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De la part de la reine mère: L’Afrique du Nord des Romains aux pieds-noirs
De la part de la reine mère: L’Afrique du Nord des Romains aux pieds-noirs
De la part de la reine mère: L’Afrique du Nord des Romains aux pieds-noirs
Ebook597 pages6 hours

De la part de la reine mère: L’Afrique du Nord des Romains aux pieds-noirs

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About this ebook

Suivez la discussion mouvementée d'une mère et son fils au sujet du parcours de l'Algérie !

Dans un lieu improbable, la Reine Mère dialogue avec son fils dont elle est seule à entendre la voix. Lui, interroge, commente. Elle, explique, s’éparpille, invente au besoin. Sous prétexte de retracer le parcours de l’Algérie, sa terre natale, elle laisse libre cours à ses humeurs. Ses coups de griffes n’épargnent ni les politiciens ni les religieux. L’humour laisse parfois place à la gravité, à la tendresse, particulièrement dans la description d’un monde où elle a grandi et qui n’existe plus.

Découvrez, dans ce roman historique et biographique, la description à la fois douce et amère du vécu d'une femme au sein d'un monde révolu.

EXTRAIT

Les rapports avec l’Algérie ne furent pas, non plus, au beau fixe.
En 1973, Houari Boumediene, président, premier ministre, ministre de la Défense, de la République Algérienne démocratique et populaire, esquissa la perspective d’une union entre les deux pays. Il s’attira une réplique narquoise « Bonne idée ! Pour établir un meilleur équilibre, l’Algérie pourrait nous céder Constantine ». Penaud, il n’insista pas.
Cela n’empêcha pas Bourguiba de rêver à des États-Unis d’Afrique du Nord comportant la Tunisie, le Maroc, l’Algérie, la Maurétanie et la Libye, avec pour capitale Kairouan.
Vision qui fit saliver l’infréquentable Mouammar Kadhafi.
Heureusement, le projet resta dans les cartons.
— N’est-ce pas Nicolas Sarkozy, spécialiste d’innovations biquotidiennes, qui évoqua la création d’un bidule réunissant les pays méditerranéens ? D’après certains racontars malveillants, la chancelière allemande Angela Merckel se serait froissée de ne pas être conviée à faire partie de l’aimable assemblée.
— Les rives allemandes sont éloignées de la Méditerranée, mais, vu le nombre de ses compatriotes qui y font trempette, elle pensait être en droit de recevoir sa carte d’adhérente. Elle eut tort de se formaliser, en moins d’une semaine Sarkozy était passé à autre chose.
— Comme à son habitude.
— Kadhafi et Bourguiba envisagèrent un moment de réunir leurs deux pays sous un seul drapeau, dotés d’une armée commune et d’un unique président.
— Connaissant la nature démocratique de Kadhafi le résultat des élections, non truquées naturellement, aurait donné naissance à une fédération entièrement dévouée à sa personne !
— Solennellement annoncée, l’ébauche prit eau dans l’indifférence générale.
Prêtes à s’entretuer au moindre prétexte, les nations arabes affichent immanquablement une solidarité trompeuse face aux Occidentaux. Bourguiba, qui ne se priva pas d’envoyer dans les cordes les représentants du FLN, fut un parfait exemple de duplicité durant la guerre d’Algérie.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Comédienne, Claudette Caryl Douay a cessé cette activité pour raisons familiales. Elle s’est consacrée à l’écriture, a collaboré avec des magazines internationaux et des ouvrages pédagogiques centrés sur la musique classique. L’Orchestre National de France est son premier livre paru aux éditions Van de Velde/Radio-France.
LanguageFrançais
Release dateJul 22, 2019
ISBN9782851137319
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    De la part de la reine mère - Claudette Caryl Douay

    Prologue

    Dans un lieu improbable, la Reine Mère dialogue avec son fils dont elle est seule à entendre la voix.

    Il l’interroge, elle explique, commente, avec parfois une mauvaise foi réjouissante.

    Sous prétexte de raconter l’histoire de l’Afrique du Nord, cette native d’Alger relate des faits réels, d’autres moins authentiques, aborde des thèmes épineux pour le plaisir d’asséner ses vérités.

    Passant des conquêtes romaines à la Seconde Guerre mondiale, de Jules César à Charles de Gaulle, du christianisme à l’islam, sa tonalité se fait légère ou grave selon son humeur, ses convictions.

    Au fil de sa causerie surgissent les souvenirs... Affleure alors une souffrance que son fils, impuissant à apaiser, s’efforce tendrement d’adoucir.

    La France aux Français

    « La France aux Français. »

    À moitié décollé, le tract s’agite mollement au gré d’une brise paresseuse, en ce lumineux matin de mai.

    Perplexe, tu as demandé :

    — Quels Français ?

    Bonne question.

    Faut-il, pour prétendre au droit du sol, descendre sang pour sang du peuple gaulois ?

    Se suffire du Gallo-Romain, à qui nous sommes redevables du latin dans le texte ?

    — Et des spaghettis al dente !

    Doit-on préférer ce Clovis venu d’ailleurs, qui pratiqua un chantage éhonté auprès du Tout – Puissant  « ma victoire contre un baptême «  ? Choisirons-nous le grand Charles ? Pas celui de Londres mais l’autre, à la barbe fleurie des manuels d’antan, malgré sa propension à délaisser les petites femmes de Lutèce pour celles d’Aix-la-Chapelle ?

    Ce n’est pas tout de clamer sa préférence nationale, encore faut-il préciser de laquelle se prévaloir. Comment ne pas douter de la pureté de cette France profonde, quand on évoque les invasions des Sarrasins essaimant beurs et beurettes jusqu’en Poitou-Charentes ? Dans nos provinces aimablement collaboratrices (déjà !) nos amis anglo-saxons ne laissèrent-ils pas de solides et braillards souvenirs ? Le chant préféré des Germains, Teutons, et autres Uhlans, ne fut-il pas « En passant par la Lorraine » quitte à annexer l’Alsace ? Ne vit-on pas des Espagnols en Flandres ? Des Italiens à Cimiez ?

    — Et la Corse ?

    — Ah ! La Corse ! Louis XV renonçait à l’acheter, par crainte de voir se propager le partage obligatoire des recettes (le mot racket restait à inventer) et l’élimination clanique héréditaire (connue sous le nom de vendetta) Bonaparte se faisait sacrer à Rome, Tino Rossi entamait sa carrière dans les chœurs de la Scala, Charles Pasqua fernandelisait son cabotinage en napolitain. Et tout ça, ça fait d’excellents Français, chantait sous l’Occupation un Maurice Chevalier, hilare, devant un parterre pétaino-collabo-résistant.

    — Mais alors, l’identité corse, le vote indépendant savoyard, le séparatisme basque, l’autonomie bretonne, c’était pour la couleur locale ?

    — La spécificité de notre pays se retrouve dans ses contradictions amoureusement entretenues.

    Connais-tu beaucoup de nations capables de jeter dans la rue des millions de manifestants, venus conspuer une réforme qu’ils applaudiront six mois plus tard ?

    — Quand l’opposition obtiendra la majorité ?

    Comment s’y retrouver avec un peuple qui pratique généreusement la compassion envers les opprimés et encourage les politiciens, en mal de suffrages, à de consternants dérapages ?

    Nos convictions vacillent facilement. Nous nous vantons d’être Européens mais faisons montre d’un chauvinisme caricatural. Ainsi la presse titrera-t-elle : « Duplantin a remporté triomphalement la deuxième place dans l’étape contre la montre », reléguant en dernière ligne le pauvre type qui l’a devancé.

    Un étranger.

    Attention, cela ne signifie pas que nous le boudons, cet étranger.

    Au contraire, nous l’aimons bien.

    Surtout chez lui.

    Nous lui rendons volontiers visite, revenons enchantés de son accueil, louons à l’envi son hospitalité, sa gentillesse, la dignité de son indigence folklorique.

    À peine rentrés, sous prétexte de préserver l’intégrité nationale, nous approuvons le renvoi des migrants fuyant l’insupportable misère de leur sol natal. Notre patriotique indignation ne nous empêche pas de recevoir les dirigeants de ces pays, tyrans corrupteurs et corrompus, dès lors que s’annoncent de mirifiques promesses d’achat, pour la plupart non tenues.

    La France aux Français…

    L’Histoire bégaie.

    Avant les Africains, nous avons connu les arrivées massives de Polonais, Italiens, Espagnols, Portugais venus, eux aussi, manger le pain de nos honnêtes ouvriers. Leurs femmes se partagèrent le monopole des loges et du plumeau, chassant nos ancestrales pipelettes et nos accortes soubrettes.

    — Qui les engagèrent ?

    — Les beaux quartiers. Qui crois-tu ? Les bas salaires intéresseront toujours les hauts revenus.

    Aujourd’hui, les mêmes rumeurs continuent d’accuser l’immigré de bénéficier d’avantages illicites, inaccessibles aux citoyens français.

    Prête un peu l’oreille à ces propos édifiants.

    « ILS n’ont pas besoin de travailler avec leur nombre de femmes et d’enfants par foyer. »

    « C’est forcé qu’avec EUX la Sécurité Sociale soit déficitaire. À la moindre égratignure, ILS sont à l’hôpital, à encombrer les couloirs et insulter docteurs et infirmières. »

    « ILS auraient tort de se gêner, c’est nous qui payons. »

    « Dans certains quartiers, il n’y a plus de noms français sur les boîtes aux lettres. L’accent parigot a disparu. De nos jours, le titi a l’accent beur et la répartie ordurière. »

    « Nos députés voyageraient, comme nous, dans le métro aux heures de pointe, ils s’apercevraient enfin combien le blanc se fait rare. »

    Nous subissons les immigrés comme jadis la noblesse s’accommodait des manants.

    Heureusement, la xénophobie hexagonale se contente souvent de propos de café du commerce dominés par la bêtise et l’inconscience.

    Ah ! Pouvoir rejeter nos ennuis sur un bouc émissaire ! Longtemps, ce rôle fut dévolu à l’ennemi héréditaire.

    Nous voici aujourd’hui en manque. Cela déconcerte nos généraux.

    Aurait-on conclu l’Entente Cordiale si le Prince de Galles, inconditionnel des folles nuits parisiennes, avait hérité la pruderie de sa maman, la reine Victoria ? L’indéfectible amitié franco-anglaise proclamée ne masque pour autant pas une susceptibilité chatouilleuse remontant à des siècles d’animosité franche ou larvée. Au moindre arbitrage douteux d’une rencontre sportive resurgit le qualificatif de  perfide Albion tandis que, de l’autre côté du Channel, l’expression fair-play prend une signification diamétralement opposée à la nôtre.

    — Suivant la nationalité du distributeur d’horions ?

    À force de persévérance, l’Allemand détrôna son cousin insulaire.

    Ses menées belliqueuses déclenchèrent de virils mouvements de menton de notre part. Après 1870, on chanta « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine », alors que nous en étions dépossédés ; durant la débâcle de 1940, les rares Français accrochés à leur T.S.F. eurent le réconfort de s’entendre proclamés vainqueurs. Nous étions les plus forts. La route du fer n’était-elle pas coupée ?

    — Elle était la seule à l’ignorer.

    — Sur place, notre armée ulcérée constatait la déloyauté de l’adversaire contournant une ligne Maginot judicieusement agencée pour le contenir. Personne, parmi les étoilés de notre état-major, n’avait apparemment pensé comme le firent benoîtement les chars allemands, combien nos belles départementales étaient faciles à emprunter.

    Maintenant, le regard a cessé de fixer la ligne bleue des Vosges. Aussi le clandestin arrive-t-il à point nommé pour déverser le trop-plein de rancune face à un quotidien difficile.

    C’est la faute à… 

    Le Français trouve son bonheur dans la mauvaise humeur permanente. Heureux de saisir un prétexte, surtout si celui-ci s’avère d’une puérilité confondante.

    — Par exemple ?

    — L’heure d’été. Les pays l’ayant adoptée se contentent d’avancer ou de reculer les aiguilles des montres, sans commentaire. Pas chez nous, ce serait trop simple. Les agriculteurs sont contre tout changement (Le monde rural désapprouve toujours, sauf lorsqu’il s’agit de subventions jugées alors insuffisantes), les mères de famille pestent contre les fatidiques soixante minutes (faut-il allonger ou raccourcir le moment de donner un biberon vigoureusement réclamé par des estomacs mécontents ?) Du pédiatre au gérontologue, le corps médical émet de sérieuses réserves contradictoires. Pour une fois toutes tendances confondues, la classe politique s’en fout. Cependant, à seule fin de  ‘passer’  au journal télévisé, elle se lancera volontiers dans sa phraséologie coutumière, afin de donner un avis répondant à celui de son électorat.

    En réalité tout le monde -ou presque– sait pertinemment qu’il est impossible à la France de régler le problème sans l’accord des partenaires européens. Mais où serait le charme de la controverse (pardon, de la polémique. Expression à la mode, utilisée à propos du plus futile désaccord par des journalistes en panne de vocabulaire) si le pays de Descartes venait à mettre de la logique dans son raisonnement ?

    — Si je te suis bien, les Français adorent s’opposer dans tous les domaines. Sauf peut-être, celui de la religion ?

    — Tu plaisantes ? Passons sur les actuels discours nauséeux de la droite extrême, à propos de l’islam, et projetons-nous aux premiers temps du christianisme. Blandine et ses compagnons de secte – on parle d’Église à partir d’un certain nombre d’adhérents – auraient beaucoup à raconter sur leur sort de casse-croûte servi aux fauves. Une fois leur chef nommé pape, les catholiques de notre doux pays s’empressèrent d’oublier la parole du Christ, l’amour du prochain, pour se lancer dans l’Inquisition, la Saint Barthélemy, les dragonnades ; ils inventèrent la myopie de conscience sous l’Occupation. Les inscriptions infamantes sur les vitrines, le port de l’étoile jaune, l’incitation à la haine raciale, les rafles menées par des flics altruistes, ils ne savaient pas, n’avaient rien vu, rien entendu, jamais écouté les éructations de Radio Paris.

    — Puisqu’il n’y a ni antisémitisme ni racisme français, c’est par étourderie que l’on parle de ‘race juive ‘ ? De ‘l’islamisme arabe’ ?

    — Nos incohérences font depuis longtemps les délices de la presse étrangère. Encore ignore-t-elle la saveur de nos querelles de clocher. À l’époque du mondialisme, observe la méfiance du Ch’timi envers le Méridional, celle du Marseillais à l’encontre du Girondin. Lequel ne supporte pas les Alsaciens divisés en Haut et Bas Rhin, unis dès qu’il s’agit de faire front contre les Lorrains dont on connaît l’éternelle rivalité entre Metz et Nancy.

    Le Niçois nargue le Parisien sur la Promenade des Anglais. Celui-ci lui rend la monnaie de sa pièce en le talonnant aux heures de pointe place de la Concorde, en l’occurrence mal nommée.

    — C’est qu’il ne fait pas bon rouler dans la capitale, si l’on n’est pas francilien.

    — Souviens-toi du goguenard « Encore un 78 ! «  sur les lèvres ironiques des ‘ 75 ‘, remplacé par un «  Alors tu avances, le 92 ? » exaspéré, à la moindre hésitation. Aux yeux de milliers de César, il existera toujours un monsieur Brun.

    — Cela me fait penser à notre jardinier. Le pire massacreur de fleurs, doublé du plus catastrophique bricoleur. Natif de Lunéville, ce paisible résident cannois, qui a adopté un accent à rendre jaloux les Raimu et Fernandel de toute la Provence, tient avec bonhomie des propos d’une rare violence. Il rejette l’humanité en bloc, les étrangers au détail. Il s’en prend principalement aux Noirs et aux Arabes, scindés en deux catégories : les milliardaires passés de l’état de chamelier à celui de despote en ayant sauté la case civilisation, et la racaille effrontée qui fait régner l’insécurité dans nos contrées autrefois paisibles.

    Sa xénophobie s’alimente à la lecture des faits divers de Nice-Matin, où s’inscrivent les méfaits perpétrés par des voyous aux noms à consonance étrangère. Son opinion est sans appel : Cannes, Nice, Antibes sont gangrénées par les maffias russe, corse, italienne, arabe. Ces belles villes où il faisait bon vivre sont devenues les plaques tournantes de trafics inavouables, des lieux de convergence du crime organisé, des pavillons de complaisance.

    — Les drapeaux suisses et luxembourgeois sont en nombre croissant dans ces ports.

    — D’après lui, la faute incombe au laxisme des politiciens, tous achetés, tous pourris. À ses côtés, l’extrême droite prend un air humaniste. Pourtant, il ne vote plus pour elle depuis que le  service d’ordre de ce parti lui a pété sa calandre. « Vous savez combien m’a coûté leur plaisanterie ? » Ses convictions ont des limites.

    À fulminer sans cesse, il a rendu le genre humain responsable de tous les maux.

    Les rosiers crèvent ? C’est la faute aux avions qui larguent le kérosène au-dessus du jardin. Jamais à cause d’une taille calamiteuse.

    — Faut-il supprimer les avions dont on sait qu’ils contribuent au réchauffement climatique ?

    — Le temps de nous véhiculer de Cannes à Nice, il aura liquidé les chauffards osant le doubler, les slalomeurs kamikazes, les galopins accrochés à leurs portables, les blondes (?) lambinant sur la voie médiane. Arrivé à destination, il nous quittera avec un aimable sourire, non sans soupirer, nostalgique « Au fond, ce qu’il ‘leur’ faudrait, c’est une bonne guerre. »

    À l’image d’innombrables beaufs brandissant leur imbécillité en étendard, il ferait sauter la moitié de la planète pour lui apprendre à vivre.

    Aucun manuel ne le précise, mais le premier conflit éclata dès que l’homo sapiens comprit comment assommer son prochain à l’aide d’un os de mammouth.

    Depuis, sa descendance n’a eu de cesse de s’entretuer en prenant soin de proclamer sa cause juste, quitte à s’approprier un Dieu prudemment silencieux, pour mieux convaincre les réticents. L’Occident inventa les Croisades, l’Orient n’en finit pas de proclamer des guerres saintes et de sacrifier des milliers de victimes censées démontrer l’infinie bonté de l’Être Suprême.

    Une bonne guerre !

    Le fut-elle, celle d’Algérie, longtemps dissimulée sous le vocable d’insurrection ? Reconnue officiellement trente-sept ans plus tard ?

    Ton père y gaspilla ses vingt ans, trop heureux de s’en sortir indemne.

    Une guerre ? Quelle guerre ?

    Paris ne voyait alors qu’une simple opération de maintien de l’ordre.

    La dénomination évitait de verser la moindre roupie supplémentaire à la maigre solde des appelés. Leur participation à cette innocente pacification ne s’apparentait-elle pas à un dépaysant tourisme exotique ?

    — Comment arriva-t-on à ce drame ?

    — Par aveuglement, inconscience, incompétence, côté français. Parce que l’Algérie possède le gène destructeur qui la pousse inexorablement au désastre. Observe son parcours fait de larmes, de sang, de corruption. La gentille fée qui lèvera la malédiction, balaiera les injustices, distribuera équitablement les richesses, tarde à se manifester.

    — J’aimerais que tu me racontes ce pays.

    — C’est une longue histoire.

    — J’ai l’éternité pour t’écouter.

    La Berberie de Carthage à Rome

    Le vent léger et parfumé a cédé la place au mistral impétueux.

    Tel un animal en fureur, il charge, rageur, chasse les nuages blottis en boules cotonneuses au-dessus de l’Estérel, secoue brutalement les oliviers centenaires et les lauriers-roses. Son souffle puissant irrite la Méditerranée dont les lames balaient les plages, tentent d’entraîner le sable à chaque assaut. Dans le ciel d’un bleu incroyablement pur, le soleil darde à son aise ses rayons crus, aveuglants. Là, un pin parasol offre son ombre bienfaisante, à défaut de protection contre la poussière tournoyante.

    — Te voilà enfin. J’ai failli attendre.

    — Il m’a fallu replonger dans des archives oubliées. Le récit s’avère si tourmenté que je ne sais comment l’aborder.

    — Pourquoi pas par le début ?

    — Installe-toi confortablement, cela risque d’être long.

    Il y a quelque dix mille ans, arriva dans le nord de l’Afrique une peuplade appelée Lebou ou Libyenne par les Grecs, Barbares pour les Romains, c’est-à-dire étrangère à la culture gréco-romaine. Barbare devint Berbère, Berbérie, Barbaresque.

    — Qu’en pensait l’intéressée ?

    — Rien, elle ne se sentait pas concernée. Elle-même se nommait, quand ça l’arrangeait, Tamazight ou Amazigh, femme ou homme libre. Cela ne manque pas de sel, si l’on songe que ce peuple passera d’un asservissement à l’autre, sans connaître de liberté.

    — D’où venait-il ?

    — Question simple à laquelle se heurtent nos éminents spécialistes. Ils évoquent avec prudence l’Homme de Mechta el Arbi, situent l’arrivée entre 30 000 et 20 000 av. JC, parlent de civilisation ibéromaurusienne vers 10 000 av. JC. L’homme de Mechta aurait été repoussé par le Capsien, un Protoméditerranéen. Ces ancêtres suscitent un nombre considérable d’interrogations. Le Berbère est décrit : a) de petite taille, le teint mat, les yeux et les cheveux foncés. b) grand, blond, la peau claire et les yeux bleus¹.

    — Il faut croire qu’ils étaient beaux garçons… les Romains.

    — Franchement, tu me déçois.

    — Oui, mère. Certainement, mère. On continue ?

    — Les Berbères parlaient des dialectes libyques dont il semble que l’origine soit sémitique.

    Appelée aujourd’hui tamazight par les Kabyles, la langue berbère s’obstine, à travers millénaires et colonisations, à traduire une identité d’autant plus précieuse qu’elle fut malmenée.

    Les Berbères parlaient d’abondance, mais ils écrivaient peu.

    Ils connaissaient pourtant l’écriture, comme l’attestent les signes libyco-berbères vieux de plus de deux mille ans. Ils la connaissaient, mais répugnaient à s’en servir. Ils préférèrent nous laisser aux prises avec les récits approximatifs de conteurs, arrivés des siècles plus tard, qui mélangèrent allègrement réalité et fiction.

    — Bref, on ne sait pas grand-chose.

    — N’exagère pas. Nous savons, par exemple, que ce peuple pratiqua le troglodytisme.

    — L’homme de Cro-Magnon aussi. Tu parles d’un scoop.

    — Lui, en fut adepte jusqu’au XXème siècle. Pas tous, naturellement. Des sédentaires optèrent pour le gourbi, une habitation faite de pierres et terre séchée typique de  ‘là-bas’. Les nomades améliorèrent la maison démontable qui, plus tard, fera la joie du campeur et la fortune de la famille Trigano.² Ils (les Berbères, pas les Trigano) avaient coutume de déposer leurs chers disparus dans les grottes avoisinantes. Lorsqu’ils déménageaient, ils refusaient de les abandonner, les emmenaient avec eux. Par la suite, ils prirent l’habitude de les enterrer à la sortie des villages, soigneusement repliés, à plusieurs par tombe.

    — Maman !

    — Quoi, maman ? Les Nazcas en firent autant.

    — Exact. Désolé.

    Leur mode de vie n’était pas compliqué. Ils ne ressentaient nul besoin d’ériger des temples, de faire appel à un clergé, pour manifester leur foi en une nuée de génies, ces djinns qui traversèrent malicieusement les civilisations, cohabitèrent avec les dieux locaux ou empruntés successivement aux Égyptiens, Carthaginois, Romains, si habilement intégrés que les colons arabes s’y laissèrent prendre.

    Dès que les Berbères surent cultiver le blé, la semoule devint la base des repas.

    — Déjà ?

    — Le couscous s’accompagnait de légumes, d’un peu de viande, de quelques fruits. La boisson se limitait à l’eau, parfois au lait. Alimentés sobrement, adaptés à un environnement malsain, ces hommes faisaient de solides centenaires quand ils ne périssaient pas de mort violente.

    — Faut-il comprendre que le climat s’avérait hasardeux pour le voyageur ?

    — En 1830, il fut même fatal à des centaines de braves gens débarqués, avec leurs illusions, dans le sillage de l’armée française.

    L’Algérie resta longtemps une terre destinée aux plus costauds. Durant les années de guerre d’indépendance, nombre de soldats du contingent, découvrant la modernité des villes, partirent confiants dans les djebels d’où on les réexpédiait hâtivement vers les hôpitaux, terrassés par un paludisme dont ton père garda longtemps les séquelles.

    Ce pays, tout en contrastes, offre des paysages dont la beauté fulgurante incite à sous-estimer son accès difficile.

    Les montagnes omniprésentes dégringolent en à pic au-dessus de la mer, dont les couleurs turquoise et saphir ont donné leurs noms à des côtes aux reliefs tourmentés, où se blottissent des criques peu accueillantes.

    Le climat du littoral s’avère chaud et humide en été, doux et humide en hiver.

    — Bonjour les rhumatismes…

    — De novembre à février, saison des pluies, de grosses averses s’abattent, renforçant une pénible impression de froid dans les maisons et les appartements pour la plupart non chauffés. Le printemps, assez court, est par contre délicieux. Une douce chaleur procurée par un soleil généreux, sans être encore trop ardent, suscite une irrésistible envie de se rouler dans l’herbe tendre.

    Avec la même générosité, l’Algérie déploie le sable de ses plages et celui de l’immensité saharienne. On pratique la natation à Alger ; à cinquante kilomètres de là, on skie à Chréa.

    La neige tombe abondamment sur les alpages de la Haute-Kabylie. À quelques encablures des banlieues algéroises, Médéa, la ville des roses au temps de la présence française, s’ouvre au sud sur une grande steppe annonçant le désert.

    Aux pieds des Hauts Plateaux de l’Aurès, des palmiers veillent devant le défilé d’El-Kantera, faille abrupte dans la barrière rocheuse. Partout, immanquablement, les plaines se heurtent aux montagnes. Celles de la Mitidja furent, jusqu’à l’arrivée des Français, de pestilentiels marécages, interdits aux hommes et aux bêtes par des myriades de moustiques vecteurs de la malaria. Les plaines communiquent entre elles par des défilés étroits creusés par les oueds, torrentiels durant les pluies, à sec les autres mois.

    À travers les rochers de l’Atlas, seul passage vers le sud, les superbes gorges de la Chiffa et de Palestro s’efforcent de mériter leur renommée.

    L’Algérie souffre de l’absence de majestueux fleuve navigable. Le plus long qu’elle possède prend sa source dans l’Atlas saharien. Après un parcours de six cents kilomètres, le Chélif se jette dans un pauvre estuaire, quand la saison sèche ne l’a pas transformé en ruban boueux.

    Le voyageur en mal de dépaysement sera comblé par l’infinie variété de sites et de couleurs.

    Des monts désertiques aux steppes monotones, des canyons arides aux forêts de cèdres, de chênes-lièges, d’oliviers plusieurs fois centenaires, ce pays est fait de multiples splendeurs.

    Son drame réside dans sa configuration morcelée, compartimentée. Isolant les habitants, elle ne permettra pas l’union nécessaire à la création d’une nation.

    Dans les temps reculés, les peuplades ainsi éparpillées vivaient en tribus.³Les familles les composant préservaient jalousement leur indépendance, veillaient à concilier intérêt général et particulier. Les hommes, dociles et courageux en temps de guerre, se révélaient individualistes, indisciplinés, le péril écarté. Lorsque des voisins les menaçaient, cela arrivait fréquemment, compte tenu d’un tempérament querelleur, ils se réunissaient afin de désigner le plus apte d’entre eux à les mener à la victoire. Si aucune personnalité ne se détachait, ils demandaient protection à une tribu alliée.

    À ce petit jeu, un individu charismatique avait tôt fait de se retrouver à la tête d’un protectorat de bonne dimension. La tentation était forte de se proclamer aguellid (prince) et transformer une responsabilité temporaire en charge héréditaire. Devenu chef à vie, l’aguellid s’entourait des membres de sa famille et d’amis sûrs. Après quoi, il s’empressait de lever des impôts.

    — Chez nous, ce genre de tradition perdure. Dès le nouveau ‘ prince président ‘ élu, les ministères sont distribués aux courtisans les plus godillots qui inventent de nouvelles taxes,

    — En cas de mécontentement, les Berbères s’arrogeaient le droit de faire passer l’aguellid de vie à trépas.

    — Après le sort réservé à Louis XVI et Robespierre, récidiver aurait provoqué une pénurie de candidats prêts à faire  don de leur personne à la France.

    — Normal ! Les postulants ne veulent pas se donner au point de perdre la tête.

    Longtemps, la proie des fauves, les Berbères se vengèrent en les traquant impitoyablement, pour le compte des cirques romains. Cependant, leurs plus implacables ennemis ne furent pas les lions mais leurs frères, la famille, les voisins. Nomades contre sédentaires, gens de plaine contre montagnards. Tous se haïrent, se trahirent, se firent la guerre en permanence.

    Durant les siècles de colonisations successives, les tentatives d’autonomie des rares princes éclairés sombrèrent dans les complots, les rivalités internes, les dénonciations. Ces haines tribales se révélèrent pain béni pour l’occupant, dès qu’il en comprit le mode d’emploi.

    Trop absorbé par ses luttes intestines, ce peuple épris de liberté, courageux, intelligent, découragera la bienveillance des dieux et ratera la prise en main de son destin.

    Les premiers étrangers à fouler le sol berbère furent des marins cananéens, suivis par les Phéniciens. Ils reçurent l’accueil souriant d’autochtones, curieux de découvrir d’autres civilisations. Cette bienveillance virera par la suite à une juste méfiance.

    Ils bâtirent Utique en Tunisie, Lixus au Maroc, profitèrent des escales pour ouvrir des comptoirs le long des côtes.

    Plus tard, vers 814…

    — Tu ne peux pas te montrer plus précise ?

    — Je raconte ce que je sais. Et je ne connais pas les dates exactes, pas plus que les historiens d’ailleurs. Donc, en 814 – ou à peu près – la fille du feu roi de Tyr, Élisa (Didon), sœur de Pygmalion, arriva à son tour. Pas seule. Dans le sillage de la reine suivaient des Tyriens et des Chypriotes qui s’installèrent dans un site admirablement situé, non loin de Tunis.

    — Ils appelèrent leur cité Carthage. Tu sautes le chapitre ?

    — Je me contenterai de résumer.

    — Je me doutais qu’on n’y couperait pas.

    Carthage débuta modestement.

    Avant de prendre son essor, la Cité commença par payer docilement tribut aux Lebous (Libyens) propriétaires des terrains. Par la suite, désireuse de s’émanciper, elle fit montre d’ingratitude envers Tyr décadente, oublia sa vocation de commerce enrichi par des échanges prospères. À constater son opulence, les succès militaires remportés par un état-major avisé, les Carthaginois se prirent à rêver grandiose dans leurs menées expansionnistes.

    Grisés par leur importance, ils firent preuve d’une morgue déplorable à l’égard de Rome, snobèrent son impérialisme menaçant. Possesseurs d’une flotte à juste titre redoutée, de richesses considérables les autorisant à faire face aux dépenses militaires, assurés du savoir-faire des stratèges hautement qualifiés, ces naïfs mésestimèrent la puissance romaine.

    Sans mollir, avec un entrain dévastateur, ils crurent pouvoir aligner les mêmes ambitions et, hardi petit, foncèrent dans le piège des guerres puniques.

    — Ouais. Hannibal, le passage des éléphants, j’ai appris le programme en sixième.

    Les hostilités mirent en évidence la versatilité des Berbères, leur promptitude à intervertir les alliances sans état d’âme. À se jeter avidement dans toute mêlée passant à portée de poings, les tribus vivront des heures exaltantes entre leurs propres conflits et ceux des deux Cités, apportant alternativement un soutien sans autre logique qu’un intérêt immédiat.

    — J’imagine le dialogue chez les Romains :

    « Dis-moi, Macronius, qui sont nos alliés aujourd’hui ? — Les Numides ont accepté nos dernières offres. Mais il ne faudrait pas trop lambiner, j’ai entendu Marcellus s’inquiéter de la hausse des tarifs. — Cette manie des Carthaginois d’augmenter les primes avant chaque combat nous coûte cher en désertions ! »

    — Cela m’amène à évoquer le cas de Massinissa. Fils du Numide Gaïa, chef de la tribu des Massyles, cet ambitieux jeune homme avait vu avec dépit la succession lui échapper au profit d’un oncle, puis d’un cousin, suivant l’ancestrale coutume agnatique qui favorisait le plus âgé de la branche paternelle. Sa rancœur s’accrut lorsque les Masaesyles, autre tribu numide, envahirent son territoire sous la conduite de leur chef Syphax, l’obligeant à un humiliant exil désargenté.

    Absorbé par ses propres luttes, Syphax, vainqueur des Massyles, s’était mollement déclaré partisan de Carthage, par égard pour le célèbre général Hasdrubal, qui avait su flatter sa vanité en lui proposant la main de sa fille. Grâce à la belle Sophonisbe, il avait acquis ses entrées dans un Tout-Carthage toujours sensible à l’affichage des réussites. La sienne se trouvait confortée par la victoire sur les Massyles. Devenu maître de toute la Numidie, il répugnait à s’engager auprès d’Hasdrubal malgré ses  ‘affectueuses’ pressions.

    Seulement, Sophonisbe restait dévouée à son père. Puisque le général s’entêtait à vouloir l’armée masaesyle en renfort, elle se fit un devoir de convaincre son mari de plonger dans les embêtements d’une guerre qui ne le concernait pas. À sa décharge, on ne peut pas dire que cette perspective l’enthousiasmait, mais quand faut y aller, faut y aller. La gracieuse Sophonisbe tenait essentiellement à ce qu’il y aille, et ce que femme veut…

    Pendant ce temps, le fringant Massinissa s’ennuyait ferme quelque part en Petite Syrte, sur la côte tunisienne, où il avait atterri. Les promesses alléchantes de Carthage qui sollicitait son appui le tentaient. Mettre un terme à une inactivité pesante, tout en se remettant à flot, offrait une agréable perspective. Pourtant il hésitait : l’alliance le mettrait aux côtés de Syphax dont la seule évocation lui tordait l’estomac.

    — Racine aurait jugé la situation cornélienne.

    — Très amusant ! Finalement, Massinissa accepta de combattre les Romains.

    Pas longtemps.

    Par une journée de bataille ordinaire, au cours de laquelle chaque camp s’efforçait d’embrocher le plus d’adversaires possible, le Numide estima en avoir ras la calotte de Carthage et des Carthaginois. Il prit une large inspiration, ramassa ses guerriers valides et tira sa révérence.

    — Autrement dit, il déserta.

    — Non seulement il abandonna la partie en pleine action mais, dans le même élan, il rejoignit les Romains. Scipion l’Africain, qui le vit arriver à l’heure du déjeuner, s’en étouffa d’étonnement dans ses antipasti.

    « Après tout, s’amusa-t-il, pourquoi pas ? »

    Car Scipion était un opportuniste dénué de scrupule, capable de recourir aux ruses les moins honorables. En 203, ne profita-t-il pas des pourparlers de paix pour incendier les camps d’Hasdrubal et de Syphax ?

    — Cela rappelle la scène de Bernard Blier assommé par Lino Ventura dans « Les Tontons flingueurs » 

    — Sauf que sa contre-offensive ayant échoué, Syphax n’eut pas le temps ‘ d’éparpiller façon puzzle ‘. Il s’enfuit, talonné par Masinissa avide de vengeance.

    Imperméable au pardon des offenses, le Massyle parvint à capturer sa proie, avant de s’octroyer la satisfaction d’une entrée triomphale dans Cirta (Constantine), la Cité paternelle usurpée par les Masaeysiles.

    Arrivé aux marches du palais, il se heurta à l’altière Sophonisbe.

    Elle se tenait là, frémissante de rage, regard farouche, lèvres pincées. Si belle, ô dieux, si belle qu’il en fut chaviré. Le cœur battant, il comprit qu’il se fourvoyait dans une sacrée impasse.

    Comment déclarer sa flamme à une presque veuve lorsqu’on est le bourreau ?

    Par l’aveu sans détour qu’il fit, avec franchise et simplicité.

    Hélas, la ravissante avait hérité de son général de père, la rigidité d’esprit qui rend si particulière la fréquentation des gradés. Vertement rabroué, Massinissa osa une plainte.

    « Eh, quoi ! Je vous offre mon trône et mon lit/sans pouvoir en retour obtenir un merci ? »

    — Il s’exprimait comme ça, Masinissa ?

    — Rageuse, Sophonisbe chercha vainement la rime cinglante qui cravacherait l’insolent.

    Déterminée à avoir le dernier mot, en digne fille d’officier capable d’accomplir un acte idiot sous prétexte d’honneur, elle opta pour un suicide théâtral, sous les yeux de son soupirant pantois.

    « Avec une moukère pareille, Syphax ne devait pas rigoler tous les jours  médita-t-il, pensif. » Avant de conclure, philosophe « Bah, une de perdue, dix à retrouver. »

    Faut-il le rappeler, en bon Berbère, Massinissa pratiquait la polygamie.

    — C’est difficile à croire.

    — À l’état de polygame ?

    — Non, à cette romance calamiteuse.

    — Dommage, elle me plaît bien. Je viens juste de l’inventer. Je peux te présenter une autre version, tout aussi improbable, puisée dans un dictionnaire. Troublée par les déclarations enfiévrées de cet ardent amoureux, Sophonisbe aurait accepté illico de partager sa couche. Les ébats des amants furent gâchés par Scipion, plus retors que jamais, qui prit un malin plaisir d’annoncer son intention de faire figurer la jeune femme parmi ses prises de guerre.

    — Comment réagit notre héros ?

    — Attaquer l’armée romaine à lui seul s’avérait périlleux. Après mûre réflexion, il pensa avoir trouvé la solution. Délicate à présenter, mais il se savait persuasif quand il le voulait. Il convainquit Sophonisbe de s’empoisonner. Ce qu’elle fit docilement.

    — Et lui se garda de la suivre dans la mort ? On est loin des amours de Roméo et Juliette.

    — Attiré par un minois remarquablement mis en valeur par un subtil maquillage, il fut peut-être déçu de découvrir, le lendemain matin, une femme d’une banalité affligeante. Certes, le prétexte pour rompre une liaison éphémère était inélégant, mais il évitait de pénibles affrontements.

    En vérité, personne n’est à même de démêler la fiction de la réalité ; les récits s’accordent seulement sur le suicide de la fille d’Hasdrubal. Libre à toi de faire ton choix.

    L’épisode Sophonisbe clos, le roi des Numides s’attela aux affaires sérieuses.

    Il commença par faire de Cirta une capitale moderne, riante, dotée d’un magnifique palais dont il surveilla attentivement les travaux. À la pendaison de crémaillère, il invita à résidence l’élite intellectuelle et artistique, locale ou étrangère, afin de donner une éducation raffinée à sa cinquantaine de fils.

    Sans connaissances particulières, il passa de la culture à l’agriculture.

    Sur ses conseils, les paysans produisirent de l’orge et surtout du blé, ce qui mit le couscous à la portée de tous. Le travail de la terre, si pénible fût-il, s’avéra fructueux. Il attira les nomades, sédentarisés pour l’occasion, par conséquent plus facilement imposables.

    Un budget équilibré autorisa à battre monnaie. Cela donna les moyens d’enrôler de solides gaillards, afin de renforcer des armées dotées d’un équipement sans reproche.

    Au-delà des frontières, on commença à prendre ce royaume au sérieux.

    Les discours xénophobes enflammés de Massinissa avaient reçu l’adhésion enthousiaste des populations. Ils déplurent, bien sûr, à Rome. Ravalant son mécontentement, la Cité sut habilement ménager cet allié inconditionnel, en dépit d’inévitables bouderies de part et d’autre. À contrario, ses éructations outragèrent Carthage, désespérée par l’acharnement forcené du Numide à arracher et annexer de larges portions de son territoire. Sa convoitise, cause de la troisième guerre, accula les Carthaginois à une rébellion, aussitôt exploitée par les Romains qui sonnèrent l’hallali.

    Porté par le fol espoir de se voir attribuer les terres conquises, Massinissa fut naturellement partie prenante. La mort le surprit en 148, alors qu’il s’apprêtait à participer à la curée.

    Déifié de son vivant lors d’un règne fertile et puissant, il resta dans la mémoire berbère comme le plus grand des rois, celui qui forgea l’espérance d’une nation indépendante dont il esquissa réellement la réalisation. S’il ne put aller jusqu’au bout de ses ambitions, il n’eut pas à se reprocher l’échec de cette formidable aspiration.

    Massinissa disparu, les Romains s’empressèrent de détricoter un ouvrage patiemment construit.

    Le vieux monarque avait confié au consul Scipion Émilien, fils adoptif de Scipion l’Africain, l’épineux problème de sa succession en faisant disparaître l’ancestrale règle agnatique, qui l’avait tant désavantagé, au profit d’une passation de pouvoir par primogéniture. Pour un homme aussi avisé, c’était faire preuve de grande naïveté. À peine son dernier soupir rendu, Scipion le trahit. Il affaiblit sciemment une souveraineté trop bien installée en partageant l’héritage entre ses trois fils.

    — Trois ? Quelle part revenait aux quarante-sept autres enfants ?

    — Les garçons illégitimes ne comptaient pas. Quant aux filles…

    À jouer au plus rusé, Scipion n’avait pas prévu la mort prématurée des puînés. Grand fut son dépit de voir l’aîné Micipsa se retrouver seul aux commandes, sans même avoir eu à formuler d’exigence particulière.

    Contrairement à son fougueux père, qui courait sus à l’ennemi à quatre-vingt-huit ans sonnés, le nouveau souverain n’eut aucune envie de secouer son arthrose au galop d’un cheval.

    Monarque pacifique, il aspira à une vieillesse paisible, dans sa bonne ville de Cirta, en

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