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L'incurable mal belge: Sous le scalpel de François Perin
L'incurable mal belge: Sous le scalpel de François Perin
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Ebook742 pages9 hours

L'incurable mal belge: Sous le scalpel de François Perin

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About this ebook

Tout en déplorant que sa patrie culturelle ne coïncide pas avec son Etat et bien que son cœur batte en direction de l’Hexagone, François Perin va déployer – en tant que constitutionnaliste, homme politique, chroniqueur et écrivain – une énergie peu commune pour engendrer la réforme fédérale du Royaume de Belgique.

En mars 1980, il démissionne spectaculairement du Sénat, en déclarant que la Belgique est malade de trois maux, incurables et irréversibles, dont le nationalisme flamand.
Il reprend ensuite, en solitaire, le chemin difficile des vérités insupportables.
Ses prévisions pessimistes quant à la survie de l’Etat belge s’avéreront-elles fondées ?
L’évolution politique récente et le grand round communautaire annoncé pour le lendemain des élections législatives pourraient le donner à penser.
Il nous indique ici clairement la voie à suivre en cas d’implosion de la Belgique.

François Perin est un « libertaire penseur ». "A certains moments, j’avais l’impression de me trouver en face de Voltaire", Edmond Blattchen, RTBF, Noms de Dieux.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jules Gheude a consacré plusieurs ouvrages et articles à la problématique communautaire belge.
Collaborateur de François Perin, alors ministre de la Réforme des Institutions, de 1974 à 1976, il en est le dépositaire des archives personnelles.
LanguageFrançais
PublisherMols
Release dateJan 3, 2020
ISBN9782874022579
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    L'incurable mal belge - Jules Gheude

    Misanthrope

    Préface

    En sympathie profonde avec son personnage – on peut dire son héros – Jules Gheude nous restitue avec un réel talent évocateur le parcours de François Perin, qui fut à la fois un observateur très fin et un acteur décisif à certains moments du système politique. Son texte, qui fourmille de rappels utiles et d’informations peu connues, apprendra bien des choses aux plus informés.

    Il invitera aussi le lecteur à des questionnements de fond sur l’avenir qui est le nôtre.

    Il est des débats qui n’en finissent pas, me semble-t-il.

    On peut débattre sans fin sur le point de savoir si, le fédéralisme étant en Belgique de nature évolutive, chaque réforme n’y est qu’une étape dans un processus appelé à se poursuivre indéfiniment ou si, au contraire, chaque étape se traduit par un affaiblissement des liens, des solidarités et des coopérations entre les composantes de l’État fédéral tel qu’il ne peut que se traduire à terme par sa dissociation.

    On peut débattre sans fin de l’identité française de la Wallonie ou au contraire d’une culture spécifiquement wallonne ou encore de la « belgitude ».

    Ce sont là pour moi de vraies interrogations.

    François Perin et Jules Gheude ne partagent certes pas ces incertitudes.

    Pour eux, ni l’identité française de la Wallonie, ni l’inéluctabilité de la dissociation de l’État ne font de doute.

    Il est cependant un point où le sceptique que je suis les rejoint totalement.

    Au cas où s’accomplirait l’hypothèse de la scission de l’État (hypothèse dont je dis depuis longtemps qu’il ne faut en aucun cas l’exclure), il m’apparaît clairement que le problème ne pourrait qu’acquérir alors une dimension européenne et internationale qui lui fait défaut jusqu’à cette date.

    Le problème se poserait dès lors sur une tout autre scène.

    Les termes dans lesquels il se poserait alors entraîneraient l’entrée en scène d’autres acteurs.

    Pour tenter de l’exprimer dans les termes les plus clairs, la Flandre – ou du moins une majorité parmi les personnes et les institutions qui en assurent l’expression politique – pourrait décider de son autodétermination. Elle ne déciderait pas pour autant du même coup du destin de la Wallonie ni de celui de Bruxelles.

    C’est un tout autre contentieux qui s’ouvrirait alors, sur des enjeux d’une autre nature et d’une autre dimension que ceux des « débats communautaires ».

    Les enjeux de succession juridique d’États se poseraient au premier rang, englobant les répartitions de dettes et créances sans s’y limiter.

    Les frontières constitueraient un autre enjeu.

    Les États voisins et les institutions internationales dont la Belgique est membre seraient contraints de sortir de la réserve que leur imposent actuellement leurs relations diplomatiques.

    Les rapports de force qui régissent actuellement le débat institutionnel en Belgique même cesseraient bien évidemment de s’imposer et laisseraient place à d’autres.

    Ce serait le passage – avec toutes ses conséquences – d’un débat interne dans les limites d’un État à un contentieux international aux multiples implications parmi lesquelles de nombreuses imprévisibles à ce jour.

    Xavier Mabille

    Président du CRISP

    Chapitre 1

    UNE PERSONNALITÉ EN DEVENIR

    Àtrois mois de fêter son 86 e anniversaire, François Perin a accepté de figurer à la dernière place sur la liste R.W.F. (Rassemblement Wallonie-France) de Paul-Henry Gendebien, pour les élections provinciales du 8 octobre 2006 à Liège.

    Pour les plus jeunes générations, le nom de François Perin ne doit plus évoquer grand-chose. Pourtant, durant près de 40 ans, l’homme a exercé une influence considérable sur l’échiquier politique belge.

    Cette influence se trouve résumée dans le commentaire qu’André Méan consacre dans « La Cité » à sa démission spectaculaire du Sénat, le 26 mars 1980 :

    Avec la démission-surprise de Monsieur François Perin, le Sénat perd une de ses plus brillantes illustrations. […] Le Sénat et le monde politique perdent […] un homme de grande classe. […] Sur le plan institutionnel, il a toujours fait preuve de beaucoup de sagesse et de volonté de changement positif. Son imagination n’était jamais sans ressources. Esprit vif et original, Monsieur Perin n’a jamais laissé personne indifférent. Son retour à ses chères études nous donnera, sans doute, encore quelques beaux livres du style « La Démocratie enrayée » mais le Sénat, par contre, n’aura plus le plaisir de savourer l’éloquence du meilleur orateur du Parlement. Avec le départ de François Perin, c’est un peu de la grande tradition qui se meurt…¹

    Avec François Perin, l’insolite et l’imprévisible sont garantis. Je crois faire tout ce qu’il faut pour n’avoir aucune chance de devenir député, sénateur ou ministre, ni même conseiller provincial ou communal !, précisait-il en 1963.² Député, il le deviendra en 1965, conseiller communal en 1971, ministre en 1974, sénateur en 1977. Seul le mandat provincial ne figure pas au palmarès.

    Quant à son parcours politique, il le mènera du socialisme radical au libéralisme réformateur. À ceux qui y voient la marque d’un esprit versatile, il objecte : Les partis sont des instruments d’action en raison du but qu’on poursuit et non des tribus auxquelles il faut être fidèle jusqu’à la mort et de génération en génération.³ Atteindre l’essentiel en tenant compte du circonstanciel, telle est donc la règle de François Perin.

    Ses démissions spontanées de la fonction ministérielle et sénatoriale – respectivement en 1976 et 1980 – ne permettent sûrement pas de classer François Perin dans la catégorie des hommes politiques qui s’accrochent au pouvoir. Il avoue d’ailleurs sans détour : Je m’intéressais à la politique, mais je ne l’aimais pas, ce n’est pas contradictoire.

    Très tôt, il est convaincu que la Belgique unitaire n’est plus viable, qu’elle doit être remodelée sur une base fédérale. Mais il souhaite que le peuple se prononce démocratiquement à ce sujet : Le procédé qui avait mes préférences était le référendum.⁵ Ce souhait s’avère malheureusement irréalisable. En 1963, une pétition de quelque 650 000 signatures en faveur de l’instauration d’un référendum est unanimement rejetée par les partis au Parlement. Dès lors, il ne reste plus à François Perin qu’à descendre dans l’arène :

    Si j’avais été Suisse, je ne serais pas rentré au parlement. J’aurais provoqué un mouvement pour établir un référendum au niveau de l’électeur. Mais puisque cet instrument juridique et politique n’existe pas en Belgique, il a bien fallu créer un parti. En 1965, c’était vraiment à contrecoeur.

    Le malaise d’être Belge

    Le fait est que François Perin n’a jamais vibré d’amour pour la Belgique. Dès la fin de son adolescence, il va sentir naître en lui ce malaise d’être Belge qui ne le lâchera plus.

    « Du malaise d’être Belge pendant quarante ans ». Tel est d’ailleurs le titre qu’il donne à cette note personnelle qu’il commence à rédiger en août 1977 sur des faits et convictions non connus du public et qui ont influencé mon comportement politique.

    Écoutons-le s’expliquer sur ses antécédents lointains :

    En 1937-1938, se développe dans un groupe de jeunes étudiants de l’Athénée de Liège I une prise de conscience de l’absurdité du concept de « nation belge ». Alors qu’une mère flamande francisée et un père liégeois, mais décédé en 1926, auraient dû faire de moi un « bon Belge », c’est le sentiment inverse qui s’enracine profondément. Par nos humanités grécolatines, nous connaissions l’histoire, au moins jusqu’au XIXe siècle. Nous étions, en outre, férus de littérature française et nous trouvions déplorable que notre patrie culturelle ne coïncidât pas avec notre État. Nous avons ressenti la Belgique comme bâtarde et médiocre, imposée par l’opportunité politique diplomatique (surtout anglaise) d’une époque révolue.

    Et François Perin de poursuivre:

    Pendant la guerre, le crédit de la monarchie est nul. Le gouvernement Pierlot en exil nous paraît ridicule. Les exhortations de Victor de Lavaleye à la radio de Londres sonnent faux à nos oreilles. L’épopée gaulliste nous fascine. Je rencontre le fils de Fernand Schreurs, André, plus jeune que moi. Je m’inscris au mouvement « Wallonie Libre », section « Jeune Wallonie », tout imprégnée de ferveur gaulliste, où le sentiment anti-belge est général. Mon affiliation au parti socialiste (1942-1964) ne changera rien à cette passion profonde qui traduit plus une irritation d’être Belge qu’un amour inconditionnel de la France. Nous avons traîné toute notre vie une sorte de honte d’être Belge. Sans avoir la moindre sympathie pour les nationalistes flamands proallemands pendant la guerre, je comprenais la révolte flamande contre la conscience nationale belge. Cette conscience avait fait de nous des béotiens, mais elle avait complètement abâtardi l’âme flamande et l’avait rendue, elle aussi, si vulgaire et même, dans sa révolte, si odieusement complexée et mesquine. Ce sentiment d’origine va non seulement motiver mon entrée dans la vie politique mais, ne me quittant jamais, explique le malaise profond qui l’accompagnera d’une façon constante.

    Socialiste par haine du fascisme

    La période de la Seconde Guerre mondiale va marquer un tournant important dans l’existence de François Perin, car elle coïncide à la fois avec ses études universitaires et avec son engagement politique.

    En février 1942, cinq jeunes Liégeois, exaltés par l’idéal de « Wallonie libre », entreprennent de le propager au niveau des étudiants de l’enseignement secondaire en fondant « Les Lycéens wallons ». Un an et demi plus tard, ils décident d’élargir le mouvement aux étudiants universitaires. Voilà comment François Perin, étudiant en droit, contacté par André Schreurs, rejoint le groupe qui est rebaptisé « Jeune Wallonie ». Sans tarder, l’équipe s’attelle à la publication d’un journal, intitulé lui aussi « Jeune Wallonie » et dont le premier numéro sort le 1er septembre 1943.

    Cette période, François Perin n’aime guère l’évoquer :

    Je suis de la génération marquée par la guerre mais je n’ai pas la mentalité du comité d’anciens combattants. Je l’ai vécue, j’ai fait partie de mouvement de résistance à un niveau modeste (la presse clandestine). Il y en a qui sont morts pour les mêmes faits que moi. J’ai pu y échapper. […] On ne peut expliquer cela, c’est profondément injuste.

    Le propre de la clandestinité étant d’effacer toute trace compromettante, François Perin n’a évidemment conservé aucun document. Il se souvient seulement d’avoir rédigé un article au titre prémonitoire: « La Belgique sera fédérale ou ne sera pas ». Ainsi, à l’âge de vingt-deux ans, le problème de la réforme de l’État le hante déjà et le fédéralisme lui apparaît comme la seule issue.

    En janvier 1944, les arrestations successives de deux imprimeurs ébranlent l’équipe de « Jeune Wallonie ». C’est alors qu’Hubert Rassart et Maurice Denis, qui dirigent les « Jeunesses socialistes de Liège », acceptent d’assumer l’impression de « Jeune Wallonie » dont le dernier numéro sort en avril. Il est vrai qu’une sorte de symbiose s’est établie progressivement entre les deux formations du fait de l’adhésion de nombreux membres de « Jeune Wallonie » au parti socialiste. Tel est le cas, notamment, d’André Schreurs et de François Perin.

    Il n’est pas sans intérêt de se pencher sur la motivation de François Perin :

    Je suis entré au parti socialiste quand le socialisme était un beau rêve conçu dans des circonstances dramatiques. J’y suis entré en pleine guerre. C’était un parti clandestin. Vous voyez ce que cela pouvait signifier. Devant l’horreur de cette guerre et du régime hitlérien, il fallait une société nouvelle. La société dont je gardais le souvenir, celle de mon adolescence, de 1933 à 1939, me laissait un souvenir plutôt pénible. L’inefficacité de la vie parlementaire, la fragilité des gouvernements, les combines, l’immobilisme… en un mot : la médiocrité, pour dire les choses telles qu’elles sont. Je voulais une autre société avec une passion d’autant plus grande que nous étions sous l’occupation nazie.

    On le voit, dans son subconscient d’adolescent se trouve déjà esquissé le thème essentiel de « La Démocratie enrayée », cet ouvrage qui le fera connaître en 1960.

    La vision d’un nouveau modèle de société, plus généreux et plus juste, le rêve d’un régime parlementaire plus stable, faisant davantage appel aux capacités de l’esprit qu’aux basses manœuvres, l’aspiration vers une réforme institutionnelle de type fédéral : tel est donc, durant la guerre, le triple idéal qui va enflammer François Perin.

    Le Congrès national wallon de Liège de 1945

    Dans la recherche d’une solution de type fédéral, le Congrès national wallon de Liège des 20 et 21 octobre 1945 peut assurément être marqué d’une pierre blanche. François Perin nous a d’ailleurs confié que l’un de ses grands regrets était de n’avoir pu y assister en raison d’une convalescence en Suisse.

    L’idée d’un vaste rassemblement des forces vives de Wallonie avait germé, au début de la guerre, dans les esprits des responsables de « Wallonie Libre ». Ceux-ci, excédés par l’attitude bienveillante du Mouvement flamand envers l’occupant et par la discrimination dont souffraient les prisonniers de guerre wallons, étaient bien décidés à ébranler l’unitarisme belge sitôt la liberté retrouvée.

    Rien ne fut négligé pour faire de ce Congrès national wallon – le premier d’une longue série – une réussite totale. Jamais encore une assemblée n’avait été aussi représentative de l’opinion wallonne.

    Rentré depuis peu de captivité, l’ancien ministre socialiste Joseph Merlot en avait accepté la présidence. Quant au secrétariat général, il était assumé par l’avocat liégeois Fernand Schreurs.

    Par souci de pluralisme, les 1 048 participants se virent proposer les quatre options suivantes quant au statut futur de la Wallonie : 1° maintien de la structure unitaire de la Belgique, avec formules de décentralisation ; 2° le fédéralisme sous ses différentes formes ; 3° l’indépendance complète de la Wallonie et la création d’un État wallon ; 4° le rattachement de la Wallonie à la France.

    Comme il craignait que, dans l’élan d’enthousiasme pour la France libre, l’avenir ne fût hypothéqué par une décision passionnelle, le comité du Congrès avait prévu un mode de scrutin pour le moins original : les congressistes laisseraient parler leur cœur avant de s’en remettre à la sagesse. Le premier vote, dit sentimental, donna 486 voix – soit la majorité relative – à la solution « rattachiste ». Quant au second vote, dit de raison, il rallia l’unanimité des suffrages – moins 12 voix – à la thèse de l’autonomie wallonne dans le cadre d’une Belgique fédérale, thèse défendue notamment par le socialiste Fernand Dehousse et le libéral Jean Rey.

    Comme on le devine, ce Congrès national wallon fit grand bruit, y compris à l’étranger. C’est ainsi que Fernand Schreurs divulgua par la suite que le chef de la France libre avait formé le dessein de s’enquérir de la situation wallonne, mais qu’il en avait été dissuadé par l’un de ses ministres. On imagine, en effet, quel aurait pu être l’impact d’un Vive la Wallonie libre ! lancé à l’époque par le général de Gaulle… Quant au gouvernement belge, il fit mine de s’émouvoir avant de se replonger dans la politique du statu quo. Les unitaristes spéculaient sur le fait que, faute de pouvoir, le Congrès national wallon finirait bien pas s’essouffler. L’avenir immédiat allait d’ailleurs leur donner raison.

    Après avoir adopté une formule-compromis de « fédéralisme à deux et demi » – Bruxelles constituait déjà la pomme de discorde –, le second Congrès, réuni à Charleroi les 11 et 12 mai 1946, chargea son comité permanent de rédiger une proposition de révision constitutionnelle dans le sens fédéral. Déposée l’année suivante par le député Marcel-Hubert Grégoire, cette proposition engendra un débat passionné à la Chambre, où elle fut finalement repoussée par une majorité flamande, comme contraire à l’article 84 de la Constitution.¹⁰

    Cet échec parlementaire fut durement ressenti par les militants wallons, d’autant plus que 52,6 % des députés wallons avaient émis un vote positif. L’amertume déteignit sur les congrès ultérieurs, qui se déroulèrent dans un climat de morosité et où la tendance socialiste-libérale s’accentua nettement. Redoutant, en effet, que le mouvement wallon ne prît trop d’ampleur, les catholiques, foncièrement conservateurs, avaient préféré s’en distancer.

    Dans le but évident d’« encommissionner » le dossier communautaire et d’endiguer ainsi le courant fédéraliste, le député catholique liégeois Pierre Harmel déposa en 1946 une proposition de loi qui aboutit, deux ans plus tard, à la création d’un « Centre de recherche pour la solution nationale des problèmes sociaux, politiques et juridiques en régions wallonne et flamande », mieux connu sous l’appellation de « Centre Harmel ». Son rapport final ne fut publié qu’en… 1958 ! En dépit de cette parade, la question royale n’allait pas tarder à porter un rude coup aux unitaristes.

    Antiléopoldiste

    Notre propos n’est évidemment pas de retracer ici dans le détail cette affaire. Seul l’épilogue – la consultation populaire – nous intéresse vraiment, dans la mesure où il fit apparaître de façon spectaculaire la dualité flamando-wallonne et permit de confirmer François Perin dans sa foi fédéraliste.

    Le Roi n’a pas réagi comme l’ensemble de la Nation devant l’invasion allemande. C’est en ces termes accusateurs que le Premier ministre socialiste Achille Van Acker posa publiquement, le 20 juillet 1945, devant la Chambre, la question royale qui allait, pendant cinq ans, soulever les passions et déchirer le pays.

    La libération de Léopold III, le 7 mai 1945, fit office de détonateur. Tandis que le parti social-chrétien se prononçait inconditionnellement pour le retour du souverain et la reprise automatique de son pouvoir, les formations de gauche et le parti libéral exigeaient l’abdication. Ainsi, au lieu d’être un trait d’union, le Roi devenait un ferment de discorde.

    Membre du parti socialiste, François Perin se rangea donc tout naturellement du côté des « antiléopoldistes ». Toutefois, sa fonction de substitut au Conseil d’État lui imposant un devoir de réserve, il ne se jeta pas dans la mêlée, se contentant de suivre les événements d’un œil intellectuel. Une évolution d’autant plus passionnante qu’elle apportait de l’eau à son moulin fédéraliste.

    Très vite, en effet, il apparut que – pour reprendre la phrase du sénateur libéral Charles Moureaux – les frontières du léopoldisme avaient cessé de se confondre avec les frontières des partis pour se confondre avec la frontière linguistique du pays. Une constatation qui allait d’ailleurs se vérifier au lendemain de la consultation populaire à laquelle il fallut finalement recourir le 12 mai 1950.

    De fait, si une majorité de 57,68 % se dessina en faveur du Roi, la répartition des suffrages révéla un net clivage régional, le « oui » flamand (72 %) contrastant avec le « non » wallon (58 %), tandis que l’arrondissement de Bruxelles était profondément divisé. A la dualité culturelle et linguistique s’ajoutaient maintenant des divergences politiques fondamentales. Jamais encore le caractère artificiel du pays n’était apparu aussi clairement.

    Loin de dénouer la crise, la consultation aviva donc la querelle.

    Dès le 26 mars 1950, les militants wallons se mobilisèrent. Au cours d’un congrès extraordinaire convoqué d’urgence à Charleroi, l’opposition à Léopold III fut votée à la quasi-unanimité, de même qu’une motion constatant que la politique gouvernementale était de nature à ébranler gravement le devoir de fidélité des Wallons à l’égard de l’État belge. En outre, André Renard, président de la régionale FGTB de Liège, apporta au Congrès national wallon l’appui de 85 000 travailleurs. Pour la première fois de son histoire, le Mouvement wallon, jusqu’alors essentiellement l’émanation d’une élite, s’ouvrait à la masse ouvrière.

    En respectant la volonté de la majorité des Belges, le gouvernement homogène de Jean Duvieusart allait plonger la Wallonie dans un état de semi-insurrection.

    À peine Léopold III fut-il rentré à Bruxelles, le 22 juillet 1950, que des manifestations violentes se développèrent. En l’espace de quelques jours, les événements prirent une tournure de guerre civile. Le 26 juillet, parlant en sa qualité de président du Congrès national wallon, Joseph Merlot déclara à un correspondant de l’agence Reuter que, si le Roi ne se retirait pas, des États généraux de la Wallonie seraient convoqués à l’hôtel de ville de Liège, avec l’accord du bourgmestre Paul Gruselin. Il fut même question, dans les heures qui suivirent le drame de Grâce-Berleur – le 30 juillet, la gendarmerie avait ouvert le feu sur les manifestants, faisant quatre morts –, de mettre sur pied un gouvernement provisoire wallon. Bref, la Belgique de 1830 voyait son avenir sérieusement menacé.

    Comprenant qu’il ne serait plus que le roi des Flamands, Léopold III décida finalement, dans la nuit du 1er août 1950, de s’effacer en faveur de son fils Baudouin. Cette décision, si elle apporta l’apaisement, fit naître un sentiment de grande frustration dans le peuple flamand. Celui-ci n’était pas prêt d’oublier que la majorité légale, sa majorité, avait été bafouée par la rue.

    Ainsi que l’avait déclaré Joseph Merlot devant les Chambres réunies, le 19 juillet 1950 : La cause du fédéralisme a réalisé ces derniers temps de très importants progrès.

    S’il suit tout cela avec le plus grand intérêt, François Perin ne nourrit toutefois aucune ambition politique. Ainsi, son rôle au sein du parti socialiste se borne à dialoguer avec des intellectuels :

    J’étais un affilié, un point c’est tout. J’étais connu surtout aux journées d’études de l’Institut Émile Vandervelde que je fréquentais avec, à l’époque, Isabelle Blume et Marc-Antoine Pierson. Nous formions un groupe d’universitaires qui échangeaient des propos sur le socialisme sans plus. […] J’étais connu chez les intellectuels. Mais je n’ai jamais à l’époque envisagé de faire carrière. […] J’avais uniquement le goût de l’observation politique. J’ai participé à la création du Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP) parce que l’observation politique est liée à l’intelligence réelle du droit politique et constitutionnel.¹¹

    L’aventure du CRISP

    Le CRISP, dont l’objectif consiste à démonter et analyser les rouages de la vie publique belge et saisir la vie de la société belge dans son mouvement historique, deviendra très vite un instrument inséparable du monde politique belge. Son influence ne s’est jamais démentie au fil des décennies. Aussi est-il opportun de savoir dans quelles conditions particulières il a pu voir le jour.

    Pour une raison de commodité sur le plan professionnel, François Perin s’était établi dans la capitale dès 1949, sans parvenir toutefois à s’adapter à la mentalité bruxelloise. Jusqu’en 1954, il vivra dans un isolement quasi total, qui le rendra profondément malheureux.

    Toutefois, le hasard fera bien les choses. Un jour qu’il se trouve dans le quartier de la Porte de Namur, il rencontre fortuitement Jules Gérard-Libois. Bien des points rapprochent les deux hommes: l’origine liégeoise, la fréquentation de l’Athénée et de l’Université de Liège, les études de droit. Aussi la conversation s’engage-t-elle facilement, d’autant que ces « principautaires » s’étaient perdus de vue pendant plusieurs années.

    Contrairement à François Perin, Jules Gérard-Libois a trouvé le moyen de nouer des relations à Bruxelles. Outre ses activités professionnelles au Marché commun, il joue en effet un rôle actif au sein des groupes « Esprit ». Une expérience qui ne va pas manquer d’intéresser François Perin.

    Séduits par la démarche pluraliste du philosophe français Emmanuel Mounier, promoteur du personnalisme, des hommes et des femmes, jeunes pour la plupart, progressistes mais appartenant à des « mondes » idéologiques différents, avaient pris l’habitude, spécialement après 1952-1953, d’échanger leurs idées sur une série de thèmes fondamentaux tels que la philosophie de la personne, les conditions économiques et morales du socialisme, le racisme, la relation patrie-nation, le marxisme, la culture, etc.

    Des groupes s’étaient ainsi constitués dans plusieurs villes du pays. Sortes de clubs sans bureau ni hiérarchie, l’essentiel étant de permettre à des chrétiens et à des libre-exaministes de se rencontrer dans un climat d’amitié et de respect mutuel.

    L’entreprise a donc tout pour allécher un François Perin, qui abhorre le sectarisme. N’est-ce pas dans un esprit pluraliste qu’il concevra, en 1968, le Rassemblement wallon ? N’est-ce pas lui aussi qui, en 1976, révélera son souhait de constituer un parti du centre qui soit pluraliste ?¹² N’est-ce pas lui enfin qui, bien qu’agnostique et franc-maçon, comptera des ecclésiastiques parmi ses meilleurs amis ? Bref, en fédéralisme comme en pluralisme, on observe chez François Perin une parfaite constance.

    Intégré dès 1954 au sein du groupe bruxellois « Esprit », François Perin va se montrer tout à fait coopératif. Aussi des liens d’amitié ne tardent-ils pas à s’établir. Avec les Ernest Glinne, Roger Lallemand, Jean Ladrière, Jaques Taminiaux et Jean Van Lierde, pour n’en citer que quelques-uns.

    Comme l’explique Jules Gérard-Libois, cette expérience allait connaître très vite d’importants prolongements:

    En 1956, un souci particulier s’exprima fortement dans ces groupes : celui de développer également une analyse sérieuse de la société belge et d’étudier dans sa réalité le système politique national. Un sous-groupe fut constitué à Bruxelles pour l’étude de ce que nous appelions « les pouvoirs réels en Belgique ». Trentetrois volontaires s’attachaient ainsi à analyser comment étaient construits les « mondes » en Belgique ; quelles étaient les articulations existant entre divers types d’institutions et de groupements ; quelle place occupaient les holdings dans l’économie belge, etc. C’est à travers cette expérience qu’est née l’idée de créer le CRISP. Le travail entrepris dans le sous-groupe « Esprit » était certes passionnant et révélateur mais, malgré les efforts des volontaires, l’exigence d’une permanence et de moyens documentaires importants s’imposait. L’expérience nous avait pourtant enseigné que le refus des cloisonnements sur lequel était fondé le groupe, le pluralisme interne réel […] constituaient des atouts importants : ainsi, l’accès à l’information était en effet mieux assuré vers des milieux différents et, aux yeux du public auquel était fait rapport des travaux, ce pluralisme dans la composition de l’équipe constituait un facteur non négligeable de fiabilité-crédibilité. […] Avec quelques amis d’« Esprit » – Yves de Wasseige ; Hubert Dewez (Jean Neuville) ; André Schreurs ; François Perin ; Marcel Liebman ; Andrée Gérard; Jean Wéry ; Ernest Glinne ; Robert Leloux ; Jean Ladrière ; Camille Deguelle ; Jacques Yerna; Claire Audenaerde ; André Zumkir ; Eugène Ghys et d’autres –, nous avons créé une société coopérative fin 1958.¹³

    Répandre la connaissance socio-politique belge en évitant le jargon des technocrates et en traitant les données avec une rigoureuse objectivité, tel est donc le but ambitieux que se fixent les promoteurs du Centre de recherche et d’information socio-politiques, dont aucun à l’époque n’était un notable ou une « vedette » politique. Le changement est venu après coup, en cours de route.¹⁴ But largement atteint à en juger par l’importance exceptionnelle prise au fil du temps par le « Courrier hebdomadaire » et les « Dossiers » dans la vie politique, économique, sociale et culturelle du pays.

    En tant que cofondateur et membre du conseil d’administration, François Perin s’investira pleinement dans l’entreprise du CRISP. C’est sous sa direction et celle de Jean Meynaud et de Jean Ladrière que paraîtra, en 1965, « La Décision politique en Belgique – Le pouvoir et les groupes »¹⁵

    La guerre scolaire

    Pour les tenants de l’unitarisme, la seconde moitié du XXe siècle allait se présenter plutôt sous de mauvais auspices. À peine les plaies causées par la question royale s’étaient-elles fermées que la vieille lutte scolaire entre cléricaux et anticléricaux rebondissait, faisant apparaître une fois de plus le clivage communautaire.

    Revenus au pouvoir en 1954, socialistes et libéraux entendaient bien faire table rase de la législation adoptée par le gouvernement précédent, social-chrétien homogène, en faveur de l’enseignement libre.

    Sitôt à la tête du département de l’Instruction publique, le socialiste wallon Léo Collard prit donc le contre-pied de la politique menée par son prédécesseur catholique. Soutenu par l’épiscopat, le PSC opposa immédiatement un tir de barrage en constituant, avec les organisations sociales-chrétiennes, le « Comité de Défense des Libertés démocratiques ». D’impressionnantes manifestations furent organisées en 1955, qui n’empêchèrent pas le gouvernement Van Acker de persister dans son anticléricalisme. Une attitude que le corps électoral allait d’ailleurs désavouer en 1958.

    Devant leur échec retentissant, socialistes et libéraux ne purent refuser la négociation proposée par le PSC. Le 20 novembre, un pacte fut signé dans le but de contribuer à l’accroissement du bien-être culturel et matériel du pays en lui apportant une extension de l’instruction et la paix scolaire.

    La guerre scolaire, énième épisode, était ainsi terminée. Adversaire de l’intolérance, François Perin n’avait pas voulu y tremper. Ses amis d’« Esprit » non plus. Sans doute est-ce alors qu’a germé chez lui l’idée généreuse de l’école pluraliste que l’on retrouvera plus tard dans le programme du Rassemblement wallon.

    En fait, François Perin fut vite déçu dans son idéalisme socialiste, comme le révèlent les réflexions suivantes qu’il livre sur l’épisode de la guerre scolaire:

    En 1955, j’étais chef de cabinet adjoint de Vermeylen, qui a eu cette affirmation illustre : « La manifestation n’a pas eu lieu ». Nier l’évidence, à savoir 300 000 personnes dans la rue, m’a donné un choc, le sentiment d’un décalage profond, d’un esprit partisan. Socialiste, je n’étais pas anticlérical bien qu’ayant des convictions agnostiques. […] Mais je ne me suis jamais senti proche des socialistes dont la philosophie est le matérialisme.¹⁶

    Il est toutefois un aspect de la guerre scolaire qui ne manque pas de retenir l’attention de François Perin : Les deux régions du pays, une fois de plus, ne sont pas au même diapason.¹⁷ En effet, les défenseurs de l’enseignement libre se trouvent principalement en Flandre, tandis que les Wallons penchent plutôt pour l’école publique.

    Mais si les événements viennent étayer la thèse des fédéralistes, ils ne parviennent pas à faire sortir les trois partis traditionnels de leur immobilisme en matière de réforme de l’État. Hormis quatre tentatives – avortées – d’une poignée de parlementaires pour faire voter par les Chambres une proposition de loi visant à réorganiser la Belgique sur une base fédérale¹⁸ et la publication, en décembre 1952, du manifeste Schreurs-Couvreur en faveur du fédéralisme¹⁹, les années cinquante resteront marquées par une profonde stagnation. Il faudra attendre le choc de la grande grève de 1960 pour faire progresser l’idée fédéraliste et relancer un Mouvement wallon amer et désappointé.²⁰

    La carrière universitaire

    Son rêve d’adolescent – l’enseignement –, François Perin le réalise en 1958, lorsqu’il se voit nommer chargé de cours à la Faculté de Droit de l’Université de Liège. Une nomination avec laquelle il va, bien malgré lui, défrayer la chronique, comme en témoigne ce titre du journal « Le Soir » du 11 novembre 1958: La grève des étudiants en Droit a pris fin ce samedi, mais les « hostilités » contre la nomination de Monsieur Perin semblent devoir continuer. Et l’auteur de l’article de comparer l’affaire à une petite guerre des palais. Sans doute est-ce la première fois que le grand public entend parler de François Perin. Ce sera désormais chose courante.

    À l’âge de trente-sept ans, l’intéressé prend donc la succession de Georges Dor à la chaire de Droit constitutionnel. Mais le corps estudiantin l’accueille plutôt fraîchement :

    Inaugurant sa charge, Monsieur Perin s’est présenté à l’auditoire du premier doctorat, le 6 octobre, jour de la rentrée, pour se trouver l’objet d’une grève qui fit le vide au pied de sa chaire. La même résolution abstentionniste joua contre lui pendant tout un mois, ce dont les manifestants l’avaient solennellement prévenu. […] Depuis le 4 novembre, le mouvement de débrayage, qui avait laissé Monsieur Perin imperturbablement solitaire en face de l’auditoire désert, a officiellement pris fin. Cette clôture de la grève a, d’ailleurs, été l’occasion d’un chahut des plus insolents infligé au professeur par les aînés du troisième doctorat. Les étudiants ne reculèrent même pas devant l’initiative d’offrir une « conduite de Grenoble » à Monsieur Perin jusqu’à l’arrêt du tram situé en face de l’Université. En toute objectivité, il convient de faire remarquer que le professeur, ainsi publiquement chahuté, fit front avec courage et sang-froid.²¹

    Pourquoi un tel mouvement de protestation aussi virulent qu’inhabituel ? En fait, le candidat présenté officiellement par le conseil de faculté et le conseil d’administration était Léon Moureau, professeur de contentieux administratif et… conseiller d’État. Mais, averti de ce problème de cumul par le commissaire du gouvernement, Paul Horion, le ministre de l’Instruction, Léo Collard, s’était montré réticent. Après le retrait de la candidature de M. Moureau, on retrouva trois candidatures en compétition : celles de François Perin et de deux assistants liégeois, MM. Goosens et Dembour. François Perin n’ayant emporté aucune voix dans le débat qui réunissait, outre le conseil d’administration, les représentants du Droit, de l’École supérieure de commerce et de Philosophie et lettres, l’université recommanda expressément MM. Goosens et Dembour à l’attention du ministre. Traditionnellement, depuis 1953 où la loi de l’autonomie universitaire est entrée en vigueur, celui-ci se range au verdict du vote de préférence. Quand il n’entend pas s’y rallier, il peut en référer à une commission des sages qui est un conseil paritaire; elle compte deux membres délégués du ministère et deux délégués de l’université concernée. Ici encore, les suffrages se partagèrent nettement entre François Perin et les deux assistants liégeois. Et le ministre choisit François Perin.

    François Perin s’abstint à l’époque de toute déclaration. Ce n’est qu’en 1973 que l’occasion lui sera donnée d’aborder officiellement la question. Alors qu’il harcèle le gouvernement au sujet de certaines irrégularités commises à la Régie des Télégraphes et Téléphones (le « scandale RTT »), le Premier ministre Edmond Leburton lui fait remarquer, en séance de la Chambre, qu’après avoir bénéficié d’une nomination politique, il est peu qualifié pour faire la leçon aux autres.

    Voici la réplique de l’intéressé :

    J’ai été nommé, en effet, chargé de cours à l’Université de Liège, en 1958, conformément à la procédure de consultation, prévue par la loi, après avis de quatre personnalités désignées conformément à cette loi. Il est exact que ma nomination a provoqué les protestations de certains. Des recours dirigés contre ma nomination ont été introduits devant le Conseil d’État. L’arrêt du Conseil d’État a rejeté ces recours. […] Il est exact qu’à l’incitation de certains collègues – Dieu ait leur âme, ils ont disparu –, il y a eu une grève d’étudiants. Je n’en éprouve aucune honte ; les étudiants ne m’avaient jamais vu lorsqu’ils ont fait cette grève. Au bout de quelques jours, j’ai donné mes cours et je les donne encore sans la moindre interruption, sans aucun mouvement d’étudiants contre ma personne. […] En 1967, à la suite de la réforme des études de Droit, alors qu’il n’y avait aucune obligation juridique à ce qu’il en soit ainsi, j’ai été promu au grade de professeur ordinaire avec un nouvel horaire, double de mon horaire primitif, à l’unanimité des membres de la Faculté de Droit. En tout cas, à partir de cette date, devant l’unanimité des étudiants et du corps académique, je ne dois plus rien à personne, sauf à ma Faculté et aux étudiants.²²

    La Démocratie enrayée

    De fait, personne n’aura à regretter la nomination de François Perin, Par la qualité de ses cours et sa forte personnalité, l’intéressé saura rapidement s’imposer. Ainsi, dès 1960, Marcel Grégoire le qualifie d’universitaire très brillant²³, à l’occasion de la sortie de son livre « La Démocratie enrayée – Essai sur le régime parlementaire belge de 1918 à 1958 ». Un livre qui va faire l’effet d’une petite bombe dans le monde politique belge. Un livre d’autant plus percutant qu’il a été mûri pendant quelque huit ans.

    L’introduction donne d’emblée le ton :

    Nous ne dissimulons pas les périls de notre entreprise. Nous risquons de jeter le trouble dans les esprits, nous en sommes conscient. À gauche, on nous reprochera de discréditer le régime parlementaire, et, par voie de conséquence, la démocratie elle-même. La droite opposera peut-être, à notre manière de dégager les règles de fait, les principes formels du droit écrit et l’équilibre harmonieux conçus à l’origine entre le pouvoir monarchique et celui des assemblées parlementaires. […] Nous pensons pour notre part que nous n’avons pas le droit de taire ce qui nous paraît, hélas, évident. Les sociétés humaines ne sont pas des sociétés figées. Il arrive qu’elles doivent subir des transformations profondes. Ceux qui s’accrochent au statu quo sont les éternels perdants de l’histoire. Sans doute est-il dangereux de toucher aux équilibres traditionnels, mais il y a des époques de la vie des sociétés humaines où la prudence conservatrice est mortelle. Peut-être, bien des hommes d’État sexagénaires pensent-ils que cela durera toujours autant qu’eux. Mais les hommes de trente ans et, derrière eux, toute une jeunesse inquiète ne peuvent se nourrir de cette philosophie de fin de règne. Ils préfèrent les risques à la stagnation.²⁴

    Ce qui frappe surtout dans l’analyse de François Perin, outre sa lucidité, c’est son caractère toujours actuel. Ainsi lorsque, après avoir disséqué le mode de formation des gouvernements, l’intéressé conclut – Tout le régime est fondé sur l’existence de partis fortement organisés dont les états-majors négocient entre eux. Le pouvoir réel est entre leurs mains²⁵ –, ne devance-t-il pas ceux qui, aujourd’hui, parlent si joliment de « particratie » et de « présidentocratie » ? De même, l’abus des termes généraux, de formules vagues et imprécises²⁶ n’est-il pas toujours la caractéristique des déclarations gouvernementales ?

    Parmi les principes énoncés par François Perin en vue d’améliorer le fonctionnement de notre démocratie parlementaire, il en est un qui lui tient particulièrement à cœur, celui du gouvernement de législature:

    Dès que le Parlement a approuvé la formation du gouvernement, celui-ci reste en fonction jusqu’aux élections suivantes. Les ministres ne doivent jamais poser la question de confiance. La menace de la démission collective doit être radicalement prohibée. La stabilisation du régime est à ce prix. Il faut absolument rompre avec cette règle pourtant traditionnelle du parlementarisme. Les ministres ne devraient donner collectivement leur démission au Roi que si les Chambres entièrement renouvelées par les élections ne leur maintiennent pas leur confiance.²⁷

    Mais François Perin sait fort bien que l’aboutissement d’une telle réforme reste subordonné à un changement d’attitude des partis politiques. Aussi le passage suivant leur est-il destiné :

    Le régime que nous préconisons ne permet plus aux partis de mettre fin, en cours de législature, à une équipe ministérielle. Les partis pourraient-ils abandonner ce pouvoir de fait ? La sauvegarde de la démocratie est à ce prix. La vie des partis et leur existence même est liée à la démocratie. L’avenir des partis et la vie du régime sont solidaires. En sauvant le régime parlementaire, les partis se sauvent eux-mêmes et, avec eux, ils sauvent la liberté. On ne peut éliminer l’influence des partis sur la formation du gouvernement. Cette influence, non seulement est inévitable, mais elle est nécessaire. Car à l’influence des partis ne pourrait se substituer que l’influence personnelle du Roi, ce qui est inconcevable à notre époque et incompatible avec l’existence d’un Parlement élu au suffrage universel. Mais, le gouvernement étant constitué, les partis, pendant la durée de la législature, ne doivent plus pouvoir tenir son existence à leur merci. L’indépendance des gouvernements à l’égard des partis doit donc être plus grande qu’actuellement. Nous croyons que c’est indispensable. Cette indépendance est d’ailleurs réciproque. Les partis doivent cesser d’être des organes de gouvernement. Ils doivent se dégager de l’opportunisme ministériel qui les étouffe et leur fait perdre le sens de leur doctrine, de leur idéologie et de leur âme. Les partis sont avant tout des associations libres de citoyens unis par une même conception politique. Ils doivent être, par définition, totalement indépendants du pouvoir (les ministres ne devraient pas pouvoir être membres des organes dirigeants de leur parti pendant la durée de leur fonction), à peine de devenir des machines électorales groupant une médiocre clientèle intéressée, sans idéal et sans dynamisme. Dans notre conception de la démocratie, un parti n’est pas un instrument du pouvoir, mais c’est une association d’hommes libres qui inspire et critique le pouvoir. Le sort de la démocratie est dans les mains des partis politiques. Ceux-ci comprendront-ils à temps que le régime actuel conduit le pays dans une impasse et que leur intérêt même est d’adopter une réforme énergique qui lui permettra de sortir de l’ornière ? Comprendront-ils que c’est le sort de la liberté qui se joue ? Auront-ils encore assez de courage, de lucidité et de vitalité pour adapter le régime parlementaire aux nécessités de notre temps ?²⁸

    La décolonisation

    Autant la question royale et la guerre scolaire avaient engendré un climat passionnel et pris une coloration communautaire, autant la grande majorité des Belges resta apathique face à une décolonisation que François Perin qualifie de ratage et de gâchis.²⁹

    Cette affaire congolaise, il nous faut toutefois l’effleurer en raison du rôle que l’intéressé fut amené à y jouer. Un rôle mineur peut-être, mais intéressant dans la mesure où il permet de dégager le profil d’un constitutionnaliste averti.

    Le 20 janvier 1960, le gouvernement Eyskens (social-chrétien – libéral) organise à Bruxelles une table ronde dans le but de mettre au point les futures structures du Congo indépendant. François Perin y participe en qualité de conseiller juridique de la délégation ABAZI de tendance lumumbiste et c’est avec consternation qu’il voit le législateur belge équiper le nouvel État d’un appareil constitutionnel et législatif largement inapproprié. Soucieux d’aider au maximum nos amis congolais dans leur passionnante entreprise, il rédige en quelques semaines, à la demande de l’Institut politique congolais de Léopoldville, un opuscule dans lequel il décrit minutieusement « Les Institutions politiques du Congo indépendant au 30 juin 1960 »³⁰

    Dans sa préface, Henri Rolin, professeur à l’ULB, sénateur et ministre d’État, tient à louer la clarté et la précision avec laquelle ce juriste de classe s’est attaché à expliquer la portée pratique des diverses règles et de les situer dans leur perspective politique ou sociale, historique ou géographique. Un fait est certain : les qualités professionnelles de François Perin ont amplement débordé le cadre de l’Université de Liège.

    Le Congo indépendant serait-il unitaire ou fédéral? La table ronde avait laissé ce problème terminologique en suspens, estimant qu’il appartenait à la Constituante congolaise de le trancher. Aussi, dans son ouvrage, François Perin prend-il le soin de comparer les deux notions. Un sujet qu’il connaît particulièrement.

    Et l’intéressé d’expliquer pourquoi le futur État congolais présente davantage les caractéristiques d’un État unitaire:

    Contrairement à ce qui se passe pour les États fédéraux, les provinces ne se voient pas attribuer le pouvoir souverain résiduaire. Dans la plupart des États fédéraux, les pouvoirs des institutions centrales sont des pouvoirs d’attribution. Tout ce que la constitution n’attribue pas formellement et expressément au pouvoir central est considéré comme étant de la compétence des États locaux. Il n’en est rien en ce qui concerne l’État congolais tel qu’il est décrit par la loi fondamentale. Celle-ci énumère les matières qui sont de la compétence exclusive du pouvoir central et de la compétence exclusive du pouvoir provincial. Pour les autres matières, qui ne sont pas énumérées dans le texte de la loi fondamentale, la compétence sera concurrente, c’est-à-dire que l’État central et la province seront également compétents avec cette réserve qu’en cas de contradiction, c’est la loi nationale qui l’emportera sur la loi provinciale.³¹

    Toutes ces théories, François Perin aura l’occasion de les exposer de vive voix aux futurs cadres congolais, puisqu’il donnera pendant trois semaines, en mai 1960, une série de cours à l’Institut politique de Léopoldville.

    Quant au bilan de l’affaire, il le dresse succinctement dans « La Belgique au défi ». Un bilan où les allusions à la haute finance laissent apparaître le militant socialiste :

    L’opinion populaire tant flamande que wallonne s’est toujours sentie très étrangère à une entreprise coloniale qui a été imposée au pays par Léopold II et qui a été la chasse gardée des missions et des sociétés financières. Seule la petite bourgeoisie, surtout bruxelloise, est scandalisée par le « bradage de l’héritage d’un grand roi ». Le grand capitalisme belge ne perd pratiquement rien dans l’aventure.³²

    Ainsi, en peu de temps, François Perin était parvenu à se tailler une solide réputation sur le plan professionnel. À la facette du juriste allait maintenant venir s’ajouter celle de l’homme public. Une fusion d’où devaient jaillir des étincelles…

    André Renard

    L’aventure du Mouvement populaire wallon, qui débute en 1961, réveillera la conscience wallonne et fera entrer François Perin dans l’antichambre de la politique active.

    S’il est vrai que ce mouvement est né de l’agitation sociale de décembre 1960 et janvier 1961, on oublie trop souvent que le « renardisme », dont il ne peut être dissocié, se manifesta bien avant que n’éclate la « grande grève ».

    Dès 1950, en effet, au Congrès national de Charleroi, André Renard, président de la Fédération liégeoise du syndicat socialiste, découvrait son option fédéraliste :

    J’apporte l’adhésion de quelque 85 000 travailleurs manuels et intellectuels. […] C’est l’armée du travail qui vous rejoint. […] Fédéralisme ! Oui, mais avec la place qui revient à la classe ouvrière. Nous voulons la libération de la Wallonie, mais nous voulons aussi notre libération comme classe sociale.

    Pas plus que François Perin, André Renard n’est aveugle. Il voit le contexte économique se dégrader lentement et il pressent de noirs lendemains. Pour lui, seules des « réformes de structures » sont susceptibles de redresser la barre. Ce à quoi il va s’employer avec une ardeur peu commune.

    Dès 1954, il parvient à imposer son plan à la FGTB. Mais pendant quatre ans, de 1954 à 1958, le gouvernement Van Acker brillera par son incurie, entraînant ainsi la débâcle pour la région wallonne.

    La situation qui se présente à l’aube des années soixante, Étienne-Charles Dayez la décrit parfaitement :

    La Belgique, en dix ans, a changé de visage. Les industries wallonnes, les charbonnages ont dépéri et ferment leurs portes sans qu’il y ait de reconversion valable. Le chômage s’accroît, la natalité baisse, l’angoisse et l’inquiétude guettent. La Flandre, par contre s’épanouit. Agricole par tradition, elle devient industrielle en l’espace de cinq ans. La perspective du Marché commun, à partir de 1956, sa réalisation après 1958, transforment les données de l’économie. Américains et Anglais se préparent à l’Europe des Six. Ils s’y implantent, et trouvent les conditions les plus favorables en Flandre : une main-d’œuvre assez abondante qui apprend assez vite l’anglais, des paysages encore vierges, la proximité des plages de la mer du Nord d’un accès facile par l’autoroute Bruxelles-Ostende, les installations du port d’Anvers. Quand le gouvernement propose, trop timidement il est vrai, des sites wallons aux investisseurs, il essuie des refus catégoriques. Les Américains ne se sentent pas attirés par les terrils, les villes noires, les usines désaffectées. Ils veulent du neuf, et qu’importe le prix !³³

    La grande grève de 60-61

    Comme si Flamands et Wallons ne divergeaient pas encore suffisamment, c’est à présent l’unité syndicale qui va se rompre lors de la grève générale de l’hiver 1960-1961.

    Invoquant comme seul motif les dépenses provoquées par les événements africains, le Premier ministre social-chrétien Gaston Eyskens engage son gouvernement dans la voie de l’assainissement des secteurs financiers et sociaux.

    Déposé à la Chambre le 4 novembre 1960, le projet de loi unique – ainsi appelé parce qu’il est présenté comme un bloc indivisible et quasi inamendable – contient une série de mesures impopulaires qui frappent pratiquement toutes les classes de la société. Aussi suscite-t-il d’emblée le mécontentement général. Une situation qu’André Renard s’empresse d’exploiter au profit de ses idées.

    Dès le 9 décembre, dans une lettre ouverte que publie le journal « La Wallonie », il tente de convaincre Auguste Cool, le président des syndicats chrétiens, de l’impérieuse nécessité de procéder à des réformes de structures :

    La véritable solution se trouve dans un essor nouveau de notre économie. Croyez-vous que c’est dans le cadre vétuste de notre système économique que l’on puisse trouver cet essor ? Ne pensez-vous pas plutôt que c’est à travers les modifications fondamentales de nos structures qu’il faut chercher les solutions ? En tout cas, dans toute la Wallonie, vous allez assister à une énorme réaction ouvrière le 14 décembre.

    De fait, un arrêt de travail d’une demi-journée paralyse les points stratégiques de Wallonie. Cette action avait été décidée le 17 novembre par les cadres wallons de la FGTB, au cours d’une importante journée d’études d’où naquit virtuellement le Mouvement populaire wallon. Sous l’impulsion d’André Renard, en effet, les participants s’engagèrent à défendre la mise sur pied d’une action wallonne coordonnée; la création d’un esprit socialiste wallon ; l’édition d’un journal de lutte spécifiquement wallon devant paraître à partir du 1er janvier 1961, et qui refléterait en même temps les préoccupations des régions wallonnes ; la création d’un organe de coordination pour l’action économique et sociale.

    Mais André Renard ne tarde pas à connaître la déception. Le 16 décembre, sa motion visant à déclencher une grève générale de durée illimitée est rejetée au conseil national élargi de la FGTB. À la vérité, on enregistre une cassure très nette entre les régionales du Nord et du Sud du pays. Une fois de plus, Flamands et Wallons réagissent de façon diamétralement opposée.

    Mais l’histoire est souvent truffée de paradoxes. Non seulement la grève a lieu, mais elle débute spontanément le 20 décembre… au port d’Anvers, grâce à l’action des ouvriers communaux de toutes tendances.

    Le premier surpris par ce déclenchement imprévu est André Renard. Dans son esprit, en effet, la grève générale ne devait démarrer qu’en janvier, après un congrès et un référendum national.

    Constatant au bout de quelques jours que le mouvement reste essentiellement localisé en Wallonie, il entreprend de l’orienter vers la problématique wallonne. Au retrait du projet de loi unique vient ainsi s’ajouter la profession de foi fédéraliste.

    L’importance de l’événement n’échappe évidemment pas à François Perin : La prise de conscience wallonne, qui n’avait été pendant un demi-siècle que le fait d’intellectuels et de militants,

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