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L’ombre creuse: Conte
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Ebook239 pages2 hours

L’ombre creuse: Conte

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About this ebook

Depuis la perte de sa compagne et de l’enfant qu’elle portait, Adrien vit cloîtré chez lui, avec sa bibliothèque pour seule confidente. Une nuit, alors qu’il est accroupi devant elle, il fait une curieuse découverte, et s’enfonce dans une rêverie que vient perturber la venue d’un visiteur étrange. S’ensuit une cascade d’événements hautement improbables, dont il devient tour à tour le témoin et l’acteur.
Récit crypté aux multiples résonances, ce conte burlesque se veut avant tout une occasion de célébrer la littérature, dans sa capacité à lutter contre la mort et l’oubli.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Philippe Vlahopoulos - Né dans le quatorzième arrondissement parisien, d’une mère couturière et d’un père travaillant dans l’informatique, il s’essaie d’abord au graphisme, à l’animation et multiplie les petits jobs. Puis il se tourne vers les arts du spectacle, où il joue, adapte, traduit et met en scène. Les aléas de l’intermittence l’ayant conduit à croiser à nouveau le chemin de l’école, il se consacre désormais à l’enseignement des lettres.
LanguageFrançais
Release dateAug 24, 2020
ISBN9782889491902
L’ombre creuse: Conte

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    L’ombre creuse - Jean-Philippe Vlahopoulos

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    Jean-Philippe Vlahopoulos

    L’OMBRE CREUSE

    « Nox atra cava circumvolat umbra… »

    Virgile, Enéide, Livre II.

    « … puisque vous avez dépouillé le vieil homme. »

    Paul, Epitre aux Colossiens, III, 9.

    « Ô nuit plus aimable que l’aurore ! »

    Jean de la Croix, Poèmes mystiques

    Au livre

    Un trou. Pas bien grand, mais un trou tout de même. Profond.

    À première vue, avec ses abords moussus et affolés d’herbes grasses, il n’a rien d’engageant. Mais l’expérience prouve qu’il mérite qu’on s’y attarde, ne serait-ce qu’un peu. Car pour le curieux désintéressé, la visite vaut le détour : il sait que le plaisir est au bout.

    On y entre par une lucarne située à mi-hauteur d’un terre-plein. Creusée à fleur de roche, sa voie d’accès est si rabougrie et si basse qu’elle oblige à s’y engager courbé, voire plié en deux – ou à genoux, pour peu que notre taille atteigne les mensurations hors norme qui sont le lot des générations actuelles, du fait de leur croissance incontrôlée. On prétend même que certains sont contraints de couvrir les premiers mètres en rampant sur le ventre, mais ce sont des on-dit.

    La visite de la grotte peut alors commencer, laissant le visiteur pantois d’admiration devant la variété de formes et de couleurs que prennent les concrétions rencontrées.

    Une fois franchis les grands replis pierreux placés de part et d’autre, puis d’autres plus petits et pareils à des muqueuses, on se trouve dans une dépression centrale, au fond de laquelle se situe une seconde entrée. C’est là que commence l’exploration ; celle-ci peut s’étaler sur plusieurs heures ou ne durer que quelques minutes, tout dépend de la disposition et de l’envie de chacun.

    Nous voici donc dans le vestibule. La lumière du jour s’y diffuse faiblement, par l’ouverture centrale placée juste au-dessus, et par deux lucarnes situées aux extrémités, en se frayant un chemin sous de tortueuses arcades, éclairées faiblement par des crevasses à demi obstruées de lierre et de cônes de mousse, de sorte qu’il est nécessaire de s’équiper d’une lampe-torche pour pouvoir s’y déplacer en toute commodité. Amas de rochers éboulés, couronnement continu en saillie, cuvette granitique et érections rocheuses forment un paysage étrange où, au milieu d’une succession de plis courbes, les cheminées de fées émergent d’un chaos granitique avec leurs petits bonnets d’alluvions.

    Sous la voûte sonore dont les échos multiplient le bruit des pas, des stalactites et des basaltes pendent au-dessus de notre tête en des concrétions calcaires, formant des assemblages confus de formes bizarres, que la crédulité superstitieuse assimila jadis à des démons ou à des processions de fantômes.

    Puis on arrive dans une sorte de crypte de forme ovoïde qui présente une fente médiane, naturellement creusée dans le flanc du rocher. Au centre du plafond, sagittalement, sous le dôme traversé par cette longue fente où l’on peut à peine tenir debout, on aperçoit des marches, à droite et à gauche, menant vers la partie supérieure de la grotte où sont ménagées deux ouvertures. Un renflement à l’avant de la cavité constitué d’un tissu moussu recouvrant la symphyse se sépare en deux replis, pareils à des lèvres allongées sur environ huit mètres, qui saillent extérieurement.

    On s’engage ensuite dans une galerie étroite, précédée d’une dénivellation en pente abrupte de quelques mètres, au bout de laquelle se dresse un ensemble de concrétions de formes et de couleurs différentes. Tout un univers minéral foisonnant de formes figées creusées par les siècles. Le bruit de l’eau ruisselante dont l’écho se réverbère d’une paroi à l’autre donne à ce lieu un aspect proprement envoûtant. La colonie de chauves-souris qui l’occupe parfume l’endroit de l’odeur de ses excréments.

    Vasques, bassins… cristallisations.

    Le pied heurte parfois je ne sais quels gravats qui roulent sur le roc avec un son creux, et présentent dans l’ombre des apparences de crânes brisés ou de longues rangées de dents blanches et dépouillées jusqu’à leurs racines.

    Une source paraît juste en dessous d’un orifice, sorte de méat qui unit les nymphes, par leur extrémité postérieure pour former le pli pareil à une commissure.

    Puis un monument de forme singulière, situé au milieu d’une seconde salle souterraine, appelle notre attention. Pareille à un organe érectile, cette corniche naturelle présente un léger renflement situé au sommet des petites ouvertures et formé de deux corps caverneux.

    Là aboutit la route souterraine, et les parois de la salle n’offrent plus d’autre ouverture que de larges fentes, à travers lesquelles des monticules et des ravins formant la vue extérieure sont visibles au loin.

    Trois pierres longues et massives y sont posées debout et soutiennent une quatrième, large et carrée, comme trois piliers portent un toit. Sous cette espèce de trépied gigantesque s’élève une sorte d’autel, formé également d’un seul quartier de granit, et percé circulairement au milieu de sa face supérieure.

    Enfin, sur un sol recouvert de planches moisies et de terre battue, quelques caisses, trois-quatre ustensiles de pêche, un coffre, deux sièges et une planche posée à l’horizontale sur des trépieds sont les signes visibles d’une présence humaine. Que confirme une espèce de lit de pierre creusé épousant la forme du crâne. Tout autour, les flancs des parois présentent une face interne et lisse, comme polie préalablement par la main de l’homme, et couverte d’inscriptions finement tracées à la pointe dure. Pour peu qu’on les éclaire, on y déchiffre des écrits, pour la plupart rimés, et que le ruissellement des eaux a partiellement effacés. Tels ce distique « L’écho des voix qui se sont tues / Sert à domestiquer la nuit », un sonnet acrostiche intitulé Raymond Q, une ballade au titre insolite d’&c., où l’esperluette guidée par un croissant de lune berçant son nourrisson semble donner l’image la plus concise qui soit de l’éternité :

    La vie dans sa mansuétude

    M’accordera-t-elle un quitus ?

    Pour masquer mon inquiétude

    Croit-elle m’arracher un rictus ?

    La renvoyant à ses études

    Lorsque le destin me brûla

    J’écris mon habeas corpus

    Ici : Acta est fabula.

    Et ainsi de suite.

    Ou encore les premiers vers d’une œuvre demeurée inachevée :

    Béatrice est morte (stases)

    Obscur obstrué lent, le jour très bas décline ;

    Un ciel teinté de brun accable les vivants.

    Et moi, engoncé, seul, un pied sur la poitrine,

    J’écoute les bruits du dehors, l’écho du vent.

    Supportant de mon mieux qu’une odeur de latrines

    Pénètre toute chose et aille en s’élevant,

    Alors que des hoquets de nausée m’assiègent,

    Au hasard des reflux de mes déglutitions,

    Je me tiens là, chétif et béat sur mon siège,

    Comme un pitre papal à son jour d’élection,

    Et j’attends la clarté. – Fugitive hirondelle

    Qui anoblit les cœurs et les pousse à l’action,

    Quel monstre halluciné te mit sous sa tutelle,

    Et du ton pénétré qu’on emprunte aux mourants

    Fit d’un chemin de croix celui de Compostelle ?

    La suite, souvent illisible, est par endroits rayée ou à moitié effacée. On y distingue cependant un autre titre, Le sort de l’âme, suivi d’une interrogation :

    « Opaques obstinément nulle clé d’or ne nous ouvre : pourquoi ne saurions-nous jamais atteindre la pureté du cristal ? »

    Et de quelques versets :

    Comme un diamant au soleil ou comme l’eau absorbe un rayon d’astre, le jour fulgure, il brasse des volutes de poussière, fines particules d’or errant entre le ciel et l’ombre. […]

    Ô que les couilles des clochers résonnent du Sanctus,

    – Seigneur des multitudes, Hosannah, la terre est pleine de ta gloire !

    Chaque éclat de clarté nimbe le visage des saints, écorche le cœur de l’Agneau et de sa flèche foudroie la course du Daim. […]

    Corps massifs plongés dans l’onde impénétrable, un silence nous ahurit et nous ressassons sans fin le même dialogue, de vide à vide, les yeux fourbus, anéantis.

    Après avoir traversé ce massif calcaire, entre fissures, failles et galeries, on rattrape un cours de l’eau qui ressort à l’air libre à un niveau inférieur, comme une résurgence.

    Là, un vent frais circule, et on entend la mer.

    I

    « Tout arrive par hasard et par nécessité. »

    Démocrite

    1

    Bon. Il faisait nuit sur la moitié du monde. Rien d’étonnant : il faisait nuit. Bon.

    Adrien-Simon rangea sa raquette dans l’armoire à pharmacie, s’offrit un tilleul, dans lequel il trempa deux carrés de chocolat noir, puis lut. La même phrase plusieurs fois d’un traité de neurologie datant de la fin du siècle précédent. Baille. Deux heures, au carillon de la petite horloge. Gencives douloureuses.

    Il enfonce un bout d’allumette taillé en pointe dans la carie de sa molaire gauche, en extrait un grain de riz qu’il propulse du bout des lèvres. Le grain exécute un looping avant de se poser négligemment parmi les épluchures d’oignon et les spaghettis de la veille.

    Trônant le ventre ouvert, le livre bée sur la table en formica bleu, étalant sans retenue une double page ornée de planches d’anatomie. Il en avait connu de pareilles dans le Petit Larousse illustré de son enfance qu’il passait de longues heures à contempler, dans l’unique but de connaître l’intimité des êtres parvenus à l’âge adulte. La vue des appareils reproducteurs des deux sexes suscitait chez lui un trouble bien compréhensible, et le cours sinueux des intestins ramassés dans la partie abdominale et formant des replis sans fin à la manière d’un labyrinthe, le plongeait dans des interrogations où le ravissement le disputait au dégoût. Celles-ci sont extraites de De humani corporis fabrica d’Andréa Vésale, présentée comme la réédition de la première image du système musculaire humain. La planche de droite est la reproduction d’une superbe gravure de myologie, où un écorché dans la force de l’âge, la tête renversée, jette au ciel un regard plein d’abandon. Avec son déhanchement gracieux, il semble prendre la pose, la jambe gauche en avant, le pied droit légèrement relevé, les bras le long du corps, l’index de la main gauche pointé vers le sol.

    Sur celle d’à côté, un couple de squelettes à demi décharné prend le frais sous un ombrage, en compagnie d’un rhinocéros. Le contraste entre le derme compact et gris de l’animal et la fine pellicule recouvrant encore par endroits le corps des deux humains est l’occasion d’un commentaire érudit vaguement ridicule, où il est question de l’opacité des êtres, dont il s’agit encore une fois de percer le secret, et sert surtout de prétexte au rêve d’une peau d’océan, faite de lichen et d’écume, couverte d’embruns et de cheveux d’algues.

    Douce fraîcheur d’une nuit de mai.

    Il avait plu aux alentours de minuit. L’asphalte humide exhale des odeurs de goudron et d’urine qui pénètrent par la fenêtre ouverte pour se mêler à celle du tabac brun et noyer sous leurs effluves un entêtant parfum de femme.

    Le frigo ronronne puis se tait, comme à son tour plongé dans une méditation aussi désuète qu’intense. Une méditation d’affamé.

    Une goutte d’eau tambourine sur l’inox de l’évier.

    Il avait l’habitude de glisser ses économies entre les pages jaunies de l’ouvrage. Le dernier billet de cent francs venait de foutre le camp la veille au bureau de tabac, ne laissant derrière lui qu’une poignée de ferraille.

    Tournant distraitement les pages de l’album, Adrien marque un arrêt devant la cambrure d’un hystérique, dont le corps arc-bouté comme en apesanteur au-dessus du lit d’une chambre d’hôpital trace une arche à la ligne régulière, que seul vient perturber le renflement obscur de son sexe au repos.

    Tip-top tip-top chante la goutte d’eau récalcitrante en tombant dans l’évier.

    Les gravures glissent à présent sous ses yeux, lentement, et semblent s’enchaîner en se tenant par la main pour former un défilé baroque de corps tordus, de visages émaciés ou replets, de figures égarées, inquiètes, tenaillées par la souffrance ou l’effroi, aux traits livides, faciès d’exaltés, de maniaques, de furieux et de lymphatiques, autant d’images stériles, usées jusqu’au cliché, stéréotypes de la folie telle qu’il la concevait avant.

    Avant.

    Avant qu’il ne réalise combien la folie est un monstre ordinaire, avant qu’il ne s’aperçoive tout ce qu’elle recèle de médiocre et de tout-venant, et qu’il ne comprenne enfin que ce qui la caractérise d’abord, c’est son imperturbable, son inquiétante monotonie.

    La vérité est fille du temps, disait ce vieil Aulu-Gelle. Qui lui-même ignorait que le temps n’est qu’une illusion.

    Il referme l’ouvrage aux odeurs âcres de moisissure, l’écarte avec les reliefs du repas, puis se tire quelques poils de barbe avant d’écrire d’un jet :

    Soleil tuberculeux – de quoi fouetter les cuistres,

    Une branche en métal enfoncée dans l’anus –,

    Leurs accroupissements prenaient des reflets bistre,

    Et eux, dodelinant de l’Euphrate à l’Indus,

    Éventraient des brebis à s’en péter l’aorte

    – A vous épouvanter d’avoir été fœtus –

    Dans un tohu-bohu exultant de cloportes.

    Sans mentir, ça a de la gueule.

    Puis ouvre à nouveau le livre. Au hasard.

    Une section spéciale, consacrée aux Formes singulières de l’hystérie féminine, porte en sous-titre De l’angoisse à l’extase. On y voit le portrait grave d’une femme mimant une crucifixion, les yeux mi-clos, le front plissé, les lettres MP et OY gravées sur sa poitrine dénudée. La légende sous le cliché indique que ces stigmates sont les cicatrices de brûlures que la malade s’est faites elle-même.

    L’ensemble dégage une impression de force, de majesté : décidément, rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur.

    Le frigo reprend un ronronnement qui le fait sursauter. Le moteur d’une bagnole stationnée devant l’immeuble d’en face tourne, de longues minutes durant, avant de s’emballer et mener son occupant vers un je ne sais où rassurant ou prometteur, ou vers son chez-lui médiocre. La bâtisse aux fenêtres aveugles abrite les locaux de l’administration chargée d’empiler le mobilier usagé de l’Éducation Nationale, les circulaires passées de date et le personnel en préretraite de la vénérable institution.

    L’abat-jour diffuse son halo, laissant des pans entiers de la pièce s’évanouir doucement dans la pénombre.

    Tiptop de la goutte d’eau dans l’évier. Quoi de plus exaspérant ? Joint usé. Il avait beau faire, impossible d’en stopper le débit. L’image du supplicié chinois, coincé entre des blocs de pierre et grimaçant sous l’impact continu d’une goutte d’eau, lui revient subitement à l’esprit (ou plutôt, le souvenir de cette gravure, extraite d’une édition illustrée du Jardin des Supplices, qu’ils avaient aperçue par effraction, un jour, dans la bibliothèque municipale, lui et son pote Guy, sous le regard réprobateur d’une harpie stalinienne en charge de l’office, souvenir aussitôt associé au cliché figurant dans les dernières pages d’un autre ouvrage où l’on voit un pauvre type exécuté en public à qui on tranche les genoux et le torse à coups de sabre et qui, tandis que des ruisseaux de sang sillonnent son ventre, les yeux révulsés, souriant de douleur, laisse entrevoir une forme d’extase : ils étaient tombés tous les deux sur ces bouquins que l’auguste gardienne des œuvres complètes de Staline et d’Aragon réservait aux enfers ; elle leur avait fait les

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