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Everest, l'arête ouest: Récit
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Ebook317 pages4 hours

Everest, l'arête ouest: Récit

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About this ebook

Ce récit est le grand classique de la littérature de montagne aux États-Unis.
Tom Hornbein y raconte son ascension victorieuse par l’arête ouest aux côtés de Willi Unsoeld ainsi que l’histoire de l’American Mount Everest Expedition, dont l’objectif premier était de gravir l’Everest par la voie déjà connue du col sud.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Thomas "Tom" Hornbein est un alpiniste américain, né à Saint Louis dans le Missouri. Adolescent, Tom Hornbein s’est intéressé à la géologie, des études qui l’ont conduit vers les montagnes puis il a fait des études de médecine et dont il a passé son doctorat en 1956 à la faculté de médecine de l’Université de Washington. Il a travaillé comme anesthésiste et a fait des recherches sur les limites physiologiques et les performances humaines en haute altitude. De 1978 à 1993 il a été professeur et président d’anesthésiologie de la faculté de médecine de l’Université de Washington à Seattle. Toute sa vie, il a su combiner des deux passions : la médecine et la montagne. Aujourd’hui, Tom Hornbein vit avec sa femme, Kathy, à Estes Park, dans le Colorado, là où il a découvert les montagnes pour la première fois.
LanguageFrançais
PublisherMontblanc
Release dateMar 25, 2020
ISBN9782365450898
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    Everest, l'arête ouest - Tom Hornbein

    MURRAY

    L’Everest : les voies du col sud et de l’arête ouest commencent au-dessus du camp 2, le camp de base avancé. Dessin realisé par Dee Molenar.

    AVANT-PROPOS

    DE JON KRAKAUER

    De nos jours, la plupart des alpinistes qui tentent l’Everest commencent leur marche vers la montagne après avoir atterri près d’un village népalais nommé Lukla. Perché à 2 900 mètres d’altitude, muni d’un aéroport qui gère cinquante vols par jour, parfois plus, pendant la haute saison des treks, Lukla est situé à seulement dix kilomètres du camp de base de l’Everest. En revanche, quand l’American Mount Everest Expedition (AMEE) mit le cap sur l’Himalaya en 1963, Lukla ne possédait aucun aéroport, pas même une piste poussiéreuse où atterrir, et la route la plus proche se terminait à quelques kilomètres à l’extérieur de Katmandou. L’AMEE dut donc parcourir 320 kilomètres de relief accidenté avant d’atteindre le pied de l’Everest.

    Lors de leur trek long d’un mois, les membres de l’équipe se réunirent au soir du troisième jour pour discuter des buts de l’expédition. Leur objectif principal était de réaliser la première ascension américaine de l’Everest en passant par le col sud – la voie qu’avaient ouverte Tensing Norgay et Edmund Hillary une décennie plus tôt. Avant 1963, six hommes avaient gravi la plus haute montagne du monde par le col sud, et trois autres avaient atteint le sommet en empruntant l’arête nord-est, sur le versant tibétain du massif. Pour plusieurs alpinistes de l’AMEE, la perspective de réaliser à leur tour l’ascension par le col sud n’avait aucun intérêt. Willi Unsoeld, Tom Hornbein, Barry Corbet, Dick Emerson, Jake Breitenbach et deux autres membres étaient beaucoup plus attirés par l’idée de tenter une voie entièrement nouvelle via la redoutable arête ouest – une idée initialement suggérée par le chef de l’expédition, Norman Dyhrenfurth, quelques mois auparavant.

    Au beau milieu de la discussion, Hornbein surprit son monde en proposant de renoncer intégralement au projet de passer par le col sud, une voie qui offrait de bien meilleures chances de succès, et de consacrer l’intégralité des ressources de l’expédition à l’ascension de l’arête ouest, même si cela impliquait que tous n’atteindraient pas le sommet. Dyhrenfurth torpilla rapidement la suggestion de Hornbein, mais les membres de l’équipe acceptèrent tout de même de faire de l’arête ouest un objectif secondaire, à condition d’atteindre d’abord le sommet par le col sud. Dyhrenfurth nota dans son journal qu’une telle ascension « était le plus grand exploit d’alpinisme encore réalisable dans l’Himalaya ». Néanmoins, au cours d’une autre réunion, la semaine suivante, il émit quelques réserves : « Ne nous emballons pas au sujet de l’arête ouest. Je suis tout aussi enthousiaste que vous à l’idée de la grimper […]. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut mettre en péril la voie du col sud. Ne faisons pas l’erreur de consacrer toutes nos forces et tout notre oxygène à l’arête ouest, parce que c’est bel et bien le col qui garantira notre succès… »

    Dans les mois qui suivirent, l’expédition dédia tous ses efforts, ou presque, à ce qu’un Américain atteigne le sommet par le col sud. Le 2 mai à 17 h 10, Hornbein et Unsoeld se reposaient au camp de base quand ils entendirent la radio grésiller : « Le grand et le petit ont atteint le sommet ! » annonça Gil Roberts d’une voix enjouée depuis un camp situé 1 200 mètres plus haut. Malgré les vents terribles qui s’étaient abattus sur la cime, Jim Whittaker et Nawang Gombu étaient parvenus au sommet via le col sud. Submergés par l’émotion, ravis pour le grand Jim et Gombu, Hornbein et Unsoeld se jetèrent spontanément dans les bras l’un de l’autre. Mais Tom et Willi avaient une autre raison de se réjouir : grâce au succès de leurs amis, les deux compères et le reste de l’équipe de l’arête ouest avaient désormais la possibilité de réaliser leur rêve un peu fou.

    Le temps commençait fortement à manquer pour établir une série de camps le long de la voie encore inexplorée et pour les approvisionner en nourriture, en combustible et en oxygène. L’équipe de l’arête ouest n’aurait qu’une seule occasion d’atteindre le sommet : le 22 mai, soit à peine trois jours avant la date à laquelle l’expédition avait prévu de plier bagage et de rentrer à la maison. Ce matin-là, à 6 h 50, Hornbein et Unsoeld s’élancèrent depuis leur dernier camp – une minuscule tente jaune plantée à 8 300 mètres d’altitude sur une vire pas plus large qu’un banc. Ils avaient eu le plus grand mal à tailler ce replat dans un couloir raide et saturé de glace, que les petits plaisantins de l’expédition avaient baptisé « le piège à avalanches de Hornbein » et qui est aujourd’hui connu sous le nom de « couloir Hornbein ». À 11 heures, à 120 mètres au-dessus de leur tente, Tom et Willi se tenaient devant le passage clé de la voie : un mur vertical de calcaire friable, haut de 18 mètres, qui bloquait le passage vers les derniers remparts de la montagne. Grâce à une bonne dose d’effort et à quelques mouvements peu conventionnels, ils escaladèrent la paroi en deux longueurs certes courtes, mais particulièrement techniques. Personne n’avait jamais grimpé un tel obstacle à une altitude aussi extrême. Une fois le passage clé franchi, ils conclurent que la roche était si précaire qu’ils prendraient des risques démesurés en empruntant le même chemin au retour. Leur meilleure chance de survie, selon eux, était d’atteindre le sommet et de descendre par l’autre versant, comme leur plan initial le prévoyait.

    Le soleil était sur le point de disparaître derrière l’horizon quand Tom et Willi grimpèrent à grandes enjambées jusqu’au point culminant de la planète, les yeux embués de larmes. Vingt minutes plus tard, ils commencèrent leur descente vers le col sud, suivant les traces à peine visibles de leurs compagnons Lute Jerstad et Barry Bishop. Ces derniers étaient passés par là plus tôt dans la journée : ils avaient atteint le sommet à 15 h 30 et étaient redescendus quarante-cinq minutes plus tard sans avoir aperçu Tom et Willi.

    Peu après s’être engagés dans la descente, tandis que la nuit engloutissait les derniers rayons de lumière, Hornbein et Unsoeld arrivèrent au ressaut Hillary, le passage clé de la voie ouverte par Sir Ed et Tensing en 1953. Depuis maintenant trois décennies, ce relief quasi vertical, pareil à une proue de navire, a presque toujours été équipé de cordes fixes. Les alpinistes d’aujourd’hui ont ainsi la possibilité d’éviter les difficultés du ressaut en remontant les cordes à l’aide de bloqueurs avant de descendre en rappel, en toute sécurité, sur le chemin du retour. En revanche, comme aucune corde fixe n’était en place en 1963, Tom et Willi furent contraints de désescalader cet obstacle, ce qu’ils accomplirent dans l’obscurité presque totale et sans même s’arrêter pour s’assurer l’un l’autre. D’ailleurs, ils expédièrent cette célèbre longueur avec tant de facilité et d’indifférence que Hornbein ne prit même pas la peine de mentionner l’épisode dans l’avant-dernier chapitre de ce livre, qui traite de leur descente.

    Peut-être que le ressaut Hillary n’impressionna guère Hornbein et Unsoeld parce que ses difficultés n’étaient rien par rapport à ce qui devait suivre. À 21 h 30, ils rattrapèrent Jerstad et Bishop, mais cela faisait déjà plus de trois heures qu’ils avaient quitté le sommet : ralentis par l’obscurité et l’épuisement, ils n’étaient descendus que de 215 mètres. Ils avaient espéré que Lute et Barry les conduiraient en lieu sûr, mais ce dernier était exténué et parvenait à peine à tenir debout. Malgré leur état de faiblesse, les quatre hommes continuèrent leur pénible descente vers le col sud. Néanmoins, à mesure qu’ils vidaient leurs dernières réserves d’oxygène, leur rythme diminua encore davantage. Incapables de trouver leurs repères dans la nuit noire, ils s’arrêtèrent après minuit sur un affleurement rocheux pour attendre le lever du jour… sans nourriture, sans eau, sans sacs de couchage, sans abri. La température chuta à -28 °C. Par miracle, les quatre alpinistes étaient encore vivants lorsque le soleil se leva, mais ils payèrent un lourd tribut : à cause des gelures, Bishop perdit tous ses orteils et la dernière phalange de deux doigts, tandis que neuf des orteils d’Unsoeld furent amputés.

    Quand l’AMEE rentra de l’Himalaya, des éloges mérités venant des quatre coins du monde saluèrent la première ascension de l’arête ouest. Comme l’écrit le très estimé Doug Scott, alpiniste chevronné de l’Himalaya, dans la préface qu’il consacre à l’édition de ce livre parue en 1980 :

    Quelle place occupe cette ascension aussi grandiose qu’éprouvante dans l’histoire de l’Everest, longue de soixante ans ? À bien y regarder, elle forme une catégorie à part, car il n’existe sans doute aucune autre ascension qui ait atteint un tel point de non-retour, qui ait vu un engagement aussi total. Lors d’autres tentatives, les alpinistes savaient qu’en cas d’urgence ils n’avaient qu’à retracer leurs pas et redescendre vers leur camp intermédiaire à l’aide, bien souvent, de cordes fixes. Mais quand Willi Unsoeld et Tom Hornbein quittèrent le camp supérieur, il leur fallait encore franchir six cents mètres de terrain inconnu, tout en se préoccupant des relais à poser et des endroits où bivouaquer, de la déclivité des ressauts, des limites de leur endurance […].

    Quand ils prirent la décision d’aller de l’avant (à moins qu’elle fût prise pour eux ?), toute pensée, tout sentiment négatifs s’évanouirent. Maintenant que le chemin était tracé, ils puisèrent dans des réserves d’énergie insoupçonnées. Maintenant que plus aucun doute ne les retenait, « ni peur, ni inquiétude, ni sentiment d’étrangeté » ne subsistaient. Maintenant que les dés étaient jetés, ils suivirent l’arête sommitale qui domine tout le continent asiatique avant de plonger dans les ténèbres et d’endurer le froid terrible d’un bivouac en plein air à 8 500 mètres d’altitude. Et ils survécurent en s’occupant non seulement l’un de l’autre, mais également de deux compagnons à bout de force. Voilà deux hommes d’exception.

    ***

    Un coup d’œil aux statistiques relatives à l’Everest conservées par Elizabeth Hawley, la légendaire historienne de l’Himalaya, suffit à se faire une idée de la difficulté et de la dangerosité réelles de l’ascension de Hornbein et d’Unsoeld. On estime qu’à la fin de la saison printanière d’alpinisme, en 2012, l’Everest avait été gravi 6 204 fois et que 239 personnes avaient perdu la vie sur ses pentes, soit une proportion de 26 sur 1. En comparaison, seuls 14 individus ont atteint le sommet en empruntant le couloir Hornbein, alors que 16 personnes ont péri en tentant cette voie ou en la descendant après avoir grimpé par un autre itinéraire.

    Hornbein était âgé de trente-deux ans quand il gravit l’Everest il y a de cela un demi-siècle, et trente-quatre quand il écrivit ce livre. Le jeune homme qui grimpa l’arête ouest était déterminé et rivé sur son objectif, comme le montrent sans détour les pages qui suivent. Néanmoins, les lecteurs seront peut-être surpris de la modestie de son récit. Hornbein minimise les risques que lui et Unsoeld prirent et la magnitude de leur exploit. Il traite également avec une franchise admirable des relations interpersonnelles et de l’esprit de compétition qui animait parfois les alpinistes. Il décrit comment certains de ses compagnons perdirent la motivation de continuer quand, deux jours après leur arrivée au camp de base, Jake Breitenbach mourut, écrasé sous les centaines de tonnes de glace qui s’étaient détachées de la cascade de glace du Khumbu – et un Hornbein songeur d’observer : « […] il était tout de même étrange que la mort de Jake ait si peu altéré mes sentiments envers notre entreprise. » Si ce livre propose un autoportrait fascinant d’un jeune médecin résolu et intraitable, il nous laisse également entrevoir la personne que Tom était en train de devenir : l’ami sage et compatissant pour qui mon admiration n’a fait que grandir au cours des vingt dernières années.

    J’ai lu Everest : l’arête ouest pour la première fois en 1965, à l’âge de onze ans, et cette œuvre a changé le cours de ma vie. Je l’ai relue à de nombreuses reprises au fil des décennies qui ont suivi, encore dernièrement au moment d’écrire cet avant-propos, et son effet sur moi est toujours puissant. Je me suis encore une fois senti ému par la beauté simple des phrases, le rythme exquis, les remises en question, les photographies évocatrices et l’humilité qui caractérise ce livre. À ma dernière lecture, j’ai été particulièrement frappé par le plaisir immense qu’a pris Tom à participer à ce qu’il considère, avec sobriété, comme l’une des plus grandes aventures imaginables, et sa gratitude d’avoir pu partager cette expérience avec des compagnons qu’il adorait. En fin de compte, non seulement Hornbein a joué un rôle crucial dans l’un des plus extraordinaires exploits de l’histoire de l’alpinisme, mais le récit qu’il en a fait est l’un des meilleurs textes jamais écrits sur cette aventure singulière et hasardeuse, au charme sans commune mesure, qu’est la quête des sommets.

    Jon Krakauer

    Cela nous rappelle que chaque homme est unique. Nous sommes des agglomérats de poussière, la lumière d’une étoile, écrit Loren Eiseley. Si vous observez attentivement le frontispice [désormais la couverture] – la photographie de Barry Bishop montrant Tom Hornbein et Willi Unsoeld à proximité de l’arête ouest –, si vous l’observez longtemps, comme je l’ai fait en préparant ce livre, quelque chose d’extraordinaire se produira sous vos yeux. Désormais, les deux alpinistes ont dépassé la neige au premier plan, et il vous faut regarder plus haut, au niveau des rochers sis juste au-dessous du sommet. Une personne avec de l’imagination n’aura aucun mal à y déceler la pulsation fugace d’un point lumineux. La lumière d’une étoile. Par quels moyens la poussière est-elle parvenue à la déposer là ? Comment est-il possible qu’un agrégat de cellules d’une complexité sans pareil ait su s’organiser et, fait plus étonnant encore, atteindre un tel lieu ? Ce désir d’explorer, cette détermination à aller toujours plus haut, cette propension à réussir, cette joie qui chavire notre cœur quand ce moment arrive, aussi bref soit-il dans l’incommensurable éternité, qu’il s’agisse de vous, de moi, ou de Tom et de Willi, voilà pourquoi nous nous sentons reconnaissants du génie de l’homme et de la magnifique planète sur laquelle il lui faut vivre.

    David Brower,

    extrait de l’avant-propos de la première édition,

    9 septembre 1965

    UNE DERNIÈRE PRÉFACE

    Des volées d’oiseaux disparues dans les cieux ;

    Un nuage aussi est passé, vagabond solitaire.

    Me voilà seul avec le mont Jingting, s’élevant au loin,

    Jamais nous ne nous lassons l’un de l’autre, la montagne et moi.

    LI BAI

    Willi Unsoeld comparait souvent l’ascension de l’Everest à l’albatros de La Complainte du vieux marin, le poème de Samuel Coleridge : « Une fois que tu l’as réalisée, elle reste pendue à ton cou pour le reste de ta carrière. Et il est très difficile de s’en défaire. » Dans mon cas, cela s’est avéré impossible. À mon retour du Népal en 1963, une partie de moi n’avait qu’une envie : tourner la page de l’Everest et aller de l’avant. Mais un demi-siècle plus tard, lorsque je regarde en arrière, je sais que notre ascension et ses ramifications ont grandement façonné ma vie, souvent de manière extraordinaire.

    Une des choses auxquelles j’ai beaucoup songé au cours des cinq dernières décennies est le rôle qu’a joué la chance dans les événements décrits dans ces pages. C’est en bonne partie le fruit du hasard, d’un heureux hasard, si je suis parvenu à gravir l’arête ouest et si j’ai survécu pour raconter cette histoire. En effet, n’eût été une série d’incidents providentiels, je ne me serais pas envolé pour le Népal avec mes compagnons en février 1963. Quand le chef de l’expédition, Norman Dyhrenfurth, m’a invité à rejoindre son équipe en 1963, j’étais dans la Navy, la marine américaine, en garnison à San Diego. J’ai demandé à deux reprises la permission de participer à l’American Mount Everest Expedition (AMEE) et, à deux reprises, la Navy a rejeté ma demande. Par hasard, Willi et moi nous sommes croisés à l’automne 1962, alors qu’il partait travailler au Népal pour le Corps de la Paix, récemment créé. Je lui ai fait part de la situation délicate dans laquelle je me trouvais. Le lundi suivant, on m’a demandé de quitter la salle d’opération de l’hôpital naval de San Diego pour répondre à l’appel d’un amiral, qui m’a informé que j’étais autorisé à quitter prématurément la Navy pour prendre part à l’expédition. En effet, avant de traverser le Pacifique, Willi avait téléphoné à son patron, Sargent Shriver, le fondateur du Corps de la Paix, pour lui faire connaître mon embarras. Shriver avait contacté son beau-frère, le président Kennedy, qui avait appelé à son tour son ministre de la Défense, Robert McNamara, pour qu’il fasse suivre l’ordre de mon renvoi à la vie civile jusqu’à l’amiral à qui j’ai parlé.

    Il n’y a pas de chance sans malchance. Deux jours après notre arrivée au camp de base de l’Everest, nous en avons fait l’amère expérience quand un gigantesque sérac s’est détaché de la cascade de glace du Khumbu, tuant instantanément Jake Breitenbach, qui grimpait en contrebas.

    Huit semaines plus tard, alors que l’expédition tirait à sa fin et qu’une violente tempête venait de dévaster le camp 4W, sur l’arête ouest, en manquant de nous emporter avec elle, nous pensions que nos chances d’atteindre le sommet par cette voie s’étaient évanouies. Mais la tempête a laissé place à un temps idéal et, quatre jours plus tard, alors que nous rassemblions nos forces pour une ultime tentative, nous avons découvert que le vent avait déplacé un important cumul de neige instable, éliminant tout risque d’avalanche dans le couloir raide et étroit que mes compagnons avaient surnommé « le piège à avalanches de Hornbein » : nous disposions désormais de conditions presque parfaites.

    Pour ce qui est du vent, nous avons été encore plus chanceux au cours de la nuit qui a suivi notre arrivée au sommet. Une brise rude et glaciale avait soufflé toute la journée. Peu après le début de la descente, nous avons été contraints de bivouaquer à plus de 8 500 mètres, sans abri, sans sacs de couchage, sans nourriture, sans eau et sans lampes torches en état de marche. De plus, nos bouteilles d’oxygène étaient presque vides. Nous serions morts si le vent ne s’était pas calmé.

    Alors oui, nous avons eu de la chance. Beaucoup de chance. Toutefois, quand j’ai prononcé ces mots devant un dignitaire népalais, lors d’une réception organisée au palais royal de Katmandou à notre retour, il m’a répondu : « On provoque sa propre chance. »

    Tandis que Willi et moi nous tenions au sommet de l’Everest, au coucher du soleil, le 22 mai 1963, j’essayais de trouver un sens à cette aventure. Cinquante ans plus tard, je commence à comprendre. L’ascension en tant que telle n’était qu’une des nombreuses expériences d’alpinisme qui ont enrichi mon existence ; ce sont ses ramifications qui ont changé le cours de ma vie. Aujourd’hui, je ne peux plus nier – comme j’ai tenté de le faire pendant des années – que l’Everest a transformé ma vie de multiples façons, toutes inespérées.

    En voici un exemple : au début de l’année 1970, j’étais chargé de l’anesthésie lors d’une intervention chirurgicale d’urgence sur un bébé. À mes côtés, à la tête de la table d’opération, se tenait la pédiatre de la jeune patiente, qui souhaitait savoir pourquoi on avait soudainement transporté la petite fille aux urgences. Lors d’un léger moment de répit pendant l’opération, elle m’a demandé : « Pourquoi avez-vous grimpé le mont Everest ? » Afin d’esquiver une question qu’on me posait trop souvent, j’ai rétorqué : « Pourquoi votre bras est-il en écharpe ? » Elle m’a expliqué que l’accident s’était produit tandis qu’elle apprenait à descendre en rappel. Placé au pied d’une petite falaise, son moniteur avait tiré sur la corde au moment où elle s’apprêtait à s’élancer, la délogeant de son perchoir. La descente, pour le moins rapide, s’était terminée par un coude cassé et une vertèbre comprimée. Je lui ai suggéré d’abandonner son cours et de me laisser lui enseigner l’escalade. Aujourd’hui, plus de quatre décennies plus tard, jamais nous ne nous lassons l’un de l’autre, ma compagne et moi, pour paraphraser le poème de Li Bai.

    ***

    L’expédition n’a pas pris fin, ai-je découvert, à notre retour chez nous, en juin 1963. À ma surprise, notre ascension et le livre que je lui ai consacré ont marqué la vie d’autres personnes. L’inspiration que nous donnons ou qui nous est donnée est un cadeau qui n’a pas de prix.

    Pour les plus chanceux d’entre nous, la majeure partie de nos vies s’est déroulée après 1963, et les relations que nous entretenions ont continué d’évoluer. Je n’avais pas tout à fait compris la force du lien qui s’était développé entre nous avant nos retrouvailles à l’automne 1998, causées par la mort soudaine de Lute Jerstad quelques mois auparavant au cours d’un trek avec sa famille et des amis aux abords de l’Everest. Son décès à l’âge de soixante-deux ans nous a rappelé que nous partagions quelque chose de précieux et nous a incités à anticiper de cinq ans le quarantième anniversaire de notre ascension.

    Lute était le huitième membre de l’AMEE à mourir. Jake Breitenbach, Dan Doody et Willi avaient perdu la vie en montagne, Barry Bishop et Barry Prather dans un accident de voiture, Jim Ullman et Dick Emerson des suites d’une maladie. Sept des vingt et un membres de l’expédition sont encore en vie : Norman Dyhrenfurth, Maynard Miller¹, Dick Pownall, Al Auten, Jim Whittaker, Dave Dingman et moi-même. Le plus âgé, Norman, le chef de notre expédition, a quatre-vingt-quatorze ans, et le plus jeune, soixante-seize. Des quatre alpinistes qui se sont blottis les uns contre les autres au cours d’un bivouac improvisé à 8 530 mètres d’altitude le 22 mai 1963 – Jerstad, Bishop, Unsoeld et Hornbein –, je suis le seul encore vivant.

    Tant de retours en arrière, tant de réflexions – peut-être parce que le passé est maintenant bien plus riche que l’avenir. Dans ma neuvième décennie désormais, il est clair que la ligne d’arrivée n’est plus très loin. Comme Gil Roberts l’a écrit dans une lettre d’adieux à ses amis, peu de temps avant de mourir du cancer en 2000, « personne ne finit sa vie vivant ». Six mots si évident et pourtant si profond qui ont eu une grande influence sur ma manière d’envisager la fin de vie. J’ai partagé les derniers moments de deux autres membres de l’équipe : Barry Corbet et Jim Lester, deux personnes qui ont occupé une place particulière dans ma vie après que Dick et Willi n’étaient plus là pour « gérer Hornbein », comme Willi avait coutume de dire. (Je sens encore parfois la main de Willi sur mon épaule.)

    Confrontés à des problèmes de santé incurables, Gil Roberts, Barry Corbet et Jim Lester se sont obstinés à choisir le moment de leur départ. Je soupçonne les alpinistes (entre autres) de nourrir une illusion de contrôle et de faire perdurer ce besoin jusqu’au tout dernier acte de leur vie, celui de mourir.

    Notre ascension de l’arête ouest n’aurait pu se faire sans Barry. Trois ans plus tard, en compagnie de Pete Schoening et de John Evans, il a réalisé la première ascension du mont Vinson, le point culminant du continent antarctique, et dans les jours qui ont suivi, John Evans et lui ont gravi le mont Tyree, sa plus belle ascension, selon ses dires. Puis, en 1968, Barry tournait un film de ski quand l’hélicoptère dans lequel il

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