Ven conmigo: Roman
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About this ebook
Cette histoire raconte la vie d’Alma, à travers les destins de quatre générations de femmes, à des époques différentes. Née en 1923 à Melilla, cette enclave espagnole en terre marocaine, elle y vécut les premiers éclats de la guerre civile d’Espagne qui déchira son pays et son enfance de misère.
Deux témoignages de vie se succèdent, celui d’Alma elle-même puis celui de sa fille Lola, comme deux déclarations échangées d’un amour absolu.
Comment continuer à vivre lorsque même la mort de l’une ne réussit pas à rompre le cordon ?
Thésou Estrada nous signe une déclaration d'amour, d'une fille à sa mère, d'une rare intensité. Un hommage pour toutes les femmes, mères et épouses qui restent dans l'ombre.
EXTRAIT
Elle avait connu une nature indomptable qui s’étendait voluptueusement de tout son corps sur des champs étirés à perte de vue, couverts d’amanderaies, d’oliveraies et de figuiers de barbarie. Elle avait mangé des légumes sortis de terre à l’air libre, sans couverture plastique brillant comme une étendue d’eau sous les rayons. Elle avait connu avant la révolution industrielle, le travail harassant d’une femme de son temps, munie de simples outils, de ses mains rugueuses et de traditions l’asservissant.
Elle avait connu la guerre et la faim, la cruauté et le sang, le chagrin et la douleur.
Elle avait connu la passion d’un premier amour parti trop tôt puis un second mariage sans amour. Elle avait connu l’amour absolu pour ses enfants et la peur intense de ne pas pouvoir les nourrir.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Née dans l’Hérault et amoureuse de son Languedoc natal, Thésou Estrada y puise son inspiration. Elle a d’abord suivi une carrière administrative au Ministère de l’Intérieur puis d’Assistante Maternelle Agréée pendant douze ans.
Elle a publié un premier roman La faute d’inattention aux Éditions du Vénasque.
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Book preview
Ven conmigo - Thésou Estrada
Première partie
Récit d’Alma
Tu n’es plus là où tu étais,
mais tu es partout là où je suis.
Victor Hugo
Chapitre 1
2010 – Ailleurs, au-delà.
Je traversais ma chambre où personne ne rentrait plus, mon lit médicalisé, surplombé de sa potence censée me redonner de la force, avait disparu. Débarrassées aussi ma commode et ma télévision. L’espace pourtant restreint semblait bien plus grand, plein d’un vide inquiétant. Plus lumineux, les murs orange se reflétaient les uns sur les autres comme des miroirs. Cette lumière bizarre ne ressemblait pas à celle d’un jour ensoleillé. D’ailleurs, dehors, aucun rayon ne traversait la grisaille de cette journée. Mon basilic fané ne parfumait plus mon rebord de fenêtre, je supposais qu’il était la dernière victime de ma fille, Lola, ma tueuse en série de végétaux sur tiges. On avait profité de mon sommeil pour retirer mes vêtements du placard. Mes si jolies robes auxquelles je tenais tant n’étaient plus suspendues. Il ne restait plus que des cintres métalliques déshabillés de mon parfum, de ces tissus légers et colorés qui réussissaient à me donner une certaine classe, je dois le reconnaître. On avait même changé ceux que je portais puisque je revêtais là celle que je préférais, la bordeaux à l’encolure ronde, droite sur le buste et plissée dès la taille. Je m’inquiétais de ne voir aucune de mes affaires sur mon fauteuil ou dans la pièce. Plus de magazines, plus de robe de chambre, plus de carafe. L’angoisse me saisit et l’idée qu’elle ne veuille plus de moi, qui aspirais tout son temps et sa force, comme une paille dans un verre d’eau, me serra la gorge. Je secouai fortement ma petite clochette posée sur la table de nuit pour l’appeler puisqu’aucun son ne sortait de ma bouche malgré une inutile expiration vide. Lola l’avait mise là à ma disposition pour la solliciter en cas de besoin. Je l’entendis tinter et je les entendis aussi sursauter, crier, puis se taire pour écouter le silence.
Très intriguée par leur tressaillement, je descendis alors l’escalier sans effort ni plus de douleur, aérienne, légère comme un voile de mousseline. La soudaine absence de souffrance me sidérait au point que je la pris pour un miracle de l’esprit et de la prière portée par ma foi. Je me rappelais avoir dévalé ces marches une fois en prenant le soin d’abandonner mes pantoufles sur la première, puis de tomber en avant en épousant bien le virage du palier. Oui, je suis minutieuse jusque dans la chute.
Je voyais Lola et mes petits-enfants debout dans l’entrée, tous les quatre serrés comme des grains de raisin dans une grappe. Je lisais sur leur visage de la terreur et je détestais leur malaise à cet instant. Pour les protéger de l’objet de leur peur, je me rapprochais d’eux en les enveloppant de mes bras ; je sentais leur cœur s’emballer comme celui d’un étalon à la course, et des tremblements parcourir leur corps hérissé de frissons.
Aucun danger pourtant autour de nous. Je ne voyais aucun intrus et ne comprenais pas la cause d’une telle frayeur, jusqu’à ce que ma petite-fille, Chloé, porte les mains à ses oreilles en criant : « ho non ! Pas la cloche ! ». La cloche ?
Mais pourquoi la cloche ? Ce n’était que ma clochette que j’avais agitée, comme à mon habitude, un tintement de plus… »
Soudain, je m’aperçus que personne n’avait réagi à mon arrivée, alors qu’imitant Mistinguett au Moulin Rouge, j’avais bien descendu l’escalier debout, pour la première fois depuis très longtemps. Je ne pouvais pas dire que l’accueil que ma famille m’avait réservé soit froid, il était plus absent qu’indifférent, très inhabituel en tous les cas. Ils auraient dû s’enthousiasmer de me voir debout, marcher, descendre, quitter le lit, sans aucune aide et avec aisance. Subitement, un immense doute s’empara de moi.
Je notais la facilité avec laquelle je me déplaçais, l’absence de tout appareillage médical dans ma petite chambre, la transparence de mon passage, et leur frayeur au son de la clochette… Qué mierda ! C’était donc ça mourir ?
Je fus prise moi aussi d’une peur panique et ma pensée était noyée de mille questions auxquelles je ne pourrai pas encore répondre. Et me revenait la phrase que j’avais tant répétée à ma fille : « Ven conmigo, allez, ven conmigo ». J’étais si terrorisée de ce chemin que je devais emprunter sans elle ! Et j’y étais. Une membrane nous séparait si fine et invisible que je pouvais la toucher sans même qu’elle le perçoive, mais mes caresses n’en étaient plus puisque sa peau était devenue insensible sous mes doigts, muette à tout cet amour que je transportais sans pouvoir le transmettre.
L’effroi dans leurs yeux s’était changé en chagrin, qui perlait en larmes sur leurs cils. Le simple son d’un petit grelot avait amplifié le silence qui régnait dans cette maison vide et avait entériné mon arrivée définitive dans l’Ailleurs. Je souffrais de la peine qui les rongeait.
Je mesurais à cet instant la profondeur de cet amour absolu et réalisais l’immense douleur à laquelle j’avais inévitablement prédestiné mon enfant. L’avais-je mal aimée en l’aimant inépuisablement ? Je me souvenais d’une réflexion triste que Lola m’avait adressé sur son sentiment d’enfermement dans son enfance, à laquelle, figée dans mon impitoyable conviction, je n’avais opposé aucun regret.
Saura-t-elle vivre maintenant sans sa subsistance maternelle et sans étancher sa soif de moi, elle qui avait bu à la source de mon amour depuis si longtemps ?
Je la laissais là, à peine sortie de ce cancer qu’elle m’avait caché avec tant d’efforts et dont j’avais respecté l’anonymat en feignant l’ignorance. Je la laissais là, déchirée. Mais je savais qu’elle saurait gravir les marches et croître, qu’elle saurait grandir les pieds dans le chagrin, s’appuyer sur le flot de ses larmes pour submerger ensuite de joie sa vie. Elle résisterait puisqu’elle ne m’avait pas suivie. D’ailleurs, comment avais-je pu lui demander un tel sacrifice ? Quelle que soit la force d’un amour filial, je sais parce que je suis encore mère, même là où je suis, que rien n’est plus fort qu’un amour maternel. Comme moi, son rire la tiendrait debout car il était la force que je lui avais transmise.
Quitter ce corps douloureux était un soulagement. Mes mâchoires serrées m’avaient empêchée de sourire à la pensée de mes petits-enfants qui m’avaient apporté tant de joies. Dormez tranquilles, votre grand-mère, sortie de ses draps blancs, s’envole vers là-haut emportant votre rire tatoué en elle.
Mon âme voyageuse m’amenait vers mes fils. Je les voyais, de ma bulle légère, manifestant leur peine chacun à sa manière.
Pablo la renfermait dans ce tiroir intime où il avait déjà caché les chagrins de sa vie, qu’il n’ouvrait que tout seul et qui renfermait déjà la peine de vivre sans son père. Quelques gouttes d’eau salée s’échappèrent sur ses lèvres, séchées par une respiration contrôlée pour tenter de les stopper. Mais la douleur trop profonde ouvrit les portes de sa pudeur libérant les flots jusque-là retenus. Je n’embrassais pas alors l’homme qui pleurait mais l’enfant blessé qu’il était redevenu contre ma poitrine. Je berçais l’homme indépendant, l’homme libre, l’épicurien évanoui qui perdait avec sa mère le goût de chaque chose sauf celui de la solitude. À la recherche du bonheur, mon fils savait l’alterner ingénieusement avec son amour de la foule et de la fête. À cet instant, plus rien n’avait de goût, il n’avait de goût à rien d’autre qu’au malheur.
Esteban lâchait chaque jour le trop-plein de son désespoir, essayant de saisir ma vie qui s’en était allée, mais ses bras restaient vides, ou remplis de mon ombre. Je posais mes mains tendrement sur les siennes qui serraient sa tête. Lorsque j’effleurai son front d’un baiser, il sut que j’étais là.
Le lendemain, il choisissait la chanson de Josh Groban « Si volvieras a mi » pour m’accompagner lors de la cérémonie prochaine. Ce refrain lui revenait en tête lorsqu’il partit errer dans les champs. Cette musique était des notes de tristesse qu’un compositeur avait créées avec lyrisme, comme un hymne pour tous ceux qui pleuraient un amour défunt. Elle emplissait tout l’espace.
J’étais alors sur sa route le doux alizé qui ondulait l’épais tapis blond des blés longs du printemps. J’étais la graine qui picotait la paume de sa main caressant les têtes céréalières plantées jusqu’à l’horizon. J’étais la nature avec laquelle il communiait à cet instant même, en se promenant au rythme de mes secondes. J’étais l’air et les traînées de nuages légers, j’étais le soleil qui réchauffait sa peau et l’herbe