Sang pour cent: et autres nouvelles
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About this ebook
Parfois le voile fin qui sépare la réalité du rêve se déchire... alors dans notre monde se retrouvent des éléments tirés directement de nos cauchemars. Des éléments qui paraissent tellement réels qu'ils peuvent nous faire douter de notre propre capacité à les reconnaître. Un monde nouveau s'ouvre alors à nous. Un monde ou tout ce qui était normal l'est un peu moins. Un monde où les rêves vous emmènent au plus profond des Otherlands. Un livre de nouvelles inédites par Dominique Combaud.
Laissez-vous emporter par ce recueil de nouvelles vers un monde au-delà de toutes frontières.
EXTRAIT DE Droit dans le mur
Des semaines que je faisais le même rêve. J'étais toujours assis à la même place, côté hublot, juste au-dessus de l'aile gauche. Je buvais une bière bouteille, un journal ouvert sur ma tablette, et je survolais les titres en me doutant qu'un accident allait se produire. Je guettais le bruit des réacteurs, je serrais les genoux en attendant l'explosion de la bombe immanquablement cachée dans la soute, j'attendais l'instant où nous allions imploser, ou nous désintégrer, ou piquer du nez. C'était inéluctable. Je me réveillais toujours en sueur, même après un plongeon dans l'océan ou une chute libre de plus de dix mille mètres, à demi congelé, en compagnie d'un attaché case et d'une perruque blonde. A ces moments-là j'avais la certitude de vivre la réalité, mais bizarrement je prenais les événements d'un peu haut, comme si j'étais étranger à tout ce qui m'entourait. Qu'une perruque toute seule dégringolât avec moi, ça ne me choquait pas le moins du monde, je me disais seulement que la théorie sur la chute des corps n'était pas une blague.
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
Dominique Combaud possède un style élégant, tout en finesse, et rien que pour ça, son recueil mérite le détour. - Poljack, Babélio
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Book preview
Sang pour cent - Dominique Combaud
intellectuelle.
Dominique Combaud
Sang pour cent et autres nouvelles
Il avait la main froide comme celle d’un serpent.
Ponson du Terrail
A mes enfants,
Jean-Noël, Kévin et Chloé
Sang pour cent
Quatre heures du matin, c'est pas humain ! Enfin, pour embaucher j'entends.
Par contre, ça roulait bien, j'ai pas dû mettre plus de dix minutes pour arriver à l'usine et le parking était plutôt désert. Juste quelques bagnoles qui fumaient encore. J'ai remonté le col de mon blouson mi-saison et j'ai couru vers la porte d'entrée en maudissant le thermomètre qui avait la fâcheuse habitude, depuis quelques jours, de stagner dans le négatif. J'ai eu l'impression d'entrer dans une étuve et me suis vite mis à l'aise. Il faisait plus de zéro à l'intérieur, mais pas beaucoup plus.
La pendule des vestiaires s'est pas gênée pour me faire comprendre mon léger retard, et j'ai lacé mes chaussures de sécurité sans trop me presser, en lui montrant mon cul.
J'avais signé pour une semaine et c'était ma dernière journée dans cette boîte. Cinq jours que je me levais à l'heure où j'avais la vilaine manie de me coucher. Dur! Enfin, j'en voyais le bout. A midi, je leur tirerai ma révérence, pas mécontent d'en finir de ce boulot pénible et dangereux. Oui, dangereux, c'est ce que je me disais en traversant l'usine vers mon poste de travail, l'extrémité de la chaîne n° 4, où le contremaître m'attendait.
- Vingt minutes de retard, tu te fous de nous ?
J'ai enfilé mes gants.
- Bon, tu fais ta journée et après tu dégages !
- C'était prévu comme ça, non ?
Après un profond soupir, il s'est éloigné en marmonnant des choses pas très gentilles sur l'époque, le monde, la jeunesse, mais je n'avais pas le temps de m'éterniser sur ses problèmes car la première plaque de verre arrivait, toute chaude, à la sortie du four. Je l'ai laissée glisser sur les rouleaux avant de la saisir pour la déposer délicatement sur le chariot.
J'avais de la chance ce matin-là, on commençait par une série de vitres de taille moyenne, d'une manipulation plutôt aisée et pas trop dangereuse. L'inconvénient, c'était la fréquence. Plus les feuilles de verre étaient petites, plus le débit était important, et le four crachait ses vingt plaques à la minute sans faiblir. Ça me laissait exactement trois secondes pour la déposer avec précaution sur le chariot avant que la suivante arrivât dans mon dos, et je me faisais un peu l'effet d'un gardien de but à l'entraînement qui plonge sur tout ce qui bouge jusqu'à épuisement des ballons disponibles. Dans les grands clubs, ça leur fait du boulot. Je bossais dans une grande usine !
Le premier jour j'avais eu un mal de chien pour garder le rythme, mais maintenant, à force d'entraînement, j'avais bien une demi-seconde de répit entre chaque plaque. Ça me laissait le temps de penser…
De penser aux accidents du travail.
En une semaine dans cette usine, j'avais vu bien plus de sang que dans toute ma vie réunie ! Des doigts coupés, des bras tailladés, et le pire, la veille, un type de mon âge qui s'était fait perforer le ventre en portant seul une baie vitrée qui lui avait explosé dans les mains. Un bout de verre en biseau lui avait transpercé l'abdomen, la mare de sang avait parcouru les deux-trois mètres qui séparaient nos postes de travail, et depuis personne n'en parlait, sûrement pour conjurer le mauvais sort. Et la vie continuait. Les rires aussi. Au petit matin, je me faisais l'effet d'un intrus au milieu des collègues qui se marraient pour un rien, qui se tapaient dans le dos, qui déballaient leurs sandwiches.
Je n'avais même pas faim, j'ai préféré aller faire un tour pendant la pause de 8 heures. Une petite coupure, dehors, loin de l'enfer.
Au bout de dix minutes, le froid m'a fait rentrer et j'ai attendu la reprise du travail en traînant dans le hall d'entrée, près des panneaux d'affichage. Pour passer le temps, j'y ai jeté un œil. Distrait. Des informations syndicales, des petites annonces, des coûts de production, des statistiques… et j'ai sursauté en lisant une note tout en haut du panneau. C'était quoi ça! Une hallucination, le froid, la faim ? J'ai aperçu le contremaître qui passait par là.
Hé, venez voir…
Il ne devait pas avoir l'habitude qu'on lui parle ainsi, enfin, surtout de la part d'un esclave. Il s'est tout de même approché, pas vraiment enthousiaste.
- Faut retourner au boulot, c'est l'heure !
- Juste une minute, quelque chose qui me chagrine...
- Quoi?
- La note là-haut, je ne rêve pas, elle dit bien qu'il n'y a pas eu d'accidents du travail ce mois-ci ?
- Oui, et alors ?
- Et le type hier qui baignait dans son sang, c'était un gag ?! Et tous les autres avant…
- Mais non, ça compte pas !
- Comment ça ?
- Ils ne font pas partie de l'entreprise, c'est juste des intérimaires, des contrats à durée déterminée... comme vous.
J'ai écarquillé les yeux, horrifié.
- Mais c'est dingue! On peut tous crever alors !
Il a secoué la tête, un soupçon agacé.
- Mais non! En bas de la feuille, là, un tableau vous concerne... Et puis dépêchez-vous maintenant, c'est l'heure !
Pendant qu'il s'éloignait, j'ai cherché le tableau en question, puis j'ai parcouru les chiffres sans y croire. Non, c'était pas possible. J'ai relu à haute voix, j'avais dû me tromper:
Personnel extérieur embauché depuis le début de l'année: 100. Accident du travail* pendant la période de référence: 98.
Et le pourcentage impressionnant, souligné de rouge.
J'ai survolé le renvoi motivé par le petit astérisque en me frottant le menton, hésitant sur la conduite à adopter: retourner au massacre ou sauter vite fait dans ma voiture ?
Comme il ne restait que quatre heures de boulot, j'ai décidé d'y retourner en me jurant de faire vraiment gaffe, pas question de modifier leurs statistiques !
Le petit chef m'attendait encore mais je devais faire une drôle de tête car il s'est contenté d'un léger haussement d'épaules cette fois-ci. La chaîne tournait déjà et j'ai repris mon entraînement, excellent d'ailleurs pour le fessier.
J'ai continué de ranger mes plaques de verre l'une après l'autre, sur le chariot, en étant de plus en plus méfiant. Tellement méfiant que je n'avais plus la demi-seconde de répit pour réfléchir... j'attrape, je porte, je pose... j'attrape, je porte, je pose... Même plus le temps de penser aux accidents, aux chiffres, aux pourcentages effarants. Mais très vite j'ai repris un rythme plus performant, plus inconscient, et cette foutue note sur le panneau d'affichage m'est revenue en mémoire: 98% d'accidents du travail parmi le personnel extérieur à l'entreprise. Incroyable. Un scoop! Le génocide des intérimaires... ça devrait intéresser quelques journalistes qui pourraient s'en donner à cœur joie, un article au vitriol, la production, les profits, oui mais à quel prix! Une coupure de presse qui dénoncerait les compresses sur les coupures. Marrant, non ?
Justement, je me marrais une demi-seconde toutes les trois secondes lorsqu'un énorme bruit me fit sursauter. Un bruit démesuré comme des milliers d'assiettes qui se briseraient en même temps. Puis un silence tout aussi surprenant. Juste le bruit de ma respiration... j'attrape, je porte, je pose... même pas le temps de lever la tête. Je crus apercevoir un objet rouler à mes pieds, mais je n'avais vraiment pas le temps d'y prêter attention. J'attrape, je porte, je pose... Juste un coup de talon pour l'expédier ailleurs... j'attrape, je porte, je pose...
Je pus enfin relever les yeux quand la chaîne s'arrêta. La joie d'allumer une cigarette, de reposer mes dorsaux. Les mains au creux des reins, je m'étirais pour oublier la fatigue quand je vis le tableau: des collègues paralysés, des momies, une impression de ralenti. Un type qui courait, comme dans un rêve, vers la chaîne d'à côté. Les autres qui ne bougeaient toujours pas. Je tournai la tête. Je vis du verre pilé, partout, et le corps allongé dans les débris. Le corps seulement. Un pantin sans tête, comme les jouets d'enfants, désarticulé et étêté.
Je me retournai brusquement en songeant à ma talonnade... La tête gisait un peu plus loin, les yeux figés sur moi.
Il avait le nez tuméfié.
J'aurais voulu vomir mais je n'avais rien dans le ventre, juste la force de jeter mes gants, de m'enfuir vers le vestiaire. Je ne supportais plus mes chaussures de sécurité, le temps de les délacer l'une d'elles alla finir sa course dans la pendule, comme pour arrêter le massacre. Il était dix heures dix, à jamais. Je me sentis tout différent avec mes tennis aux pieds, presque léger. Enfin suffisamment pour pouvoir traverser l'usine, puis le parking, jusqu'à ma voiture. Après une rapide marche arrière, je fonçai droit devant moi, ailleurs. J'essayais d'oublier cette tête que j'avais envoyée valdinguer comme un vulgaire ballon de foot, j'essayais de ne plus penser à ce corps mutilé, absurde, à ce boulot immonde...
Je roulais vite pour semer l'horreur.
Mais, quelle que fût la vitesse, j'avais toujours au fond des yeux l'image de ce type embauché le matin même. Le 100ème depuis le début de l'année, pour un 99ème accident! Les chiffres valsaient dans ma tête. La route brillait. J'étais donc le seul à être sorti entier de cette usine. Je vérifiai l'état de mes mains, de mes doigts, je remontai les manches de mon pull pour être bien sûr que j'étais indemne. Je l'étais. C'est en abordant une grande courbe, à l'entrée d'un petit village pétrifié par l'hiver, que je revis précisément la note et les pourcentages concernant le personnel extérieur à l'entreprise, et mon pied a bondi sur la pédale de frein quand j'ai réalisé le sens du petit astérisque et de son renvoi au bas de la feuille. Pendant que la pédale s'enfonçait sans opposer la moindre résistance, je voyais la phrase défiler sous mes yeux:
Y compris les accidents du trajet...
La bombe
Ça faisait bien trois semaines que je m'entraînais à confectionner des bombes à eau. C'est un copain du CE2 qui m'avait initié. Il avait