écart de la ville pour que nous sachions ce qui s’y passait, si personne ne venait nous le dire. Je m’assis sur l’une des quatre marches du perron en tendant l’oreille : aucune voix, aucun bruit. Un silence solitaire comme celui d’un cimetière abandonné. La ville retenait son souffle… Ah, ma ville silencieuse et triste !
L’armée israélienne avait surpris la ville en l’attaquant par l’est. Après avoir occupé Toubas, elle avait changé de cap et avancé vers Naplouse en franchissant les cols du mont Aybal ; là, elle s’était heurtée à la résistance de jeunes volontaires, qu’elle ne tarda pas à défaire. La rue principale à l’est de Naplouse fut aussi le théâtre d’une résistance acharnée que les forces d’occupation réprimèrent en lançant des bombes incendiaires sur les fenêtres, les balcons et partout ailleurs. Au bout de deux heures, des voitures de la municipalité faisaient le tour de tous les quartiers de la ville, annonçant par haut-parleur le couvre-feu ordonné par le commandement militaire israélien.
1.
Ministre de la Défense et chef d’état-major des armées égyptiennes (1919-1967), il démissionna le 9 juin 1967 dans des circonstances obscures et mourut suicidé en septembre après avoir été accusé de fomenter un coup d’État contre Nasser.
2.
Ponts de Dâla et Allenby, points de passage entre les deux rives du Jourdain.
II
Notre sang coule goutte à goutte sur le tranchant du poignard qui nous a frappés soudainement. La nouvelle situation nous paralyse et nous laisse hébétés. La répression nous alarme. L’ennemi ordonne à tous les propriétaires de voitures, publiques et privées, de les livrer à l’armée dans la zone qui entoure le siège du gouvernorat, désormais transformé en quartier général de l’armée israélienne, ce qui paralyse la circulation et empêche tout déplacement d’un endroit à un autre.
Toujours sous le coup de mon insolation, il m’était impossible d’appeler un médecin. Toutes les maisons étaient fouillées par l’armée ennemie, qui recherchait armes et détenteurs d’armes parmi la population ; les femmes serraient contre elles les enfants tremblant de peur à la vue des casques de fer ; les soldats pointaient leurs armes, baïonnette au canon, prêts à tirer au moindre signe de danger. Et puis, dans l’âme effrayée des enfants, il se passait autre chose, qui était l’envers de la terreur. La page blanche de l’enfance s’impressionnait secrètement ; dans les profondeurs de l’âme s’imprimaient et s’enracinaient les images des premiers jours de l’occupation ;