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La plupart se taisaient: Recueil de nouvelles
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Ebook122 pages1 hour

La plupart se taisaient: Recueil de nouvelles

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About this ebook

Lucie, Priscille, Lydie, Marc, Alexandra, Ethan, Keren, Ulysse, Madeleine, Jonas, Ariane, Ève, Léandre ; personnages et vies se succèdent dans ce recueil de nouvelles. Qu’ils explorent le devoir de mémoire, la quête identitaire, le dégoût de soi, la révolte, le racisme ou le sexisme, tous se tiennent face au monde et nous en livrent une parcelle, une perception. Ils parlent, tandis que la plupart se taisent. La question se pose alors peu à peu au lecteur : quelle est son attitude et quelle est son appartenance à la société humaine ?

À PROPOS DE L'AUTEURE

Auteure française, Marie Bellando Mitjans fait sa formation académique à la Sorbonne en études de civilisations slaves et de muséologie. Passionnée par l’histoire, les langues et les arts, elle est en quête permanente d’un humanisme universel et d’un dialogue qui sonnerait vrai pour tous.
LanguageFrançais
Release dateOct 23, 2020
ISBN9791037714183
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    La plupart se taisaient - Marie Bellando Mitjans

    Lucie et Lucie

    Elle était assise à côté de moi, elle n’avait pas d’âge. Un âge avancé c’est certain à en croire ses cheveux d’argent. Mais pas de certitude. Le train démarre, un TGV, tout ce qu’il y a de plus banal. Mais pas pour elle, elle était déjà dans ses souvenirs, elle était ailleurs en d’autres temps.

    « Parle-moi d’avant, parle-moi des miens, des rires et du sang, des temps anciens. » Voilà sa complainte alors que nous nous éloignons de Paris, à 300 kilomètres par heure. Je ne la connais pas. Que lui dire ? Elle continue : « Tu sais les trains, quand j’étais enfant, on y mettait des gens, des enfants, oui des enfants même. C’était la guerre. » Me dire ça à moi. Oui, bien sûr que je le sais. Je suis juive. Je n’ai pas le choix de ne pas le savoir. C’est dans mon sang, c’est dans ma chair, c’est dans toutes les histoires qu’on m’a racontées pour m’endormir. « Oui, répondis-je, et à l’arrivée, on leur a pris leur bien maigre et dérisoire bagage, on leur a demandé leur nom, leur âge, les plus petits sont allés soi-disant se doucher, sans penser qu’on ne les reverrait plus jamais. Il a plu, il a neigé sur ces visages d’enfants, morts dans l’horreur des camps, ils sont restés là, gisants, dans des fosses ou réduits en cendres. Les plus forts sont partis dans des baraquements, on leur a donné des uniformes trop grands, ils sont partis vers une usine grise, où ils ont travaillé sous des regards pleins de haine. Leurs faibles forces se sont taries bien vite, ils n’ont plus eu la force de se servir de leurs mains si petites, trop de faim, de froid, de sommeil, eux aussi on les a exterminés, eux qui ne connaissaient même pas leur crime. Il a plu, il a neigé, sur ces visages d’enfants, qui avaient appris à serrer les dents, en voyant leurs parents s’en aller, de l’autre côté de cette terrible voie ferrée, ce quai de déchargement. »

    Elle ne s’attendait pas à ça. Moi non plus d’ailleurs, mon ton est sec, bien sûr, cruel peut-être, pas approprié en tout cas. Elle me dévisage, avec une émotion étrange, ce n’est ni de la haine, ni de la peur, ni de la consternation. Elle me détaille simplement. « Alors vous savez. Vous faites partie de ceux qui savent. Après il a fallu revenir, reprendre sa place. Il y avait déjà tellement d’angoisses… Alors, revivre. Sans rien dire et sans écrire. Parce qu’ils ne peuvent pas comprendre, parce qu’ils ne savent ni le feu ni la cendre, tant et tant de cendres… Parce qu’on ne peut pas encore parler. À quoi bon parler ? Comment et pourquoi ? Ça, on ne le savait pas. Pas encore. Et après c’était trop tard. Attendre, jusqu’à ce qu’on n’en puisse plus, jusqu’à ce qu’on crie dans les rues tout ce qu’on arrive à cacher. S’apercevoir que personne ne nous croit, on nous prend pour des fous et voilà. Retomber dans ce maudit silence contre lequel on se bat depuis tout petit déjà. Toujours le silence. Il ne finira jamais. Même quand on parle, il y a le silence de ce que les mots ne peuvent pas dire. Le silence de ce que les morts ne pourront jamais plus dire. Et le silence, d’après. »

    Je suis piégée. Je suis à mi-chemin entre l’envie de savoir qui est cette femme, et la lassitude d’entendre encore et encore ces histoires. Bien sûr que c’est grave, bien sûr que c’est capital dans notre identité, dans nos familles défigurées, démembrées. Mais ce n’est pas tout. On était juif avant la Shoah. Nous ne sommes pas que les survivants de cette tragédie. Et nous ne sommes pas tous des colons israéliens non plus. Pourquoi les gens veulent-ils tant de simplifications ? Nous sommes le peuple des dissertations. Voilà mon interprétation en tout cas. Il me faut choisir. Répondre, l’ignorer ? Quoi répondre ? Avant que j’aie eu le temps de finir ma réflexion sans issue, elle recommence à parler, en se balançant légèrement sur son siège. Je mets un moment à comprendre sa phrase. « Ir zent idishe, mam? »

    Du Yiddish. Des années que je n’avais pas entendu cette langue. Celle de mon grand-père paternel. Enfin, à la fin… Quand il ne savait plus parler autre chose. « Oui, je suis juive. Et vous ? »

    Elle s’immobilise, ouvre de grands yeux, elle est terrifiée. « Moi non. Moi non. Pas juive. J’ai mon acte de baptême, je l’ai, attendez. Et regardez. Ce sont mes papiers d’identité, ils sont en règle. Germaine Dupont. Je suis Germaine Dupont. Je suis née à, euh, à Lisieux. Oui, Lisieux, comme Sainte-Thérèse de l’Enfant Jésus. »

    « Ha, ha bon. » Je ne sais pas quoi lui répondre. Elle a l’air en pleine crise d’Alzheimer, elle doit se raccrocher à son mensonge de guerre, son identité d’enfant caché. La pauvre. Qu’est-ce qu’elle fiche dans ce train, seule ?

    « Bonjour, Mademoiselle, où allons-nous ? » Quelle horreur, elle est complètement perdue. « Ce train va à Lyon, Madame. » Elle saisit très fort son sac. « Lyon, oui, Lyon. À Lyon, je dois retrouver… J’ai écrit son nom ici, là quelque part… » Elle fouille frénétiquement. « Madame, Madame, s’il vous plaît, respirez profondément, ce n’est pas grave, je ne vous le demande pas. » Elle semble se calmer, elle se détend et somnole. J’aurais bien envie de prendre son sac pour voir s’il y a des gens à prévenir… Si ça se trouve, elle s’est échappée d’une maison de retraite. Mais si je la réveille, elle va être encore plus paniquée.

    « Bonjour, Madame ! Excusez-moi, nous sommes encore loin de Lyon ? » Elle vient de se réveiller. « Euh, je pense qu’il nous reste une grosse demi-heure de trajet, Madame. » Elle se recale dans son siège. « Je vais voir mon fils. Pardon, ça ne vous ennuie pas si je vous parle ? » Elle ne se souvient de rien… « Bien sûr que non, bien sûr que non. »

    « Il est historien, mon fils. Il s’intéresse à la Collaboration, c’est étrange. J’ai vécu ça, vous savez. Mes parents cachaient des juifs, pendant la guerre. Mais on n’a jamais plus parlé de ça. Il ne le fallait pas. Le silence est resté. Peut-être que c’est pour ça qu’il a choisi ce domaine d’étude. Je ne sais pas. En tout cas, c’est effrayant, les mécanismes qu’expliquent les anciens collabos. Je n’aurais pas cru que je pouvais avoir de l’empathie pour eux. Mais c’est… Comme s’ils n’arrivent même plus à penser par eux-mêmes, comme s’ils avaient oublié même le concept de liberté. Et ils obéissaient, c’est tout. Suivre les ordres et n’avoir plus foi en autre chose que les ordres. Mais je vous embête avec mes histoires de vieille femme. » Je lui fais non de la tête. « Pas du tout Madame, pas du tout, des membres de ma famille ont été cachés. Pas très efficacement, on les a dénoncés et… enfin, mes grands-parents étaient les seuls survivants de leur famille. C’est grâce à des familles comme la vôtre, qui ont cru à leur devoir d’humanité que je suis là. » Elle fait la moue. « Oui, probablement. On m’a toujours répété, nous au moins nous mourrons libres, et en ayant cru à la fin de cette foutue guerre. On grandit mal avec ce genre de phrases. Mais je ne vais pas me plaindre avec vous. Ce ne serait pas décent. »

    « Je vous en prie, Madame, je n’ai jamais parlé avec quelqu’un comme vous. » Elle a l’air extrêmement enjouée d’une petite fille à qui l’on vient de dire qu’elle peut partager un secret d’adulte. Pourtant c’est exactement l’inverse. Elle peut enfin s’en libérer…

    « Vous savez, je pleure la nuit. Toutes les nuits, c’est de pis en pis, parce que je perds un peu la tête, j’oublie parfois qui je suis, que nous ne sommes plus en guerre, j’ai l’impression de vivre les terreurs des autres enfants de la maison, j’ai peur de perdre mes parents, qu’on m’envoie à Pitchipoï. Je ne sais pas ce qu’ils voulaient dire par ce mot. Mais c’était terrifiant. Ça, je le savais. Je voudrais juste un peu de Paix. Savoir qu’on est en Paix et que nous l’avons gagnée cette foutue guerre contre la haine. Foutue guerre contre la haine. Nous l’avons gagnée n’est-ce pas ? » Mon Dieu ! Que lui dire ? Bien sûr que oui, ils l’ont gagnée, mais pendant quoi ? 20 ans ? Peut-être même pas. La guerre contre la haine… Pitchipoï… Ils sont tous allés à Pitchipoï, et pratiquement personne n’en est revenu. « Oui, oui, vous l’avez gagnée cette guerre. » Mentir. Je ne vais pas l’assassiner à coup de vérités complexes. On ne fait pas ça avec les anciens. « Pitchipoï, c’est un pays lointain. C’est un lieu qui n’existe pas. Beaucoup parlaient ainsi des Camps. » Elle a l’air surprise. « Vous savez cela ? »

    « Oui, c’est du Yiddish, ma famille, ils parlaient Yiddish, avant… Avant quand ils croyaient à leurs prières. » Elle se renfrogne. « Il faut toujours croire en ses prières, si on perd la foi, alors il ne reste plus rien du tout. Plus rien du tout. Il y aura toujours une espérance, dans un coin sombre de nos cités, un détour obscur de nos enfances, où le soleil existait en vrai. Vous voyez ? » Oui, je vois. Je vois très bien… On peut avoir espérance dans le passé. Dans un âge d’or…

    « L’espoir ce n’est que six lettres. C’est quelque chose que je voudrais avoir. »

    « Non, l’espoir est quelque chose à ressentir, comme la tendresse, Mademoiselle. Et il faut espérer en quelque chose de gigantesque. Comme à l’époque, on croyait à la Paix, la Liberté, l’Égalité ! À quoi pouvez-vous espérer maintenant ? »

    « La Fraternité peut-être, la Fraternité, oui. Changer vraiment l’Homme, pas juste les meurs. » Je n’allais pas lui dire que

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