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Les langues autochtones du Québec: Un patrimoine en danger
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Les langues autochtones du Québec: Un patrimoine en danger

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Depuis les vingt dernières années, aucun ouvrage n’est venu faire le point sur la situation des langues autochtones au Québec. Ce livre vient illustrer les progrès qui ont été accomplis au cours des dernières années en matière de conservation, de préservation, et même, de revitalisation des langues autochtones.
LanguageFrançais
Release dateNov 25, 2011
ISBN9782760531871
Les langues autochtones du Québec: Un patrimoine en danger

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    Les langues autochtones du Québec - Lynn Drapeau

    manuscrit.

    PARTIE 1

    À patrimoine

    linguistique menacé,

    riposte organisée

    CHAPITRE 1

    Portrait d’un patrimoine en danger

    LYNN DRAPEAU

    RÉSUMÉ

    Le but de ce chapitre est de fournir l’information nécessaire à la compréhension du contexte dans lequel évoluent les langues autochtones à l’heure actuelle. Il permet également de préciser les principaux enjeux auxquels sont confrontés les chercheurs désirant étudier la situation de ces langues, qu’ils soient Autochtones ou non. Il illustre par la même occasion la grave menace qui pèse sur les langues de faible diffusion à l’ère de la mondialisation.

    INTRODUCTION

    ¹

    Alors que le Québec pouvait s’enorgueillir de la présence d’environ une dizaine de langues autochtones sur son territoire, quelques-unes d’entre elles, comme le huron et le malécite, en sont aujourd’hui disparues, et celles qui ont survécu sont gravement menacées. Cette situation n’est pas inédite puisque plusieurs organisations internationales, dont l’UNESCO, prédisent à court terme la disparition d’un grand nombre de langues à travers le monde. La situation est très préoccupante: elle mérite d’emblée analyse et réflexion, mais sans exclure, comme on le verra plus loin, la nécessité de mettre sur pied des plans d’action réalistes et fondés sur un examen de la dynamique sociolinguistique à laquelle les communautés sont confrontées.

    1. LA FILIATION LINGUISTIQUE

    La diversité du patrimoine linguistique autochtone du Québec s’articule en une dizaine de langues regroupées en trois familles linguistiques distinctes. Une famille linguistique regroupe un nombre de langues ou de groupes de langues remontant à un ancêtre commun, pris le plus souvent sur une échelle de quelques milliers d’années. Les trois familles en question sont: les langues iroquoiennes, les langues algonquiennes et les langues de la famille esquimau-aléoute (ou eskaléoute). Au Québec, les langues iroquoiennes sont représentées par le mohawk et le huron-wendat, tandis que les langues algonquiennes sont l’atikamekw², l’algonquin, l’abénaquis, le cri, l’innu³, le micmac, le naskapi et, jadis, le malécite. Quant à la famille esquimau-aléoute, elle est incarnée au Québec par l’inuktitut⁴.

    Cependant, l’aire de dispersion de chacune de ces trois familles linguistiques dépasse les limites du Québec. La famille esquimau-aléoute couvre la région arctique du Canada nordique, de même que le Groenland et l’Alaska, et elle s’étend jusqu’à la pointe nord-est de la Sibérie (voir Dorais, 2010). Quant à la langue inuite comme telle, Dorais rapporte (2010, p. 27) qu’elle comptait 100 775 locuteurs au tournant des années 2000. Répartis entre le nord de l’Alaska, l’Arctique canadien et le Groenland, ces locuteurs partagent une langue commune et, toujours selon Dorais, peuvent se comprendre en dépit des différences dialectales. La famille linguistique iroquoienne comporte une douzaine de langues réparties de la région des Grands Lacs jusqu’en Caroline du Nord. Pour ce qui est de la famille linguistique algonquienne, elle se répartit de l’Atlantique aux Rocheuses et couvre le centre du territoire québécois, le nord-est des États-Unis et s’étend jusqu’au Kentucky et dans les Carolines, de même que dans la région des Grands Lacs.

    2. DES CARACTÉRISTIQUES LINGUISTIQUES COMMUNES

    Les langues autochtones présentent un ensemble de traits linguistiques communs. Au chapitre des propriétés linguistiques, comme la plupart des autres langues autochtones d’Amérique du Nord, les langues autochtones du Québec sont polysynthétiques. Cette expression renvoie à l’organisation de base de la langue qui est de pouvoir exprimer au moyen d’un seul verbe ce qui nécessite une phrase complète dans les langues indo-européennes (comme le français et l’anglais). Dans les langues polysynthétiques, la marque qui sert à exprimer la personne et le nombre dans la conjugaison verbale tient lieu de pronom, si bien que le verbe peut s’utiliser sans aucune autre forme externe de sujet ou de complément d’objet. Cela est illustré par l’exemple suivant, tiré de l’innu, lequel constitue une phrase complète ne comportant qu’un seul verbe.

    De plus, ces langues ont la propriété de pouvoir composer des verbes presque à l’infini en assemblant en un seul mot un ensemble de pièces de base selon des patrons préétablis qui permettent, notamment, d’incorporer des noms dans le verbe. Nous reproduisons un exemple de l’inuktitut (2) tiré de Dorais (2010, p. 9) et du mohawk (3) repris de Mithun (1992, p. 242).

    Cela ne signifie évidemment pas que la langue n’est constituée que de suites de verbes. Néanmoins, une part importante de son apprentissage consiste à maîtriser l’art de former des verbes et de les conjuguer correctement.

    Nous ne pousserons pas davantage la présentation des aspects purement linguistiques de ces langues. En revanche, leur situation sociolinguistique dans le Québec contemporain doit être explicitée afin d’éclairer le contexte dans lequel elles évoluent et, partant, les problèmes abordés dans les chapitres qui composent le présent ouvrage.

    3. LA SITUATION SOCIOLINGUISTIQUE

    Les langues autochtones évoluent dans un contexte bien particulier, dont voici les principaux éléments. Il n’y a pas lieu ici de reprendre l’examen détaillé des statistiques disponibles, et nous renvoyons le lecteur intéressé à la lecture de Maurais (1992), de même qu’aux mises à jour rapportées dans Hot et Terraza (chapitre 2 de ce livre) et Drapeau (à paraître). Qu’il suffise de dire que, selon les données issues du recensement de 2006, environ un tiers des Autochtones québécois utiliseraient une langue autochtone à la maison (Statistique Canada, 2007). Toujours selon les mêmes sources, les chiffres absolus de locuteurs sont très bas, avec un total de 41 025 locuteurs, toutes langues confondues, parmi lesquels figurent⁵: 2 030 locuteurs de l’algonquin; 5 360 de l’atikamekw; 13 550 du cri; 590 du micmac; 9 470 de l’innunaskapi; 90 du mohawk⁶; et 9 740 de l’inuktitut. Les principales caractéristiques de la situation sont que:

    chaque langue est parlée par un bassin restreint de locuteurs, répartis dans des communautés très petites et souvent éloignées les unes des autres;

    les langues autochtones sont des langues de tradition orale; elles ne possédaient pas de corpus écrit et n’utilisaient pas de système d’écriture uniformisé; l’écrit dans ces langues occupe encore aujourd’hui des fonctions très marginales;

    leur état minoritaire oblige les personnes de langue maternelle autochtone à devenir bilingues en langue majoritaire (français ou anglais); le bilinguisme langue autochtone/langue majoritaire est en voie de généralisation par le biais de la scolarisation, mais aussi par la fréquentation des médias de masse ou tout simplement pour communiquer avec les non-Autochtones;

    le bilinguisme parmi les Autochtones scolarisés instaure, dans les communautés mêmes, un état de diglossie généralisé: la langue autochtone est utilisée dans les situations informelles de communication entre les membres de la communauté et la langue majoritaire est utilisée dans les situations plus formelles, notamment dans toutes celles qui requièrent l’utilisation de l’écrit;

    le bilinguisme généralisé dans la population a pour effet pervers de provoquer l’abandon graduel de la langue ancestrale au profit du français ou de l’anglais.

    Ces facteurs expliquent la grande fragilité des langues encore parlées sur le territoire du Québec⁷. On sait toutefois que la situation à cet égard est inégale selon les groupes. Distinguons donc quelques cas de figure, forcément schématiques, mais qui permettent de mieux cerner l’évolution de la situation.

    3.1. LES COMMUNAUTÉS QUI N’ONT PLUS DE LOCUTEURS NATIFS

    Les Québécois sont bien placés pour savoir à quel point la langue constitue un symbole important de l’identité ethnique. Les groupes comme les Hurons-Wendats et les Innus d’Essipit (les Escoumins), qui ne possèdent plus de locuteurs natifs, se sentent à juste titre dépossédés d’une partie de leur héritage culturel. Il existe partout chez les groupes autochtones, dans les Amériques comme dans le Pacifique, de forts mouvements de revitalisation des langues menacées de disparition. Ces groupes tentent, tant bien que mal, de se réapproprier leur langue ancestrale. Il va sans dire que la pente est extrêmement dure à remonter si tant est qu’une langue n’ayant plus de locuteurs natifs puisse être ressuscitée. À cet égard, le parallèle avec la situation de l’hébreu a ses limites. En effet, bien que cette langue n’ait pas été transmise comme langue maternelle pendant des siècles, elle restait, à l’instar du latin pour les catholiques, la langue de la liturgie. Elle était consignée dans une somme impressionnante de textes religieux transmis et appris méthodiquement de génération en génération. Malgré cela, il reste néanmoins que les générations actuelles d’Autochtones se sentent investies d’un devoir de mémoire envers leurs ancêtres, et les mouvements de revitalisation doivent se comprendre dans ce contexte. Dans ce livre, le chapitre 6 (Dorais, Lukaniec et Sioui) en fournit d’ailleurs une illustration éloquente à partir du cas du huron-wendat.

    3.2. LES COMMUNAUTÉS OÙ LA LANGUE ANCESTRALE EST EN VOIE DE DISPARITION

    Plusieurs communautés sont déjà très avancées dans le processus de transfert à la langue majoritaire. Dans de tels contextes, selon le degré d’avancement du processus, le nombre de locuteurs natifs de la langue par tranche d’âge prend la forme d’une pyramide inversée. Plus les locuteurs sont âgés, plus ils maîtrisent la langue; et plus ils sont jeunes, moins ils la maîtrisent. Le processus de transfert à la langue majoritaire se déroule ainsi sur plusieurs générations. En réaction au transfert qui porte atteinte, à divers degrés, à la quasi-totalité des langues autochtones parlées au Canada, il existe une prolifération d’initiatives ayant pour objectif d’éviter que la langue ancestrale ne se perde définitivement. Souvent, cela prend la forme de programmes bilingues dans les écoles, où les enfants apprennent leur langue ancestrale comme langue seconde. Des projets de ce type ont été mis en place parmi les Mohawks, chez qui les efforts d’endiguer les pertes de locuteurs datent déjà d’une quarantaine d’années (Kansy, 1987; Mithun et Chafe, 1979). Chez les Innus, la communauté de Mashteuiatsh s’est penchée sur la question (Drapeau et Moar, 1996), et un projet d’immersion linguistique a été implanté au cours des dernières années. Sarkar et al. (chapitre 5 de ce livre) font état de la mise en œuvre de cours de mi’gmaq⁸ «langue seconde» pour adultes dans la communauté de Listuguj, selon une méthode originale développée par une résidente de la communauté, qui est également coauteure du chapitre.

    Il est une distinction cruciale qu’il ne faut pas occulter ici: les projets de revitalisation linguistique à travers le monde ont presque toujours pour objectif de développer un bassin de locuteurs de la langue ancestrale comme langue seconde (Fishman, 1990). On a très peu documenté de cas où une communauté en voie de transfert d’allégeance linguistique a réussi à endiguer les transferts et à augmenter la proportion d’enfants qui ont la langue ancestrale comme langue première (Dorian, 1987). Assurer que la langue reste présente dans la communauté comme langue seconde est une chose à l’évidence possible, mais atteindre l’objectif d’accroître la proportion de locuteurs qui ont la langue ancestrale comme langue maternelle en est une autre. C’est un projet beaucoup plus ambitieux, voire impossible à réaliser, car la dynamique du transfert d’allégeance linguistique, une fois enclenchée, obéit à une logique très difficile à renverser.

    3.3. LES COMMUNAUTÉS OÙ LA LANGUE ANCESTRALE EST ENCORE APPRISE PAR LES ENFANTS

    Il y a une vingtaine d’années, le Québec était la province canadienne où les langues ancestrales indigènes étaient le mieux préservées (Maurais, 1992). Cela reste encore vrai aujourd’hui, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas eu de détérioration de la situation. Lorsqu’on prend la peine de les interroger sur la question, il est frappant de voir à quel point les membres des communautés ont une conscience aigüe de la menace qui pèse sur leur langue et qui se traduit, entre autres, par la détérioration des compétences linguistiques des plus jeunes locuteurs (Drapeau et Moar, 1996; Oudin et Drapeau, 1993). C’est pour pallier cette dégradation des compétences en langue maternelle que plusieurs communautés ont mis sur pied des cours en langue autochtone dans leurs écoles. Dans certains cas, des programmes bilingues de transition ont été implantés (Drapeau, 1989 et de la Sablonnière et al., chapitre 4 de ce livre).

    Ce qu’il faut retenir à ce stade, c’est que la situation des enfants de langue maternelle autochtone à leur entrée à l’école s’apparente à un véritable casse-tête, pour les parents comme pour les directions d’école. Dès son entrée à l’école, l’enfant, aujourd’hui comme dans les générations précédentes, ne maîtrise pas la langue dans laquelle il sera scolarisé. Cette situation est frustrante pour toutes les personnes impliquées. Pallier le défaut de compétence en langue ancestrale et préparer les enfants à la scolarisation en langue majoritaire: voilà deux objectifs, en apparence contradictoires, autour desquels les programmes scolaires cherchent à maintenir un équilibre. Cela explique les virages à 180 degrés auxquels on assiste parfois au sein d’une même communauté: tantôt on met sur pied des programmes visant le renforcement des compétences en langue maternelle, tantôt on met plutôt l’accent sur des programmes spéciaux de prématernelle et de maternelle en langue majoritaire pour mieux préparer les enfants à apprendre à lire et à écrire dans cette langue.

    Par ailleurs, pour éviter un échec scolaire appréhendé, plusieurs parents s’adressent même en langue majoritaire à leurs enfants. Dès lors, le processus de transfert linguistique est inévitablement enclenché, et ce comportement, s’il se généralise à l’ensemble de la communauté, sera quasi impossible à renverser. Malheureusement, toutes les ethnies minoritaires doivent affronter ces choix déchirants.

    Si l’on ne peut que souhaiter que l’institution scolaire agisse comme rempart efficace contre l’érosion des langues autochtones, on doit néanmoins admettre qu’elle n’est pas une panacée. Une langue ne se réduit pas à une grammaire et à un dictionnaire, et rien ne peut remplacer sa transmission naturelle, d’une génération à l’autre, au sein de la famille et dans la communauté. En définitive, il s’agit là du seul remède efficace.

    4. LES CONSÉQUENCES DU CONTACT

    Quand elles ne délaissent pas l’une au profit de l’autre, il est connu que les communautés ayant à composer avec deux langues au quotidien en viennent graduellement à opérer une sorte de fusion entre les deux codes (Kachru, 1982). Cela prend initialement la forme de l’emprunt, pour désigner les nouvelles réalités issues du contact avec l’autre groupe. Au fur et à mesure que le bilinguisme se diffuse dans le groupe minoritaire, le phénomène de l’emprunt se généralise (Poplack et Sankoff, 1984). On emprunte alors de plus en plus, non pas pour nommer de nouvelles réalités, mais presque par automatisme, si bien que les mots d’emprunt viennent graduellement remplacer le vocabulaire d’origine. Lorsque les emprunts de remplacement affectent le vocabulaire de base, la situation devient plus précaire.

    Cet état de fait se vérifie ici: si les enfants ont encore la langue ancestrale comme langue première, il appert que leurs connaissances lexicales sont grandement réduites par rapport à ce qui est normalement attendu. Au début des années 1990, Drapeau (1994) a d’ailleurs documenté ce phénomène auprès d’adolescents de la communauté innue de Pessamit (Betsiamites). L’auteure avait attribué le défaut de connaissances lexicales dans la langue maternelle au contexte bilingue, qui entraîne une exposition réduite à la langue maternelle. Drapeau (1995) a aussi avancé que la pratique généralisée de l’emprunt spontané et d’autres formes d’alternance entre les deux langues par les adultes de la communauté expliquait le défaut de connaissances lexicales de base en innu chez les adolescents de la communauté. En effet, le fait de vivre constamment dans une situation où une langue seconde de grande diffusion et de grand prestige se superpose à une langue maternelle de faible diffusion peut facilement entraîner un défaut de compétence dans cette dernière. Cela a été abondamment démontré dans d’autres communautés de langue minoritaire (Dorian, 1981; 1989; Mougeon et Béniak, 1990), et on ne s’étonnera pas d’en retrouver la manifestation chez les locuteurs de langue maternelle autochtone.

    Si les conséquences du contact avec une langue majoritaire s’apparentent à ce que l’on observe ailleurs dans le monde, on n’a toutefois pas souvent l’occasion de documenter la fusion de deux traditions orales. Drapeau et Lachapelle (chapitre 8 de ce livre) montrent comment les Innus de Betsiamites ont adapté des contes populaires canadiens-français dans leur répertoire oral. Il en est ressorti un répertoire de contes tirant aux deux sources. Cette étude montre la richesse des produits culturels résultant du contact et nous rappelle que les produits linguistiques et culturels issus du métissage des cultures autochtones et euro-canadiennes peuvent aussi être envisagés comme des expressions d’adaptabilité et de résilience.

    5. LE DÉVELOPPEMENT DE LA LITTÉRATIE EN LANGUE AUTOCHTONE

    Rappelons, comme nous l’avons mentionné précédemment dans l’énumération des conditions sociolinguistiques propres aux langues autochtones, qu’il s’agit ici de langues de tradition orale. Il convient de s’attarder davantage à ce fait, dont l’incidence est généralement sous-estimée bien qu’elle soit déterminante.

    Tout d’abord, l’oralité a une conséquence majeure pour la documentation de ces langues. Certes, le défaut de corpus écrit abondant rend plus difficile la tâche de description de la langue, que ce soit sous forme de dictionnaire ou de grammaire. De plus, elle complique sérieusement la tâche du pédagogue, qui ne peut se reposer sur un corpus écrit pour l’élaboration des méthodes d’enseignement de la langue. L’absence d’une tradition écrite explique aussi le problème soulevé par Brousseau (chapitre 7 de ce livre), qui déplore le fait qu’il n’existe pas de dictionnaire monolingue en cri-innu-naskapi. De tels dictionnaires ne peuvent être faits que par des locuteurs natifs.

    Depuis les années 1970, dans la foulée de la volonté d’amérindianisation des écoles autochtones (Fraternité des Indiens du Canada, 1972), la quasi-totalité des écoles en milieu autochtone donnent des cours de langues à leurs élèves. Dans certaines communautés, on a mis sur pied des programmes bilingues, comme à Betsiamites, dans les années 1980 (Drapeau, 1984-1985; 1989), et chez les Inuits (de la Sablonnière et al., chapitre 4 de ce livre). L’idée, derrière l’introduction de la langue ancestrale en milieu scolaire, que ce soit en formule intensive ou diluée, est de permettre aux enfants de consolider leur maîtrise de leur langue maternelle. Mais, on l’a indiqué, les langues autochtones sont des langues de tradition orale, alors que l’école présuppose l’usage de l’écrit. Les deux sont difficilement compatibles, c’est pourquoi la plupart des observateurs s’entendent pour dire que la situation de l’enseignement en langue autochtone a finalement assez peu évolué depuis les années 1970. En effet, l’implantation de programmes scolaires dans une langue de tradition orale représente des défis énormes. On ne peut s’appuyer sur un corpus écrit, ni sur l’existence préalable de méthodes d’enseignement adaptées aux particularités de la langue, ni sur des enseignants et des familles familiarisés avec l’usage de l’écrit. Il existe peu d’information sur les difficultés que présente la création de programmes de toutes pièces pour des langues qui n’ont jamais fait l’objet d’un enseignement formel (Drapeau, 1989), mais ces difficultés sont bel et bien réelles et elles expliquent en partie les maigres résultats dont Baraby (chapitre 3 de ce livre) fait état, confirmant ainsi le bilan dressé par Mailhot (1996). Si le cas de l’innu a été beaucoup étudié, tout laisse croire que la situation des autres groupes autochtones n’est pas bien différente. On rejoint d’ailleurs en cela certains bilans concernant l’implantation des langues dites «nationales» ailleurs dans le monde (Maurer, 2011). À cet égard, on doit se rappeler que la situation n’est pas exclusive aux langues autochtones, puisque seule une petite fraction (environ 3%) des langues parlées dans le monde est codifiée et possède un corpus écrit.

    Enfin, il existe un autre phénomène dont l’incidence est peu documentée: au moment du passage à l’écrit, deux groupes, soient les Cris du Québec et les Inuits du Nouveau-Québec, ont choisi d’utiliser un système d’écriture syllabique. En milieu scolaire, les enfants de ces groupes doivent à la fois apprendre à maîtriser le syllabique, utilisé pour écrire dans leur langue, et l’alphabet romain, pour le français et pour l’anglais.

    6. UNE HÉCATOMBE POUR LES LANGUES MINORITAIRES À TRAVERS LE MONDE

    On a souvent tendance à croire que les langues autochtones sont les seules au monde à être menacées. En fait, il y a au moins vingt ans que les linguistes ont sonné l’alarme et annoncé le déclin des langues minoritaires sur le plan mondial (Hale et al., 1992; Robins et Uhlenbeck, 1991). Il suffit de regarder l’Europe pour se convaincre que la déferlante touche toutes les petites langues. Par exemple, bien que la République d’Irlande ait acquis son indépendance en 1937, le gaélique irlandais y est en voie de disparition, bien qu’il soit reconnu comme langue officielle. Au mieux, il y a lieu d’espérer qu’il continue à être appris comme langue seconde. La situation du gaélique écossais est également problématique, tout comme celle du gallois au Pays de Galles, et ce, malgré les efforts substantiels consentis pour en préserver la vitalité. En France, le nombre de locuteurs des langues minoritaires comme le breton (en Bretagne), le catalan et l’occitan (dans le Sud) et l’alsacien (en Alsace) est en diminution constante. Il va sans dire que la fréquentation obligatoire de l’école (généralement en langue majoritaire) et la mondialisation des médias y jouent pour beaucoup. Le village global s’accommode mal de locuteurs qui ne peuvent ni se parler ni se comprendre.

    Si les transferts d’allégeance linguistique peuvent porter préjudice à plusieurs communautés de langue minoritaire, la situation tourne cependant à la catastrophe lorsque le transfert a pour conséquence la disparition pure et simple de la langue en question, auquel cas il s’agit d’une perte sèche pour le patrimoine linguistique de l’humanité. En outre, l’UNESCO a reconnu l’ampleur du phénomène en élaborant la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel⁹, entrée en vigueur le 20 avril 2006. Depuis, elle a mis à disposition un Atlas interactif des langues en danger dans le monde¹⁰ ainsi qu’un Registre de meilleures pratiques de sauvegarde¹¹.

    Devant la contraction accélérée du patrimoine linguistique de l’humanité, les linguistes ont même développé un nouveau champ dans leur discipline: la conservation et la documentation des langues. L’article de Lambert-Brétière (chapitre 9 de ce livre) se consacre à la description des nouvelles et bonnes pratiques en matière de documentation et de conservation de langues. Son article a d’autant plus d’intérêt que ce type de pratique n’en est encore qu’à ses balbutiements au Québec (comme ailleurs), alors que les besoins sont criants. Souhaitons qu’il soit entendu. De son côté, Brousseau (chapitre 7 de ce livre) fait l’inventaire de la lexicographie dans le continuum dialectal connu sous le nom de cri-innu-naskapi-atikamekw. On doit lire ces deux articles comme des appels pressants à développer les meilleures pratiques pour la conservation et la documentation de ces langues, dont on sait qu’elles sont d’ores et déjà menacées de disparition. À cet égard, l’article de Drapeau et Lachapelle (chapitre 8 de ce livre) nous rappelle que les bonnes pratiques de conservation doivent également comporter un volet traitant de la tradition orale, car une part importante de la richesse d’une langue s’incarne dans les contes et les récits mythiques.

    CONCLUSION

    Aujourd’hui, la technologie nous permet d’envisager des modes de documentation (et, par conséquent, de conservation) des langues qui n’étaient pas même imaginables il y

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